Zoom Japon 144

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Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

ZOOM ACTU

ÉDITO Bilan

Après avoir exploré la manière dont les Japonais regardaient leurs voisins taïwanais, Zoom Japon vous invite à découvrir la vision taïwanaise du Japon. Celle-ci est évidemment emprunte du poids de l’histoire puisque le Japon a colonisé et occupé Taïwan pendant un demi-siècle, de 1895 à 1945. A travers les témoignages d’intellectuels, de chercheurs et de simples citoyens, nous avons voulu vous offrir un contenu inédit et original grâce auquel on comprend mieux les enjeux actuels autour de la question taïwanaise. Les nombreuses réactions positives suscitées par notre numéro de septembre nous encouragent à imaginer d’autres expériences de ce type. Pensez à consulter notre site où d’autres articles sur ce sujet sont disponibles. La rédaction courrier@zoomjapon.info

43,1 %

Tel est le pourcentage de Taïwanais qui pensent que le Japon prendra leur défense en cas d’invasion de leur territoire par la Chine. A titre de comparaison, 42,8 % estiment que les Etats-Unis les défendront en cas d’attaque chinoise. La population taïwanaise accorde une plus grande confiance au Japon qu’aux Etats-Unis.

L E REGARD D’ERIC RECHSTEINER

Gare de Jingtong, district de Pingxi, New Taipei

Avant même l’arrivée des Japonais en 1895, la première ligne de train créée à Taïwan en 1887 par les Chinois de la dynastie Qing avait pour vocation de servir au transport de minerai. Lors du passage du territoire sous administration japonaise, le développement ferroviaire s’est accéléré avec le même objectif. L’une des lignes les plus célèbres est la Pingxi, mise en service en 1921, pour transporter le charbon. Aujourd’hui, elle est devenue une attraction en raison des nombreux vestiges de la présence japonaise dont elle dispose encore, notamment ses gares de style nippon.

ECONOMIE Kyûshû a su séduire TSMC

Alors qu’une première usine de Taiwan Semiconductor Manufacturing Co. (TSMC), le géant des semi-conducteurs taïwanais, a ouvert ses portes, début 2024, dans la préfecture de Kumamoto, les fournisseurs installés sur l’île de Kyûshû redoublent d’efforts pour séduire le leader mondial. Une deuxième usine de TSMC est actuellement en cours de construction dans la région.

POLITIQUE Toujours plus de coopération

Des parlementaires du Parti libéraldémocrate, au pouvoir au Japon, et du Parti démocrate progressiste, à la direction des affaires à Taïwan, se sont entendus pour coopérer en faveur de la paix et la stabilité du détroit de Taïwan. Il s’agit d’une nouvelle expression de leur volonté commune d’entretenir de bonnes relations dans un contexte de fortes pressions de la part de Pékin.

Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

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Taïwan au miroir du Japon

Le professeur Alin Ho revient sur l’évolution de sa perception d’un pays qu’il considérait comme un modèle.

Lorsque j’ai commencé à apprendre le japonais, j’ai lu un livre intitulé Le Japon médaille d’or (Gallimard, 1983). Selon l’analyse de son auteur, Ezra F. Vogel, le Japon, en dépit de ses ressources limitées, a résolu un grand nombre des problèmes fondamentaux auxquels étaient confrontées les sociétés désindustrialisées. Il a utilisé l’expression “le meilleur du monde” pour faire l’éloge du Japon. Depuis lors, j’ai progressivement appris à connaître l’état avancé de la société japonaise par le biais des médias écrits et audiovisuels.

Le Japon est ainsi devenu le pays de mes rêves et, j’ai décidé d’y aller pour étudier. Je suis devenu étudiant à l’université de Tôkyô. Au cours de mes longues années d’études dans ce pays, j’ai découvert que le Japon (ou du moins sa capitale) était le pays le plus difficile à vivre au monde et que la société japonaise était malade, si bien que

mon admiration pour ce pays a presque disparu. Je suis maintenant fier du développement économique et de la démocratisation de Taïwan. Retrouver la confiance en mon pays est probablement le plus grand gain de ma vie. J’aimerais décrire l’évolution de mon regard sur le Japon. En fait, je n’aimais pas ce pays jusqu’à ce que j’obtienne mon diplôme d’études secondaires. Peut-être était-ce dû en grande partie au fait que l’éducation scolaire à Taïwan était basée sur des programmes antijaponais. Ayant été affecté contre mon gré au département de langue japonaise à l’issue de l’examen d’entrée à l’université, j’étais un peu réticent à l’idée d’étudier cette langue en tant que matière principale. C’est alors que j’ai lu Le Japon médaille d’or. L’auteur affirmait que “le Japon est le meilleur miroir de la puissance américaine et nous devrions jeter un regard neuf sur le Japon”. J’ai alors commencé à m’y intéresser. Tous les jeunes Taïwanais avaient la nostalgie de l’Amérique, et entendre les Américains faire l’éloge du Japon était un grand encouragement pour ceux d’entre nous qui avaient commencé à apprendre sa langue.

Dans les années 1980, Taïwan avait entamé sa démocratisation, mais dans la pratique, la liberté d’expression était encore insuffisante. Par exemple, nous ne pouvions pas nous abonner librement aux journaux et magazines japonais. La presse nippone de la bibliothèque était soit barbouillée de noir, soit coupée à divers endroits. Cela était dû au système de censure des journaux. L’image du Japon en tant que pays riche, libre et démocratique a été gravée dans mon esprit à travers la presse écrite et les vidéos, qui était parvenue à passer le strict système de contrôle. Dans la société taïwanaise, qui avait été opprimée, il y avait une génération de personnes qui étaient pro-japonaises, et donc un sentiment nostalgique envers le Japon nous a été transmis dans notre éducation familiale. Les produits fabriqués au Japon étaient appréciés et utilisés. A partir de ce moment-là, j’ai commencé à imaginer à quel point le Japon était merveilleux.

En mars 1990, j’ai été impressionnée par tous les aspects du Japon. J’ai été agréable surpris par la propreté de ses villes et surtout par la

Vestige de la présence japonaise, ce torii en pierre dans le parc Linsen, à Taipei, qui fut l’ancien cimetière où reposait Akashi Motojirô.

commodité des transports. Lorsque j’ai vu des magasins débordant de marchandises, j’ai réalisé que j’étais arrivé dans un pays riche et j’ai été subjugué par la splendeur du Japon en tant que pays développé. Je n’ai guère remarqué de défauts au Japon, et je me souviens encore à quel point j’admirais la société. Bien sûr, j’avais aussi quelques expériences négatives. Par exemple, lorsque j’ai cherché une chambre, j’ai essuyé des fins de non-recevoir. Mais je n’y ai pas prêté beaucoup d’attention parce que, selon la théorie, c’est une caractéristique de l’unicité de la société japonaise.

Venant de Taïwan avec son “système autoritaire”, je me suis senti très heureux de vivre dans une société démocratique et libérale comme le Japon. En comparant les différents aspects de mon pays avec ceux du Japon, j’ai pensé que Taïwan était vraiment en retard et que nous devrions apprendre du Japon.

Par la suite, je suis passé sans encombre du programme de maîtrise au programme de doctorat. En tant qu’étudiant des relations entre le Japon et Taïwan et d’histoire de Taïwan, je me suis plaint du fait que j’étais présenté comme “chinois”. Bien entendu, j’ai pensé que cette anomalie relevait non seulement d’un choix du gouvernement japonais, mais aussi de la responsabilité des autorités taïwanaises.

Après mon arrivée au Japon, j’ai d’abord été tellement immergé dans un sentiment de bonheur que j’en ai à peine remarqué les défauts.

Même si j’éprouvais quelques mécontentements, j’interprétais à ma façon ce qui était négatif comme quelque chose de positif et je n’en tenais pas compte. Ces dernières années, cependant, nous avons commencé à voir toute une série d’échecs dans la société japonaise. On disait souvent que les hommes politiques japonais étaient mauvais et que la bureaucratie japonaise était solide. C’est ce que je croyais aussi. Cependant, lorsque la bulle économique a éclaté, j’ai commencé à penser que c’était la bureaucratie japonaise qui avait ruiné la société japonaise. Puis le grand tremblement de terre de Kôbe en janvier 1995 a détruit le mythe de la sécurité au Japon. C’était comme si la pathologie de la société japonaise avait été mise à nu à travers une série d’incidents comme l’attentat de la secte Aum dans le métro de Tôkyô en mars de la même année. J’ai commencé à me demander pourquoi les jeunes Japonais se tournaient vers les nouvelles religions, et s’il s’agissait d’un problème commun à la société capitaliste ou d’un problème spécifique au Japon. Cette série d’incidents a progressivement brisé l’image que j’avais de ce pays. J’ai senti qu’il fallait que je sorte de mon domaine d’étude et que je reconnaisse à nouveau le Japon. Lorsque j’ai commencé à remettre en question l’excel-

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lence japonaise, le premier livre que j’ai lu a été Ningen wo kôfuku ni shinai Nihon to iu shisutemu (The False Realities of a Politicized Society, inédit en français) de Karel van Wolferen. Ce livre abordait la société japonaise comme un problème structurel, soulignant que la démocratie n’y avait pas encore été instaurée, que le peuple payait le prix des échecs de la bureaucratie et que le bonheur du peuple japonais avait été enterré par la bureaucratie dictatoriale. Bien que l’auteur ait été critiqué pour son “occidentalocentrisme” et que je ne pense pas que tous ses arguments soient corrects, ils ont grandement stimulé ma réévaluation du Japon. J’ai alors commencé à dévorer des livres sur le Japon, notamment Tami wa oroka ni tamote – Nihon kanryô, daishinbun no honne (Keeping the People Ignorant : The Hidden Agenda of Japanese Bureaucrats and News Papers, Shôgakukan, 1994) et L’Enigme de la puissance japonaise (Robert Laffont, 1984) de van Wolferen. J’ai d’abord pensé que les arguments de van Wolferen étaient liés à des préjugés occidentaux, mais en lisant d’autres livres, j’ai découvert que les Japonais eux-mêmes avaient commencé à critiquer les problèmes de la société japonaise à l’instar d’Oyakusho no okite [Le code du bureaucrate, Kôdansha, 1993] de Miyamoto Masao qui est un portrait incisif de la laideur de la bureaucratie nippone. J’ai également découvert que la perception coréenne du Japon était particulièrement dure. Kanashii Nihonjin [Les Japonais sont tristes, Tama Shuppan, 1994] de la journaliste coréenne Jeon Yeo-ok est un peu extrême, mais je pense que Gehinna Nihonjin [Les Japoanis sont vulgaires, Sakuhinsha, 1994] de Yu Chae-sun, une écrivaine coréenne qui a vécu au Japon pendant huit ans, est un regard

pénétrant sur la vie intérieure des Japonais. Elle conclut que “les Japonais ne sont pas polis, mais se livrent à une lutte interne pitoyable pour paraître polis, et que même lorsqu’ils sont prévenants à l’égard des autres, ce n’est pas vraiment par considération profonde pour eux, mais par mesure défensive pour se protéger. (…) Ce n’est pas envers les “Japonais” que l’on peut avoir confiance, mais envers les produits sur lesquels est gravée la mention Made in Japan”. Lorsque j’ai lu ces phrases, au lieu d’être d’accord avec une théorie aussi dure sur les Japonais, je me suis tout d’abord rappelé que ma perception du Japon était naïve. Je ne pense pas que l’on puisse facilement mettre tous les “Japonais” dans le même sac. Mais il n’y a pas d’hypothèse évidente selon laquelle, parce que le Japon est un pays développé, nous devrions apprendre du Japon. Les Japonais avaient des problèmes spécifiques, des problèmes qu’ils devaient résoudre par eux-mêmes. Par conséquent, nous ne pouvons pas continuer à dire que le Japon est un pays développé et que nous devrions apprendre du Japon. Au contraire, en tant qu’étudiants étrangers, nous devons être conscients des problèmes de la société japonaise. Sur la base de ces réflexions et de mes études, mon point de vue sur le Japon a changé de manière significative. Si je me réfère à mes six années passées au Japon, je constate que Taïwan a subi une grande transformation. En 2016, 2020 et 2024, Taïwan a organisé une élection présidentielle directe et est devenue plus démocratique. En conséquence, nous avons déjà dépassé le Japon sur le plan démocratique. Je suis fier du développement de Taïwan. Ma longue expérience d’étudiant au Japon et ce que j’ai découvert en lisant m’ont appris que les bonnes qualités et la splendeur du Japon relèvent de la fiction. Malheureusement, les jeunes Taïwanais croient encore que le Japon est un pays merveilleusement développé. Je pense qu’il est de ma responsabilité d’informer les habitants de mon pays sur la réalité de la société japonaise et de détruire le mythe du “Japon médaille d’or” qui a été construit par les médias.

Les étudiants étrangers avaient l’habitude de se rendre dans les pays développés pour apprendre les bons côtés de ces pays et les rapporter dans leur propre pays. Bien sûr, il y a encore beaucoup à apprendre du Japon. D’un autre côté, la société japonaise est déjà malade et, à mes yeux, le Japon est un pays en déclin. A l’avenir, Taïwan pourrait suivre la même trajectoire. Afin de prévenir de tels problèmes, je pense que nous ne devrions pas apprendre aveuglément du Japon en tant que pays développé, mais plutôt apprendre de l’ascension et de la chute de la société japonaise. Il est de notre devoir, en tant qu’observateurs, d’identifier les problèmes de la société japonaise. Alin Ho

Alin Ho à l’Université nationale d’Education de Taipei.
Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

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RENCONTRE Il est temps d’approfondir

L’intérêt pour l’histoire des relations bilatérales s’est accentué, mais il y a encore beaucoup à faire.

Conservateur au Musée national d’histoire de Taïwan, Tân Î-hông connaît bien les relations historiques entre Taïwan et le Japon. Il a accepté de répondre à nos questions. Les opinions qu’il exprime sont les siennes et n’engagent pas l’institution pour laquelle il travaille.

Comment les Taïwanais perçoivent-ils aujourd’hui l’héritage japonais ?

Tân Î-hông : L’opinion des Taïwanais sur l’héritage japonais remonte à après la guerre. L’historienne Chou Wan-yao a montré que celle-ci s’exprimait différemment selon qu’ils étaient nés avant le passage sous domination japonaise en 1895 ou qu’ils étaient nés après 1920 et avaient connu la guerre. En 1994, dans son film Duosang, Wu Nien-je a montré une certaine nostalgie du Japon chez les Taïwanais de l’époque de la guerre, tandis que leurs enfants, nés après la fin de la Seconde Guerre mondiale et ayant reçu une éducation anti-japonaise sous le régime du Kuomintang, qualifiaient leurs pères de “pro-japonais” et de “traîtres”. Cependant, depuis 1997, avec l’introduction du cours “Comprendre Taïwan” au niveau du premier cycle du secondaire, la période de la domination coloniale japonaise a été décrite en soulignant à la fois son côté positif (construction et éducation moderne) et négatif (violence et discrimination coloniales). Sur le plan historique, la nouvelle génération de Taïwanais est plus à même de réfléchir à l’héritage de la domination coloniale japonaise à partir de différentes perspectives. Autrement dit, la façon dont les Taïwanais perçoivent aujourd’hui l’héritage japonais dans leur propre histoire peut également être analysée sous le prisme des “différences générationnelles”.

