Zoom Japon 146

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Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

ÉDITO L'avenir

Alors que Zoom Japon soufflera ses 15 bougies au printemps prochain, Ôsaka accueillera pour la seconde fois une exposition universelle, 55 ans après le succès de la première qui est restée dans l'histoire. Jusqu'à présent, la plupart des Japonais n'ont pas manifesté un entrain particulier à l'égard de cet événement qui a mobilisé de nombreux moyens financiers pour être mis en œuvre. Voilà pourquoi pour notre dernier numéro de l'année 2024, nous avons décidé de nous intéresser à ce sujet dont on finira par entendre parler au cours des mois à venir. Comme il se doit, nous avons cherché à vous présenter la réalité du moment afin que vous en compreniez les enjeux et vous découvriez les contours. Bonne lecture.

La rédaction courrier@zoomjapon.info

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Telle est la croissance que l'économie japonaise a enregistrée au troisième trimestre de 2024. Une augmentation modeste qui s'explique en partie par l'alerte au “méga-séisme” en août et l'un des typhons les plus violents depuis des décennies qui a frappé le pays. Les autorités tablent cependant sur un rebond au trimestre suivant afin de retrouver le sourire.

L E REGARD D’ERIC RECHSTEINER Ôsaka, préfecture d'Ôsaka

Les élections anticipées du 27 octobre ont produit un résultat que le Premier ministre IshIba Shigeru n'avait pas escompté lorsqu'il a décidé de dissoudre la Chambre basse pour obtenir un soutien populaire à sa politique. En effet, sa formation, le Parti libéral-démocrate, et son allié, le Kômeitô, ont perdu la majorité à la Diète, l'obligeant à composer avec un autre partenaire pour conserver la direction du pays. D'une certaine façon, le Japon s'est retrouvé dans une situation similaire à la France, ce qui traduit l'insatisfaction des électeurs à l'égard de leurs dirigeants.

CULTURE Un appel du pied à Hollywood

Plus de 300 personnes de l'industrie cinématographique hollywoodienne ont participé, mi-novembre, à un événement à Los Angeles visant à promouvoir les cinéastes et les contenus cinématographiques japonais aux Etats-Unis. Organisée par le JETRO, agence chargée de la promotion du commerce extérieur nippon, cette manifestation est suffisamment rare pour être soulignée.

ÉCONOMIE Du riz taïwanais moins cher

Conséquence de l'envolée des prix du riz, la chaîne de supermarchés Seiyû a commencé, le 14 novembre, à commercialiser du riz produit à Taïwan, qui est environ 20 % moins cher que le prix moyen du riz japonais. La marque de riz taïwanais Musubi no Sato est un riz Japonica, la même variété à grain court que celle produite au Japon. Avec ce riz taïwanais, Seiyû devrait séduire ses clients.

Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

“Concevoir la société du futur, imaginer notre vie de demain”. Tel est le thème central de l'événement qui ouvrira ses portes le 13 avril 2025.

Ôsaka, terre d'expositions

55 ans après celle de 1970, la capitale du Kansai organise sa deuxième exposition universelle.

Les expositions universelles sont des phénomènes étranges. Ces événements s’apparentent à des cirques gigantesques dont les objectifs sont de présenter les nouvelles technologies de pointe, les échanges culturels et l’image de marque d’une nation. Elles varient en taille, en étendue et en portée mondiale, et Ôsaka a déjà accueilli l’une des éditions les plus réussies de tous les temps.

