ZOOM ACTU
ÉDITO Monstrueux
Le cinéma japonais est coutumier des longues séries cinématographiques. La plus célèbre d'entre elles, Otoko wa tsurai yo [C'est dur d'être un homme] avec l'inénarrable camelot Tora-san (voir Zoom Japon n°116, décembre 2021) a amusé des millions de Japonais tandis que celle mettant en scène Godzilla a effrayé autant de spectateurs. La première célèbre son 55e anniversaire et la seconde souffle ses 70 bougies cette année. Faute d'avoir perdu son acteur principal, il n'y aura plus d'autres films avec Tora-san. Godzilla, quant à lui, a fait la démonstration de sa capacité à renaître de ses cendres. C'est son histoire et son influence sur la société japonaise que nous vous invitons à découvrir dans ce numéro automnal.
La rédaction courrier@zoomjapon.info
40 %
Tel est le pourcentage des femmes âgées de 30 à 40 ans qui ne pratiquent aucun exercice physique, selon une étude réalisée par l'Agence japonaise des sports. D'après cette dernière, cela s'explique par le fait que les femmes de cette tranche d'âge sont généralement occupées à élever leurs enfants ou à travailler. Une tendance préoccupante en termes de santé.
L E REGARD D’ERIC RECHSTEINER
Nakayama, Shôdoshima, préfecture de Kagawa
Sur l'île de Shôdoshima, dans la mer Intérieure, qui servit de cadre au tournage du célèbre film Vingt-quatre prunelles (Nijûshi no hitomi) de Kinoshita Keisuke en 1954, les traditions rurales restent vives malgré le vieillissement et le dépeuplement. En témoigne ce spectacle de kabuki qui, depuis 350 ans, au moment du solstice d'automne, est donné dans l'enceinte du sanctuaire Kasuga. Tous les rôles sont tenus par les habitants du village qui perpétuent ainsi une longue et magnifique tradition.
ÉNERGIE Le nucléaire revient en force
Chugoku Electric Power a annoncé que le réacteur n° 2 de sa centrale de Shimane redémarrera au début du mois de décembre, ce qui permettra d'augmenter l'approvisionnement en électricité du pays cet hiver. Fermé en 2012 à la suite de la catastrophe de Fukushima, il sera connecté au réseau d'ici la fin du mois de décembre et entrera en service en janvier.
HISTOIRE Un prix Nobel de la paix mérité
Nihon Hidankyô, un groupe japonais de survivants de la bombe atomique, a remporté le prix Nobel de la paix 2024. Le président du comité Nobel, Jørgen Watne Frydnes, a déclaré que le groupe avait “grandement contribué à l'établissement du tabou nucléaire”. Il a salué l'utilisation par le groupe de témoignages pour s'assurer que les armes nucléaires ne soient plus jamais utilisées.
Godzilla et le Japon de 1954
Un concours de circonstances et un contexte particulier ont favorisé l'émergence du célèbre monstre japonais.
Dans les années 1950, le Japon est un pays en transition, encore marqué par les souvenirs douloureux de la guerre. Il tente d’aller de l’avant, de panser ses plaies physiques et psychologiques et de retrouver sa place sur la scène internationale. Dans ce contexte, la sortie de Godzilla (Gojira) en 1954 ne relève pas du hasard et peut être considérée comme l’aboutissement d’un long processus politique et culturel.
La guerre a officiellement et légalement pris fin le 8 septembre 1951, lorsque 49 nations ont signé le traité de San Francisco. Cependant, le Japon a dû attendre sept mois supplémentaires pour que le traité soit officiellement ratifié. Ce n’est qu’à ce
moment-là que l’occupation militaire du Japon par les Alliés a pris fin. Le jour même du traité de San Francisco, le Japon et les Etats-Unis ont signé un traité de sécurité qui, entre autres, donnait aux Américains le droit de maintenir des bases militaires sur le sol japonais et établissait ce que certains ont appelé “ l’indépendance subordonnée” du Japon à l’égard de Washington.
Le 1er mai 1952, quelques jours seulement après l’entrée en vigueur du traité, plus d’un million de personnes ont participé à 331 manifestations dans tout le pays. A Tôkyô, des milliers de manifestants (parmi lesquels des groupes de gauche dont on pensait qu’ils préparaient une révolution violente) se sont heurtés à la police devant le Palais impérial. Deux personnes ont été tuées, 2 300 ont été blessées et 1 230 ont été arrêtées.
L’article 9 de la Constitution japonaise, entrée en vigueur en 1947, stipule que le Japon ne maintiendra jamais “des forces terrestres, mari-
times et aériennes, ainsi que d’autres moyens de guerre”. Par conséquent, les bases américaines à Okinawa et dans d’autres régions ont été justifiées comme étant le seul moyen de défendre le pays en cas d’attaque.
Toutefois, lorsque la guerre de Corée a éclaté en 1950, la 24e division d’infanterie américaine stationnée au Japon a été envoyée au combat, laissant le pays sans protection armée. La solution du général MacArthur a consisté à créer une réserve de police nationale légèrement armée. Deux ans plus tard, la force initiale de 75 000 hommes est portée à 110 000 hommes avec la création des Forces de sécurité nationale, qui sont à leur tour réorganisées en tant que Forces d’autodéfense en juin 1954.
La guerre de Corée, qui s’est achevée en 1953, a également joué un rôle essentiel dans le redressement du Japon après la guerre. Très proche de la péninsule coréenne, le Japon est devenu une
sorte de base industrielle pour les Etats-Unis et, tout au long du conflit, les entreprises locales ont reçu des demandes de fournitures, d’armes et d’autres équipements de la part des forces armées américaines. Cela a entraîné une période de forte croissance économique.
L’économie mise à part, l’année 1954 a commencé sous de mauvais auspices. Le 2 janvier, le domaine du Palais impérial est ouvert au grand public, via le pont Nijûbashi, pour l’événement annuel au cours duquel la famille impériale apparaît au balcon pour saluer les visiteurs. Profitant du soleil, plus de 380 000 personnes sont venues assister à l’audience publique, un nombre trop important pour être géré par le personnel de sécurité. A 14 heures, la situation est devenue chaotique. Vers 14 h 15, une femme âgée qui se trouvait devant la foule a trébuché, et les personnes qui se trouvaient derrière elle sont tombées sur elle les unes après les autres, créant un gigantesque effet domino. Au final, 17 personnes sont mortes et 82 ont été blessées, dont certaines grièvement. La politique intérieure a également été perturbée. Le 1er février, la Diète a examiné une affaire de fraude liée à Hozen Keizaikai, un groupe d’investissement privé qui, à son apogée, avait attiré 150 000 investisseurs en leur garantissant des dividendes élevés. On a fini par découvrir que les profits de la société ne provenaient pas d’investissements réels mais étaient le fruit de la spéculation boursière. Ces révélations ont été faites alors que les cours de ses actions s’étaient effondrés l’année précédente, entraînant des pertes évaluées à environ 4,4 milliards de yens. En outre, les Japonais ont appris qu’une partie de l’argent avait servi à financer des personnalités politiques parmi lesquelles des figures importantes comme Hatoyama Ichirô, Ikeda Hayato et Satô Eisaku. Finalement, le président de Hozen Keizaikai, Itô Masutomi, a été condamné à dix ans de prison pour fraude. Hatoyama, Ikeda et Satô, en revanche, ont été Premiers ministres entre 1954 et 1972, le dernier étant aussi distingué par le prix Nobel de la paix en 1972. Si de nombreux Japonais n’étaient pas satisfaits de leur classe politique, ils pouvaient se réjouir pour d’autres choses. L’une d’entre elles était la lutte professionnelle. A partir du 19 février, l’ancien lutteur de sumo Rikidôzan et le célèbre judoka Kimura Masahiko se sont associés dans une série de matchs contre les frères canadiens Sharpe, contribuant à populariser ce sport et accroître son audience télévisuelle. Des dizaines de milliers de Japonais sont venus les encourager avec ferveur au Memorial Hall de Tôkyô et devant les “téléviseurs de rue” que la chaîne commerciale Nippon Television avait installés dans les espaces publics.
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Dans les années 1950, des millions de Japonais ont vu dans ces lutteurs une chance de venger les humiliations subies pendant l’occupation alliée et de réaffirmer un sentiment de fierté nationale. Dans cette nouvelle arène de théâtre athlétique chorégraphié et de simulacre de combat qu’est la lutte professionnelle, Rikidôzan est rapidement devenu une star – un héros national qui, grâce à sa technique, a battu des Américains beaucoup plus grands et toujours prêts à utiliser des coups bas. Ses victoires à l’arraché dégagent alors un sentiment de justice morale et font du lutteur la deuxième personne la plus célèbre du Japon d’après-guerre, après l’empereur. Ironiquement, cette figure japonaise par excellence était en fait un Coréen nommé Kim Sin-rak, qui était d’abord venu au Japon pour devenir lutteur de sumo et avait souffert de discrimination en raison de ses origines. Lorsqu’il a obtenu la citoyenneté japonaise en 1951, il s’est vu attribuer une nouvelle identité (affirmant être né près de Nagasaki) et toutes les traces de son passé coréen ont été effacées. Cependant, ses fans s’en moquaient éperdument. Rikidôzan se battait du bon côté, et les Japonais avaient désespérément besoin de quelqu’un ou de quelque chose pour les aider à exorciser les fantômes de la défaite.
Car ces derniers planent toujours sur le Japon. Le 1er mars, la marine américaine a fait exploser une bombe à hydrogène au-dessus de l’atoll de Bikini, près des îles Marshall, dont la puissance était 1 000 fois supérieure à la bombe atomique larguée sur Hiroshima. À quelque 130 kilomètres à l’est de l’explosion, un thonier japonais, le Lucky Dragon No. 5, et ses 23 membres d’équipage ont été exposés aux retombées nucléaires. Après leur retour au port, tous les membres de l’équipage ont été déclarés malades des radiations et l’un d’entre eux est décédé des suites d’un empoisonnement aux radiations. L’incident du Lucky Dragon a suscité l’indignation de l’opinion publique, qui a considéré que c’était la troisième fois que les Japonais étaient victimes de l’atome. En outre, plus de deux mois après les essais à Bikini, la radioactivité était toujours détectée dans la pluie. Cela a conduit, le 8 août, à la création du Conseil national contre les bombes atomiques et à hydrogène (Gensuikyô).