La société taïwanaise semble réévaluer la période coloniale japonaise. Qu’en pensez-vous ? T. Î-h. : Comme je l’ai dit, la domination coloniale japonaise présente un aspect historique complexe, avec un côté constructif, mais il est clair que la domination coloniale n’était pas une “entreprise charitable”. Les historiens taïwanais utilisent essentiellement le terme de “modernité coloniale” pour la décrire. Un autre élément de la mémoire historique profonde des Taïwanais est lié au fait que pendant les 50 années de la domi-

nation coloniale japonaise, ils ont pu établir des relations avec des enseignants ou des hauts fonctionnaires japonais, ainsi qu’avec des professeurs et des amis. Cette relation émotionnelle entre colonisateur et colonisé, tout comme les liens avec ses enseignants ou camarades de classe japonais maintenus par une partie de la population taïwanaise après la guerre sous la forme d’associations d’anciens élèves, a longtemps été ignorée ou négligée du point de vue officiel. Cet état d’esprit a été mis en évidence dans le film Cape No. 7 (Haijiao qihao) sortir en 2008 (l’un des plus grands succès du cinéma taïwanais) alors que le même cinéaste a réalisé Sediq Bale (2011), un réquisitoire contre le colonialisme japonais qui met l’accent sur la question aborigène. Mais avec Kano (2014), il s’est concentré sur l’école de formation agricole de Chiayi pendant la période coloniale, où une équipe composée de Japonais, de Han taïwanais et d’aborigènes a réussi à se qualifier pour le tournoi national de baseball des lycées Kôshien. Le film fait également référence au système d’irrigation conçu par le Japonais Hatta Yoichi dans la plaine Chianan. En outre, lorsque la génération de la guerre mentionnée précédemment a été confrontée au régime autoritaire du Kuomintang après la guerre, elle a également été encline à “embellir” la situation précédente. Cependant, je constate que la réévaluation décontextualisée de la période coloniale existe également chez certains historiens intéressés par l’époque japonaise. Ils utilisent des éléments coloniaux d’avant-guerre comme l’emblême de Taïwan défini à cette époque ou ceux des villes au même moment. Ils nourrissent des sentiments particuliers à l’égard des sanctuaires. Certains

Tân Î-hông travaille au Musée national d’histoire.

d’entre eux en ont fait des biens culturels au nom de la “créativité culturelle”. Même le sanctuaire de Taoyuan, entièrement préservé pour des raisons historiques particulières (après la guerre, il a servi à honorer la mémoire des martyrs de Taoyuan), a été reconditionné, ces dernières années, comme un sanctuaire japonais à Taïwan.

Pensez-vous que les jeunes Taïwanais comprennent bien la période coloniale japonaise ? T. Î-h. : Je pense que la plupart des jeunes Taïwanais n’ont pas une compréhension complète de cette séquence historique. Bien que, comme je l’ai dit, les manuels scolaires taïwanais actuels fassent la part des choses concernant la phase de colonisation ; en général, ils n’ont pas une compréhension approfondie de cette période. Ils ne peuvent pas vraiment saisir les sentiments des anciens qui ont connu la domination coloniale, et comprendre le patrimoine culturel japonais dont nous avons parlé, parce qu’ils n’ont qu’une compréhension partielle et incomplète de la réalité.

Contrairement à la Corée du Sud, où le ressentiment à l’égard du Japon reste profond, ce sentiment semble avoir disparu à Taïwan.

T. Î-h. : A l’exception de ceux qui ont reçu une éducation antijaponaise après la guerre, la jeune génération n’a pas une vision négative de l’époque où le Japon dominait. En outre, les aînés de la génération d’avant-guerre appartiennent désormais pour la plupart à la génération de la guerre, laquelle a gardé de bons souvenirs de la domination japonaise. Il y a également eu de nombreux échanges culturels et économiques entre les Taïwanais et les Japonais pendant une longue période après le conflit, auxquels il faut ajouter le tourisme taïwanais (voir Zoom Japon n°143, septembre 2024). C’est la raison pour laquelle, d’une manière générale, les Taïwanais n’éprouvent aucune haine à l’égard du Japon. En outre, certains spécialistes estiment que lorsque Taïwan est devenue une colonie japonaise, elle n’était qu’une province de l’Empire de Chine tandis que la Corée, bien que vassale de la Chine, était alors un pays à part entière. Il existait donc un fort sentiment national qui incitait les Coréens à rejeter l’assujettissement de leur pays. Si l’on ajoute que la Corée a longtemps été très influencée par la vision chinoise qui désignait le Japon comme le pays des “Wa”, ce fut d’autant plus dur pour elle d’être dominée par le Japon. En revanche, lorsque Taïwan est devenue une colonie japonaise, l’identité taïwanaise n’était pas claire-

ment définie et il n’existait pas de communauté nationale en tant que telle.

Comment la période coloniale japonaise estelle présentée dans des institutions telles que le Musée national d’histoire de Taïwan ? T. Î-h. : Depuis son inauguration en 2011, environ la moitié de l’espace d’exposition permanente du Musée est consacrée à l’époque japonaise. Initialement, le thème de l’exposition permanente était “Le nouvel ordre à l’aune des grands changements” et mettait l’accent sur la domination coloniale japonaise. Début 2021, elle a été partiellement mise à jour et rebaptisée “Difficultés et rêves sous le nouvel ordre”. Il s’agissait de mettre davantage l’accent sur la vie des Taïwanais pendant la domination coloniale et des Japonais. Le sujet principal est le peuple taïwanais. Elle aborde de manière approfondie les aspects positifs et négatifs de la domination coloniale japonaise à travers des sous-thèmes tels que le changement de pouvoir en 1895, l’établissement de la domination coloniale, la mise au pas des peuples autochtones, l’industrie, l’éducation et la nouvelle culture, les mouvements politiques et sociaux, et le peuple taïwanais pendant la Seconde Guerre mondiale. Chaque sous-thème s’intéresse en particulier à la façon dont les Taiwanais ont vécu sous le nouvel ordre colonial.

Les changements politiques survenus ces dernières années à Taïwan ont-ils affecté la manière d’aborder l’histoire des relations avec le Japon ? T. Î-h. : L’essor des études sur l’histoire de Taïwan est étroitement lié à la démocratisation de Taïwan au cours des quarante dernières années. Pendant la période de la loi martiale, c’était un tabou, et l’histoire des relations japonaises était autrefois une étude subsidiaire dans le cadre de l’enseignement de la langue japonaise ou des relations internationales. En principe, il n’y avait qu’un très petit nombre de professeurs d’histoire du Japon dans le secteur de l’histoire de Taïwan. Selon Lee Y.C., professeur à l’université de Taïwan, qui fut mon mentor, l’étude de l’histoire du Japon n’était pas encouragée pendant la période de la loi martiale. Si l’histoire de la colonisation de Taïwan est considérée comme l’histoire des relations avec le Japon, il ne fait aucun doute que la recherche dans ce domaine s’est considérablement développée, principalement avec la création de l’Institut d’histoire de Taïwan, qui dispose d’un département spécialisé sur cette période, ainsi qu’avec une augmentation significative du nombre et de la qualité des mémoires de maîtrise et des thèses de doctorat. Néanmoins, je pense que, en tant que discipline académique, l’histoire des relations avec le Japon ou l’histoire du Japon du point de vue de Taïwan manque de créativité et de dynamisme.

Eric Rechsteiner pour Zoom Japon Odaira Namihei pour Zoom
Japon
Le Musée national d’histoire de Taïwan explore avec finesse la relation entre Taïwan et le Japon.
Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

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En tant qu’ancienne colonie japonaise, la manière dont Taïwan peut porter un nouveau regard sur son ancienne métropole, et la manière de présenter l’histoire des relations avec le Japon du point de vue taïwanais, représentent un sujet très important compte tenu de la situation actuelle de Taïwan dont le statut reste remis en question au sein de la communauté internationale. Pourtant, l’histoire du Japon ou l’histoire des relations avec le Japon actuellement disponibles sur le marché taïwanais sont presque exclusivement d’origine japonaise. Cela témoigne d’un manque cruel d’originalité ou d’un secteur universitaire innovant.

L’interaction avec les historiens japonais a-telle augmenté ?

T. Î-h. : Les échanges entre les historiens taïwanais et japonais se sont considérablement développés au cours des trois dernières décennies. Par exemple, l’ancien professeur Wu Micha de l’université de Taïwan a organisé des séminaires et encouragé les échanges avec de jeunes universitaires et étudiants japonais dans les années 1990 ; l’Institut d’histoire de Taïwan de l’Academia Sinica a continué à organiser des séminaires sur l’histoire de Taïwan, du Japon et de la Corée ; et l’université nationale de Chengchi a continué à organiser des séminaires pour

les jeunes universitaires de Taïwan et du Japon. Du côté japonais, la Société japonaise des études taïwanaises organise depuis longtemps des séminaires avec la communauté universitaire taïwanaise.

Quels sont les points historiques entre le Japon et Taïwan qui mériteraient d’être approfondis ? T. Î-h. : De nombreux points de l’histoire du Japon et de Taïwan n’ont pas encore été sérieusement examinés. Il existe encore des recherches fondamentales sur la période de la domination japonaise qui doivent être réanalysées, sans oublier les réseaux émotionnels et les relations entre Taïwan et le Japon, dont j’ai déjà parlé, en dehors du récit historique formel.

Il y a aussi la profonde influence du Japon sur la culture taïwanaise, comme le sport (le baseball a été enseigné par les Japonais aux Taïwanais et, après la guerre, de nombreux Taïwanais sont allés jouer au Japon plutôt qu’aux Etats-Unis), l’éducation (quand j’étais enfant, on disait que tel aîné avait été éduqué par les Japonais, ce qui signifiait une éducation très spartiate, mais en même temps, cela sous-entendait qu’il était bien éduqué). Il y a aussi la transformation du corps taïwanais, comme le montre la publication en 1942 du livre Taiwan no shûkan [Coutumes de Taïwan] de Higashikata Takayoshi, selon lequel l’ancienne génération de Taïwanais était facilement reconnaissable à sa façon de marcher, alors qu’aujourd’hui, les jeunes éduqués au Japon ne le sont plus.

En outre, il convient de se demander si l’interprétation historique de la modernité coloniale suffit à couvrir toute l’histoire de la période de domination coloniale japonaise. Les échanges économiques, technologiques et culturels entre Taïwan et le Japon après la guerre méritent également une étude plus approfondie. En outre, lorsque les seuls Taïwanais survivants de la génération de la guerre sont interrogés, si l’intervieweur utilise le japonais et le taïwanais pour poser la question, il y a souvent des réponses différentes à la même question. L’utilisation de la langue a des significations différentes pour ces Taïwanais d’avant-guerre, qui peuvent peut-être être étudiées en profondeur. Par exemple, j’ai un jour interrogé un Taïwanais qui avait servi comme soldat dans l’armée impériale, lorsqu’il était interviewé par les Japonais en japonais, il disait qu’il était un ressortissant japonais à l’époque et qu’il faisait juste son travail pour l’empereur japonais. Cependant, lorsque je lui ai posé la question en taïwanais, il a répondu qu’il avait subi un lavage de cerveau à l’époque ; il est donc évident qu’une personne a une identité ou une conscience nationale différente selon la langue qu’il utilise pour s’exprimer.

ProPos recueillis PAr odAirA nAmiHei

L’école au temps de la colonisation japonaise.

EXPÉRIENCE

Le poids de l’histoire

Après la fin de la colonisation, l’influence japonaise est restée forte dans l’île.

Spécialiste de littérature enfantine, Yu Peiyun est également la scénariste du Fils de Taïwan (Laizi qingshui de haizi) publié en France par Kana, dans sa collection Made in. L’ouvrage en quatre volumes a été distingué, en mars 2024, par le Prix Emile Guimet de littérature asiatique. Avec le dessinateur Zhou Jian-xin (voir son interview sur notre site), elle revient sur la vie de Tsai Kunlin, un éditeur taïwanais, à travers laquelle on peut saisir à la fois l’évolution de Taïwan depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la part d’influence de la culture japonaise.

Dans Le Fils de Taïwan, vous évoquez beaucoup l’influence culturelle japonaise à Taïwan. Pouvez-vous nous expliquer comment le Japon a imposé sa propre culture pendant la période coloniale ?

Yu Peiyun : La colonisation japonaise de Taïwan s’est étalée sur 50 ans d’histoire, avec la promotion forcée de la culture japonaise après le mouvement de “japonisation” (kôminka) en 1937. Après la prise le contrôle de Taïwan en 1895, la population taïwanaise a été divisée en trois catégories principales : les naichijin (Japonais vivant à Taïwan), les hontôjin (Taïwanais d’origine Han) et les banmin (aborigènes), les premiers bénéficiant du statut social et des droits les plus élevés. Le bureau du gouverneur général a commencé par promouvoir l’enseignement du japonais, tout en adoptant une politique de respect des anciennes coutumes et habitudes de Taïwan et en permettant la coexistence des langues taïwanaise (minnan) et cantonaise (hakka) et des cultures taïwanaise et japonaise. L’incident du pont Marco Polo en juillet 1937 et le déclenchement de la guerre sino-japonaise ont rendu nécessaire la mobilisation de la population taïwanaise pour répondre aux exigences de la guerre, et les gouvernements locaux et les organisations privées, sous l’impulsion du gouverneur général, ont lancé le mouvement “japonisation”. Ce mouvement a entraîné l’abolition des mouvements sociaux précédemment autorisés, l’assimilation spirituelle de la conscience nationale taïwanaise et l’encouragement à “améliorer” le mode de vie et la culture des Chinois Han et des aborigènes, ainsi que la promotion d’une japonisation à grande échelle et de la mobilisation en temps de guerre. Par exemple, on a encouragé

Yu Peiyun est la scénariste du Fils de Taïwan paru en France chez Kana.

l’usage du japonais au sein des familles. Si tous les membres d’une même famille parlaient japonais, ils pouvaient s’adresser au Conseil en charge de cette initiative au niveau local, et s’ils réussissaient l’examen et étaient reconnus comme une “famille parlant le japonais” (kokugo katei), ils recevaient un certificat, des médailles et une plaque à apposer sur la porte d’entrée de leur maison. Ces familles ainsi distinguées n’étaient pas seulement honorées, elles bénéficiaient également

de divers traitements préférentiels. Par exemple, leurs enfants étaient admis dans les “écoles primaires” de niveau supérieur et bénéficiaient d’une priorité pour l’admission dans les écoles secondaires. En outre, leurs membres étaient prioritaires pour l’emploi dans les institutions publiques et disposaient d’un accès plus facile aux licences pour ouvrir des commerces. Après la mise en œuvre du kôminka, l’utilisation de la langue japonaise par les Taïwanais

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a été fortement encouragée et l’utilisation de leurs langues d’origine a été restreinte. Le mouvement de rénovation des temples (jibyô seiri undô) s’est traduit par une conversion des lieux de culte traditionnels à Taïwan, un encouragement à suivre la religion shintoïste et à se rendre dans les sanctuaires. En parallèle, ils étaient tenus de s’incliner chaque jour en direction de la résidence de l’empereur japonais. Les citoyens ordinaires devaient saluer le drapeau japonais et chanter l’hymne national Kimigayo. En 1940, le bureau du gouverneur général a promulgué la loi sur la réforme des noms de famille, encourageant un mouvement visant à abolir le nom de famille chinois pour le remplacer par un nom japonais. Par exemple, l’ancien président taïwanais Lee Teng-hui avait changé son nom en Iwasato Masao.