L’Expo ’70 s’est tenue à Suita, dans la préfecture d’Ôsaka, entre le 15 mars et le 13 septembre 1970. Il s’agissait de la première exposition universelle en Asie et, à l’époque, de la plus grande de l’histoire. Elle a été organisée pour commémorer le 25e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale et réaffirmer la

place du Japon sur la scène internationale. Si les Jeux olympiques de Tokyo de 1964 (voir Zoom Japon n°33, septembre 2013) avaient symbolisé la réadmission du Japon au sein de la communauté mondiale, l’Expo ’70 a mis en lumière les réalisations d’un pays qui, deux ans auparavant seulement, était devenu la deuxième puissance économique mondiale après les Etats-Unis, avec une croissance annuelle moyenne allant jusqu’à 9 % entre 1955 et 1973. Après les Jeux olympiques de 1964, qui ont connu le même succès, de nombreuses entreprises, chercheurs, architectes et artistes ont été employés pour construire des pavillons, produire des œuvres vidéo et audio et créer des expositions. Des projets à grande échelle ont été réalisés dans toute la préfecture en préparation de l’événement, notamment la construction de routes, de voies ferrées et de métros, et le gouvernement japonais a dépensé plus de 650 milliards de yens pour des projets liés à cet événement.

D’autre part, la mobilisation d’artistes pour un événement national d’une ampleur sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale a été critiquée dans le monde culturel et artistique, et des étudiants ont également lancé un mouvement d’opposition, affirmant que l’Expo détournerait le public du débat sur la révision du traité de sécurité nippo-américain, également prévue pour 1970.

Malgré les controverses, ce projet sans précédent a connu un succès retentissant, avec 78 pays représentés et 64,2 millions de visiteurs, le chiffre le plus élevé de l’histoire de l’événement jusqu’à ce qu’il soit dépassé par l’exposition universelle de Shanghai en 2010 (73,09 millions). Ce chiffre équivaut à 60 % de la population japonaise de l’époque. De plus, alors que toutes les expositions avaient perdu de l’argent jusqu’alors, celle de 1970 a réalisé un bénéfice de 19,2 milliards de yens, soit plus de 200 milliards d’euros au taux de change actuel.

Le véritable cerveau de l’exposition d’Osaka est Sakaiya Taichi, un bureaucrate qui deviendra plus tard célèbre en tant qu’écrivain. Travaillant alors au ministère du Commerce international et de l’Industrie (MITI), il était le chef de section du bureau de préparation de l’Expo et dirigeait le comité de planification (il participera également à l’organisation de l’Expo 75 sur le thème de la mer à Okinawa). Il a persuadé les milieux politiques et financiers, peu au fait des expositions universelles, et réussi à faire venir l’Expo dans sa ville natale.

La conception générale du site de l’Expo a été confiée au célèbre architecte Tange Kenzô, tandis que l’artiste Okamoto Tarô a été choisi comme producteur de l’exposition pour le pavillon thématique, considéré comme le cœur de l’événement. Selon Sakaiya Taichi, le choix du producteur de l’exposition a fait l’objet d’un litige jusqu’à la toute fin. Il avait proposé le nom d’Okamoto, alors âgé de 59 ans, qu’il avait rencontré sur un bateau à Okinawa et qui l’avait profondément impressionné. Cependant, personne au MITI ne le connaissait. Il a donc eu recours à une solution qui ne fonctionnerait probablement qu’au Japon : il a montré à ses collègues de vieux mangas d’Okamato Ippei, le père de son poulain. Les bureaucrates ont été tellement impressionnés qu’ils ont finalement accepté de nommer l’artiste, estimant que “quelqu’un de non conventionnel serait bien”. Okamoto Tarô l’était certainement et était considéré comme une sorte de loup solitaire dans le monde de l’art nippon. Sa première réaction a été de décliner l’invitation. Finalement, après avoir consulté ses amis et cédé à l’insistance de Sakaiya, il a donné son accord, s’attirant ainsi les foudres des étudiants contestataires qui l’accusèrent de soutenir le pouvoir. Cependant, dès qu’il devint producteur de l’exposition, il s’attaqua au thème de l’exposition, “Progrès et harmonie pour l’humanité”. Selon lui, l’humanité n’avait atteint ni le progrès réel ni l’harmonie.