Dans les années 1950, la radio, le cinéma et la télévision naissante (les premières émissions régulières datent de 1953) ont diverti des millions de personnes tout en les aidant à exorciser leurs souvenirs traumatisants de la défaite. Entre avril 1952 et avril 1954, le radiodiffuseur public NHK a diffusé le feuilleton radiophonique Kimi no nawa [Quel est ton nom ?]. L’émission s’est avérée si populaire, en particulier auprès des femmes, que l’histoire a été adaptée en un
film en trois parties (1953-54) qui a battu tous les records au box-office et a même déclenché une mode. Lorsque l’émission de radio s’est achevée en 1954, elle a donné lieu à un roman en quatre volumes. Les deux protagonistes, Machiko et Haruki, se rencontrent pour la première fois sur le pont Sukiya, dans le centre de Tôkyô, lors du raid aérien américain du 24 mai 1945. Ils se sont mutuellement sauvés la vie et se sont promis de se retrouver sur le pont exactement six mois plus tard. Cependant, alors que Haruki revient à cet endroit tous les six mois, Machiko ne peut pas en faire autant. Comme dans tout bon mélodrame, l’intrigue comporte de nombreux rebondissements, mais le cœur de l’histoire est que l’amour de Machiko pour Haruki est irrémédiablement mêlé à des souvenirs de perte : la même nuit où elle a trouvé son véritable amour, elle a perdu ses parents. Ce n’est que lorsque Machiko sera prête à affronter son passé qu’elle pourra retrouver Haruki. D’autres questions abordées dans cette histoire, la prostitution et les enfants interraciaux, sont également liées aux conséquences de la défaite japonaise. L’histoire ne mentionne jamais le rôle joué par les forces d’occupation, mais l’influence américaine sur la vie des personnages est toujours présente, inévitable.
Les années 1950 sont également l’âge d’or du cinéma japonais avec pas moins de cinq grandes compagnies, certains studios produisant deux films importants par semaine. Rien qu’en 1954, 370 longs métrages ont été produits et projetés dans les quelque 7 000 salles du pays, générant un revenu d’environ 20 milliards de yens. C’est l’époque aussi où les films japonais se font également remarquer à l’étranger. Après Rashômon de Kurosawa Akira (voir Zoom Japon n°4, octobre 2010) récompensé à Venise en 1951, La Porte de l’enfer (Jigokumon) de Kinugasa Teinosuke remporte, 3 ans plus tard, le Grand Prix du Festival de Cannes, tandis que Les Sept Samouraïs (Shichinin no samurai) de Kurosawa et L’Intendant Sansho (Sanshô dayû) de Mizoguchi Kenji sont distingués à Venise. La fin de l’occupation alliée a mis fin à la censure cinématographique. Les drames d’époque, qui avaient été interdits, reviennent alors sur le devant de la scène. Désormais libres de jeter le regard qu’ils veulent sur la guerre passée, les réalisateurs japonais produisent à la fois des œuvres nostalgiques comme Battleship Yamato (Senkan Yamato, 1953) et Opération Kamikaze (Taiheiyô no washi, 1953) et des méditations anti-guerre poignantes comme Vingt-quatre prunelles (Nijûshi no hitomi, 1954) de Kinoshita Keisuke. La concurrence entre les sociétés cinématographiques est devenue si intense que les années 1950 sont souvent qualifiées de “guerre des
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studios”, chaque grande société (Tôei, Tôhô, Shôchiku, Daiei et Nikkatsu) se disputant la domination d’un marché en pleine expansion et allant jusqu’à essayer de s’arracher les réalisateurs et les acteurs les uns des autres. La Tôhô était l’un des plus anciens et des plus respectés. Elle comptait dans ses rangs des réalisateurs du calibre de Kurosawa et de Naruse Mikio. Cependant, elle était alors affaiblie par une série de luttes syndicales et cherchait de nouveaux moyens de battre la concurrence. C’est dans ces circonstances qu’en 1954, alors qu’il feuilletait une revue spécialisée dans le cinéma, l’un de ses producteurs Tanaka
Tomoyuki a pris connaissance du succès phénoménal d’un film de monstres américain sorti l’année précédente et intitulé Le Monstre des temps perdus (The Beast from 20,000 Fathoms) Ce long-métrage, animé par Ray Harryhausen, raconte l’histoire d’un monstre préhistorique qui revit à la suite d’un essai atomique. Sentant que les films de monstres pourraient trouver un marché au Japon, Tanaka convainc d’autres dirigeants de la Tôhô de tenter l’expérience. Si le risque était énorme, il eut la chance de voir l’expert en effets spéciaux Tsuburaya Eiji (voir Zoom Japon n°60, mai 2016) et le réalisateur Honda Ishirô, qui avaient déjà travail-
lé l’année précédente sur le projet Opération Kamikaze, rejoindre le projet.
Au départ, Honda Ishirô n’était pas très enthousiaste à l’idée de réaliser un film de monstres. Cependant, l’incident du Lucky Dragon l’a incité à utiliser un monstre pour revenir sur l’expérience du Japon en temps de guerre et sur les méfaits des armes nucléaires. Il a même insisté pour que la créature souffle un rayon radioactif (voir pp. 10-12).
Certes, les Etats-Unis ne sont jamais mentionnés dans le film, mais les spectateurs japonais n’ont pas manqué de voir dans Godzilla la bombe atomique américaine ou de sentir la présence de l’ennemi anonyme tout au long de l’histoire. Le réalisateur a cependant évité de faire une référence directe à l’incident du Lucky Dragon, n’y faisant allusion que dans la première scène, lorsqu’un bateau de pêche est anéanti par une représentation symbolique de l’explosion de Hiroshima. Godzilla sort le 3 novembre et connaît un succès populaire retentissant, mais les critiques japonaises sont mitigées. Elles accusent le film d’exploiter la dévastation généralisée que le pays a subie pendant la Seconde Guerre mondiale ainsi que l’incident du Lucky Dragon. De plus, frustré par la réticence des producteurs à pointer du doigt la responsabilité américaine, un écrivain insiste sur le fait que Godzilla aurait dû traverser le Pacifique et attaquer les villes américaines au lieu de Tôkyô (voir pp. 22-25). Quoi qu’il en soit, en transformant la bombe atomique et l’Amérique elle-même en monstre (pour certains observateurs, même les catcheurs professionnels américains en visite ressemblaient à des monstres), la culture populaire japonaise a réussi à aborder des questions importantes qui restaient étouffées dans le discours politique. Le sentiment de perte a été transformé en forces destructrices qui, dans le cas des films de monstres, défient l’entendement humain.
Ironiquement, dans une scène qui n’est peutêtre pas intentionnelle, Godzilla piétine sans pitié le pont Sukiya, symbole des souvenirs douloureux de Kimi no nawa. Depuis son apparition dans le feuilleton radiophonique, entouré d’une ville rasée par les raids aériens, le pont était devenu une sorte d’espace liminal ; un symbole de la défaite tragique du Japon qui continuait d’attirer les orphelins, les cireurs de chaussures et d’autres personnes désespérées. Pour Machiko, Tôkyô pouvait changer, mais le pont Sukiya resterait toujours le même. Malheureusement, Godzilla ne partageait pas ses sentiments : il est arrivé peu de temps après les heureuses retrouvailles de Machiko et Haruki et a détruit le pont, reproduisant en quelque sorte la scène de destruction en temps de guerre d’où ces souvenirs ont émergé à l’origine.
Gianni Simone
DESTIN Né de père presque inconnu
Bien qu'il soit arrivé tardivement sur le projet du premier film, Honda Ishirô a contribué à en faire une légende.
C’est toujours la même histoire : tout le monde connaît des personnages emblématiques de la culture pop tels que Superman, Batman, Hello Kitty et James Bond, mais peu de gens peuvent citer leurs créateurs.
Jusqu’à présent, le Grand G est apparu dans 33 films japonais et cinq films américains. Pourtant, seuls les fans inconditionnels du roi des monstres connaissent Honda Ishirô, l’homme qui a réalisé huit de ces films, dont le premier en 1954, et qui peut être considéré comme le cinéaste japonais ayant connu le plus grand succès international avant Miyazaki Hayao.
Bien entendu, l’œuvre cinématographique de ce cinéaste, qui s’étend sur 50 ans, ne se limite pas à Godzilla. Il a réalisé 46 films, allant du drame à la comédie en passant par la guerre et la science-fiction, mais il est indéniable qu’il a gagné une place spéciale dans l’histoire du cinéma pour l’influence qu’il a exercée sur les films catastrophes et les films de monstres fantastiques.
Zoom Japon s’est entretenu avec Kiridôshi Risaku, critique, scénariste, réalisateur et auteur de Honda Ishirô, mukan no kyoshô [Honda Ishirô, le maître sans couronne] paru en 2014. Dans son livre, il a passé en revue les scénarios que le cinéaste possédait lui-même et dans lesquels il avait ajouté de copieuses notes et des directives spécifiques, et les a comparés avec chacune de ses œuvres cinématographiques. C’était la première fois que quelqu’un examinait et analysait avec autant de détails ce que Honda faisait réellement sur le plateau de tournage. L’ouvrage est né d’une série d’articles et d’essais publiés sur le réalisateur. “A l’origine, ’Le Maître sans couronne’ était le titre d’un article en deux parties que j’ai écrit il y a 20 ans pour un magazine”, se souvient Kiridôshi Risaku. “Le titre a été choisi par le rédacteur en chef, mais j’ai trouvé qu’il correspondait bien au sujet et je l’ai repris pour mon livre. A bien y réfléchir, l’œuvre de Honda a été à peine reconnue, en particulier au Japon. A l’étranger, des réalisateurs tels que Quentin Tarantino et Guillermo del Toro le tiennent en haute estime, mais il n’a jamais remporté de prix important et a été constamment éclipsé par Tsuburaya Eiji, directeur des effets spéciaux de la Tôhô (voir Zoom Japon n°60, mai 2016), ou par le compositeur de musique Ifukube Akira. Honda a rarement été sous les feux des projecteurs. Il ne s’est jamais distingué, même en tant que personne. Il
préférait rester dans l’ombre, travaillant tranquillement sur ses films sans faire de bruit”. Kiridôshi Risaku et d’autres critiques estiment que le travail de Honda Ishirô est fondamentalement différent de celui des autres réalisateurs parce qu’il a réussi à créer son propre univers cinématographique. “Tout d’abord, ce qui le distingue des autres cinéastes, c’est qu’il a su capter et interpréter de manière réaliste les réactions des humains face à un phénomène aussi incroyable qu’un monstre géant. Il a été le premier à obtenir un tel effet. Bien sûr, tout le monde savait que ces monstres n’existaient pas dans la réalité, mais il a
travaillé très dur pour donner l’impression qu’ils étaient réels, et il l’a fait avec style”, assure le spécialiste. “Par la suite, la Tôhô a décidé d’explorer différentes voies, par exemple en ajoutant un peu plus de comédie, quelques éléments ludiques, ou en incorporant de l’action de type karaté hongkongais, mais Honda a toujours essayé autant que possible de rester fidèle à l’histoire originale, à la peur, à la terreur et à la tragédie d’un monstre qui fait des ravages dans la vie des gens”. On dit souvent que Honda tournait ses films comme des documentaires, et Kiridôshi affirme que les exemples ne manquent pas pour
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corroborer cette opinion. “Il s’intéressait à l’origine aux personnes confrontées à des phénomènes naturels et ses premières réalisations, avant même qu’il ne tourne Godzilla, portent sur ce thème. Lorsqu’il était jeune, il était un cinéphile avide et a été particulièrement impressionné par L’Homme d’Aran (Man of Aran, 1934) de Robert J. Flaherty, même s’il avait un amour profond pour l’océan. Le film dépeint la lutte acharnée de l’homme contre la nature sur une petite île irlandaise rocheuse entourée d’une mer déchaînée. Comme il y a très peu de terre sur Aran, ils font des légumes en recouvrant les rochers d’algues”, témoigne-t-il.