A travers la vie du Tsai Kunlin, qui travaille dans une maison d’édition, il apparaît clairement que malgré la vague de “sinisation” de Taïwan après le départ des Japonais, l’influence du Japon est toujours présente. Cela s’expliquet-il uniquement par les conséquences de la colonisation ou y a-t-il d’autres raisons ?

Y. P. : Tout d’abord, cela tient au fait que le personnage principal a reçu une éducation en langue japonaise dès son plus jeune âge. En d’autres termes, toutes ses connaissances ont été acquises grâce à la langue japonaise. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le protagoniste a commencé à apprendre à écouter, parler, lire et écrire le chinois (huayu), qui était presque une seconde langue. Bien que le protagoniste ait parlé le taïwanais depuis son enfance, il y avait des différences significatives entre le taïwanais et le chinois, et le héros n’avait pas appris la langue taïwanaise écrite. Par conséquent, même après la fin de la domination coloniale japonaise, il a continué à acquérir toute une série de nouvelles connaissances par le biais de la langue japonaise. D’autre part, cela a également un rapport avec la rébellion du peuple taïwanais contre le régime autoritaire du Kuomintang (KMT) après sa prise du pouvoir. A l’époque, de nombreuses personnes avaient le sentiment que le KMT, dont “la politique visait à reprendre le contrôle du continent” (fangong dalu), se livrait à une nouvelle colonisation de Taïwan.

Il est très intéressant de noter que les Taïwanais ont “taïwanisé” les publications japonaises. Quelles en sont les principales raisons ?

Y. P. : Il s’agit de la même dynamique. La protagoniste et les Taïwanais qui l’entourent ont lu des livres japonais et des magazines pour enfants publiés au Japon dès leur plus jeune âge. Lorsqu’ils ont commencé à éditer des publications pour enfants en chinois, ils se sont naturellement

souvenus de leurs lectures antérieures comme le magazine japonais Shônen Kurabu (Shônen Club) et l’ont utilisé comme modèle. Par ailleurs, à Taïwan, dans les années 1950 et 1960, le concept de droit d’auteur et les lois sur le droit d’auteur n’étaient pas encore développés, et les éditeurs taïwanais plagiaient parfois les mangas japonais. Cette situation est décrite dans Le Fils de Taïwan

Dans votre livre, vous consacrez de nombreuses pages au baseball. Ce sport a été importé du Japon et semble être devenu très populaire chez les jeunes en tant que sport “alternatif” au basketball, qui était encouragé par le gouvernement du KMT.

Y. P. : J’ai de bons souvenirs de mon enfance, dans les années 1970, lorsque je regardais, pendant les vacances d’été, à la télévision les équipes taïwanaises évoluant en Shaobang (Petite ligue) et en Qingshaobang (Ligue junior) qui jouaient au niveau international à Williamsport, aux Etats-Unis. Voir ces équipes se faire un nom au niveau international était une source de grande fierté pour les enfants taïwanais de l’époque. J’avais l’habitude de jouer au baseball avec les enfants du quartier dans l’allée près de ma maison après l’école et pendant les vacances. J’avais entendu parler de la légende de l’équipe de Hongye, mais je ne savais pas qu’elle avait un rapport avec Tsai Kunlin. Ce n’est qu’après avoir fait de nombreuses recherches avant de l’interviewer que j’ai compris que la fièvre du baseball à Taïwan avait commencé avec cette équipe et qu’il en était à l’origine. L’histoire de l’équipe de Hongye est l’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu raconter l’histoire de Tsai. J’ai donc consacré de nombreuses pages à décrire la fièvre du baseball de l’époque.

Bien sûr, aujourd’hui, lorsque je me souviens de la fièvre du baseball de l’époque, je trouve ridicule et triste que le sentiment d’appartenance nationale ait dépendu d’un match de Petite ligue. Cependant, cela fait partie de l’histoire de Taïwan. Elle reflète la situation réelle sous le régime du KMT, lorsque le statut international de Taïwan a commencé à vaciller.

Votre ouvrage en quatre volumes décrit le processus de transition de Taïwan vers la démocratie. A sa lecture, on se rend compte de l’influence indirecte du Japon, plus encore que celle des Etats-Unis. Comment l’expliquez-vous ?

Y. P. : Du point de vue de la démocratisation de Taïwan après la guerre, l’influence politique des Etats-Unis l’emporte bien sûr sur celle du Japon. Cependant, en ce qui concerne Le Fils de Taïwan, le personnage principal, M. Tsai, est né pendant la période coloniale japonaise, et sa vie a donc toujours été liée au Japon. C’est peut-être parce

qu’il est étroitement lié au Japon dans tous les domaines, y compris la langue japonaise, la culture et les relations d’affaires, que l’influence japonaise se fait encore plus sentir à la lecture du livre.

Au cours de mes nombreuses visites à Taïwan ces dernières années, j’ai été surpris de constater la place croissante qu’occupe le Japon dans le cœur et l’esprit des Taïwanais, alors qu’il y a seulement 15 ans, les souvenirs douloureux de la colonisation dominaient. Quelle est, selon vous, la raison de cette évolution ?

Y. P. : Je pense que c’est lié au changement de partis politiques à Taïwan depuis 2000, et au fait que l’histoire taïwanaise est enseignée depuis la même époque, et que la subjectivité taïwanaise a été mise en avant. Dans mon enfance, pendant la période de la loi martiale à Taïwan (1949-1987), nous apprenions l’“histoire chinoise” à l’école et non l’histoire de Taïwan. En cours de géographie, nous apprenions des cartes de la Chine, des noms de lieux, des montagnes et des rivières, et nous ne savions pas grand-chose sur le territoire de Taïwan. Dans les cours d’histoire, nous apprenions la guerre sino-japonaise, et le Japon était considéré comme un ennemi à dix têtes. Nous ne savions même pas que Taïwan avait été bombardée de toutes parts à la fin de la Seconde Guerre mondiale et que c’était l’“armée américaine” qui avait procédé aux bombardements. En effet, à l’époque, nos manuels scolaires traitaient les forces américaines comme des “forces alliées”. En d’autres termes, avant 2000, la vision dominante de l’histoire dans l’enseignement scolaire était celle de la Grande Chine défendue par le Kuomintang. Cela a également influencé l’idéologie de la population générale, qui s’est libérée de cette approche historique après 2000, mais aussi en raison de l’attachement originel des Taïwanais à diverses formes de la culture pop japonaise et de la diminution progressive du nombre d’“étrangers” qui ont émigré à Taïwan depuis la Chine continentale et qui ont connu la guerre avec le Japon. C’est probablement l’une des raisons.

Une personnalité comme l’ancien président Lee Teng-hui, qui était nippophile, a-t-il eu un rôle décisif dans cette évolution ?

Y. P. : Il a assurément joué un rôle important dans le processus de démocratisation de Taïwan. En 1988, à l’âge de 65 ans, le vice-président Lee Teng-hui a été promu président de la République de Chine après le décès de Chiang Ching-kuo [fils de Tchang Kaï-chek qui dirigea Taïwan de 1949 jusqu’à sa mort en 1975] et a entamé une révolution démocratique en douceur.

Lee Teng-hui a pris très habilement le pouvoir et démantelé progressivement les positions de force du KMT. Le mouvement étudiant

grande ampleur à Taïwan, et Lee Teng-hui a promis d’organiser une conférence politique nationale en réponse aux demandes des étudiants et a lancé une série de réformes démocratiques. Une série d’événements ont suivi : l’élection des délégués à la convention nationale en 1991, l’élection des députés en 1992, la réélection au suffrage direct des maires des municipalités du nord et de Kaohsiung sous contrôle direct en 1994, la première élection des chefs de province et la première élection directe d’un président en 1996.Ces réformes démocratiques ont conduit à la possibilité d’une alternance politique en 2000.

Les échanges culturels entre le Japon et Taïwan sont en augmentation. Le Fils de Taïwan a-t-il été traduit en japonais ? Si oui, comment a-t-il été accueilli au Japon ?

Y. P. : Le livre a été traduit en huit langues jusqu’à présent. Il s’agit du français, du japonais, de l’anglais, de l’arabe, de l’allemand, du coréen, de l’italien et du lituanien. L’éditeur japonais Iwanami Shoten a été le premier à en acquérir les droits. Quand les quatre volumes sont parus au Japon, une table ronde a été organisée à Tôkyô en février 2022. Les principaux journaux japonais, dont le Mainichi Shimbun, l’Asahi Shimbun, y ont dépêché des journalistes pour nous interviewer. La couverture médiatique et les

critiques de livres ont été nombreuses pendant et après la publication des quatre volumes. Nous avons également reçu de nombreux messages de lecteurs sur les réseaux sociaux, qui ont reflété la bonne réception de l’ouvrage.

Lun des éditeurs d’Iwanami Shoten s’intéresse beaucoup à Taïwan, car il y a étudié le chinois pendant un an. Cependant, il ne connaissait pas la période coloniale ni l’histoire démocratique de Taïwan. Ces histoires n’étaient pas abordées en profondeur dans l’enseignement japonais et, bien qu’il ait lu quelques livres, les événements historiques étaient trop complexes pour qu’il puisse les comprendre. Ce n’est qu’après avoir lu la version chinoise du Fils de Taïwan qu’il a pu établir des liens et comprendre le contexte historique. Voilà pourquoi il a fortement insisté pour que le livre soit publié par sa maison d’édition.

En tant que spécialiste de littérature pour enfants, pouvez-vous nous dire si la littérature japonaise a une influence dans ce domaine ?

Y. P. : Les best-sellers japonais sont presque toujours traduits à Taïwan. Dans le secteur de la culture pop, l’introduction des mangas et des animes japonais va de soi. En ce qui concerne la création de mangas, les œuvres des dessinateurs taïwanais sont principalement influencées par les mangas japonais, et le style de dessin est également hérité du style des mangas japonais. Cela s’explique par le fait que les dessinateurs ont

grandi en lisant des mangas japonais depuis leur plus jeune âge.

Peu d’œuvres, comme Le Fils de Taïwan, se distinguent consciemment du style des mangas japonais à la mode.

De nombreux jeunes Taïwanais voient la société japonaise comme un modèle, est-ce une bonne chose ? Qu’en pensez-vous ?

Y. P. : Avant les années 1990, un Japon fort et son industrie manufacturière représentaient des sources d’inspiration pour les jeunes Taïwanais. La culture populaire japonaise (manga, anime, séries télévisées, groupes d’idoles, etc.) constituait un paradis qu’ils pouvaient contempler. Toutefois, depuis 2000, avec la montée de la vague coréenne, la culture japonaise (à l’exception des mangas et des dessins animés) a perdu sa position dominante.

Par ailleurs, le Japon a été le premier pays occidentalisé (modernisé) à avoir “réussi” en Asie, et il est donc devenu à bien des égards un point de comparaison pour la jeunesse taïwanaise, les universitaires et le grand public lorsqu’ils doivent affronter les problèmes sociaux à Taïwan.

ProPos recueillis PAr GAbriel bernArd

Sur www.zoomjapon.info

Retrouvez l’interview de Zhou Jian-xin intitulée “Zhou Jian-xin, un fils de Taïwan” sur notre site internet.

Trois des quatre volumes du Fils de Taïwan dans la vitrine d’une librairie de Taipei.
Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

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ESSAI Le 7e art, un drôle de trait d’union

Misawa Mamie, professeur à l’université Nihon, analyse les liens cinématographiques entre Japonais et Taïwanais.

Bien qu’il n’y ait pas de relations diplomatiques entre le Japon et Taïwan, il existe de nombreux échanges et une confiance mutuelle entre les deux parties. Par exemple, Taïwan s’est mobilisé financièrement lors du séisme du 11 mars 2011 (voir Zoom Japon n°9, avril 2011), et le Japon a fait don de vaccins à Taïwan pendant la crise de la Covid. Lorsqu’on interroge les Japonais sur l’image qu’ils ont de Taïwan, ils répondent souvent que “les Taïwanais sont favorables au Japon”. Cependant, cette image n’existe que du point de vue japonais. Que signifie “être favorable au Japon” à Taïwan ? C’est à cette question que nous allons tenter de répondre en examinant l’histoire du cinéma taïwanais entre le milieu des années 1950 et les années 1960, lorsque la production cinématographique en langue locale a émergé. Tout d’abord, il faut se souvenir que des régimes hollandais, espagnol et du royaume de Tungning au XVIIe siècle, en passant par deux siècles de domination de la dynastie Qing, un demi-siècle de domination coloniale japonaise, et la place prépondérante accordée à la République de Chine (sous le règne du Kuomintang (KMT)) après la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à ce que les Taïwanais accèdent à la démocratie avec l’élection présidentielle au suffrage universel direct en 1996, événement majeur, Taïwan a été gouverné par différentes “administrations étrangères”. Par conséquent, pendant la période de la domination coloniale japonaise, avec la mise en place de la japonisation, puis sous la sinisation menée

par le KMT, les langues locales des personnes vivant à l’origine sur ce territoire (le taïwanais, les langues indigènes, le hakka, etc.) ont été sévèrement limitées, y compris au niveau de leur apprentissage à l’école qui a été interdit. Parmi ces langues supprimées, le taïwanais, qui comptait le plus grand nombre de locuteurs à l’époque, formait le noyau d’une culture qui s’opposait aux politiques de japonisation et de sinisation menées respectivement par les Japonais et le KMT. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de nous concentrer sur la production cinématographique en taïwanais.

Si nous devions schématiser la relation entre les personnes prônant l’usage d’une “langue nationale” (japonais ou chinois mandarin) et les personnes qui vivaient à Taïwan avant la présence de ces administrations étrangères, nous dirions que, pendant la période coloniale japonaise, il s’agissait des “dirigeants japonais parlant le japonais” contre des “personnes venues du Continent (Chinois Han qui vivaient à Taïwan avant la colonisation nippone) dont la langue maternelle était le taïwanais” ; alors que sous le règne du KMT, la rivalité se situait entre les “dirigeants parlant le mandarin (Chinois Han venus de Chine continentale à Taïwan à la faveur de la guerre civile) et les “Taïwanais parlant le taïwanais (Chinois Han ayant vécu à Taïwan avant le régime du KMT et ayant connu la période coloniale japonaise)”. La rivalité entre les deux groupes a été la plus prononcée au milieu des années 1950 et 1960.