Comme l’écrit en détail Hirano Akiomi, actuel directeur du musée commémoratif Okamoto Tarô, les expositions universelles ont d’abord été des foires commerciales internationales et ont été considérées par beaucoup comme une sorte de Jeux olympiques culturels où “chaque pays éclaire les masses sous le couvert du divertissement. Les pavillons étincelants, chacun portant le message de son pays, sont là pour embellir le modernisme occidental et la mondialisation. Okamoto Tarô était contre tout cela. Il n’aimait rien de l’idée de l’Expo”. Il avait bien sûr raison. En effet, l’objectif pas si secret de l’Expo ’70 était de promouvoir une “société moderne standardisée et produite en masse” dans laquelle les produits japonais

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seraient, espérait-on, exportés dans le monde entier. Et en effet, dans les années qui ont suivi l’exposition universelle, les entreprises japonaises ont de plus en plus inondé le monde de leurs chaînes stéréo de haute qualité, de leurs téléviseurs couleur, de leurs motos et de leurs automobiles.

Lors de cet événement, de nombreux biens et services aujourd’hui courants ont été présentés pour la première fois ou popularisés, comme les systèmes de signalisation, le monorail, les voitures à moteur linéaire, les vélos et voitures électriques, les vidéophones et les téléphones portables. Les gens ont été émerveillés par les nouvelles technologies telles que le trottoir roulant et les machines à laver entièrement automatiques. Les restaurants de type “Diner”, connus sous le nom de “restaurants familiaux” (famiresu) au Japon, et le Kentucky Fried Chicken y ont été introduits pour la première fois. Il a également contribué à créer un boom des sushis sur tapis roulant et à faire du café en canette un succès mondial.

Au-delà des aspects les plus tape-à-l’œil de l’événement, l’Expo ’70 a réussi parce qu’on lui avait fixé des normes élevées et que, pour les atteindre, ses promoteurs ont rassemblé des talents venus de tout le pays. Outre Tange Kenzô, qui enseignait à l’époque à la prestigieuse université de Tôkyô, d’autres architectes ont participé à l’événement, notamment le métaboliste Kurokawa Kishô et le futur lauréat du prix Pritzker, Isozaki Arata. L’auteur-compositeur Nakamura Hachidai et le compositeur Takemitsu Tôru étaient également impliqués, tandis que le monde de la mode était représenté par Mori Hanae et Koshino Junko.

En fin de compte, son succès a dépassé toutes les attentes, et le site a été bondé quotidiennement pendant 183 jours. En raison de l’extrême affluence, elle a même été tournée en dérision dans la presse où, grâce à d’habiles jeux de mots, Bankoku-haku (Exposition universelle) est devenu Zankoku-haku (Expo de la cruauté) et son thème, Jinrui no shinpo to chôwa (Progrès et harmonie pour l’humanité) a été transformé en Jinrui no shinbô to chôda (Patience humaine et long serpent, en référence aux interminables files d’attente visibles partout sur le site).

A certains égards, l’Expo ’70 a laissé un héritage durable. D’une part, le design rétro-futuriste des installations a eu une grande influence sur les expositions et événements ultérieurs. Un demi-siècle après sa clôture, l’Expo est toujours bien connue et est souvent citée comme un événement représentatif de la période de forte croissance économique du Japon.

En revanche, si l’Expo 70 a été un grand succès, elle n’a laissé pratiquement aucune trace tangible. Comme on s’attendait à un énorme déficit, personne n’a repris la fondation et tous les pavillons ont été immédiatement détruits. Le seul point de repère qui subsiste à ce jour est la Tour du Soleil d’Okamoto Tarô (voir pp. 1011), qui n’a été sauvée que grâce à une campagne publique. Les anciens sites d’expositions universelles dans le monde, comme le Champ de Mars à Paris et Battery Park à Chicago, sont tous devenus de grands parcs célèbres et des attractions touristiques, mais le site de l’Expo ’70 n’est aujourd’hui qu’un parc immense, isolé de tout. Un autre facteur à prendre en compte est que depuis les années 1970, sous l’impulsion de la bureaucratie, les scènes économique et culturelle du Japon sont devenues de plus en plus centralisées et Tôkyô continue d’attirer toutes les grandes entreprises et tous les talents, au point qu’Ôsaka, autrefois capitale économique et commerciale du pays, est devenue de plus en plus marginale. En effet, les sièges des grandes entreprises, japonaises et étrangères, ainsi que les maisons d’édition et la presse sont concentrées à Tôkyô, et les personnalités culturelles telles que les acteurs, les architectes, les designers et les dessinateurs de mangas s’y installent. En conséquence, l’image haut de gamme d’Ôsaka, qui a prospéré grâce au commerce et à l’industrie pendant les périodes Edo (1603-1868), Meiji (1868-1912), Taishô (1912-1925) et le début de la période Shôwa (1925-1989), a été perdue et le rôle culturel autrefois prépondérant de la région du Kansai a décliné.