L’Homme d’Aran est un docufiction, c’est-à-dire un film narratif avec une touche documentaire. D’ailleurs, les premières œuvres de Honda
Ishirô, comme Aoi shinju [La perle bleue, 1951] sur la vie quotidienne des pêcheuses de perles et Minato e kita otoko [L’homme qui vint au port, 1952] sur les artilleurs d’un bateau de chasse à la baleine, sont des longs-métrages de style documentaire. “Lorsqu’il a réalisé Godzilla, je pense qu’il l’a envisagé sous cet angle. C’est-à-dire qu’il voulait donner l’impression que les choses se passaient réellement. Par exemple, lorsque les navires sont détruits au début, nous ne savons toujours pas si c’est l’œuvre de Godzilla, et ces scènes ainsi que les réactions des familles des personnes disparues en mer sont très réalistes”, souligne le critique.
“Il était doué pour faire bouger de grands groupes de personnes, comme dans les scènes où les gens fuient devant le monstre. Il a également fait appel
à de vrais membres des forces d’autodéfense et des garde-côtes japonais plutôt qu’à des acteurs, et les a habilement déplacés comme s’ils avaient été réellement déployés sur les lieux des attaques”, ajoute Kiridôshi Risaku.
Une autre chose qui a été mise en avant à propos du travail du cinéaste est que, contrairement à d’autres réalisateurs, il voulait contrôler les moindres détails de ses films, depuis la conception initiale et la planification jusqu’au scénario et aux dialogues. Par exemple, Honda Ishirô a fait appel à neuf monteurs différents au cours de ses 25 films fantastiques, et l’on suppose généralement qu’il effectuait lui-même le montage en indiquant simplement au monteur où et quand faire les coupes. Il existe également quelques photos prises sur le vif du réalisateur sur le plateau de tournage, le montrant en train d’encadrer ses acteurs tout en tenant une copie roulée du scénario qu’il emportait religieusement avec lui pendant le tournage. Il tenait particulièrement à dicter avec précision les mouvements et les gestes de ses acteurs, les accompagnant dans leurs scènes, leur montrant comment il voulait qu’ils bougent, comment ils réagissaient, et même quels boutons appuyer sur une console. Cette approche pratique est réputée avoir marqué ses films de l’empreinte du réalisateur.
“La réalisation d’un film est un travail d’équipe et je ne pense pas que Honda Ishirô ait été étroitement impliqué dans tous les aspects de son travail”, estime le spécialiste. “Les parties où apparaissent les monstres et les super-armes étaient évidemment laissées au directeur des effets spéciaux, tandis que le producteur était chargé de la planification et que le scénariste était responsable de l’histoire. Certains peuvent donc avoir une image étriquée du réalisateur d’un film à effets spéciaux, pensant qu’il ne fait que coordonner le jeu des acteurs, ou qu’il est un “artisan” qui gère habilement chaque scène. Cependant, lorsque j’ai écrit mon livre, j’ai lu les scripts utilisés lors des tournages et j’ai remarqué que de nombreuses parties différaient du film réel. Cela me fait penser que Honda Ishirô a dû faire des changements pour améliorer le film et le rendre plus réaliste. Même après l’écriture du scénario, il n’hésitait pas à le modifier ici et là”.
Lorsqu’il dirigeait une scène, Honda pensait toujours à la façon dont les prises de vues réelles seraient intégrées aux effets qui suivraient. “Il a presque fait le montage du film dans sa tête. Dans ses films, une prise ne dure généralement que quelques secondes, 30 secondes étant le maximum. En effet, il était très doué pour faire correspondre les effets spéciaux à l’histoire en veillant à ce que les effets spéciaux atteignent leur apogée, par exemple en insérant intentionnellement des scènes calmes avant l’attaque du monstre”, rappelle Kiridôshi Risaku. D’autres réalisateurs traitent ces histoires comme des films d’action ou des divertissements.
Mais pour Honda Ishirô, les batailles et les scènes d’effets spéciaux n’étaient qu’une partie de l’histoire. Il voulait aller plus loin et amener le public à réfléchir aux raisons pour lesquelles ces choses se produisaient à l’écran.
“N’oublions pas que l’histoire originale de Godzilla a été écrite par le romancier Kayama Shigeru. Honda n’était que le réalisateur et a rejoint le projet à mi-parcours. Il a ensuite modifié l’histoire pour mieux exprimer son message, à savoir que les essais nucléaires avaient donné naissance à Godzilla. Par exemple, l’histoire originale de Kayama se termine sur une note d’espoir, avec la suspension volontaire des essais nucléaires dans le monde entier. Mais le cinéaste a changé cela. Il a déclaré : “Est-il possible pour l’humanité de revenir en arrière maintenant que nous sommes entrés dans l’ère nucléaire ?”. Il a estimé qu’avec la menace constante d’une guerre nucléaire entre l’Amérique et l’Union soviétique, il ne pouvait y avoir de fin aussi douce. Il voulait que les gens se rendent compte que l’avenir serait loin d’être rose” affirme le critique. En ce qui concerne la relation entre le cinéaste et la Tôhô, Kiridôshi Risaku rappelle qu’il a travaillé pour la même société tout au long de sa carrière, même lorsqu’il est devenu indépendant. “Le premier Godzilla est sorti en 1954, alors
que ses deux derniers films sur Godzilla sont sortis respectivement en 1969 (Ôru kaijû daishingeki/ All Monsters Attack) et en 1975 (Les Monstres du continent perdu/Mekagojira no gyakushû). Comme vous pouvez le constater, il y a eu un écart de quelques années entre les deux derniers films, mais pendant cette vingtaine d’années, lorsqu’il s’agit de films à effets spéciaux, Honda est le premier réalisateur qui vient à l’esprit. La direction de la Tôhô lui mettait constamment la pression pour rendre les choses plus extrêmes, plus violentes, ou pour ajouter des scènes plus comiques, mais il essayait autant que possible de ne pas trahir sa vision originale”, explique-t-il. “Mais ce n’est pas tout, bien sûr. Il était très éclectique. En tant que fan de Godzilla, j’ai découvert, en faisant des recherches pour mon livre, que la Tôhô pensait qu’il n’était pas vraiment fait pour les films à effets spéciaux et qu’il serait plus à l’aise dans les films familiaux”. De nombreux anciens collègues de Honda Ishirô estiment que la grande majorité des films qu’il a réalisés ne l’ont pas été par choix, mais par obligation. En outre, dans la seconde moitié des années 1960, il n’a pas apprécié la décision du producteur Tanaka Tomoyuki d’insuffler de l’humour aux films de monstres pour les rendre plus attrayants pour un public plus jeune, mais il
a admis plus tard qu’il n’avait jamais pu vraiment s’opposer aux changements de la Tôhô.
“Il est vrai qu’il n’était pas considéré comme un réalisateur ayant beaucoup d’individualité. Certains l’ont qualifié d’homme d’entreprise loyal ou de tortionnaire, surtout lorsqu’on le compare à des réalisateurs aux qualités d’auteur affirmées comme Kurosawa Akira (voir Zoom Japon n°4, octobre 2010) et Ozu Yasujirô (voir Zoom Japon n°31, juin 2013), qui avaient établi leur propre style. Malgré tout, je pense que s’il a pu travailler si longtemps pour la Tôhô, c’est parce qu’il était rapide et fiable, qu’il faisait généralement de bons films et qu’il rapportait de l’argent à la société. D’une certaine manière, son malheur a été la popularité de Godzilla qui a fini par l’éclipser, lui et les autres réalisateurs qui ont fait ces films. C’est un peu comme Sherlock Holmes : tout le monde connaît le célèbre détective amateur, mais peu de gens se souviennent du nom de son auteur. Dans le cas de Honda Ishirô, ses films de monstres étaient le produit du système des studios de l’époque. il a fidèlement suivi les souhaits de la Tôhô de profiter de l’engouement pour les effets spéciaux, et lorsque ce boom a pris fin, sa carrière en tant que réalisateur s’est également arrêtée”, note Kiridôshi Risaku. G. S.
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RENCONTRE Et le nucléaire dans tout ça ?
La question de l'atome est centrale dans l'émergence de Godzilla. Mais son traitement montre les limites du débat.
Lorsque l’on parle de Godzilla, on ne peut pas faire l’impasse sur la question nucléaire. Après tout, la création du personnage a été fortement influencée par un incident réel qui a rappelé à tout le monde Hiroshima et Nagasaki. Zoom Japon s’est entretenu avec Yamamoto Akihiro sur les attitudes contradictoires du Japon d’après-guerre à l’égard de l’énergie nucléaire, telles qu’elles apparaissent notamment dans la série des films de Godzilla. Professeur associé au département de culture générale de l’université d’études étrangères de la ville de Kôbe, il est spécialisé dans l’histoire du Japon moderne et l’histoire culturelle des médias. Il a beaucoup écrit sur la question nucléaire au Japon, notamment dans le livre Kaku to Nihonjin : Hiroshima, Gojira, Fukushima [Les Japonais et le nucléaire : Hiroshima, Godzilla, Fukushima] publié en 2015 chez Chûô Kôron Shinsha.
Dans l’immédiat après-guerre, la bombe atomique et l’énergie nucléaire étaient des symboles de puissance au Japon, mais peu de gens parlaient des risques qu’elles représentaient.
Yamamoto Akihiro : Après la guerre, le Japon était occupé par les puissances alliées, de sorte que toutes les informations étaient soumises à la censure. Par exemple, des chercheurs des universités de Tôkyô, Kyôto et Kyûshû ont étudié l’exposition aux radiations à Hiroshima et Nagasaki. Cependant, les informations étaient détenues par le GHQ et les résultats n’ont été révélés qu’après la fin de l’occupation. En d’autres termes, entre 1945 et 1952, les discussions sur l’énergie nucléaire n’étaient autorisées que si elles étaient perçues de manière positive. Cela a inévitablement déterminé l’attitude des gens sur cette question. Ils n’avaient pas accès à des informations fiables sur les aspects négatifs de l’énergie nucléaire. Pour eux, l’énergie nucléaire symbolisait la façon dont la science pouvait conduire le monde vers un avenir radieux.
En fait, le monde entier semblait partager cette attitude. Immédiatement après la défaite du Japon, des négociations ont eu lieu aux Nations unies entre l’Union soviétique et les Etats-Unis sur la manière de gérer l’énergie nucléaire. On attendait beaucoup des Nations unies pour qu’elles contribuent à l’utilisation pacifique de l’atome. Comme vous le savez, cela ne s’est pas
produit, mais il n’en reste pas moins qu’au début de la période d’après-guerre, les opinions des gens étaient influencées par la situation internationale (y compris la censure) et la foi dans la science et le progrès.
Dans votre livre, vous montrez comment cela a eu un impact concret sur la culture pop japonaise.