Pour ceux qui ont été privés de leur langue maternelle à la suite de la domination coloniale japonaise et sous le nouveau régime du KMT après la guerre, en particulier les Taïwanais de la classe ouvrière qui n’étaient pas suffisamment alphabétisés, le cinéma était un passe-temps pré-

Taïwan, les Taïwanais et les influences étrangères.

cieux qui leur permettait d’oublier, ne serait-ce que pour un court instant, les souffrances du quotidien. A l’époque, Taïwan ne disposait pas des fonds, de l’équipement et des ressources humaines nécessaires à la production cinématographique, et le marché était presque entièrement dominé par les films étrangers. Aux productions américaines et européennes s’ajoutaient celles de Hong Kong (films parlés en mandarin, doublés en cantonais et en xianglang, une langue proche du taïwanais). Le gouvernement du KMT a fortement encouragé la politique de “langue nationale” (mandarin) pour intégrer les personnes éduquées par les Japonais afin d’en faire des “citoyens de la République de Chine”, en leur interdisant de parler le taïwanais et d’autres langues indigènes dans les écoles. Dans le même temps, les livres et les films en japonais ont également fait l’objet de restrictions sévères afin de “dé-japoniser” le territoire et d’effacer l’influence de la période coloniale. En conséquence, les films japonais ont également été interdits pendant un certain temps, mais les importations ont repris en 1950 avec des restrictions sur le contenu, le nombre de films et la durée de diffusion.

A l’époque, l’industrie cinématographique japonaise était en plein essor avec des cinéastes d’avant-guerre comme Ozu Yasujirô (voir Zoom Japon n°31, juin 2013) et Mizoguchi Kenji en pleine possession de leurs moyens, et de nouveaux visages tels que Kurosawa Akira (voir Zoom Japon n°4, octobre 2010) qui a attiré l’attention internationale avec Rashômon (1950). Selon le spécialiste du cinéma Lü Sushang, les films japonais ont été diffusés en beaucoup moins grand nombre que les films américains (23 pour les premiers contre 238 pour les seconds, de mars à décembre 1954), mais le nombre de spectateurs par séance était deux fois plus élevé pour les premiers et, en termes de bénéfice net par séance, ils étaient les plus lucratifs. En 1960, le festival du film japonais, organisé en signe de “bonne volonté entre le Japon et la Chine”, a été accueilli avec enthousiasme par les Taïwnais. Un journal local s’en est ému, en soulignant que “l’accueil fou des étudiantes et des fans a été étonnant. La langue japonaise était parlée à plein régime dans la salle, et ceux qui ont commis l’“abomination” d’ajouter leur voix au chœur avaient oublié leur bon sens ethnique. C’est à se demander dans quel pays on se trouve aujourd’hui” L’expression “la langue japonaise était parlée à plein régime” suggère que la majorité du public enthousiaste était composée de Taïwanais de souche et familiarisés avec la langue japonaise.

Pourquoi les films japonais étaient-ils si populaires parmi les Taïwanais à une époque où les souvenirs de la domination coloniale japonaise étaient encore frais ? Certains Japonais ont allègrement parlé d’un phénomène de “sympathie pour le Japon”, exprimant une “nostalgie” de la période coloniale japonaise. Cependant, comme l’ont montré de nombreuses études antérieures, les militaires et les policiers japonais ont tué plus de Taïwanais pendant la conquête coloniale de l’île que lors de l’incident du 28 février 1947 sous le régime du KMT (le soulèvement contre la corruption du gouvernement, fut réprimé par des massacres). Pendant la période de guerre, plus de 200 000 habitants taïwanais ont été mobilisés en tant que soldats et civils et ont perdu la vie, subi des blessures physiques et mentales ou ont été exécutés et punis en tant que criminels de guerre de la classe BC, tandis que certaines femmes ont été victimes de l’esclavage sexuel de l’armée japonaise. Au regard de ces faits historiques, il faut donc éviter d’interpréter la popularité des films japonais d’après-guerre comme un simple phénomène de “sympathie envers le Japon” et encore moins comme une “nostalgie” de la domination coloniale japonaise. A cet égard, des historiens taïwanais du cinéma tels que Lü Su-shang, Liu Hsien-cheng et Huang Ren citent la popularité des films japonais à l’époque comme étant due au fait que de

nombreux habitants comprenaient le japonais dans une certaine mesure, qu’ils étaient proches des films japonais en termes d’expérience de vie et que les films japonais étaient des produits de divertissement de grande qualité. En d’autres termes, il a été souligné que la raison de cette popularité pouvait être la commodité, et pas nécessairement la “nostalgie” de la domination coloniale japonaise ou les sentiments favorables au Japon.

L’anthropologue Hunag Chih-huei estime que la génération des Taïwanais éduqués à la japonaise doit être considérée comme une sorte de “subalternes” privés de voix. Ong Iok-tek (linguiste et militant pour l’indépendance de Taïwan), qui a lui-même connu la domination coloniale japonaise, affirme, pour sa part, que l’idée de “sympathie envers le Japon” était une “stratégie de résistance” consciente et proactive, par opposition sarcastique à la volonté du gouvernement du KMT de “dé-japoniser” Taïwan. Le politologue Wu Rwei-ren affirme également que “critiquer les post-colonisateurs avec les précolonisateurs” constitue “une arme propre aux colonisés dans le contexte d’une colonisation continue”, mais il met également en garde contre “le risque d’être pris dans un piège tendu par les précolonisateurs” lorsqu’on utilise cette stratégie de résistance pour critiquer les post-colonisateurs. Dès lors, il convient de rappeler ici les caractéris-

tiques de la réception cinématographique façonnée par la période coloniale. Pendant la période coloniale, il existait divers canaux de diffusion des films, segmentés en fonction des colonisateurs et des colonisés, des langues japonaises et locales, des films commerciaux et non commerciaux, et d’autres facteurs. Même dans les activités de projection de films de l’Association culturelle de Taïwan, qui est considérée comme une activité culturelle du mouvement nationaliste antijaponais, il n’y a pas eu de phénomène d’exclusion des films japonais en raison du nationalisme taïwanais. Au contraire, ils ont utilisé les films japonais de manière réaliste et autochtone, notamment en ajoutant des commentaires en taïwanais aux films japonais et en se moquant de la domination coloniale. Cette méthode de réception inclusive s’est poursuivie après la guerre, lorsque les films parlants sont devenus courants. Dans le film autobiographique Duosang (1994) de Wu Nien-jen, le père d’un mineur de charbon, qui a connu la période coloniale, regarde le film japonais Kimi no na wa [Quel est ton nom ?, 1953] dans un cinéma des années 1950, où l’on aperçoit un benshi [personne chargée de commenter les films projetés] ajoutant une explication en taïwanais. En d’autres termes, du point de vue taïwanais, la popularité des films japonais dans l’après-guerre peut être considérée comme un désir de les consommer comme “nos

Spécialiste du cinéma taïwanais, Misawa Mamie est professeur à l’université Nihon, à Tôkyô.
Eric Rechsteiner pour Zoom
Japon

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films”, en les indigénisant dans le même lieu qu’à l’époque coloniale.

Des projets visant à produire “nos films” en tant que productions, plutôt que par le biais d’un processus d’indigénisation, existaient également depuis la période coloniale japonaise. Cependant, le premier film parlant en taïwanais Bâng Chun-hong (1937) a été remplacé par une version sonore japonaise lorsque le bureau du gouverneur général de Taïwan a mis en place sa politique de japonisation à la suite du déclenchement de la guerre sino-japonaise. Le projet de produire un film parlant en taïwanais a alors été abandonné.

Aussi il faudra attendre Liu caizi xixiangji (Romance of the Western Chamber) réalisé en 16 mm par Shao Luo-Hui (1919-1993) en 1955 et Wang Baochuan yu Xue Pinggui (Wang Baochuan and Xue Pinggui), dirigé en 35 mm par Ho Chi-ming (1916-1994) en 1956 pour voir les premiers films en taïwanais. Leur grand succès a déclenché un essor des films en taïwanais, rêve de longue date enfin atteint par les membres de l’industrie cinématographique taïwanaise qui avaient connu la période coloniale.

Dans le Taïwan de l’après-guerre, bien qu’il existât des organisations publiques de production cinématographique affiliées au parti, au gouvernement et à l’armée, il n’y avait pas de sociétés de production cinématographique bien équipées dans le secteur privé. En 1955, Ho Chi-ming, qui avait étudié le cinéma au Japon et participé à la politique cinématographique japonaise sous le régime colonial, a investi ses propres fonds pour construire le premier studio privé Hua Hsing et est devenu le “père du cinéma en taïwanais”. Lors

d’un entretien ultérieur, il a déclaré que parmi ses nombreuses réalisations, ses “films originaux” étaient Qingshan bixue [Colline verte et sang bleu, 1957] et Xuezhan jiao ba nian [Tapani War, 1958]. Le premier film traite de la rébellion de Wushe, un soulèvement armé antijaponais des populations indigènes de Taïwan en 1930, tandis que le second traite de la rébellion Tapani, un soulèvement armé antijaponais de la population chinoise Han de Taïwan en 1915. Même s’ils dépeignent la période de la domination coloniale japonaise, ils ne peuvent être considérés comme des expressions de “nostalgie” ou “sympathie envers le Japon”. De plus, l’histoire enseignée dans les écoles sous le règne du KMT, qui promouvait la “République de Chine”, était l’histoire chinoise, et les manuels d’histoire taïwanais ne sont apparus qu’en 1997, après la démocratisation du pays. En d’autres termes, Ho Chi-ming a choisi ses thèmes dans le contexte “antijaponais”, qui était acceptable pour le régime du Kuomintang, et a dépeint l’histoire des Taïwanais qui ne pouvait pas être enseignée dans les écoles à l’époque. Il s’agissait d’un acte de dissidence contre la violence du colonialisme japonais et la violence de la terreur blanche du régime alors en place. Il s’agissait d’une “stratégie” permettant de critiquer à la fois les anciens colonisateurs et les “derniers colonisateurs”, sans tomber dans le “piège tendu par les anciens colonisateurs”. Mais le plus important pour Ho Chi-ming était peut-être que ces productions soient accueillies comme faisant partie de “nos films ” par les habitants de Taïwan qui avaient souffert de l’oppression de deux régimes étrangers différents. Malheureusement, les deux films ne sont plus visibles aujourd’hui.

Toutefois, les images restantes de Xuezhan jiao ba nian sont imprégnées de l’odeur d’un drame d’action plein de vigueur.

Lin Tuan-chiu (1920-1998) a été inspiré par les activités de Ho Chi-ming et a investi son propre argent pour créer le Yufeng Film Studio, le Hushan Studio et même une école de formation d’acteurs afin de promouvoir le développement de films en taïwanais. Il est né sous la période de domination coloniale japonaise et, pendant ses études au Japon, il a fréquenté le petit théâtre Moulin Rouge Shinjukuza, où il a travaillé en tant que scénariste et metteur en scène. Il a également été assistant réalisateur pour le maître du film de divertissement Makino Masahiro à la Tôhô. Dans plusieurs entretiens, il a déclaré que sa “meilleure langue est le japonais”, que “mes films sont eux-mêmes des films japonais” et qu’il a “appris du Japon comment faire des scénarios pour tourner (lesquels n’étaient pas disponibles à Taïwan à l’époque)”. Cependant, sa motivation pour réaliser des films en taïwanais lui est venue lorsqu’il a entendu le réalisateur japonais Iwasawa Tsunenori, invité à Taïwan pour tourner le film en taïwanais Hongchen san nülang (Three Women in Red Dust, 1957), dire que “l’industrie cinématographique taïwanaise a 30 ans de retard sur celle du Japon” et que “les Taïwanais ne sont pas intéressés par la réalisation de films à Taïwan”. Il a été inspiré par l’idée que “les Taïwanais devraient pouvoir faire des films taïwanais à Taïwan dans leur propre langue”. Lin Tuan-chiu a écrit des scénarios principalement en japonais, et nombre de ses films sont des adaptations de romans et de films japonais. Cependant, son film Cuo lian, rebaptisé à sa sortie Zhangfu de mimi (The Husband’s Secret, 1960), est considérablement plus moderne en termes de style de narration, incorporant des omissions et des souvenirs audacieux, de mise en scène des relations homme-femme et de techniques de tournage que Namida no sekinin [La responsabilité des larmes], film de Hiruawa Iseo (1940) inspiré de la même source. La version de Lin Tuanchiu intègre les coutumes et les manières propres à Taïwan, tout en s’inspirant du nouveau style de récit mélodramatique japonais de l’après-guerre et de la “mode du yoromeki” déclenchée par le roman Bitoku no yoromeki [Le décalage de la vertu] de Mishima Yukio, publié en série dans la revue littéraire Gunzô d’avril à juin 1957 où il décrivait l’amour extraconjugal d’une femme mariée. En ce qui concerne son Wuyue shisan shangxin ye (May 13th, Night of Sorrow, 1965), Yamada Kôichi estime qu’il existe une filiation qui le rattache au classique américain Les Deux orphelines (Orphans of the Storm) de D.W. Griffith (1921) par l’intermédiaire d’Ahen sensô [La guerre de l’opium](1943) de Makino Masahiro. Le film de suspense Liuge xianyifan (Six Suspects) que

Xuezhan jiao ba nian (1958) de Ho Chi-ming

Lin Tuan-chiu réalise en 1965 comprend une scène de conduite nocturne teintée de jazz inspirée du film japonais Shi no jûjiro [Le carrefour de la mort] d’Inoue Umetsugu (1956) et reprise ensuite par Louis Malle dans Ascenseur pour l’échafaud (1958).