Aussi peut-on se demander si cette tendance lourde peut être inversée. C’est l’un des objectifs des personnes à l’origine de la deuxième exposition universelle d’Ôsaka (la troisième si l’on ajoute l’exposition internationale de 1990

Le Pavillon japonais lors de l'Expo '70.
Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

Jusqu'à présent, la publicité en faveur de l'exposition universelle de 2025 reste discrète.

sur les jardins et la verdure), qui devrait se tenir du 13 avril au 13 octobre 2025. L’événement devrait attirer 28 millions de visiteurs et renouveler l’intérêt des gens pour la région. Plus important encore, le projet vise à transformer le site choisi pour l’Expo de l’année prochaine (Yumeshima, une île artificielle qui fut, pendant des années, un vaste terrain vague et un terminal à conteneurs) en un centre de villégiature intégré (CI) avec des hôtels et des casinos qui, espèrent-ils, aura un grand impact économique et augmentera l’attrait culturel et touristique de la principale ville du Kansai.

En 2017, Sakaiya Taichi, le maître d’œuvre de l’Expo ’70, a publié un article dans le magazine Fujin Gahô. “Ce que je souhaite, c’est qu’Ôsaka accueille l’exposition universelle en 2025 et construise un centre de villégiature intégré (CI), en particulier un centre capable de diffuser des informations. Les médias ne s’inquiètent que de la dépendance au jeu liée aux casinos, mais le complexe sera rempli à plus de 80 % de théâtres, de centres de conférence internationaux, d’hôtels

et d’installations commerciales et d’exposition qui serviront de bases pour les entreprises de spectacles. Il attirera des touristes japonais et étrangers et devrait avoir un impact économique et culturel important, tout en favorisant des compétences de haut niveau en matière de production et de réalisation”, a-t-il écrit. Cependant, l’Expo 2025 a aussi son lot de détracteurs. Par exemple, Ishii Takumi, chercheur en art, s’inquiète de la manière dont les organisateurs gèrent l’événement. “Lorsque j’ai lu le plan directeur de l’Expo 2025 d’Ôsaka, j’ai découvert que son thème principal était “Concevoir la société du futur, imaginer notre vie de demain” et qu’il comportait trois sous-thèmes : “Sauver des vies”, “Inspirer des vies” et “Connecter les vies”. Je pense que ces concepts sont proches de ce qu’Okamoto Tarô voulait exprimer avec la Tour du soleil en 1970. Cependant, lorsque je regarde les informations, je me demande si les personnes impliquées dans l’exposition de 2025 envisagent sérieusement d’exprimer ces concepts”, souligne-t-il. “Par exemple, on parle beaucoup de la construc-

tion de l’un des plus grands bâtiments en bois du monde. Mais quelle approche ces personnes ont-elles développée à l’égard du bois qu’elles ont utilisé pour le construire ? Les modernes ne voient dans le bois et la pierre que des matériaux, mais les arbres sont des êtres vivants. L’anneau de l’Expo est une structure qui a été construite en prenant la vie d’êtres vivants. Le concept de l’Expo est présenté comme “Sauver des vies”, “Inspirer des vies” et “Connecter les vies”. Mais de quelle vie parle-ton ?”, ajoute-t-il.