Y. A. : L’énergie nucléaire apparaît dans les mangas et les anime de deux manières différentes. D’une part, elle est utilisée comme un symbole de grande force et de puissance destructrice. Par exemple, dans le manga de judo Igaguri-kun de Fukui Eiichi, qui a commencé à être publié en série en 1952, le rival du protagoniste utilise un mouvement spécial appelé “jet de bombe atomique”. Pour les lecteurs, cependant, ce nom ne véhicule aucune image négative. Le manga Pikadon-kun de Murotani Tunezô paru en 1951, est un autre exemple. Dans cette œuvre, le protagoniste est appelé Pikadon parce qu’il met tout sens dessus dessous lorsqu’il panique. Cependant, “pikadon” est aussi un terme qui fait référence à la bombe atomique, mais dans ces histoires, les souvenirs tragiques de la bombe A sont absents.
L’autre façon de présenter l’utilisation de l’énergie nucléaire est de montrer qu’elle rend un personnage plus fort. L’exemple le plus connu est bien sûr Astro, le petit robot (Tetsuwan atomu) de Tezuka Osamu. Cependant, pendant l’occupation, il existait des histoires similaires antérieures à l’œuvre de Tezuka, comme Chôjin Atomu et Atomu Shônen, dans lesquelles le protagoniste a le pouvoir de vaincre les lutteurs de sumo. L’explication scientifique de sa force est qu’il a été exposé à la bombe atomique, de sorte que le bombardement nucléaire a été transformé en un événement positif.
Toutefois, face aux risques d’une guerre nucléaire et à la crainte des essais nucléaires, comment l’attitude des Japonais a-t-elle changé ? Y. A. : Pour les Japonais, la guerre de Corée, qui s’est déroulée juste à côté de notre pays, a été un événement considérable. Cinq ans seulement s’étaient écoulés depuis la fin de la guerre, mais le général MacArthur évoquait la possibilité d’utiliser la bombe atomique contre la Chine. Puis, en 1952, le Japon a retrouvé sa souveraineté. La liberté d’expression s’est alors installée et de nombreuses personnes ont pris conscience des aspects négatifs de l’énergie nucléaire. En ce qui concerne les essais nucléaires, qui sont également à l’origine de la naissance de Godzilla,
il s’agissait d’une époque où les Etats-Unis et le Royaume-Uni procédaient à des essais nucléaires dans le Pacifique Sud, et le Japon s’y opposait clairement.
En ce qui concerne la guerre nucléaire, le facteur le plus important dans les années 1950 a été Spoutnik, le premier satellite lancé par l’Union soviétique en 1957. Le fait que l’Union soviétique ait réussi à lancer un satellite signifiait qu’elle pouvait également lancer des missiles. En 1945, des avions avaient largué des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, mais il suffisait désormais d’appuyer sur un bouton pour atteindre un lieu éloigné. La situation a atteint son paroxysme lors de la crise des missiles de Cuba en 1962. C’est également à cette époque que le mouvement pacifiste japonais a commencé à prendre de l’ampleur.
Sorti en 1954, Godzilla a été surnommé le monstre de la bombe à hydrogène parce qu’il raconte l’histoire d’un dinosaure du Jurassique chassé de son habitat par des essais répétés de bombes à hydrogène. Abe Kazunosuke, qui a dessiné la première version du monstre pour ce film, a même proposé une tête en forme de champignon atomique, et la peau caractéristique du monstre aurait été inspirée par des cicatrices chéloïdes. Quel a été l’impact du film sur les Japonais ?
Y. A. : Le film a certainement eu une forte influence sur le public japonais. Il peut être considéré comme le côté sombre de la question nucléaire. Astro, le petit robot représente le côté lumineux de l’avenir nucléaire, tandis que Godzilla symbolise son pouvoir destructeur et le passé tragique du Japon. Le monstre attaque Tôkyô la nuit, et ces scènes rappellent clairement les raids aériens de 1945. Après tout, neuf ans seulement se sont écoulés depuis la fin de la guerre. Le deuxième point important concerne les radiations émises par le monstre. Comme vous le savez, elles sont directement inspirées de l’essai nucléaire de Bikini et d’un incident au cours duquel un bateau de pêche japonais a été exposé aux radiations des retombées radioactives (voir pp. 4-6). Godzilla a réussi à incarner les craintes que de nombreuses personnes partageaient à l’époque. C’est aussi un film très bien fait, meilleur que ce que les réalisateurs pensaient qu’il serait (voir pp. 7-9). Il n’est donc pas étonnant qu’il soit devenu un grand succès. Un autre élément remarquable du film est que lorsque le monstre arrive, l’Amérique ne vient pas en aide du Japon, tandis que les forces d’autodéfense japonaises ne font pas le poids. En fin
de compte, c’est une nouvelle arme conçue par un scientifique japonais qui vient à bout de Godzilla. Dans les décennies suivantes, les gens ont remis en question les effets négatifs du progrès scientifique, mais dans les années 1950, la fin de Godzilla était en phase avec les sentiments de nombreux Japonais.
Faisons un bond en avant jusqu’aux années 1980. Le film Le Retour de Godzilla (Gojira), sorti en 1984, marque un retour aux origines effrayantes de Godzilla. Cependant, tout au long de la décennie suivante et jusqu’à Godzilla contre Destoroyah (Gojira VS Desutoroia, 1995), le monstre commence à absorber les radiations et à les convertir en énergie, comme dans le film de 1984, lorsque Godzilla attaque une centrale nucléaire sans faire de réels dégâts. Que pensez-vous de cette nouvelle ère de Godzilla ?
Y. A. : Comme vous l’avez souligné, après la phase mignonne et enfantine de la décennie allant du milieu des années 1960 au milieu des années 1970, Godzilla a été remodelé pour devenir une menace pour l’humanité. Je trouve que le fait que le monstre absorbe des matières radioactives et les transforme en énergie est une chose très japonaise. D’un côté, les producteurs voulaient faire un film d’horreur. Cependant, ils ne voulaient pas mettre en évidence les dommages causés par les radiations parce qu’ils cherchaient avant tout à divertir les gens. En outre, le Japon possédait - et possède toujours - de nombreuses centrales nucléaires, et je suppose qu’ils voulaient éviter de montrer l’industrie nucléaire sous un jour négatif.
Je dirais que l’on peut diviser la série Godzilla en trois phases principales : l’effrayante époque de 1954, les années 1980 et le nouveau cycle commencé par Shin Godzilla d’Anno Hideaki et Higuchi Shinji (2016), dans lequel le monstre est à nouveau une centrale nucléaire à la dérive.
En 1986, un accident nucléaire s’est produit à Tchernobyl. Malgré cela, l’opinion publique japonaise n’a pas évolué de manière significative en faveur de l’abolition de l’énergie nucléaire. Comment cela se fait-il ?
Y. A. : Pour de nombreux Japonais, Tchernobyl semblait bien loin, même si, après cette catastrophe, l’opinion publique s’est fortement mobilisée contre le nucléaire. Mais ce mouvement a été de courte durée. Je dirais qu’elle a duré deux ou trois ans. Il y a plusieurs raisons à cela. D’une part, le mouvement antinucléaire est surtout né dans les milieux musicaux et contre-culturels. Les musiciens de rock populaires ont commencé à ajouter des messages émotionnels dans leurs chansons, de sorte que, dans un sens, le message antinucléaire a été consommé comme
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une tendance. L’économie japonaise se portait également très bien, et les messages antinucléaires sont devenus des produits de base dans la culture de consommation des jeunes. Bien entendu, le mouvement antinucléaire s’appuyait sur les médias de masse tels que les magazines de rock, les mangas, etc. Or, l’empereur
Shôwa est mort en janvier 1989 et les médias locaux sont entrés dans une phase de retenue. Cette disparition soudaine des moyens de diffusion des opinions antinucléaires a également entraîné le fléchissement du mouvement.
En outre, comme je l’ai mentionné, c’était l’époque de la bulle économique, et l’on crai-
gnait que l’arrêt des centrales nucléaires ne mette un terme à la croissance du Japon. C’est un point très important lorsque l’on considère l’énergie nucléaire comme une théorie de la civilisation, bien qu’il soit difficile de dire si les centrales nucléaires sont liées à la croissance économique. Bien sûr, le lobby nucléaire a insisté sur le fait que les centrales nucléaires étaient indispensables à la croissance de l’économie.
Comme vous l’avez mentionné, la troisième ère importante de Godzilla a commencé en 2016 avec la sortie de Shin Godzilla. Dans ce film, le monstre est également considéré
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comme une métaphore de la catastrophe nucléaire de 2011 à Fukushima.
Y. A. : Fukushima (voir Zoom Japon n°10, mai 2011) était clairement dans l’esprit d’Anno Hideaki et Higuchi Shinji. Pensez à la dernière scène. Godzilla est finalement gelé et arrêté près de la gare de Tôkyô. Cependant, on ne sait pas si et quand il pourra à nouveau se déplacer. Je pense que tous ceux qui ont regardé Shin Godzilla en 2016 ont eu l’impression d’une centrale nucléaire qui n’avait pas encore été arrêtée. C’est juste une métaphore pour le drame en cours à Fukushima. En fait, à ce jour, il n’est pas encore terminé. A cet égard, le réalisateur a envoyé un message fort.
Par ailleurs, il est expliqué dans le film que les matières radioactives dispersées par Godzilla ont une durée de vie très courte de 20 jours et que leurs effets sur le corps humain disparaissent au bout de deux ou trois ans. Qu’en pensez-vous ?
Y. A. : C’est le même problème que j’ai souligné à propos de la série dans les années 1980. Il serait choquant que Godzilla, figé en plein milieu de Tôkyô, continue d’émettre des radiations. La so -
ciété de production a probablement pensé qu’il serait trop déprimant d’interdire l’entrée dans la capitale et sa région pendant une longue période, comme à Tchernobyl, et a donc facilement écarté les effets des radiations sur l’environnement. Encore une fois, c’est typique de la pensée japonaise. Ils soulignent le problème, avant d’essayer d’en minimiser les conséquences.
Dans Shin Godzilla, ils se concentrent également sur l’utilisation possible d’armes nucléaires, c’est-à-dire sur le fait de bombarder Tôkyô ou non, afin de détruire le monstre. Pour moi, ce qui est frappant, c’est qu’ils parlent de ce sujet plus directement et avec plus d’insistance que dans n’importe quel autre film mettant en scène Godzilla.
Dans le passé, ils n’ont jamais évoqué l’éventualité que les Etats-Unis larguent une bombe nucléaire sur le Japon. Ce qui me semble remarquable, c’est que le débat ne met en scène que des hommes politiques. Dans le premier film en 1954 et dans le film de 1984, une plus grande partie de la société était impliquée. Dans Shin Godzilla, au contraire, tout le débat se limite au gouvernement et aux forces d’autodéfense, comme si seul le point de vue des élites valait la
peine d’être montré.
Ne pensez-vous pas que même après Fukushima, l’opposition du public à l’énergie nucléaire a été un peu plus faible que prévu ?
Y. A. : En effet, après un accident d’une telle ampleur, je m’attendais à une plus grande mobilisation. Aujourd’hui, après une dizaine d’années seulement, les centrales nucléaires fonctionnent à nouveau normalement et les gens se demandent si un autre tremblement de terre va se produire ou non (voir Zoom Japon n°139, avril 2024). Cela montre à quel point la situation est difficile au Japon. Ce pays est obsédé par le mythe de la croissance économique. Nous ne pouvons pas arrêter les centrales nucléaires, sinon de nombreuses personnes perdront leur emploi, et nous devons donc supporter la pression du monde des affaires. C’est une sorte de maladie, un héritage négatif du Japon de l’après-guerre : l’idée que nous ne pouvons pas ralentir mais que nous devons devenir de plus en plus riches. Ce que ces gens disent, c’est qu’au lieu de penser à l’avenir, il vaut mieux profiter du présent, et quoi qu’il arrive plus tard, eh bien, nous serons déjà morts.