La devise de Lin était de “faire des films que les grands-parents travaillant dans les rizières pourraient entendre et comprendre”. A cette fin, il a activement consommé et digéré des films japonais, utilisant parfois les films japonais comme moyen d’influencer les films occidentaux, et a développé son propre style. Cela peut être considéré comme un acte “d’effacement du Japon” (le consommer et le digérer pour se nourrir) plutôt que comme un acte “de sympathie envers le Japon”. En même temps, on pourrait dire qu’il s’agit d’un acte de “décolonisation par le bas” à travers la langue locale (le taïwanais) au niveau privé, différent de la “dé-japonisation par le haut” à travers la politique de sinisation imposée par le gouvernement. Dans les films réalisés après l’émergence du nouveau cinéma taïwanais dans les années 1980 (voir l’article de Jo Chen sur notre site Internet), le mandarin standard a rarement été utilisé pour l’enregistrement, comme c’était le cas auparavant, et diverses langues locales utilisées dans la réalité (le huayu taïwanais, une forme localisée du mandarin, ainsi que le fookao taïwanais, le hakka taïwanais et diverses langues taïwanaises indigènes) ont été utilisées dans le processus d’enregistrement simultané. L’utilisation de ces langues dans les enregistrements simultanés est devenue courante. Aujourd’hui, à Taïwan, il n’y a plus “une seule langue nationale” imposée par le gouvernement, et la loi sur le développement des langues nationales, qui est entrée en vigueur en 2019, stipule que toutes les “langues naturelles et les signes taïwanais utilisés par chacun des groupes ethniques uniques de Taïwan” sont “protégés par la loi sur le développement des langues nationales”. Les droits de les utiliser, de les faire revivre et de les préserver sont également garantis. Cet article, qui est revenu sur l’histoire du ci-

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néma taïwanais entre le milieu des années 1950 et les années 1960, lorsque la production cinématographique en langue locale a fait son apparition, confirme que “l’influence des films japonais sur les films taïwanais” n’a certainement pas été minime. Cependant, nous avons montré qu’en termes de réception et de production de films, le phénomène qui semblait relever d’un “sentiment favorable envers le Japon” était en fait un phénomène d’un “Japon en voie de disparition” pour les Taïwanais, qui le consommaient et le digéraient comme pour bâtir leur propre cinéma. En d’autres termes, les influences issues de la période coloniale japonaise ou nouvellement créées par le cinéma japonais d’après-guerre ne sont que l’un des divers éléments qui composent le cinéma taïwanais. Ces dernières années, les capitaux et les marchés de la Chine continentale ont fortement influencé la production cinématographique taïwanaise,

mais les films taïwanais ont renforcé leur attrait unique en développant des valeurs pluralistes qui ne peuvent être exprimées en Chine continentale, telles que l’autonomie des peuples indigènes taïwanais, les droits des LGBTQ+ et la liberté de critiquer leur propre gouvernement. Cela renforce son attrait unique. Cela peut également s’expliquer par l’expérience du cinéma taïwanais, qui exprime son propre “cinéma” tout en ayant fait preuve d’une grande souplesse dans la lutte contre l’oppression étrangère.

misAwA mAmie

Sur www.zoomjapon.info

Retrouvez sur notre site Internet, l’article de Jo Chen “Le Nouveau cinéma taïwanais: une expression nationale” qui porte sur l’influence des productions japonaises sur cette génération de cinéastes taïwanais.

Taiwan Film and Audiovisual InstituteTFAI Open Museum
Cuo lian (1960) de Lin Tuan-chiu.

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TÉMOIGNAGES Expériences d’amateurs

En s’appuyant sur les films d’amateurs, Shih Wei-chu révèle une vision inédite de Taïwan sous le contrôle japonais.

Professeur associée au département de langue française à l’Université nationale centrale, Shih Wei-chu s’intéresse au cinéma amateur à Taïwan. Elle nous confie ses impressions sur l’importance de ce média.

Pourriez-vous expliquer l’objet de vos recherches et les raisons pour lesquelles vous vous êtes lancée dans cette aventure ?

Shih Wei-chu : Je mène actuellement une grande recherche sur le cinéma amateur à Taiwan, pendant l’époque de la colonisation japonaise (1895-1945). Comme le reste des idées, pensées ou développements modernes, le cinéma a été introduit par l’intermédiaire des colons japonais pendant cette période. Selon la chercheuse japonaise Misawa Mamie (voir pp. 12-15), des Taïwanais ont participé à des productions de films à l’époque. Trois films ont été produits et réalisés par des équipes majoritairement taïwanaises. Malheureusement, ces films ont disparu et il ne nous reste aucun film qui nous permettrait de connaître la vision cinématographique taïwanaise. C’est la raison pour laquelle beaucoup de recherches consacrées à cette période sont fondées sur les archives papiers (journaux, magazines, documents officieux) pour construire un panorama culturel du cinéma à Taïwan. Or, quand on parle de cinéma, on pense toujours au cinéma en format standard (35mm) professionnel, le cinéma commercial. Voilà pourquoi la plupart des recherches se focalisent sur ce cinéma et les activités portées par lui. Mais on a oublié que dès le début de l’évolution technique de la cinématographie, le cinéma professionnel et amateur se sont développés parallèlement. Le visage du cinéma taïwanais s’est ainsi diversifié par l’intermédiaire d’appropriation de certains éléments. Par exemple, l’Association Culturelle de Taïwan s’est approprié la culture japonaise du benshi (personne chargée de commenter les films projetés) pour tenir des discours politiques en langue taïwanaise pendant les projections dans le but d’éveiller la résistance du peuple face au pouvoir colonial. Ce fut le sujet de ma thèse dans laquelle j’ai évoqué le benshi taïwanais comme l’un des fondements du cinéma taïwanais.

Pour revenir au sujet de mes actuelles recherches qui portent sur le cinéma d’amateur, je

pense que celui-ci pourrait probablement ouvrir une nouvelle voie pour compléter le puzzle de l’histoire du 7e Art taïwanais et nous permettre de mieux appréhender la vie quotidienne et la culture populaire des Taïwanais.

De plus, face à un régime colonial, on a tout de suite l’impression que les colonisés ne sont pas capables ou ne sont pas autorisés, ou qu’ils sont de facto inférieurs, innocents. Certes, le peuple taïwanais a souffert de répression politique et s’est vu refuser toute autonomie, mais les Taïwanais ont aussi eu l’occasion de s’approprier la modernité à tous les niveaux à travers les journaux, les magazines, les ateliers, les projections de films, les rencontres organisés par les intellectuels taïwanais.

Pour la bourgeoisie, par le biais des caméras pour le cinéma amateur, il est possible de participer en direct au premier phénomène mondial du cinéma à la maison avec Pathé-Baby à partir de la fin des années 1920. Cette expérience nous permet de nous dégager des clichés selon lesquels les Taïwanais n’auraient pas été en mesure de réaliser les films faute à des obstacles financiers ou culturels trop élevés, ou selon lesquels ils auraient été censurés par le gouvernement colonial. De quel “cinéma” parlons-nous ? Il faut savoir qu’il n’y a pas un seul cinéma dans le développement cinématographique, mais qu’il y a des cinémas et des histoires créés au-delà de l’industrie cinématographique elle-même. Si l’on ne prend en compte que le cinéma commercial et professionnel qui domine tout au long du développement cinématographique, on ignore une grande partie des activités culturelles à l’échelle non seulement de la réception, mais aussi de la

pratique, qui représente l’ensemble du cinéma dans la culture populaire.

D’après vos recherches, quels étaient les principaux sujets filmés par ces amateurs ? Y avaitil une ambition documentaire ou s’agissait-il d’un pur loisir ?

S. W.c. : Les sujets filmés par les amateurs taïwanais sont souvent liés à la vie familiale, aux voyages, aux cérémonies (mariage, funérailles), aux événements (compétition sportive, anniversaire, concert, la procession religieuse) etc. S’inscrivant dans la dynamique mondiale du cinéma amateur à partir de la fin des années 1920, des ciné-clubs sont créés sur l’île. Même si la plupart des membres de ces clubs sont des Japonais vivant à Taïwan j’ai pu trouver quelques traces de passionnés taïwanais. Les amateurs sont divisés en deux catégories. La première est composée d’amateurs qui considèrent le cinéma comme un loisir sérieux ; la seconde comprend des personnes qui le pratiquent comme un loisir familial. Les premiers ont l’ambition non seulement de réaliser des films de divers genres (film de famille, film de voyage, film d’animation, film de musique, fiction), mais aussi d’organiser des projections de films devant un public plus large. Le ciné-club Kôyôkai a ainsi organisé au moins 8 projections publiques entre 1931 et 1935. L’organisation d’une telle projection relevait d’un défi encore plus élevé que la réalisation du film lui-même dans la mesure où il est difficile d’imaginer aujourd’hui de projeter un film de 9.5mm devant un public de presque mille personnes avec un équipement amateur. De plus, il fallait travailler la synchronisation

Lors d’une projection organisée par le ciné-club Kôyôkai, à Taipei.
Shih Wei-chu

entre les images et le son (diffusé par l’intermédiaire d’un gramophone) lorsqu’il s’agissait d’un film sonorisé. Bien sûr, on n’avait pas les mêmes exigences sur la netteté de l’image et du son à l’époque qu’aujourd’hui, mais c’est quand-même très impressionnant de connaître ces conditions.

Au regard de ce que vous avez pu visionner, est-il possible de tirer un enseignement sur la manière dont les Japonais installés à Taïwan considéraient ce territoire et ses habitants ?

S. W.c. : Pour les amateurs japonais à Taïwan, les éléments locaux, les sites touristiques et les tribus aborigènes sont souvent devenus les sujets de leurs films, par exemple les buffles taïwanais, une procession taoïste, les paysages champêtres, le Mont Ali, le lac du Soleil et de la Lune, les gorges de Taroko mais aussi les danses traditionnelles, les habitants et les maisons aborigènes. Le gouvernement japonais encourageait la reprise de l’esprit national et la culture du terroir pendant l’ère Taishô (1912-1925). Sous cette influence, les manuels d’école primaire à Taïwan ont augmenté la partie dédiée à la connaissance des paysages, des produits locaux, la vie agricole de l’île entre 1923 et 1936. Il n’est donc pas difficile de comprendre le choix de ces sujets par les amateurs japonais vivant à Taïwan. Selon les rares images retrouvées, les films de voyage montrent un regard curieux de l’opérateur qui se mettait devant la caméra pour immortaliser un souvenir inoubliable. Les rares Taïwanais qui apparaissent dans ces films sont soit le porteur de valise soit le chauffeur. Quand ce regard se déplace vers les habitants aborigènes, dans les images que j’ai pu visionner, il existe deux gestes filmiques. L’un est destiné à l’étude anthropologique, les aborigènes sont face à la caméra, tels des objets attendant d’être répertoriés. L’autre est un pur film d’exploration, l’auteur se rapproche des aborigènes et montre un geste comme s’il était filmé avec sa proie. Ces deux approches dévoilent de manière flagrante un regard supérieur qui impose

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un registre entre la civilité et la barbarie, un sujet moderne et un autre subalterne. Une sorte de ségrégation sociale et raciale invisible de la société taïwanaise est révélée dans ces films d’amateur.

Le cinéma amateur devait être un hobby coûteux. Est-ce que les Taïwanais le pratiquaient, notamment ceux qui vivaient ou se rendaient au Japon ? Si oui, quelles images en ramenaient-ils ?

S. W.c. : Pendant la colonisation japonaise, une caméra de Pathé-Baby de base coûtait entre un et deux mois de salaire moyen d’un Taïwanais. Une Pathé-Baby Motor coûtait entre deux à quatre mois. C’était un loisir coûteux. Par conséquent, seuls les médecins, ou la classe supérieure taïwanaise pouvaient le pratiquer.

Il y a seulement 4 films connus en petit format (9.5, 8mm) réalisés par des Taïwanais qui nous sont parvenus. Parmi leurs auteurs, deux sont des amateurs sérieux, le premier ayant développé son propre film (Lai Kung-sen), l’autre ayant participé à des concours de films en 8mm (Deng Nan-guang). Les deux autres auteurs (Liu Naou et Ting Ray-yu) prennent ce cinéma pour un pur loisir, c’est-à-dire qu’ils filment leur vie

et de Ting Ray-yu, est que l’on voit leurs parcours transnationaux et comment l’individu croise l’Histoire. Homme cultivé, Liu est né à Taïwan. Il a été éduqué au Japon et a travaillé dans l’industrie cinématographique à Shanghai. Dans ses films, il témoigne de ses voyages à Tainan (grande ville du sud de Taïwan), à Tôkyô ou à Fengtian (Mandchoukouo, voir Zoom Japon n°120, mai 2022), accompagnés des membres de sa famille ou de l’équipe du tournage de son film. Quant à Ting Ray-yu, c’est un médecin qui travaille pour la société minière japonaise Hishihara en Malaisie. Il documente sa vie quotidienne aussi bien à la maison qu’au travail, ainsi que quelques événements historiques capturés par hasard sous son œil comme la grève des Chinois contre leur employeur japonais en Malaisie, ou le défilé fête le Pacte de Tripartite (Rome-BerlinTôkyô) dans les rues de Lukang (Taïwan) où il réside. En 1943, Ting a été mobilisé par l’armée japonaise pour participer à la guerre. Avant son départ, il se filme délibérément dans un extrait qui documente sa visite à un sanctuaire pour une prière de protection avec ses amis. L’ambiance lourde de ces images traduit son angoisse face à la mort et sa volonté de garder une trace

Extrait du film “Un jour chez la famille Chang” réalisé par Lai Kung-sen.
Shih Wei-chu

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INAUGURATION

Taichung aime le manga

La création du Musée national de la bande dessinée dans l’ancienne capitale est un marqueur important.

Il y a plus d’un demi-siècle, lorsque les mangas japonais piratés ont envahi le marché taïwanais, ils étaient considérés comme des “livres d’images” qui faisaient perdre du temps. Les parents ont toujours essayé d’en éloigner leurs enfants, mais en vain. Ces derniers se rendaient dans les librairies de location après l’école et se laissaient tenter par des étagères remplies de bandes dessinées, ou se cachaient sous la couverture pour les lire après l’heure du coucher. Aujourd’hui, l’engouement pour les mangas japonais reste vif. Selon les statistiques, Taïwan est le troisième plus grand marché après le Japon et la France, suivi par les Etats-Unis et la Corée du Sud. En outre, le marché mondial de la bande dessinée représentait 13,9 milliards d’euros et devrait atteindre 24,1 milliards d’euros au cours de la prochaine décennie. Face à ce phénomène, le gouvernement taïwanais a ressenti le besoin de créer un centre de la bande dessinée pour les dessinateurs locaux qui ont longtemps eu du mal à trouver les moyens de s’exprimer.

En 2017, l’ancien maire de la ville de Taichung, Lin Chia-Lung, a évoqué pour la première fois l’idée d’ouvrir un musée de la bande dessinée dans sa ville. Le projet est resté en plan jusqu’à l’année dernière. Le 1er avril 2023, Shih Che, ancien ministre taïwanais de la Culture, a annoncé que la prison de Taichung accueillerait le premier musée de la bande dessinée de Taïwan. En même temps, il a promis au public que ce lieu ouvrirait ses portes avant le début de 2024. “Il ne s’agit pas d’une mauvaise farce”, avait-il alors déclaré avec assurance. Normalement, il faut jusqu’à dix ans pour construire un nouveau musée. Il était donc difficile d’imaginer qu’un tel projet puisse être réalisé en huit mois. “Précisément, quatre mois”, précise Huang Shuo, directrice par intérim du bureau préparatoire du Musée national de la bande dessinée de Taïwan (NTMC), qui a pris ses fonctions au début du mois d’août 2023. Le musée de la bande dessinée désigné est situé sur le site historique de l’ancienne prison de Taichung. Construit en 1937, l’établissement était utilisé par les officiers pour pratiquer le judo et le kendo pendant l’ère coloniale japonaise. L’enceinte, qui s’étend sur près de trois hectares, comprend plus de 15 bâtiments en bois de style japonais, dont la résidence du directeur, des dortoirs pour les officiers de rang inférieur et un bain public.