“Okamoto était fasciné par la période préhistorique de Jômon. Dans les cultures de chasseurs-cueilleurs, même les objets étaient perçus comme des êtres vivants. Je me demande s’il y a eu un dialogue avec les arbres qui ont été abattus. En d’autres termes, je pense qu’il est inutile d’exprimer la “vie” uniquement par la forme en restant anthropocentrique. Si nous ne respectons pas la nature, si nous n’avons pas un dialogue plus profond avec elle, l’Expo finira par n’être qu’une façade”.

Gianni Simone

RENCONTRE

Celui qui en parle le mieux

Après avoir visité 18 fois celle de 1970, Hashizume Shin'ya voudrait que celle de 2025 connaisse le même succès.

Aquoi ressemblait vraiment l’Expo ’70 et comment peut-on la comparer à celle de 2025 ? Nous avons posé la question à Hashizume Shin’ya, historien de l’architecture et urbaniste qui enseigne à l’université municipale d’Ôsaka. Il a publié plusieurs ouvrages sur le sujet. Expert des politiques urbaines et de la culture à Ôsaka et dans la région du Kansai, il est membre de comités gouvernementaux locaux et conseiller auprès d’organisations liées au développement urbain. En 2007, il s’est également présenté en tant que candidat indépendant à l’élection municipale d’Ôsaka sur la base d’un programme visant à recréer la cité par le biais d’un “changement générationnel”.

L’Expo’ 70 peut être considérée comme le point culminant de la reconstruction et du développement économique de l’après-guerre. Comment Ôsaka a-t-elle changé après la guerre et quelle était l’atmosphère de la ville avant et pendant cet événement ?

Hashizume Shin’ya : Ôsaka a été réduite à l’état de friche par les raids aériens américains pendant la Seconde Guerre mondiale. Après le conflit, la ville a commencé à se reconstruire pour devenir le principal centre du Japon occidental. A cette époque, de nombreuses personnes sont venues s’y installer, en particulier en provenance des préfectures voisines. Mon père, par exemple, venait de Mie et ma mère de Kyôto. Mes grands-parents maternels étaient originaires de la péninsule de Noto, la région même où le tremblement de terre s’est produit au début de cette année (voir Zoom Japon n°139, avril 2024). Comme beaucoup d’autres personnes, mes parents pensaient qu’ils auraient une meilleure chance dans la vie s’ils s’implantaient à Ôsaka, et mon père y a donc créé une entreprise. C’est pourquoi j’y suis né.

Avant la guerre, Ôsaka était la capitale industrielle et manufacturière du Japon, et pendant la période de reconstruction, elle a été reconstituée une fois de plus comme centre industriel. La ville était pleine d’espoir et de vitalité dans les années 1950 et 1960. J’avais dix ans lorsque l’Expo ’70 a eu lieu. A l’époque, il restait encore quelques terrains vagues, vestiges de la ville incendiée lors des raids aériens. De nombreuses routes n’étaient pas asphaltées et il y avait beaucoup de fumée et de gaz d’échappement. L’as-

sainissement n’était pas très bon. Il y avait un canal près de ma maison. Les eaux usées sales des usines s’y déversaient en amont. D’un autre côté, beaucoup de choses étaient en train de changer pour le mieux ; de nouveaux bâtiments commençaient à être construits les uns après les autres, et il y avait beaucoup d’optimisme pour l’avenir. Au milieu de tous ces changements, l’organisation de l’Expo et l’attraction de personnes du monde entier sont devenues notre mission commune. Des autoroutes et des métros ont été

construits, le port a été développé et l’aéroport d’Ôsaka est devenu une plaque tournante internationale. Même un enfant comme moi a ressenti l’atmosphère électrisante liée à cet événement.

Vous avez visité l’Expo ?