ProPoS recueilliS Par G. S.
PHÉNOMÈNE
A jamais dans les mémoires
Le monstre apparu sur les écrans en 1954 est devenu un symbole national et international.
Dans Godzilla, Mothra et King Ghidorah : Giant Monsters All-Out Attack (Gojira, Mosura, Kingu Gidorâ : Daikaijû sôkôgeki, 2001), l’un des personnages principaux du film, le producteur de télévision Kadokura Haruki, un homme de médias blasé qui pense que la plupart des programmes qu’il produit sont stupides, déclare que “Godzilla est dépassé”. Cependant, ce film a été vu par près de 2,5 millions de personnes et a rapporté 2,7 milliards de yens, devenant ainsi le troisième film japonais le plus rentable en 2002.
Cette œuvre a été suivie de huit autres films japonais et de quatre films hollywoodiens. Neuf d’entre eux sont sortis au cours des dix dernières années, faisant de Godzilla un événement cinématographique annuel. Ce n’est pas si mal pour une franchise qui, au milieu des années 1970, semblait avoir atteint sa limite. L’endurance du monstre peut être attribuée à la capacité de la franchise à s’adapter à l’évolution du climat social et culturel mondial. D’une part, le Grand G est devenu plus grand et plus fort que jamais. Dans le premier film de 1954, il mesurait 50 mètres, une taille suffisante pour dominer le paysage urbain de Tôkyô. La Tour de Tôkyô (voir Zoom Japon n°3, septembre 2010) n’a été achevée qu’en 1958, et jusqu’en 1963, la loi japonaise sur les normes de construction fixait une limite de hauteur absolue de 31 mètres. En 2016, dans Shin Godzilla, la taille du monstre est passée à 118,5 mètres.
Selon Peter H. Brothers, l’un des premiers rédacteurs du légendaire fanzine Japanese Giants et auteur de trois livres sur Godzilla et Honda Ishirô (voir pp. 7-9), le monstre est né comme une allégorie des armes nucléaires, puis, à la fin des années 1960, il est passé du statut de méchant à celui de héros, défendant l’humanité contre les extraterrestres et d’autres monstres, avant de redevenir méchant ces dernières années. Cependant, au-delà de ces changements, Godzilla et les autres monstres de la Tôhô ont un point commun qui les a fait aimer des fans. “L’élément unique des films de monstres de Honda qui les distingue de ses contemporains occidentaux était le concept de représenter les diverses bêtes déchaînées et les extraterrestres aussi bien comme des victimes que comme des méchants. Les énormes monstres devaient mourir simplement parce qu’ils n’avaient plus leur place dans le monde moderne”, écrit-il dans
Mushroom Clouds and Mushroom Men (Authorhouse, 2009). Dans un entretien donné en 1968, le cinéaste a d’ailleurs déclaré que “les monstres sont des êtres tragiques. Ils ne sont pas mauvais par choix. Ils sont nés trop grands, trop forts, trop lourds. C’est leur tragédie. Ils n’attaquent pas les gens parce qu’ils le veulent, mais à cause de leur taille et de leur force, l’humanité n’a pas d’autre choix que de se défendre. Après avoir vu plusieurs histoires comme celle-ci, les gens finissent par développer une sorte d’affection pour les monstres. Ils finissent par se soucier d’eux”. “Honda Ishirô s’est donné beaucoup de mal pour présenter ses monstres non pas comme des créatures terrifiantes, mais comme des animaux exotiques qui pourraient vivre en paix si on les laissait tranquilles, comme s’ils avaient eux aussi le droit d’exister. Malheureusement, dans un monde dirigé par les hommes, une telle situation est tout à fait impossible. Ces fins ambivalentes donnent aux films fantastiques de Honda une profondeur de sentiment unique et posent la question des victoires creuses de l’humanité. Même après que le redoutable et destructeur Godzilla ait été pulvérisé, il semble peu probable que les Japonais pensent à marquer l’occasion en déclarant une fête nationale”, confirme Peter H. Brothers. En ce qui concerne la transformation soudaine de Godzilla de créature terrifiante en protecteur de l’humanité, le spécialiste explique qu’elle reflète l’évolution de l’époque dans laquelle ces films ont été réalisés. “A l’époque, d’autres studios japonais produisant leurs propres films de monstres mettaient la pression sur la Tôhô. Daiei, en particulier, a sorti un film sur une tortue monstrueuse intitulé Gamera (Daikaijû Gamera) en
novembre 1965. Le film a fait d’énormes recettes, mais le plus important pour son producteur était que le monstre était considéré comme un champion des enfants.” A partir de ce moment, la comédie et les séquences de monstres frénétiques allaient donner le ton futur de la série.
“Honda a déclaré plus tard qu’il était en fait heureux de s’éloigner de ces films. Il avait du mal à humaniser Godzilla comme le voulait la Tôhô, ou à laisser Mothra agir comme médiateur entre Godzilla et Rodan dans Ghidrah, le monstre à trois têtes (Sandai kaijû : Chikyû saidai no kessen, 1964), et il lui aurait certainement été difficile de réaliser Le Fils de Godzilla (Kaijûtô no kessen : Gojira no musuko, 1967)”, ajoute-t-il. L’Américain avoue qu’il n’est pas un grand fan des films de la seconde moitié des années 1960. “Je suis d’une génération qui aurait dû être plus attachée aux films de monstres, mais même lorsque j’étais enfant, j’avais tendance à les fuir, pensant qu’ils étaient de qualité inférieure simplement parce qu’il s’agissait de films de monstres ou d’horreur. Avec le recul, cependant, je pense que c’était simplement parce que, à ma manière, j’avais intériorisé les valeurs des adultes de l’époque. En y repensant aujourd’hui, je crois que Godzilla a continué à vivre à l’écran jusqu’à aujourd’hui parce que Honda avait la conviction et la détermination que les enfants ne pouvaient pas être facilement dupés”, estime-t-il.
Contrairement à Peter H. Brothers, le critique japonais Kiridoshi Risaku (voir pp. 7-9) aime beaucoup les films de Godzilla de la fin des années 60. “Je suis né en 1960 et depuis l’époque où j’étais à l’école primaire, un nouveau film de
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Godzilla sortait chaque année. Je les ai tous vus et je croyais fermement que Godzilla était un ’bon gars’ qui combattait et vainquait les méchants monstres. Vous pouvez imaginer ma surprise lorsque mes parents, mes professeurs et d’autres adultes m’ont dit que Godzilla était autrefois une créature effrayante. Je crois que j’ai vu le premier Godzilla à la télévision quand j’étais en avant-dernière année du primaire et je me suis dit qu’il était vraiment méchant ! Puis, en 1984, un nouveau film sur Godzilla est sorti après une interruption de plusieurs années, et il est redevenu l’ennemi de l’humanité, et c’est toujours le cas aujourd’hui. Quand on y pense, Godzilla n’a été un héros sympathique que pendant une courte période dans l’histoire de cette très longue franchise. Quoi qu’il en soit, je garde un bon souvenir de Godzilla le gentil parce qu’il me rappelle mon enfance”, raconte-t-il.
Le Japonais, qui a vu tous les films mettant en scène le monstre, affirme que les films américains, aussi bons soient-ils, ne peuvent rivaliser avec les films japonais. “Après tout, le Japon est un
pays qui a subi les bombardements atomiques , et c’est au Japon que le premier Godzilla a été réalisé, à partir d’une histoire japonaise, avec des effets spéciaux japonais. Je suis fier que nous ayons créé une saga aussi puissante et réussie, et à en juger par les nouveaux titres, Shin Godzilla et Godzilla Minus One (2023), je dirais que cette franchise a un bel avenir devant elle”, estime-t-il. “Les films réalisés en Amérique ne sont pas mauvais. Le problème avec ces œuvres, cependant, c’est qu’elles commencent avec une certaine conscience sociale, un accident nucléaire, mais à mi-parcours, vous réalisez que ce n’est qu’un divertissement et que le film a généralement une fin relativement heureuse. Dans les films américains, en d’autres termes, le thème social n’est que le déclencheur de l’aventure, de l’action, qui est bien sûr bonne en soi, et je suis sûr que de nombreux fans japonais de Godzilla l’apprécient ou même la préfèrent. Cependant, je pense qu’il est important de ne pas perdre de vue les problèmes de la vie réelle, comme l’énergie nucléaire et l’ombre de la guerre, qui constituent l’axe spirituel de Godzilla”, ajoute Kiridoshi Risaku. Peter H.
Brothers reconnaît que c’est ce qui fait de Godzilla un si grand personnage. “Il a été suggéré que si Honda Ishirô n’avait jamais réalisé un autre film après Godzilla, son importance dans les annales de l’histoire du cinéma n’en aurait pas été diminuée, et il y a plus qu’un minimum de vérité dans cette suggestion. En effet, Honda n’a jamais réalisé un autre film qui ait eu un impact plus important sur sa carrière que Godzilla”, confirme-t-il. Entre-temps, l’influence de Godzilla a largement dépassé le domaine de la fantaisie. A environ 600 km au sud-est de l’île d’Okinotori, le point le plus méridional du Japon, Godzilla est apparu au fond de l’océan Pacifique sous la forme d’un gigantesque mégamullion (un complexe de noyaux océaniques). Selon le département d’information marine des garde-côtes japonais, un mégamullion est une élévation en forme de dôme avec un glissement vertical à grande échelle formé lorsque le manteau sous la croûte terrestre est exposé sur le plancher océanique. Découvert en 2001 lors d’une étude gouvernementale visant à délimiter le plateau continental, ce mégamullion mesure 125 km de long et 55 km de large, soit une superficie équivalente à trois fois celle de Tôkyô. Lors d’une conférence internationale visant à déterminer les noms de la topographie sous-marine, il a été décidé de nommer le site “Godzilla Megamullion Topographic Zone” en raison de sa taille. En effet, bien qu’il n’ait pas exactement la forme de Godzilla, il s’agirait du plus grand mégamullion de la planète, avec une série de crêtes de 1 000 à 2 500 mètres de haut.
Lorsque le Japon a proposé ce nom, les gardescôtes japonais, qui servent de secrétariat au comité d’examen national, ont obtenu l’accord préalable de Tôhô, propriétaire de la marque Godzilla. Le nom a été enregistré en 2022 à l’issue des délibérations du sous-comité sur les noms des entités sous-marines, créé conjointement par l’Organisation hydrographique internationale et les organisations compétentes de l’UNESCO. Jean Derome
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ROMAN L'aventure, c'est l'aventure
Si vous avez lu le manga signé taniGuchi Jirô (2004) et apprécié l'adaptation animée de Patrick Imbert (2021), il ne vous reste plus qu'à lire l'œuvre originale qui les a inspirés. Publié initialement sous la forme d'un feuilleton dans la presse, ce roman est une merveille littéraire que la traduction limpide de Corinne Atlan sublime un peu plus. Le Sommet des dieux (Everesuto kamigami no itadaki), de YumemaKura Baku, trad. par Corinne Atlan, Editions Paulsen, 2024, 35 €.