“C’est un emplacement idéal pour le musée de la bande dessinée”, assure Mme Huang. “Grâce aux autorités de la ville de Taichung, tous les bâtiments ont été bien entretenus et restaurés, et l’ancienne architecture japonaise contribue à donner une idée parfaite de l’histoire de la bande dessinée taïwanaise et de ses liens avec les mangas japonais”. Cependant, il n’a pas été facile de transformer une ancienne prison en un musée moderne de la bande dessinée, malgré le fait que les préparatifs, y compris l’attribution du site et la remise des clés, aient été effectués au préalable. “En dehors de ces bâtiments historiques, tout le reste devait être reconstruit ou restauré, y compris le sol pavé, le paysage extérieur, l’installation d’instruments de sécurité, etc.”, ajoute la directrice par intérim. N’ayant pas de temps à perdre, elle s’est immédiatement lancée dans le projet. Elle a travaillé avec ses équipes de construction et de conservation du matin au soir, tous les jours. “Il est intéressant de noter que je passais souvent par là pour enseigner dans une université voisine et que je me demandais ce qu’était ce site. Qui aurait pu penser que je finirais par travailler ici ?”, plaisante-t-elle. Comme promis, le Musée national de la bande dessinée de Taïwan a été inauguré à la fin du mois de décembre 2023, se présentant comme le cadeau de Noël le plus prestigieux pour les amateurs de bandes dessinées. “Les bandes dessinées sont une mémoire commune qui traverse les frontières et les générations. Le musée servira d’incubateur à nos dessinateurs pour créer leurs meilleures œuvres et fera de la ville de Taichung un pôle d’attraction pour l’industrie de la bande dessinée”, a affirmé Shih Che lors de la cérémonie d’inauguration. De nombreux dessinateurs de bandes dessinées

internationalement connus et respectés ont été invités à assister à l’inauguration de cette nouvelle étape dans le développement de la bande dessinée taïwanaise, notamment Katsushima Keisuke, directeur du Musée international du manga de Kyôto (voir Zoom Japon n°137, février 2024), les dessinateurs de manga japonais Fukaya Kahoru et Arima Keitarô, ainsi qu’Isabelle Debekker, directrice du Centre belge de la bande dessinée, et le spécialiste britannique de la bande dessinée Paul Gravett. Satonaka Machiko, présidente de l’Association japonaise des artistes de mangas, a adressé ses félicitations depuis le Japon. “L’industrie taïwanaise de la bande dessinée s’est beaucoup développée au cours des dix dernières années. La bande dessinée ne connaît pas de frontières entre les pays, et je suis impatiente de nouer des liens avec les bédéistes taïwanais”, a-t-elle indiqué.

Chiba Tetsuya, président de l’Association japonaise des mangaka et auteur de nombreux mangas, a exprimé ses sentiments mitigés à l’égard de l’ouverture du musée. “Lorsque j’ai appris que le musée serait installé sur le site d’une ancienne prison de l’ère coloniale japonaise, j’ai ressenti un pincement au cœur. En même temps, je suis ravi de voir que la culture de la bande dessinée est hautement appréciée au niveau national à Taïwan et qu’elle sera correctement préservée dans cet établissement bien restauré”.

Avec son cadre original et son entrée gratuite, le Musée national de la bande dessinée de Taïwan est rapidement devenu l’une des attractions touristiques les plus populaires de la ville de Taichung. Il est courant de voir les gens attendre patiemment dans une longue file d’attente à

C’est dans l’enceinte de l’ancienne prison japonaise de Taichung qu’a été créé le Musée de la bande dessinée.
Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

l’extérieur des galeries pour avoir un aperçu des expositions, car il est obligatoire de se déchausser pour entrer dans ces bâtiments climatisés de style japonais. “Je voudrais voir si je peux trouver les œuvres que je lisais quand j’étais petite, quelque chose du bon vieux temps”, témoigne une jeune visiteuse. “Autrefois, nous lisions surtout des mangas japonais. C’est passionnant de voir que nous avons maintenant notre propre base pour les bandes dessinées taïwanaises et je suis ici pour soutenir le musée”, affirme un autre visiteur.

Contrairement à un musée traditionnel, le NTMC a ouvert stratégiquement la partie est de son parc pour une période d’essai, principalement pour présenter des expositions sur le thème de la bande dessinée et proposer diverses activités, pendant que le bâtiment principal, situé au nord, est encore en construction. L’ouverture officielle de l’ensemble du musée est prévue pour 2029. Le musée compte plus de 15 000 pièces de collection de bandes dessinées, dont des manuscrits originaux de dessinateurs locaux, des mangas japonais anciens et nouveaux, des films d’animation et des magazines de bandes dessinées.

L’une des pièces maîtresses du musée est le premier héros de bande dessinée de Taïwan, Jhuge Shiro. Ce jeune héros, vêtu de rouge et coiffé d’un chignon, a été créé par Yeh Hong-Chia, le plus célèbre dessinateur local. Ses bandes dessinées de héros en série ont pris d’assaut les rues de 1958 à 1970. A l’occasion du 100e anniversaire de l’artiste, une exposition présente plus de 100 planches originales, offertes par son fils. Outre la galerie consacrée aux bandes dessinées, ce site historique offre de nombreuses attractions pour les amateurs de bandes dessinées, qu’il s’agisse de feuilleter les livres dans la bibliothèque, de s’imprégner de bandes dessinées dans l’établissement de bains, ou simplement de se promener dans le parc. La cour extérieure, propre et tranquille, est agrémentée d’un pittoresque lac miroir et d’un éventail de boutiques et de cafés, dont le salon de thé japonais Hanami, le restaurant de ramen décontracté Jia et le populaire magasin de glaces italiennes Wu Tian, sous le magnifique bougainvillier. Les banians du parc constituent également un paysage qui attire l’attention. Ils ont été plantés par les officiers de la prison japonaise lorsqu’ils s’y sont installés. Au fil des décennies, l’un d’entre eux, situé au centre du parc, a pris de l’épaisseur et de la hauteur. Ses racines pendent et s’enroulent autour des briques et des fenêtres brisées d’une maison abandonnée qui s’est effondrée, tel un monstre arboricole vivant tiré d’une bande dessinée d’horreur.

Il n’a pas encore été révélé qu’un scooter abandonné se trouve à l’intérieur d’un autre banian, si quelqu’un est assez curieux pour le découvrir.

Jo cHen

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L’ensemble du musée ouvrira au public en 2029.

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TENDANCE Mangasick, en mode pionnier

Spécialisée dans le manga alternatif, la librairie est devenue l’une des références, en ouvrant de nouvelles voies.

Avec son épouse, David Huang a ouvert la librairie Mangasick (www.mangasick.com), à Taipei, dans le but de diffuser les mangas alternatifs. Sa longue expérience lui permet d’avoir assez de recul pour évaluer l’impact des mangas sur la culture locale.

Quand et pourquoi avez-vous ouvert Mangasick ?

David Huang : Mangasick est géré par ma femme et moi. Nous avons ouvert en 2013, initialement pour promouvoir les bandes dessinées alternatives, principalement issues de la mouvance Garo (voir Zoom Japon n°43, septembre 2014). Nous avons grandi dans les années 1990, à une époque où beaucoup de mangas japonais grand public étaient importés à Taïwan, et c’est après avoir obtenu notre diplôme universitaire que nous avons découvert de nombreuses œuvres alternatives. Nous avons toujours aimé les groupes de musique indépendants et les films expérimentaux, mais nous n’avions jamais réalisé que la bande dessinée avait une telle orientation. Nous avons donc eu le sentiment de découvrir un nouveau continent et, en même temps, nous avons pensé qu’il fallait faire connaître la diversité des bandes dessinées à un plus grand nombre de personnes, ce qui est bénéfique pour les lecteurs et même pour les créateurs. Si nous avions envisagé l’ouverture d’un magasin de mangas pour les

seuls fans d’anime, nous ne l’aurions probablement pas fait du tout. Lorsque nous avons créé la boutique, nous avons visité de nombreuses librairies indépendantes japonaises pour nous aider à visualiser à quoi ressemblerait Mangasick. En ce sens, Taco Ché dans le quartier de Nakano, à Tôkyô, a été une référence importante.

Quels types de produits vendez-vous ?

D. H. : Une large gamme de livres liés aux arts visuels et aux mangas. Comme depuis l’été 2015, nous organisons des expositions mensuelles, nous vendons aussi des peintures et des produits dérivés. Les collections de mangas et d’images que nous vendons comprennent des livres originaux importés vendus dans les circuits commerciaux, et des livres publiés dans le commerce que nous sélectionnons et importons nous-mêmes. Nous contactons également les auteurs directement pour présenter des publications indépendantes, dont certaines ne sont même pas vendues dans des librairies indépendantes au Japon, mais sont apportées par les auteurs eux-mêmes pour être vendues dans leurs propres cercles de vente. Taiwan Comics publie également des fanzines commerciaux et indépendants, et il y a beaucoup de fanzines, donc si vous êtes intéressé par les bandes dessinées indépendantes de Taïwan, Mangasick a beaucoup d’informations.

Depuis que vos débuts, avez-vous constaté une croissance de votre activité ?

D. H. : Il y a une dizaine d’années, il y avait très peu d’ouvrages taïwanais locaux “suffisamment alternatifs” à nos yeux, et il y avait un problème

de langue avec les livres japonais, donc nous n’osions pas les vendre. Au lieu de cela, nous fonctionnions comme une bibliothèque privée, où les lecteurs payaient un droit d’accès à notre collection de livres, et avaient l’opportunité de découvrir un nouveau monde. A l’époque, les revenus étaient très faibles et toute personne ayant évalué sérieusement l’entreprise l’aurait fermée au bout d’un an. Mais nous avons commencé à organiser des expositions plus régulièrement, et Taïwan a été brièvement touché par la mode des fanzines, et de plus en plus de gens ont demandé à Mangasick s’ils pouvaient vendre leurs bandes dessinées ou leurs livres d’illustrations après les avoir dessinés. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous avons pu nous implanter. Depuis dix ans que nous sommes en activité, les éditeurs commerciaux locaux ont également remarqué que Mangasick a cultivé des lecteurs pour les œuvres de Garo, et ont commencé à publier beaucoup de bandes dessinées alternatives.

Pouvez-vous nous expliquer comment les mangas alternatifs ont influencé les œuvres taïwanaises ?

D. H. : Avant l’ère d’Internet, les éditeurs de bandes dessinées étaient surtout actifs dans la traduction et la distribution d’œuvres japonaises à succès. Cependant, après avoir été en contact avec des mangas alternatifs, les Taïwanais se rendent compte que n’importe quel style de dessin et n’importe quel thème d’histoire peuvent être mis en scène dans des bandes dessinées. Tout comme les romans et les films, les bandes dessinées ont un spectre populaire/artistique. L’évolution du manga au Japon dans les années 1960 et 1970 n’a pas eu lieu à Taïwan en raison de la loi martiale, et il est peu probable qu’il y ait à nouveau un mouvement d’une telle ampleur. Toutefois, en tant que lecteurs, nous sommes toujours heureux de voir de temps en temps des œuvres qui nous ouvrent les yeux.

Pensez-vous qu’il existe un terrain culturel commun entre le Japon et Taïwan qui puisse expliquer l’intérêt des Taïwanais pour les mangas japonais et les mangas alternatifs ?

D. H. : La similitude du contexte culturel est en effet un facteur important dans l’amour des Taïwanais pour les mangas. Les personnes qui ne connaissent pas le japonais peuvent voir les caractères chinois dans les mangas et même en deviner la signification.

Cependant, la raison de la prédominance des mangas à Taïwan est peut-être avant tout

d’ordre politique. Dans les années 1960, le gouvernement a censuré la publication de bandes dessinées, ce qui a poussé de nombreux dessinateurs à abandonner leur travail et a créé un vide dans l’accumulation de bandes dessinées locales. En 1975, le gouvernement a autorisé la publication de mangas après la censure, et le marché vide a commencé à être dominé par les œuvres traduites. Les gens se sont habitués à lire des mangas normés selon les règles japonaises, et il était difficile pour les bandes dessinées locales d’attirer l’attention, à moins qu’elles n’aient démontré suffisamment de force pour se faire un nom au Japon dès le début.

Quelles sont les spécificités des bandes dessinées alternatives à Taïwan par rapport aux mangas que vous importez ?

D. H. : Je pense que les bandes dessinées alternatives taïwanaises n’en sont qu’à leurs débuts, donc techniquement, il y a encore un manque de ce que l’on pourrait appeler une “spécificité”. Mais il n’est peut-être pas impossible de faire une comparaison.

Même les mangakas japonais privés comme Abe Shin’ichi ou Tsuge Yoshiharu (voir Zoom Japon n°87, février 2019), lorsqu’ils traitent de leurs expériences personnelles, essaient toujours de les traduire dans leur travail et d’en faire des histoires indépendantes d’euxmêmes. Cependant, de nombreux auteurs de la jeune génération taïwanaise ont tendance à exprimer leur douleur en disant “moi”, ou à traduire en bandes dessinées les pensées chaotiques qu’ils ont dans la tête. Le pourcentage de ces œuvres est peut-être faible sur la scène de la bande dessinée alternative taïwanaise, mais il est remarquable, probablement parce que leurs compétences en matière de dessin sont du niveau des étudiants des écoles d’art. Après avoir constaté qu’il était possible de rompre avec les thèmes narratifs et les traditions des bandes dessinées de divertissement, certains auteurs semblent basculer vers l’autre extrême, dans des créations qui s’apparentent presque à des journaux intimes. Pour eux, le dialogue avec eux-mêmes devient plus important que la communication avec le lecteur.

Vendez-vous uniquement des livres traduits en chinois ? Si vous vendez également des livres en japonais, sont-ils des best-sellers ?

D. H. : Ces dernières années, il y a eu beaucoup d’éditions taïwanaises de mangas issus de Garo, et des livres que l’on pensait ne jamais voir publiés sont sortis, ce qui a vraiment affecté les ventes des livres originaux dans notre boutique, parce que les gens préfèrent attendre les éditions taïwanaises – ce qui reflète une caractéristique de notre boutique, à savoir que nous n’avons pas

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beaucoup de clients qui connaissent le japonais. La plupart de nos clients ont commencé à s’intéresser à ces mangas après avoir lu des articles à leur sujet sur Internet.

Avez-vous le sentiment que les Taïwanais sont plus intéressés par la culture japonaise que par la culture chinoise ?

D. H. : Même nos vieux amis indés, dans la trentaine et la quarantaine, écoutent maintenant des groupes d’idoles coréens. On a l’impression qu’une partie de la culture japonaise de divertissement a été internalisée par la culture taïwanaise. Les gens ne voyagent plus au Japon avec le sentiment de se rendre dans un pays ou une ville étrangère, et vous pouvez acheter des snacks japonais dans n’importe quelle supérette du coin à Taïwan.

Cependant, en raison de l’histoire unique de

Taïwan, de plus en plus de jeunes se demandent “qui sont les Taïwanais” ? “Quelle est la culture de Taïwan ?” Il y a dix ans, les bandes dessinées taïwanaises étaient encore l’objet de moqueries, mais aujourd’hui, il y a de plus en plus de chefsd’œuvre évidents.

Il y a beaucoup de très bons créateurs en Chine, mais en raison de leur environnement politique strict, la liberté de publication est supprimée, et lorsque je discute avec des créateurs chinois sur Internet, je ressens souvent leur impuissance et leur douleur. La jeune génération taïwanaise interagit beaucoup avec la culture pop chinoise en raison de son utilisation intensive d’Internet et de sa capacité à absorber de nouvelles informations, mais j’espère toujours qu’elle se rendra compte qu’il existe de nombreuses différences entre Taïwan et la Chine.