H S. : J’y suis allé 18 fois ! Nos proches venaient souvent chez nous, et les présidents d’entreprise, les clients de mon père, séjournaient aussi parfois à la maison. Tout le monde voulait visiter l’Expo, et à chaque fois, ils m’emmenaient

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avec eux. C’était une expérience formidable. Je collectionnais les brochures, les badges et les timbres, et chaque fois que je voyais un visiteur étranger, je lui demandais un autographe. J’étais vraiment à fond dans cet événement. C’était amusant, mais c’était très, très fatigant parce qu’il y avait tellement de monde. Elle avait été prévue pour 30 millions de personnes, mais elle en a attiré 64 millions. C’était épuisant. Beaucoup de gens sont allés à l’Expo, mais je me demande ce qu’ils ont vraiment pu voir, car les files d’attente étaient incroyablement longues. Il était particulièrement difficile d’entrer dans les pavillons les plus populaires. Je crois que je suis allé deux fois au pavillon américain pour voir les roches lunaires, mais on ne pouvait pas s’arrêter pour les regarder. Il fallait avancer et je n’ai probablement passé qu’une dizaine de secondes devant elles.

A l’époque, quel était l’état d’esprit de la population à l’égard de l’Expo ?

H. S. : C’était la première fois qu’Ôsaka organisait un événement d’une telle ampleur, et des slogans étaient apposés dans toute la ville, même sur les comptoirs de l’entreprise de mon père, disant : “Faisons de l’Expo d’Ôsaka un succès”. C’est devenu notre objectif. Alors que le pays réintégrait la communauté internationale après avoir perdu la guerre, tout le monde était fier d’être Japonais et habitant d’Ôsaka. Lorsque j’ai fait des recherches sur l’Expo plus tard, j’ai découvert qu’il y avait eu beaucoup de confusion et pas mal de problèmes, comme des retards dans la construction et le manque d’argent, mais je n’avais que dix ans à l’époque et tout ce que je voyais, c’était des gens unis par un effort commun pour réussir.

Vous voulez dire que personne ne s’est opposé à l’événement ?

H. S. : En fait, à l’époque, il y avait un mouvement anti-Expo. En 1970, le traité de sécurité entre le Japon et les Etats-Unis devait être renouvelé, et les étudiants qui n’en voulaient pas étaient également opposés à l’Expo. Par ailleurs, de nombreux créateurs, artistes et designers ont contribué à l’Expo, et ils étaient très engagés à l’époque. Il y avait beaucoup d’agitation politique et sociale. Après tout, la guerre du Vietnam se poursuivait, l’Union soviétique et les Etats-Unis étaient en pleine guerre froide et le monde s’effondrait sur le marché des devises. Le thème principal de l’exposition était “Progrès et harmonie pour l’humanité”, mais à cette époque, il n’y avait pas d’harmonie dans le monde et le soi-disant progrès polluait la planète. Le message de l’Expo était donc que l’harmonie est importante, et pas seulement le progrès ou le développement à tout prix. Je pense que ce message est toujours crucial.

Vous avez visité l’Expo 18 fois, vous l’avez donc bien connue. Quels pavillons ont été les plus populaires ?

H. S. : Je dois dire que mes pavillons préférés étaient différents de ceux que tout le monde voulait voir. Le pavillon que j’ai le plus aimé est celui sur lequel l’entreprise de mon père a travaillé. Il appartenait à une entreprise américaine, et j’y étais évidemment particulièrement attaché parce que mon père y était impliqué. D’une manière générale, les pavillons américain et soviétique étaient très populaires, comme celui du Japon bien sûr. Les entreprises japonaises telles que Mitsubishi et Hitachi attiraient également une foule considérable. Les organisateurs

de l’Expo sont allés voir l’exposition universelle précédente à Montréal, et ont beaucoup appris d’elle, tant d’un point de vue technique que créatif, comme la manière de faire passer un message en utilisant des moniteurs géants et des multi-écrans afin de créer un espace immersif. Ce qui était particulièrement apprécié des visiteurs, ce n’était pas tant le contenu ou le message que le fait d’expérimenter ces choses d’une manière nouvelle. A l’époque, le design psychédélique était omniprésent et la musique progressive assistée par ordinateur commençait tout juste à devenir populaire, de sorte que tout le monde était exposé à la nouvelle musique et aux nouveaux visuels. Pour beaucoup de gens, c’était la première fois qu’ils avaient l’occasion de vivre une telle expérience.