ESSAI Un autre visage du Japon
Membre de la génération des pionniers de l'ère Meiji, naKae Chômin a participé à la diffusion de la philosophie de Rousseau au Japon après son séjour en France en 1871. Sa contribution au débat des idées a été cruciale et Eddy Dufourmont nous permet d'en prendre conscience avec cet ouvrage fouillé et passionnant.
Nakae Chômin, la mise en politique d'une philosophie rousseauiste au Japon (1874-1890), d'Eddy Dufourmont, Classiques Garnier, coll. Constitution de la modernité 54, 2024, 35 €.
VIDÉO Gamera, un des concurrents de Godzilla
Alors qu'on annonce pour la fin de l'année la sortie du coffret Godzilla Minus One chez AlltheAnime, Roboto Films, nouveau venu dans le monde des éditeurs vidéo, nous propose un coffret comprenant les trois films de la série Gamera sortis dans les années 1990. Personnage créé en 1965 par les studios Daiei en réponse à l'engouement suscité par les films mettant en scène Godzilla (voir pp. 4-14),
Gamera est une tortue géante toute aussi terrifiante que le monstre de la Tôhô.
Elle remporta un certain succès qui conduisit la Daiei a en produire d'autres jusqu'en 1980. Il a fallu attendre 1995 pour qu'on lui redonne vie en s'appuyant sur des effets spéciaux particulièrement réussis. Ce sont les trois films produits pendant cette période que cette édition limitée propose de découvrir. Gamera, la trilogie Heisei. Coffret de trois films signés KaneKo Shûsuke et higuchi Shinji, Roboto Films, 2024, 60 €.
N IHONGOTHÈQUE
Totonou
Le verbe “totonou” évoque traditionnellement les notions de “rangement”, “d’arrangement” ou d’“état de préparation” Utilisé sous forme passée ou adjectivale “totonotta”, on peut dire par exemple : “la préparation du voyage est totonotta” ou “je suis psychologiquement totonotta pour chanter en public”. Cependant, lorsqu’il est prononcé par les amateurs de sauna, son sens évolue. “Totonotta !”, voilà ce qu’ils s’exclament après une séance, symbolisant le moment où le corps est totalement “remis à zéro” et l’esprit plongé dans une transe relaxante, grâce à la chaleur apaisante. Cela va bien au-delà d’une simple sensation de bien-être après un bain ou un massage ; c’est un véritable rééquilibrage corporel et mental. Écrit plutôt en hiragana qu'en caractère chinois et popularisé depuis 2019, ce terme a gagné en notoriété grâce à une série télévisée inspirée du manga Sadô, qui signifie “la voie du sauna”, subtil jeu de mots avec “sadô”, “la voie du thé”.
Cette série a en effet lancé la troisième vague de l’engouement pour les saunas au Japon. La première remonte à 1964, lors des Jeux olympiques de Tôkyô, où un sauna finlandais avait été installé près du village des athlètes. La seconde est survenue dans les années 1990, avec l’apparition des “super sentô” (bains publics modernes). Après 2019, les saunas sont omniprésents à travers l’archipel, que ce soit dans des sentô, des cabines spéciales en plein Tôkyô, ou dans des campings à la campagne. Dans ce pays, où les onsen (sources thermales) sont emblématiques, de plus en plus de jeunes préfèrent se “totonou” dans des espaces privés, loin des bains partagés avec des inconnus. C'est pourquoi l’expression “totonou” est particulièrement répandue au sein de cette génération. Lors de votre prochain voyage au Japon, pourquoi ne pas vous offrir une séance de sauna et crier "Totonotta !", un mot que je n'ai jamais prononcé en France ? Et vous, avez-vous déjà ressenti cet état en restant en France ?
KoGa ritSuKo
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LITTÉRATURE Akutagawa vu par Peace
Dans une sorte de docufiction littéraire, David Peace livre un portrait unique du père de la nouvelle japonaise.
En 1984, alors qu’il s’apprêtait à publier une biographie attendue de l’écrivain russe Anton Tchekhov, le romancier Henri Troyat avait publié, dans les colonnes du journal Le Monde, un remarquable texte intitulé sobrement Le métier de biographe “D’habitude, le besoin presque physique d’écrire une biographie me saisit aux tripes lorsque je viens de terminer un roman. Après m’être coltiné pendant des mois des personnages imaginaires, après avoir essayé de rendre la fiction plausible et le mensonge émouvant, après avoir sué d’angoisse sur les orientations arbitraires d’une intrigue, après avoir maudit cent fois l’excès de liberté qui fait que tout est permis au créateur de mythes, j’éprouve soudain l’envie de reprendre contact avec la réalité, d’obéir à des documents authentiques, bref, de passer du rêve à la vie. Alors j’entre dans une ère paisible et studieuse. Je sens de nouveau le sol sous mes pieds”, écrivait-il. Avant d’ouvrir le nouvel opus de David Peace publié en France et consacré à la vie de l’écrivain Akutagawa Ryûnosuke, on pouvait se demander si le Britannique avait été pris par la même envie quand il a décidé d’entreprendre ce récit. En pleine réalisation de sa trilogie japonaise (voir Zoom Japon n°4, octobre 2010), il semblait avoir répondu à la nécessité de sortir de son travail de fiction pour s’attaquer à l’étude de la vie de “[s]on écrivain japonais préféré” auquel il a emprunté des techniques d’écriture, nous avaitil confiés en 2010.
A l’instar d’Henri Troyat qui se disait “incapable de considérer son aventure de l’extérieur, en commentateur froid et lucide qui connaîtrait d’avance tous les jalons de l’itinéraire”, David Peace n’a
finalement pas livré une biographie ordinaire remplie de faits et de dates construite comme un rapport de police. Il a écrit un roman composé de 12 histoires qui relatent des incidents de la vie et de l’œuvre d’Akutagawa Ryûnosuke qui a vécu de 1892 à 1927 et dont l’une des œuvres les plus connues Dans le fourré (Yabu no naka) a inspiré Kurosawa Akira pour son film Rashômon en 1950. Père de la nouvelle japonaise, l’écrivain a eu une existence particulière qui se prête parfaitement au traitement choisi par David Peace pour l’aborder avec force et précision.
Akutagawa a construit sa notoriété grâce à ses qualités uniques de conteur dont David Peace se fait l’écho en permanence dans son livre qui transporte le lecteur dans le quotidien et la tête de cet auteur hors pair qui grandit dans la timidité et la peur. “Toute la nuit, toute la journée. Tu as peur, tu as peur. (…) Mais dans une pièce, dans une pièce seulement. Il y a des livres, il y a tant de
livres. Qui viennent d’un monde différent, d’un monde meilleur. Et dans cette pièce, dans cette pièce seulement. Tu as moins peur, tu es beaucoup moins craintif”, rapporte le romancier britannique dans son style fragmenté et incantatoire auquel ses lecteurs se sont habitués au fil de ses œuvres. Comme Henri Troyat qui s’engageait à ne “cacher aucune des faiblesses de [s]on protagoniste”, David Peace brosse avec brio le portrait d’un homme torturé qui finira par renoncer à la vie pour s’enfoncer “pour toujours et à jamais, dans le fourré, dans le fourré et entre nos vies, dans le fourré…” Une œuvre brillante qui donne envie d’écrire des biographies.
oDaira namihei
Référence
Patient X, le dossier Ryûnosuke Akutagawa (Patient X, The Case-Book of Ryûnosuke Akutagawa), de David Peace, trad. de l’anglais par Jean-Paul Gratias, Rivages, 24 €.
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ESSAI Tôkyô comme on l'a rarement lu
Philippe Pons livre un portrait intime de la principale cité japonaise qu'il a parcourue depuis plus de 50 ans.
Le récent succès international du film Perfect Days de Wim Wenders est venu rappeler que le regard que nous portons sur la capitale japonaise reste “une sorte d’allégorie de l’altérité pour l’Occident” comme le rappelle Philippe Pons en introduction de son dernier livre intitulé Tôkyô-Bohème. Même s’il ne fait pas spécifiquement référence au film récompensé à Cannes, le journaliste, qui y a posé ses valises pour la première fois il y a près de 55 ans, ressent le besoin de livrer un autre regard, plus intime dans ce “recueil de moments glanés au hasard des rencontres” à travers lesquels il dessine les contours d’une ville dont il a vécu les évolutions sans chercher à en imposer une interprétation. Au fil des pages, celui, qui continue de nous livrer régulièrement des nouvelles du Japon, s’est fixé comme objectif de “délier l’esprit d’évidences si “évidentes” qu’elles n’étaient pas perçues comme telles pour entrevoir d’autres cohérences, d’autres découpages du réel, d’autres quêtes du bonheur, d’autres gestes, d’autres lumières. Un brouillage de certitudes qui conduit à s’interroger sur les conditions historiques et anthropologiques du système de pensée dont nous avons hérité”. Cela peut paraître ambitieux voire présomptueux, mais Philippe Pons ne se pose pas en donneur de leçons. Il préfère nous entraîner dans ses promenades qui l’ont conduit à plonger dans la profondeur d’une ville où “subsistent en archipels des quartiers, pas nécessairement beaux mais riches du foisonnement de la vie ordinaire”. “Plusieurs “villes” se côtoient, s’enlacent – ou s’ignorent – dans la capitale”, ajoute-t-il. C’est tout le mérite du journaliste que de chercher à nous rappeler que le génie
de Tôkyô réside dans ses “quartiers-villages” et non les toilettes conçues par les grands noms de l’architecture, comme voudraient nous le faire croire les autorités japonaises, avec la complicité de certains observateurs étrangers, qui se satisfont de cette superficialité accommodante faite de bizarreries sans cesse renouvelées. Comme le souligne l’auteur, “Tôkyô se goûte en laissant la bride sur le cou à l’attention propre au flâneur”. Or on voit bien aujourd’hui que la ville est consommée comme on avale une bière lorsqu’on est assoiffé. On ne se laisse plus le temps de se perdre dans les ruelles (roji) qu’un Nagai Kafû (voir Zoom Japon n°100, mai 2020) a su mettre en évidence dans son œuvre. Le livre de Philippe Pons est aussi un hommage à toutes ces personnalités grâce auxquelles il a également fait son apprentissage. Parmi elles, nous cite rons Marcel Giuglaris dont il fait l’éloge dans
la dernière page de son formidable ouvrage. Dans Visa pour le Japon (Gallimard, 1958), ce dernier écrivait : “Il existe au Japon un seul mont Fuji, moins de dix mille geishas, et il n’y a plus de samouraïs en costumes depuis 90 ans. Il existe aussi 90 millions de Japonais. Le mont Fuji, les geishas, les samouraïs, les harakiri, la délicatesse des couleurs d’une manche de kimono ont inspiré de nombreux ouvrages étrangers. Les 90 millions de Japonais beaucoup moins. Nous allons parler d’eux”. Avec son Tôkyô-Bohème, Philippe Pons a repris le flambeau et s’inscrit dans cette démarche et rien que pour cela, nous lui devons le plus grand respect.