ProPos recueillis PAr GAbriel bernArd

David Huang en compagnie de son épouse.
Les œuvres d’abe Shin’ichi côtoient des essais signés YoMota Inuhiko ou MinaMi Shinbô.
Eric Rechsteiner pour Zoom
Japon
Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

GOÛT Une cuisine importée et digérée

Amateurs de cuisine, les Taïwanais ont su adapter et mettre à leur goût bon nombre de plats venus du Japon.

Sous domination japonaise durant cin quante ans, entre 1895 et 1945, Taïwan a par conséquent découvert assez tôt la cuisine japonaise. A l’époque, les restaurants japonais qui s’installaient à Taïwan étaient des tinés principalement aux clients japonais et les locaux fortunés. Et c’est au milieu du XXe siècle que cette cuisine a véritablement gagné en po pularité. Les sushi, tonkatsu (voir Zoom Japon n°62, juillet 2016), oden (une sorte de pot-au-feu mélangeant divers légumes et pâtes de poissons cuits dans du dashi), râmen (voir Zoom Japon n°26, décembre 2012), tempura, satsuma-age (pâte de poisson frite), yakiniku (viande grillée au barbecue) sont devenus des mets familiers pour une grande partie des Taïwanais. Ces plats, ils les déclinent cependant à leur manière. Il existe en effet des restaurants dits nisshiki (qui veut dire “à la manière de” ) que l’on retrouve également en Chine, en Corée, à Hong Kong ou à Singapour. Cette expression, lorsqu’elle est utilisée pour la cuisine, désigne souvent des plats ou des restaurants qui correspondent à l’image du Japon parfois adaptés localement. On peut ainsi y trouver des sushi qui sont très peu ou pas du tout assaisonnés au vinaigre, de la soupe miso et des râmen moins salés, de la mayonnaise plus sucrée, des maki sans riz (à la place, ils utilisent des choux crus finement coupés) fourrés aux asperges, au surimi… Mais après le boom de la culture japonaise dans les années 1980, la cuisine nippone ne cesse d’évoluer et les restaurants japonais se multiplient. Au même moment, les touristes taïwanais,

cuisine locale du quotidien, manifestent l’envie d’un répertoire de plats plus variés que ceux qui étaient traditionnellement au menu auparavant. Les Taïwanais partagent avec les Japonais un goût prononcé pour la street food, et les plats populaires tels que les brochettes, les okonomiyaki (galettes de farine avec des choux et autres ingrédients au choix : viande, calamar, œuf, parfois même des nouilles…) et les takoyaki (boulettes de farine fourrée au poulpe) font partie des plats préférés des Taïwanais. Autre particularité de Taïwan : les chaînes de restaurants japonais y sont souvent implantées, notamment celles qui proposent râmen, udon, sushi, tonkatsu ou encore teishoku (plateau composé d’un plat principal, de riz, d’une soupe et de tsukemono), ce qui permet aux Taïwanais de goûter des plats comme au Japon. De plus, les restaurants gastro -

cuisines de grande qualité – Taipei étant d’ailleurs devenue l’une des métropoles où il y a le plus de restaurants japonais dans le monde. La proximité géographique et culturelle entre ces deux pays fait que les échanges culinaires nippo-taïwanais, ainsi que les mets qui en sont issus comme par exemple le matcha bubble tea (voir Zoom Japon n°143, septembre 2024) étant une spécialité taïwanaise et le matcha une spécialité japonaise) ne cessent d’augmenter. A bien observer la créativité des Taïwanais, la souplesse avec laquelle ils incorporent les ingrédients et les mets nippons dans leur culture, on peut imaginer que, si les Japonais faisaient preuve d’autant d’ouverture d’esprit et d’enthousiasme pour la cuisine taïwanaise, elle donnerait un beau fruit dans la scène culinaire japonaise.

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Un restaurant de râmen à Taipei.

ZOOM GOURMAND

L A RECETTE DE HARUYO

PRÉPARATION

Mijoté de porc à la taïwanaise (Lu rou fan - Ló-bah-png)

01 - Cuire les œufs pendant 7-8 minutes dans l’eau bouillante pour en faire des œufs durs.

02 - Blanchir les légumes.

03 - Piquer le porc à l’aide d’une fourchette puis l’émincer en tranche d’environ 1-1,5cm d’épaisseur.

04 - Le disposer dans une poêle puis griller les deux côtés.

05 - Essuyer le gras du porc puis ajouter les condiments.

06 - Couvrir le porc avec le papier aluminium à la manière d’un otoshibuta (poser légèrement le papier aluminium sur le porc, sans le couvrir entièrement), puis cuire pendant 5 minutes à feu moyen.

07 - Retourner le porc puis recuire pendant 5 minutes.

08 - Ajouter les cinq épices et les œufs durs, puis cuire ensemble pendant 5 minutes.

09 - Servir sur du riz nature.

Pour préparer le porc mijoté à la japonaise, remplacer la sauce huître par la sauce soja et ne pas utiliser les 5 épices.

INGREDIENTS

(pour 2 personnes)

• 400g de porc (travers ou échine)

• 3 cuillères à soupe de saké

• 2 cuillères à soupe de sauce soja

• 1 cuillère à soupe de sauce huître

• 3 cuillères à soupe de sucre

• 1 cuillère à café de gingembre râpé

• 50 ml d’eau

• Cinq épices chinoises

• 1 botte de légumes verts (pak choï, épinard, etc.)

• 4 œufs

• Riz

Astuce

Florent Chavouet, ici à Tainan, a repris sa pratique du croquis de rue pour rapporter ses impressions taïwanaises.

Loin du ”comme au Japon”

Observateur attentif et fort d’une profonde expérience japonaise, l’illustrateur Florent Chavouet raconte Taïwan.

Je pourrais dire que les gens sont sympas, accueillants, qu’on y mange bien, que les services sont fiables et la vie pas chère. Je pourrais dire que c’est un pays à voir – est-ce un pays d’ailleurs ? – et qu’il y a “plein de choses à faire”. Enfin, je pourrais conclure que c’est un peu comme le Japon, mais pas vraiment.

Oui, je pourrais écrire tout ça, puisque rien n’est tout à fait faux, mais tout à peu près mal-

honnête. Et puis surtout, comparer un pays avec un autre est un exercice que je préfère contourner. Contournons alors.

Les raisons qui m’ont emmené à Taïwan, car il s’agit de Taïwan, sont bien différentes de celles qui m’ont embarqué au Japon bien des années auparavant. Le Bureau Français de Taipei – estce seulement un bureau ?– m’a offert d’inaugurer son tout nouveau programme de résidences artistiques nommé Villa Formose qui propose aux acteurs français de différents secteurs culturels (écriture, spectacles vivants...) de séjourner plusieurs semaines sur l’île.

Dans mon cas il s’agissait d’un mois et demi,

réparti sur deux sites. “La résidence de Taipei va vous plaire, c’est une villa japonaise restaurée.” J’ai apprécié l’attention que j’ai prise comme un pied de nez dans l’œil. Quelle étrange gymnastique que de loger dans un environnement d’une culture lui-même logé dans une autre. Pour le contournement, c’est raté. Il va bien falloir réfléchir à cette histoire de Japon et de Taïwan, si possible sans H majuscule. Bien sûr, j’en connaissais les grandes lignes, l’annexion, l’occupation, la colonisation et puis la rétrocession. Au-delà, le Japon n’avait plus que des souvenirs à proposer. Et, première curiosité, pas que des mauvais. J’ai pu le constater très tôt par

Eric Rechsteiner pour Zoom

les quelques affections que m’ont témoignées les Taïwanais rencontrés lors du salon international du livre de Taipei, au tout début de mon séjour. Certes, mes livres sur le Japon et les circonstances de ces échanges ont sans doute biaisé la représentativité du panel, mais j’ai été réellement surpris de l’engouement du public pour l’archipel. Aucune question suspecte, aucune référence marquée, pas de femmes de réconfort, de travailleurs forcés ou d’acculturation, comme si l’histoire avait vraiment perdu son H majuscule. Le passé s’était-il incliné devant la puissance culturelle du voisin nippon ? Il est vrai que les habits neufs de l’ancien colonisateur rassurent plus que les uniformes de l’autre côté du détroit et qu’un passé moins lointain que l’occupation japonaise. Je l’ai compris facilement une semaine après mon arrivée le 28 février, journée de commémoration du début de la Terreur Blanche. Ce nom donné aux trente années qui suivirent la passation de pouvoir aux Chinois nationalistes de Tchang Kai-Chek est une date tout à fait respectée par l’arrêt une minute durant de toute activité dans les rues de Taipei. Est-ce donc cela le secret d’un passé qui passe ? Qu’il soit suivi d’un pire passé ? Là s’arrête ma réflexion d’historien improvisé, incapable malgré lui de contourner le sujet. Le Japon avait été là pour certaines raisons, il l’est désormais pour d’autres et je peux donc transporter mon petit bagage sans retenue. Me voilà à Taïwan pour un mois et demi dans un rôle plus facile à porter pour moi, celui de dessinateur. Et, comme les vieilles habitudes ne se perdent jamais, j’ai renoué avec le croquis de rue, un mode pratique puisqu’il ne nécessite rien d’autre que le vagabondage distrait et un regard non sélectif sur l’environnement. C’est la façon dont j’ai vécu Tôkyô il y a bien d’années et c’est la même attitude qui m’a animé à Taipei. Novice en tout, béotien partout, je ne pouvais qu’aller à la cueillette aux surprises. Et pour qui découvre les rues de la ville pour la première fois, ces surprises sont nombreuses, fréquentes et parfois évidentes à tout le monde.

D’abord, cette densité de petits commerces en tout genre, quel que soit le chemin emprunté. Garagiste pour deux roues, échoppe de jus de fruits, thé et café, coiffeur pour humains, coiffeur pour chiens, boui-boui, vendeur de fruits, micro papeterie, marchand d’objets religieux... la liste est longue bien sûr, mais ce qui étonne, c’est surtout le maillage, la fréquence de ces petites boutiques. Il semble, surtout pour quelqu’un qui vient des campagnes françaises plutôt déshéritées, que chaque rue a son activi-

té minimale. Si bien qu’on peut être surpris, à double raison, lorsque l’on erre par hasard dans une ruelle où seulement une pauvre petite quincaillerie opère, sans le voisinage d’une école de musique, d’un vendeur de thé ou de billets de loterie. C’est très rare, mais parfois quelques rues ont une animation à peu près normale selon les critères européens (index Clermont-Ferrand). Cette vie urbaine, pour le promeneur, est une source renouvelée d’intérêt. On ne comprend pas forcément ce qui est vendu, si c’est ouvert

Florent Chavouet

ou fermé, peut-on entrer, c’est écrit quoi, tiens une boutique de bassines en plastique, la découverte est toujours suspendue dans l’air. Pour un dessinateur, cette ambiance est accompagnée d’une deuxième satisfaction, celle de la profusion de sujets à dessiner.

Prenons un boui-boui par exemple. Non pas celui-ci, l’autre d’en face, au coin des deux rues. Voilà. Prenons ce boui-boui. Entre ses chaises en plastique, son mobilier usé par des centaines de

clients, sa cuisine dont on ne sait où elle commence ni se termine et ce qu’elle contient, les cartons de légumes vides ou pleins, le carrelage au sol motif nougat, la télé inutile, la comptabilité entre deux commandes, l’enfant de la cuisinière qui fait ses devoirs ou des raviolis pour le soir et un chat qui n’a plus besoin de voler sa nourriture, les raisons de dessiner ne manquent pas. Comme dans le menu, il y en a pour tous les goûts et dans tous les sens, avec ou sans supplé-

ment “discussion avec les propriétaires”. Des petites scènes de théâtre de la sorte, il y en a en permanence dans les rues de Taipei. De Taïwan pourrais-je écrire exagérément, puisque dans ma deuxième résidence, à Tainan, j’ai constaté, toujours avec plaisir, ce même genre de tableau. J’aurais également pu proposer un autre exemple, celui du marchand de fruits et légumes, pourquoi pas, avec ses espèces étranges, ses variétés suspectes, ses produits en forme d’interrogations et ses cartons toujours aussi beaux, au point de susciter chez moi le début d’une collection. Ou encore, un atelier de rue où en dix mètres carrés il semble possible de réparer n’importe quelle machine, souder n’importe quelles pièces de métal, vidanger n’importe quelle huile. De toute façon tout est montré. Le voilà, sans doute, le secret de cette inspiration que je vois partout dans le décor. Tout semble apparent. En tout cas, ce qui d’ordinaire – d’ordinaire européen j’entends – serait plutôt caché, est ici aux vues de tous. L’intérieur, l’extérieur, devant ou derrière la scène, le théâtre des petits commerces taïwanais ne s’embarrasse pas de rideaux. Le réparateur dévoilera aux yeux des passants toute l’intimité de votre scooter, comme le cuisinier écaillera le poisson de votre soupe presque sur vos genoux. Cette absence relative de cloison entre le pourquoi du comment m’apparaît comme une invitation à recenser les détails, les gestes et les couleurs. A ceci près que les conditions techniques ne le permettent pas toujours. Boui-boui, pourquoi fermes-tu si tôt ? Laisse-moi une petite table pendant quelques heures. Non pas sous la clim, s’il te plaît. C’est le malheur du dessinateur installé dehors, trouver de la stabilité dans le décor.