Un autre pavillon que j’ai apprécié est le pavillon scandinave, dont le thème était “plus et moins”. Leur message était que le progrès et le développement économique ont un côté positif et un côté négatif. Alors que l’industrie continue de prospérer, l’environnement devient pollué et le fossé entre les riches et les pauvres se creuse. D’un point de vue visuel, ce pavillon était tout à fait unique et innovant. Les visiteurs recevaient une feuille de papier sur laquelle étaient projetées diverses diapositives et devaient décider eux-mêmes s’ils pensaient qu’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise chose pour l’environnement.. Un musée d’art a également été installé. La moitié des objets exposés présentait l’histoire de la civilisation occidentale, de la Grèce et de la Rome antiques jusqu’à nos jours, tandis que l’autre moitié exposait l’art japonais. L’idée était de montrer que même le Japon avait produit sa propre culture et sa propre civilisation et que nous devions en être fiers. Notre pays a un attrait mondial et devrait être apprécié et respecté non seulement pour ses réalisations économiques, mais aussi pour ses contributions culturelles. J’ai probablement vaguement compris cela lorsque j’étais enfant, mais plus tard, j’ai réalisé que le Japon n’était pas une nation isolée, mais un membre digne de la communauté internationale. Un autre point fort de l’Expo était que chaque pavillon national disposait d’un restaurant. Cela permettait de goûter à des plats du monde entier. Un jour, j’ai mangé au pavillon français et le plateau-repas était accompagné d’une baguette, que je n’avais jamais goûtée auparavant. C’était probablement la première baguette que je mangeais et je me souviens m’être demandé comment les Français pouvaient manger du pain aussi dur. Mon meilleur souvenir est sans doute la visite de la fête nationale thaïlandaise, au cours de laquelle j’ai été stupéfait d’assister à un spectacle où un éléphant était engagé dans une lutte à la corde avec une voiture. J’avais déjà vu des

éléphants en cage au zoo, mais c’était la première fois que je voyais un éléphant en action.

A votre avis, quel genre d’héritage l’Expo d’Osaka a-t-elle laissé ?

H. S. : L’Expo ’70 a montré que ces événements pouvaient devenir véritablement mondiaux. Jusqu’alors, seules l’Europe, l’Amérique et l’Australie avaient organisé une exposition universelle. Ôsaka a été la première ville asiatique à le faire. A cet égard, elle a ouvert les portes à d’autres pays comme la Corée du Sud et la Chine. En 2010, par exemple, Shanghai a organisé une exposition universelle. Dubaï l’a suivie en 2020, et l’Arabie saoudite s’apprête à en organiser une en 2030. Mais c’est Ôsaka en 1970 qui a marqué le véritable tournant dans l’histoire des expositions universelles.

Son succès a incité d’autres villes japonaises à se porter candidates à l’organisation d’expositions universelles : Okinawa en 1975, Tsukuba dix ans plus tard, Ôsaka en 1990 pour l’Exposition internationale d’horticulture, et Aichi en 2005. Ôsaka elle-même a engrangé beaucoup de confiance. La ville s’est attelée à une tâche énorme et a organisé l’une des expositions les plus réussies de l’histoire. Tout le monde était fier de ce qu’il avait accompli, et l’exposition a placé Ôsaka sur la carte internationale une fois pour toutes. Jusqu’alors, les seuls étrangers que j’avais rencontrés étaient ceux qui apparaissaient dans les séries télévisées américaines. Mais à Ôsaka, pour la première fois, 77 pays ont participé et nous avons pu interagir avec des gens du monde entier. L’Expo est donc devenue une force motrice qui a poussé les Japonais à s’internationaliser. Même pour moi, l’Expo a été un tournant. Même si je n’étais qu’un enfant, j’ai vu tout le monde être heureux et s’amuser, et j’ai compris le pouvoir que de tels événements pouvaient avoir sur les gens. J’ai décidé que je voulais faire quelque chose comme ça, et quand j’ai grandi, j’ai étudié l’architecture et l’urbanisme et j’ai fini par devenir un expert en parcs de loisirs et d’attractions, en expositions et en grands événements culturels.