ZOOM CULTURE
ART Sous le charme de Kawase Hasui
Comme elle en a l'habitude, Brigitte Koyama-Richard publie une belle étude sur l'un des maîtres de l'estampe moderne.
Quel sera le thème du prochain livre de Brigitte Koyama-Richard ? Cette question s’impose chaque année à l’approche des fêtes de fin d’année, car c’est à peu près à cette période que la spécialiste de l’art japonais nous régale de son travail de recherche et d’exploration de certains pans encore méconnus en France. En proposant en cette fin d’automne d’aller à la rencontre de Kawase Hasui, l’universitaire nous entraîne dans l’univers des shin hanga, “les nouvelles estampes” polychromes et imprimées en xylographie qui apparurent au début du XXe siècle. L’artiste en fut l’un des plus grands représentants. Il suffit de feuilleter les quelque 250 reproductions regroupées dans ce magnifique ouvrage pour se convaincre de la qualité de son travail.
Comme il se doit et comme l’auteur nous a habitués au fil de ses publications, notamment aux Nouvelles Editions Scala, le livre raconte l’histoire et le parcours de l’artiste afin que le lecteur puisse prendre la mesure de son importance dans l’histoire de l’art japonais. Alors qu’il manifestait un intérêt soutenu pour le nihonga, Kawase Hasui dut entreprendre à contrecœur l’apprentissage de la peinture occidentale sur les conseils du grand maître du nihonga, Kaburaki Kiyokata, qui le jugeait trop âgé pour se lancer dans la peinture traditionnelle japonaise. Il finit toutefois par en devenir l’un des disciples et à faire la démonstration de son talent.
Sa rencontre avec l’éditeur Watanabe Shôzaburô, à l’origine de la création des shin hanga, va transformer son existence, car celui-ci me-
sure immédiatement la valeur de cet artiste en voyant ses premiers dessins dont il dit : “Mais ce sont déjà des estampes !”. Les trois premières estampes qu’il réalise dans la foulée sont considérées comme “résolument nouvelles et différentes” et rencontrent un succès immédiat. Brigitte Koyama-Richard nous entraîne avec la précision qui est la sienne dans les pas de Kawase Hasui dont la passion pour les paysages l’amène à sillonner l’archipel pour en ramener des instantanés riches de leur diversité.
“Voyageur infatigable, il parcourut inlassablement son pays à la recherche de paysages originaux, désireux de nous faire partager la beauté intemporelle de ses côtes et de ses montagnes”, souligne la spécia-
liste française. Il en “émane le charme nostalgique des paysages des grands maîtres de l’époque d’Edo et la beauté fragile et éphémère de la nature au fil des saisons”. Dès lors, la lecture de cet ouvrage nous transporte littéralement dans le temps, mais aussi dans des univers remplis de poésie face auxquels il est difficile de ne pas apprécier la profondeur. En parcourant ce bel ouvrage où la qualité des reproductions est à souligner, on répond à une invitation au voyage sans bouger de son fauteuil. Gabriel bernarD Référence
Kawase Hasui, le poète du paysage, de Brigitte Koyama-Richard, Nouvelles Editions Scala, 2024, 49,90 €.
EXPÉRIENCE L'art fermente à Kanazawa ZOOM GOURMAND
Célèbre pour sa culture de la fermentation, “la petite Kyôto” vous plonge dans cet univers de manière originale.
Si les produits de fermentation existent partout dans le monde, on peut dire que les Japonais sont particulièrement conscients de leur présence dans leurs aliments. Il existe d’une part une industrie agroalimentaire pétrie de législations strictes qui freinent la conservation des méthodes traditionnelles ; d’autre part, des reprises de flambeau de façon contemporaine, notamment par les jeunes générations. Ogura Hiraku, spécialiste de la fermentation, fait partie de ceux qui promeuvent le regain de la “culture de fermentation”. Ce designer de formation, auteur de plusieurs livres de reportages sur des méthodes méconnues, sillonne les différentes régions du Japon et des pays asiatiques. Il organise actuellement un événement intitulé Hakkô Bunka Geijutsu sai [L’art et la culture de fermentation] à Kanazawa, en collaboration avec le musée d’Art contemporain du XXIe siècle de Kanazawa ainsi qu’avec Dominique Chen, chercheur spécialisé dans les études “des médias de fermentation”. L’idée est de donner aux artistes de domaines aussi divers que la vidéo d’art, le textile, la musique ou la littérature, l’occasion de réfléchir sur la temporalité de la fermentation, le mode de vie et la notion de vie et de mort propres aux bactéries, ou encore le rapport que nous entretenons avec les vivants invisibles à l’œil nu. Chaque artiste interprète le thème de la fermentation dans son sens large et profond, en lien avec les vivants, et crée à cette occasion des pièces inédites. La ville de Kanazawa, qu’on qualifie souvent de “petite Kyôto”, a été choisie pour sa tradition riche en matière de produits de fermenta-
tion. Elle réussit à préserver non seulement les méthodes traditionnelles de fermentation du miso et du shôyu (voir Zoom Japon n°125, novembre 2022), mais aussi les spécialités de la région, telle que kabura zushi (navet et poisson fermentés ensemble avec du kôji) ou fugunoko no nukazuke (ovaires de poisson fugu [réputé toxique] dont la salaison puis la fermentation de longue durée enlèvent la toxine).
Cette ville historique a échappé aux bombardements américains qui ont frappé les villes voisines pendant la guerre. Le musée et les caves traditionnelles de fabrication du miso et du shôyu, qui se trouvent dans le centre-ville ou à côté du port et qui conservent l’atmosphère d’antan, sont utilisés comme lieux d’installation.
Le musée d’Art contemporain du XXIe siècle de Kanazawa a, depuis son ouverture il y a
21 ans, largement contribué à démocratiser l’art contemporain. Son nombre de visiteurs compte, malgré la taille moyenne de la ville, parmi les plus fréquentés des musées japonais. Pour ceux qui prévoient un voyage au Japon, Kanazawa à l’automne pourrait être une belle destination, à la fois pour contempler les pièces d’art contemporain, découvrir la ville traditionnelle et déguster une cuisine riche de son histoire et des apports bénéfiques de la fermentation. SeKiGuchi ryôKo
Informations pratiques
Ferment Arts and Culture Festival Kanazawa (Hakkô Bunka Geijutsu sai) jusqu’au 8 décembre, au musée d’Art contemporain du XXIe siècle à Kanazawa et des sites dans la ville : www.instagram.com/fermenarts/?hl=en
ZOOM GOURMAND
L A RECETTE DE HARUYO
Hôrensô to yudetamago no goma mayosarada (Salade d'épinards et œuf dur mayo-sésame)
PRÉPARATION
01 - Cuire les œufs pendant 7 à 8 minutes dans l’eau bouillante.
02 - Éplucher la carotte et émincer.
03 - Filmer la carotte et les épinards, puis cuire au micro-onde (600W) pendant 3 à 3,5 minutes.
04 - Refroidir les légumes dans l’eau froide, bien les égoutter avant de les couper.
05 - Dans un bol, mélanger le sésame, la sauce mayonnaise, la sauce soja et le sucre.
06 - Incorporer les légumes et les œufs durs, puis mélanger en écrasant les œufs durs.
INGREDIENTS
(pour 4 personnes)
• 1 botte d’épinards
• 1/3 de carotte
• 3 œufs
• 3 cuillères à soupe de sésame grille écrasé
• 3 cuillères à soupe de sauce mayonnaise
• 1 cuillère à soupe de sauce soja
• 1 cuillère a café de sucre
• Vous pouvez remplacer l’épinard par le brocoli.
• Le plat se conserve au réfrigérateur pendant 3 à 4 jour.
Epargné par les bombardements américains de 1945, le bâtiment Wako, à Ginza, est l'une des victimes de la colère du monstre.
Un petit tour à Tôkyô avec Godzilla
Pour découvrir la capitale de façon originale, nous vous invitons à suivre les pas du célèbre kaijû.
Le film de François Truffaut, La femme d’à côté (1981), se termine par une épitaphe proposée par le narrateur aux deux amants condamnés : “Ni avec toi, ni sans toi”. Ces mots conviennent parfaitement à l’histoire d’amour tumultueuse de Godzilla avec Tôkyô. En effet, le roi incontesté des kaijû (monstres) japonais semble irrésistiblement attiré par la capitale du Japon, pour la réduire en miettes à chaque
fois qu’ils sont réunis. Godzilla – et les autres monstres en général - ont également un penchant pour les derniers ajouts au paysage urbain de la mégalopole : en 1961, par exemple, la larve géante de Mothra plie et brise en deux la Tour de Tôkyô (voir Zoom Japon n°3, septembre 2010), vieille de trois ans, avant de l’utiliser pour construire un cocon dans ses ruines et se transformer en un papillon de nuit vengeur. De même, le complexe commercial Yurakucho Mullion a ouvert ses portes en septembre 1984 avant d’être sérieusement endommagé par Le Retour de Godzilla (Gojira), sorti trois mois plus tard. Bien que chaque fan ait son propre film de kaijû
préféré, tout le monde s’accorde à dire que le premier film de la série sorti en 1954 est l’un des meilleurs. Il y a 70 ans, Godzilla n’a pas fait une mais deux visites à Tôkyô en l’espace de quelques jours, et ce n’est pas un hasard s’il s’est d’abord annoncé dans le quartier sud de Shinagawa. En effet, à partir de la période Edo (1603-1867), cette zone était le point d’entrée le plus méridional de la ville. À cette époque, la route du Tôkaidô (voir Zoom Japon n°51, juin 2015), longue de 514 km, reliait Edo (ancien nom de Tôkyô) à Kyôto, et tous les voyageurs venant du sud devaient passer par Shinagawa-juku pour entrer dans ce qui était alors la capitale shogunale.
Plus tard, Shinagawa a accueilli la plus ancienne gare ferroviaire du Japon. La première ligne du pays a été ouverte en 1872 entre Yokohama et Shinbashi, à quelque cinq kilomètres au nord de Shinagawa, mais l’ouverture de Shinbashi ayant été retardée, Shinagawa a été pendant environ quatre mois le terminal temporaire de la ligne à Tôkyô. Même Godzilla semble être conscient de l’importance historique de l’endroit et, environ 60 ans plus tard, dans Shin Godzilla (2016), il suivra plus ou moins le même itinéraire vers le centre de la capitale.
Cette promenade commence un peu au sud de la gare de Shinagawa, donc si vous êtes déjà à Tôkyô, vous devrez prendre la ligne Yamanote jusqu’à Shinagawa, changer pour la ligne principale Keikyû et descendre au premier arrêt, Kita-Shinagawa. De là, nous nous dirigeons vers le nord et le premier point chaud que nous atteignons est le pont Yatsuyama, le premier viaduc ferroviaire du Japon. A l’origine, il s’agissait d’une structure en bois construite en 1872, qui a été remplacée par la suite par un pont en treillis de fer arqué. C’est cette structure que Godzilla saisit avec colère et détruit dans le film de 1954. Il a été remplacé en 1985 par l’actuel pont vert clair (quatrième génération), une version plus modeste qui est quelque peu éclipsée par le pont ferroviaire à poutres en treillis qui se trouve à côté. Ensemble, ils forment une très belle paire.