Mettons-nous au vert alors. Une plante, ça ne bouge pas trop. Et à Taipei, le vert c’est en ville. Je n’évoquerai pas ici les grands parcs ou autres “collines des éléphants”, la nature est déjà dans leur intitulé et ne laisse aucun doute sur sa prestation. Non, penchons-nous plutôt sur le “petit vert”, celui, commun et presque aussi

envahissant, des plantes en pots, des fleurs qui poussent ça et là, entretenues par on-ne-sait-qui (réclament-elles de l’entretien ?) ou des arbres de trottoir, des banians par exemple. Quelle cathédrale de branches et de racines, ces banians. Un seul d’entre eux mériterait une cartographie de tous les chemins qu’il invente. Tel un poulpe perdu sur le béton ou une énorme bougie de bois en train de fondre, on ne sait si l’intéressé s’enfuit ou s’étale. Avec les ficus, bananiers et papayers, l’ordinaire des végétaux rencontrés en ville prend des allures de serre botanique. Toutes nos plantes tropicales d’intérieur sont ici les pissenlits et luzernes de nos champs. D’ailleurs, les Taïwanais décorent-ils leurs bureaux avec du trèfle ou des chardons ? Rêvent-ils de voir pousser un noisetier ou un bosquet d’orties au fond de leur jardin ? Questions pas si déplacées quand on constate que, faute sans doute de tilleul ou de marronnier, les parcs publics sont agrémentés de manguiers totalement anonymes. Manger une mangue qu’on a ramassée par terre, voilà une situation qui demande quelque examen lorsqu’on n’a connu ce fruit qu’en supermarché. Ce décalage entre l’ordinaire de chacun renvoie inévitablement à l’étonnement du voyageur pour les petits riens du quotidien, sur ce que l’habitant par habitude ne voit presque plus. Mon expérience japonaise avait commencé ainsi, sans qu’elle ne puisse jamais s’épuiser. Tiens, ça faisait longtemps que je n’avais pas parlé du Japon. Il faut dire, je n’y suis pas retourné depuis 2019. Ces déambulations aléatoires, l’étonnement facile, les bâtiments un peu bricolés et les boutiques hors d’âge, tout me ramène à ces premiers voyages dans l’archipel et cet appétit visuel permanent. Mais est-ce seulement une impression guidée par une nostalgie anecdotique et toute personnelle ou bien y a-t-il un peu plus d’indices concrets et objectifs dans ce rapprochement tentant entre les deux pays ? Si j’en reviens à la rue et à l’architecture, je dirai oui, un parallèle est possible et pas trompeur. Il y a en fait, ici ou là-bas, ce genre de quartiers populaires, aux

façades étonnamment dépareillées et pourtant accordées dans une logique impénétrable, une esthétique des quotidiens qui ont traversé plusieurs générations et dont on peut lire les strates dans l’accumulation des styles et des fissures. L’empire des carrelages qui recouvrent l’habitat taïwanais trouve ainsi un lointain cousin dans les panoplies graphiques des zones résidentielles japonaises. Dans les deux cas, outre ces considérations de surfaces dont chacun est libre d’apprécier la simple laideur ou le charme fragile, la façon d’occuper et habiter la rue emprunte à ce qui me semble la science la plus poussée du voisinage. C’est peut-être là la manifestation de ce côté village parfois décrit par le visiteur errant dans la capitale japonaise et qui, selon moi, se constate tout autant à Taïwan.

S’il y a une différence, elle tient plus dans le degré que dans la nature. Ces quartiers, à Tôkyô, je les cherchais. A Taipei, ils viennent tout seul. Et puis, il y a des signes plus évidents. Lorsqu’un journaliste étranger spécialisé dans la bande-dessinée a souhaité me rencontrer, le rendez-vous s’est fait à Hayashi, un grand magasin bien connu de Tainan, dont l’architecture des années 1930 trahit plus que le nom l’origine et qui est une des fiertés de la ville. Non loin, j’ai été invité au mémorial de Shitao Ye, une annexe du musée de la littérature, qui fut l’ancien ministère des Forêts pendant l’occupation japonaise et qui aurait toute sa place dans une photo de famille des édifices représentatifs de l’ère Meiji (1868-1912). J’ai appris par là même que le Made in Taïwan était le nouveau Made in Japan. Enfin dans un autre registre, tout en restant à la surface des choses, comment ne pas compter les nombreux restaurants de râmen (voir Zoom Japon n°26, décembre 2012), de sushis ou de pâtisseries japonaises. Bien sûr la culture populaire japonaise a essaimé à travers le monde depuis plusieurs décennies désormais, mais il y a probablement peu d’endroits où elle a trouvé un logement aussi accueillant qu’à Taïwan. Et c’est un Français qui vous le dit.

Ces touches de Japon, qu’elles soient récentes ou datées, discrètes ou prosélytes, avaient quelque chose d’étrangement familier pour le promeneur que j’étais, comme les rappels d’un lointain compagnon dont on a oublié de prendre des nouvelles et qui vous le fait savoir. D’ailleurs il s’est aussi manifesté de façon moins directe. L’avantage du dessin de rue, c’est qu’il transforme un exercice habituellement solitaire et souvent confiné, en pratique nomade et presque conviviale. J’avais pu en apprécier les premiers effets lorsqu’à Tôkyô, il y a déjà presque 20 ans, je m’étais mis à croquer mon quotidien en pérégrinant aléatoirement à vélo dans la capitale. Cet environnement n’avait rien de particulièrement propice aux rencontres et interactions sociales pour qui découvre le pays et ne parle pas la langue comme c’était mon cas. Pourtant, grâce au dessin en extérieur, chaque jour j’ai eu mon lot de discussions brèves, de public curieux, de questions timides ou d’encouragements francs et même de petites attentions bienvenues (nourriture et boisson, vous aviez compris). Ce raccourci de sociabilité qui dispense de présentations conventionnelles ou de contextualisations pénibles et qui m’avait tant aidé à interagir avec les Japonais, était il un particularisme local ou bien allait-il opérer aussi efficacement à Taïwan ?

Les débuts furent plus timides je dois l’avouer. Sans doute parce que j’ai mal appliqué la formule ou que mon allure était moins débonnaire. Mes premiers croquis extérieurs, je les ai réalisés presque clandestinement, caché le plus possible du flux urbain. Car ce que j’ai négligé d’inclure dans ma description toute personnelle de la rue taïwanaise et de son activité boutiquière, ce sont les cohortes de deux roues motorisés qui butinent sans repos la chaussée et l’espace public. Dans cet état de fait, j’ai engagé un contre pouvoir en persistant dans ma pratique du vélo, bien plus rare ici qu’à Tôkyô.

Ma monture, un “mamachari” acheté d’occasion à un revendeur septuagénaire aux abords d’une université pour la modique somme de

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trente euros pneus gonflés, chaîne révisée et béquille fixée, fut probablement ma plus pertinente acquisition durant mon séjour avec un dentifrice pour enfant goût pêche. Cette monture donc, m’a autorisé tous les déplacements possibles en égrainant progressivement et poliment ma découverte de la ville. Exactement comme à Tôkyô. Destination, circulation, bifurcation, improvisation, attention. Scooter. Dans cette guerre de territoire, je dois reconnaître que je n’étais pas tout à fait seul. Taipei a notamment mis en place Youbike, un service de location éphémère de vélos, à la manière de ce qu’on connaît déjà dans nos grandes villes françaises. La tribu des cyclistes est donc vouée à grandir et je ne désespère pas de la voir repousser la ligne de front au-delà de l’agglomération. Revenons à ma table à dessin. Cette circulation, un peu turbulente les premiers jours qu’on la subit, est justement ce qui m’a restreint dans mon champ d’observation. Je me suis alors planqué dans les recoins, les parcs un peu oubliés et parfois les cafés impersonnels. Dommage puisque je me privais ainsi des rencontres fortuites qu’était censé initier ce genre de pratique. Tout juste avais-je droit à la supervision de quelques regards passagers lorsque je gribouillais sur un petit carnet des brouillons ou des notes sommaires, au coin de ma table, entre mon bol de soupe, la coupelle de légumes saumurés et trois tâches de sauces. Néanmoins, à mesure de ma compréhension de l’environnement et de mes choix d’installation, les interactions se sont faites plus fréquentes et plus tangibles. Un palier indéniable, pour ne pas dire un point de non-retour, fut franchi lorsque j’entrepris de dessiner dans un parc public. Un vrai parc je veux dire, pas celui des débuts où personne d’autre que des moustiques moyennement motivés venaient s’enquérir de ma présence. Dans ce parc de Tainan donc (citons-le, le parc Shueipingwun), je n’avais pas qu’à me satisfaire des écureuils invasifs ou des retrouvailles avec cet oiseau étrange, mélange de poule et de héron,

que j’avais croisé à Taipei et que j’ai baptisé pouléron, non j’ai pu également, telle une Annie Chancel, renouer avec mon public. Enfin un public, puisqu’aucun ne m’appartient, d’autant que je suis un parfait anonyme. Les parcs urbains à Taïwan, du moins ceux de ce genre et de cette taille (300 x 300 mètres), sont annexés en journée comme en soirée par des petites communautés de personnes âgées, véritables bandes de têtes grises, qui, selon l’inspiration du moment, jouent aux dominos, pratiquent le Tai-Chi, écoutent la radio, discutent, débattent même ou, assez couramment, ne font rien. Ceux-là sont les plus dangereux. Méfiez-vous. Lorsqu’on s’installe discrètement à une table libre avec le modeste projet de dessiner un de ces fameux arbres dont l’intérêt a été vanté précédemment dans ce texte, on l’ignore mais on est déjà repéré par l’un des multiples radars plus ou moins camouflés sous une casquette ou une tonsure ascendante. Survient alors l’éclaireur, celui chargé d’établir une tête de pont. Il arrive bien en face de vous, sans virgule, et se pose à votre table. Parfois il y a un petit mot de salutation, parfois non. Vous pensiez répondre à quelques questions habituelles, mais il est encore trop tôt. Pour l’instant ce premier visiteur se contente d’observer votre début de dessin, de deviner le sujet dans le décor alentour et de vous regarder en acquiesçant. Vous aimeriez bien prendre l’initiative et vous présenter, mais votre chinois est encore plus menu que votre japonais. Donc vous continuez, il y a un dessin à faire. C’est alors qu’un deuxième fantassin arrive. C’est normal, il a vu son copain installé là. Ils discutent, l’un boit un jus, l’autre fume, tous deux ponctuent leur grande affaire par des coups d’œil de temps en temps sur votre feuille et sur la recherche de l’arbre représenté. Bonne pâte, vous tendez votre dessin pour faciliter son jugement et tandis qu’il passe de mains en mains, ce sont vos crayons et votre trousse qui sont examinés avec attention par un troisième acolyte apparu dans un angle mort et qui manifestement

s’est emparé d’une enquête. En moins de quinze minutes, la tête de pont a produit son effet, vous êtes désormais entouré d’une petite équipe de cinq ou six papys qui viennent et repartent guidés par des urgences imaginaires, et que votre présence ne dispense pas de continuer sur votre table leurs rituels quotidiens : radio, dominos, série télé sur le portable, thé, blagues, causerie sur les faits et les choses, siestes. En tant que nouveau sociétaire de la bande, vous avez malgré tout quelques espaces pour engager des discussions élémentaires. De toute façon votre feuille est en train de circuler chez les nouveaux curieux, vous pouvez tenter quelque chose. C’est ainsi qu’ils apprendront que vous êtes français, dessinateur, que vous restez trois semaines à Tainan, que cette ville vous intéresse et que vous aimeriez des suggestions de visites ou de restos pourquoi pas, que vous logez dans cette résidence que vous ne retrouvez pas sur la carte, que Taïwan c’est super on reviendra et que décidément le Chinois ce n’est pas facile à prononcer. Vous apprendrez par la même occasion que l’un fut policier et l’autre peut-être ouvrier (tapait avec un marteau). Au terme d’une durée de réalisation deux fois supérieure à celle pronostiquée au départ, et après un nombre incalculable de conjectures sur quel arbre a été dessiné, vous avez gagné votre ticket de sortie moyennant quelques promesses de revenir bientôt tout de même.

Voilà donc le genre de sociabilité, très ténue certes, superficielle oui, que permet le croquis extérieur et qui, inévitablement, me ramène à mes heures de gloire et de popularité éphémères lorsque je traînais mes crayons dans les quartiers oubliés de Tôkyô ou les potagers de Manabeshima. Je retrouve aussi une valeur sûre, qui ne trompe pas sur l’avenir d’un échange, c’est le niveau hasardeux de l’anglais pratiqué. Un anglais que je qualifierais de braconnier, tant on ne sait où et comment tel ou tel mot a été récupéré et quel usage il va en être fait. Je m’étais déjà satisfait de cette situation dans mes rencontres japonaises, mais c’est une nouvelle fois confirmé

KINO TA YO

À la Maison de la culture du Japon à Paris et au Musée Guimet Décembre à Mars en Val-dʼOise et salles par tenaires en France

ici, moins l’Anglais est là et plus l’imagination, l’astuce ou tout simplement l’apprentissage peuvent prendre de place. Et les conversations deviennent aussi bricolées que certaines rues où elles ont lieu. Un panel plus large de ces situations s’est invité à ma table peu de temps après. Pas la même table, une autre, en pièces massives de granit, encadrée par un petit autel à droite et un grand banian votif à gauche. Elle fut mon bureau pendant une quinzaine de soirs d’affilée et surtout l’élément d’un ensemble que mon goût pour les décors fouillés et patinés avait élu “zone d’intérêt supérieur”, label “dessin à faire”. En effet, en face de cette table, il y avait un boui-boui qui occupait l’angle de deux petites rues raisonnablement fréquentées. Ce boui-boui n’avait à priori rien de plus que n’importe quel autre croisé trente mètres auparavant si ce n’est que sa situation permettait de le dessiner calmement et qu’il était une synthèse parfaite de ce que Taïwan propose comme estaminets de rue. Je n’ai pas regretté ce choix, puisqu’en plus des amabilités des propriétaires (trois sœurs) qui venaient s’enquérir régulièrement de l’avancée des travaux tout en m’annonçant que mon repas du soir était gratuit, j’ai eu beaucoup de visites à mon bureau. Celles tout simplement des clients qui attendaient leur commande en prenant soin de ne pas gêner ma vue et qui proposaient une sociologie plus hétéroclite que dans le parc public. Se succédaient ainsi habitués de toutes les tranches d’âges, commerçants voisins, touristes taïwanais de passage dans l’ancienne capitale (oui nous sommes encore à Tainan) ou même étudiants en art venus partager les comptes Instagram.

Toutes ces conversations, plus ou moins laborieuses, prolongées ou éparpillées, avaient l’allure de la légèreté, de l’épisode passager, de la badinerie presque, et l’on pourrait en déplorer les limites ou la vacuité. Mais à ma hauteur, qui n’a jamais dépassé celle d’un promeneur d’un mètre soixante-quinze affublé de quelques mots locaux, ces moments sont des petits morceaux en forme d’indices. Ils complètent, à mon sens,

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une esquisse qui dépasse la feuille de papier et qui soutient ma moindre ambition de voyageur. De ce point de vue Taïwan n’a pas déplacé ma boussole, j’ai retrouvé là un terrain de prospection graphique et narrative inépuisable. Et je ne peux que penser au hasard de la vie qui fit précéder ma découverte du Japon à celle de cette île. Pour alléger mon discours sur ce pays – je crois que c’en est un – rencontré trop tardivement, je m’étais promis de ne pas trop abuser de l’expression si maladroite “comme au Japon”. Et dans le

Shinkansen (train à grande vitesse japonais entré en service en 2007 à Taïwan) qui me ramena à l’aéroport de Taoyuan, l’écueil fut balayé facilement, je n’ai jamais rejoint l’aéroport d’Ôsaka autrement qu’en train local. Florent cHAvouet* Références

* Auteur de plusieurs ouvrages sur le Japon parmi lesquels Tokyo Sanpo (Editions Picquier, 2009), Manabé Shima (Editions Picquier, 2010) ou encore Touiller le miso (Editions Picquier, 2020).

Florent
Chavouet

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Ont participé à ce numéro : Odaira Namihei, Gabriel Bernard, KOGA Ritsuko, Eric Rechsteiner, ALIN Ho, MISAWA Mamie, Jo Chen, SEKIGUCHI Ryôko, Florent Chavouet, MAEDA Haruyo

TAKACHI Yoshiyuki, KASHIO Gaku, TANIGUCHI Takako, MASUKO Miho, ETORI Shôko, MarieAmélie Pringuey, Marie Varéon (maquette)

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