Lorsque le monstre atteint Shinagawa, il fait d’abord dérailler un train qui s’approche de la gare, mais se retrouve pris dans des câbles à haute tension, ce qui le met encore plus en colère. Il écrase ensuite le pont Yatsuyama et détruit la gare de Shinagawa avant de retourner dans la baie. Si vous vous aventurez à l’intérieur de la gare de Shinagawa et que vous vous rendez sur le quai 1, vous trouverez le point 0 de la ligne Yamanote et l’image d’un dinosaure qui ressemble à Godzilla. Ces repères ne font pas référence à l’ancienne ligne Shinbashi-Yokohama, mais à la ligne Yamanote qui a été inaugurée cette année-là. A l’époque, elle s’appelait ligne Shinagawa, n’était
A la gare de Shinagawa, le point 0 de la
pas encore devenue une ligne en boucle, et Shinagawa était son terminus sud. Quelques jours plus tard, Godzilla est revenu. Cette fois, il atterrit à Shibaura. Cette zone a été développée entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle dans le cadre du projet d’amélioration de l’embouchure de la rivière Sumida, qui visait à récupérer la partie peu profonde de la baie de Tôkyô et à créer un port. En 1954, la majeure partie de la zone comprenait des installations commerciales et industrielles telles que des usines, des bureaux et des entrepôts. Cependant, il s’est considérablement embourgeoisé et abrite
aujourd’hui ceux que l’on appelle les kûchûzoku (tribu du ciel) parce qu’ils jouissent d’une belle vue sur les canaux depuis leurs tours d’habitation. Après avoir flâné dans Shibaura et peut-être jeté un coup d’œil au monorail de l’aéroport de Haneda qui glisse sur l’eau, suivons Godzilla sur les voies de la ligne Yamanote. Cette fois, le monstre est sérieux et commence à brûler méthodiquement la ville avec son souffle radioactif, ravageant les quartiers de Mita et Tamachi. Dans le film, le véhicule 215 rapporte au quartier général que “l’incendie se propage de façon incontrôlée” et que “Godzilla a franchi les défenses de
Fudanotsuji, la 49e division de chars a été anéantie et aucune autre action n’est possible”. En traversant l’intersection de Fudanotsuji lors de notre promenade en direction du nord, nous ne pouvons pas manquer les deux énormes bâtiments récemment ouverts, le Mita Twin Bldg. et le Mita Garden City, qui mesurent respectivement 179 et 215 mètres de haut. En 1954, ils auraient éclipsé Godzilla qui, à l’époque, ne mesurait que 50 mètres.
La victime la plus notable de cette zone est Zôjôji, un célèbre temple bouddhiste qui a également figuré dans le film Wolverine (2013). Les visiteurs aiment photographier le hall principal avec la tour de Tôkyô en arrière-plan – une association typique du vieux et du nouveau – bien qu’en 1954, la construction de la tour n’était pas encore achevée.
A ce stade de l’histoire, rien ne peut arrêter la marche de Godzilla à travers la ville. Les autorités ont compris que les armes conventionnelles sont inutiles et décident de se concentrer sur la limi-
tation des dégâts. Après avoir traversé Shinbashi, le monstre atteint Ginza, et le célèbre quartier commerçant reçoit un traitement royal. Sa première grande victime est Matsuzakaya, un grand magasin populaire qui, lors de son ouverture en 1924, a eu la particularité d’être le premier à permettre aux clients d’entrer avec leurs chaussures. Le bâtiment, d’ailleurs, n’existe plus. En raison de son âge et de sa détérioration, le bâtiment a été démoli en 2013 et réaménagé en un complexe commercial encore plus grand, GINZA SIX, avec 13 étages au-dessus du sol et 6 en dessous. Le point de repère le plus célèbre de Ginza est Wako, un magasin spécialisé dans les montres et les bijoux. Le magasin original a été construit en 1894, mais Godzilla s’attaque au nouveau. Achevé en 1932, il se distingue par son style art déco, sa façade incurvée en granit et sa tour d’horloge. C’est l’un des rares bâtiments de Ginza épargné par les raids aériens, si bien qu’après la guerre, il fut naturellement réquisitionné par les Alliés et utilisé comme magasin PX de Tôkyô jusqu’à la fin
de l’occupation en 1952. C’est alors que, l’année même de la création de Godzilla, la tour de l’horloge de Wako s’est mise à jouer le célèbre carillon de Westminster. L’Amérique, l’Angleterre... On peut supposer que le magasin avait trop de liens avec les ennemis de la dernière guerre. A 23 heures, l’horloge sonne, et le monstre, agacé par le son, détruit la tour, envoyant de gros morceaux sur un groupe d’officiers de police cachés dans une bouche de métro.
Mais Godzilla n’en a pas fini avec Ginza. Changeant soudainement de cap et virant à gauche, il traverse - et détruit au passage - le pont Sukiya, puis se dirige vers le quartier de Nagatachô (le centre du pouvoir politique japonais) et sa plus grande proie, le bâtiment de la Diète, transformant la capitale en une “mer de flammes” qui rappela aux spectateurs de l’époque le raid aérien de Tôkyô de mars 1945 (voir Zoom Japon n°129, avril 2023). En 1954, le public aurait acclamé Godzilla lorsqu’il a piétiné l’une des ailes de la Diète (la Chambre des conseillers).
Au moment de la sortie du film, la Diète était en ébullition en raison de scandales liés au financement politique (voir pp. 4-6). En outre, de nombreux Japonais s’opposaient au traité de sécurité entre leur pays et les Etats-Unis, en cours de discussion à l’époque.
La Diète a été construite pour la première fois en 1890, mais le bâtiment actuel (celui que l’on voit dans le film, un hybride des styles occidental et asiatique) n’a été achevé qu’en 1936. Godzilla a toujours eu une certaine tendance anarchiste et anti-establishment, et a plus d’une fois délicieusement détruit des centres de pouvoir, notamment dans Godzilla, Mothra, Mechagodzilla : Tôkyô S.O.S (Gojira tai Mosura tai Mekagojira : Tôkyô S.O.S, 2003) lorsque le bâtiment central a été entièrement démoli lors de la bataille épique entre Godzilla et Mechagodzilla. Vous pouvez visiter le bâtiment en semaine. La visite dure environ une heure. Le bureau d’accueil des visiteurs se trouve à côté de l’annexe de la Chambre des conseillers. Nous arrivons à la fin de notre visite. Dans le film,
on voit Godzilla passer par Hirakawachô où, soit dérangé par les ondes radio émises, soit plus simplement attiré par les nouvelles constructions, il détruit la tour radio de la NHK construite l’année précédente. Godzilla, cependant, ne s’arrête pas à Hirakawachô. Dans le film, on entend la radio annoncer qu’en contournant les douves du Palais impérial dans le sens des aiguilles d’une montre, le monstre se dirige vers le nord en direction d’Akihabara, Ueno et Asakusa. De là, il suit la rivière Sumida, se dirigeant vers le sud, d’où il était venu. Si vous vous trouvez à Asakusa et que vous souhaitez suivre la dernière étape de la “promenade” de Godzilla à Tôkyô, vous pouvez monter sur l’un des bateaux qui descendent la rivière Sumida.
Cet itinéraire permet de passer sous 12 ponts. Le plus important d’entre eux (du moins pour les fans de Godzilla) est le pont Kachidoki. C’est le dernier pont avant que la rivière ne se jette dans la baie de Tôkyô, et la toute dernière victime de la fureur du monstre, qui a eu la malchance de se trouver sur son chemin. Une fois dans la baie, Godzilla est attaqué par des avions à réaction, mais leurs roquettes ne font que rebondir sur sa peau écailleuse et résistante, tandis que le monstre plonge finalement et se dirige vers la haute mer.
Kachidoki est un pont mobile, mais en raison d’une diminution du nombre de navires circulant sur la rivière Sumida, il n’a pas été ouvert depuis la fin de l’année 1970. Inoue Yasuyuki, membre de l’équipe des effets spéciaux de Godzilla, a déclaré que le pont était censé être renversé par le monstre, et qu’il avait donc fallu travailler méticuleusement jusqu’à sa face inférieure. Cependant, le pont n’étant ouvert que deux ou trois fois par jour, ils ont dû attendre patiemment de pouvoir prendre des photos. Plus tard, ils ont pu obtenir les plans du pont Kachidoki auprès de l’entreprise de construction. En 1962, le pont Kachidoki est réapparu, cette fois dans le point culminant du film catastrophe de science-fiction Le Choc des planètes (Yosei
ZOOM VOYAGE
Gorasu) produit par la Tôhô et réalisé par la même équipe composée du réalisateur Honda Ishirô (voir pp. 7-9) et du responsable des effets spéciaux Tsuburaya Eiji (voir Zoom Japon n°60, mai 2016). A l’approche du monstre Gorath, celui-ci crée un raz-de-marée et le pont est englouti par le reflux des eaux de la baie de Tokyo. La plupart des personnes qui participent à la croisière sur la rivière Sumida ne vont pas plus loin que le jardin Hama-rikyû ou la jetée Hinode. Cependant, si vous le souhaitez, vous pouvez traverser la baie de Tôkyô et continuer jusqu’à Odaiba, l’île artificielle que notre monstre préféré a visitée dans Godzilla X Megaguirus (Gojira tai Megaguiru, 2000).
Dans le premier Godzilla, le monstre ne détruit que le centre-ville prospère, qui s’est empressé d’effacer les traces de la guerre. Cette tendance, comme on peut le voir ci-dessus, a été une constante tout au long de la série, le monstre prenant un plaisir particulier à anéantir les derniers monuments de la ville.
En revanche, Godzilla laisse seule la résidence de l’empereur qui a contribué à mener le Japon à la guerre, puis à réprimer les souvenirs de guerre après le conflit. Les Etats-Unis s’étant abstenus de bombarder le palais impérial, on pourrait dire qu’il est logique que même Godzilla, en tant que représentant des Etats-Unis, épargne l’endroit. Après tout, le gouvernement américain et son propre peuple avaient besoin de l’empereur pour guérir les blessures du passé. Un dernier conseil avant de vous lancer dans cette visite : vous voudrez peut-être marcher après la tombée de la nuit. En effet, dans le film de 1954 et dans sa première suite, Le Retour de Godzilla (Gojira no gyakushû, 1955), Godzilla n’attaque que la nuit. Les deux films ont été tournés en noir et blanc, ce qui ajoute à l’impression de noirceur et à l’ambiance de ces œuvres. Mais quel que soit le moment de la journée que vous choisirez, ce sera l’occasion de voir la capitale sous un autre angle.
Gianni Simone
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Ont participé à ce numéro : Odaira Namihei, Gabriel Bernard, KOGA Ritsuko, Eric Rechsteiner, Gianni Simone, Jean Derome, SEKIGUCHI Ryôko, MAEDA Haruyo TAKACHI Yoshiyuki, KASHIO Gaku, TANIGUCHI Takako, MASUKO Miho, ETORI Shôko, MarieAmélie Pringuey, Marie Varéon (maquette)