En 2025, Ôsaka accueille une nouvelle fois une exposition universelle. Comment se comparet-elle à l’Expo ’70 ?

H. S. : Malheureusement, la nouvelle exposition a mauvaise réputation auprès des médias. En effet, beaucoup d’argent a été dépensé, et les chiffres montrent que relativement peu de gens veulent y aller. Une autre Expo a eu lieu à Nagoya en 2005, et beaucoup de gens ont oublié ce que c’était il y a 20 ans, mais même à cette époque, c’était un événement plutôt local qui n’a pas fait beaucoup parler de lui à Tôkyô ou à Ôsaka. Le problème, c’est que les choses ont changé et que les gens ne sont plus autant enthousiasmés par

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ces manifestations qu’ils l’étaient autrefois, en particulier les jeunes générations. Ce n’est pas comme les événements sportifs tels que la Coupe du monde ou les Jeux olympiques, qui attirent l’attention du monde entier. Par ailleurs, comme je l’ai déjà dit, dans les années 1960, tout le monde voulait que l’Expo soit un succès. C’était une question de fierté. La génération de mes parents pensait qu’en accueillant une exposition internationale, le Japon serait jugé par le monde entier, et l’échec n’était tout simplement pas envisageable. Ils pensaient qu’il était de leur devoir de montrer à tout le monde que le Japon avait une place légitime dans la communauté internationale. Aujourd’hui, cependant, la nouvelle campagne de l’Expo se résume à “L’Expo arrive, allons à l’Expo !”. En d’autres termes, beaucoup de gens pensent qu’ils ne sont pas concernés. C’est juste un événement amusant. Et c’est là que le bât blesse. Lors d’une exposition, chaque pays, chaque pavillon transmet un message, et je dis toujours que puisque nous sommes le pays hôte, c’est à nous, Ôsaka, Japon, de préparer un endroit où les gens peuvent interagir et dialoguer. Mais le grand public ne partage pas ce sentiment. Pour la plupart des visiteurs, l’Expo n’est qu’un lieu où l’on paye pour assister à une sorte de spectacle. C’est un peu décevant, mais j’espère qu’à partir du mois d’avril, l’attitude des gens changera. Nous devrions avoir une attitude plus positive et proactive à son égard.

Que pensez-vous des critiques qui visent l’Expo de 2025 ?

H

S. : Je pense qu’elles sont en grande partie justifiées. Ils disent qu’ils ont dépensé trop d’argent pour ce projet, que la structure ne sera pas achevée à temps, qu’il y a eu un tremblement de terre dans la péninsule de Noto

et que les efforts de reconstruction devraient être prioritaires par rapport à l’Expo. Tous ces points sont corrects. Cependant, le Japon a fait une promesse au reste du monde, et il est de notre responsabilité de la tenir. Nous devons montrer que nous sommes un membre digne de confiance de la communauté internationale. Je suis impliqué dans ce projet depuis longtemps, et lorsque nous avons discuté pour la première fois du thème principal de l’Expo, en 2015 et 2016, j’ai fortement insisté sur l’importance de contribuer au débat sur les objectifs de développement durable (ODD). Ces objectifs ont été créés par l’Assemblée générale des Nations unies vers 2015, et à l’époque, ils n’étaient pas encore très connus dans le monde entier. C’est pourquoi nous avons décidé que le thème principal de la nouvelle exposition serait “Concevoir la société du futur, imaginer notre vie de demain”. Nous voulons dire que nous devrions créer une société durable. Ensuite, il y a eu la pandémie qui a représenté une menace sérieuse pour nos vies, puis la Russie a envahi l’Ukraine et une autre guerre fait rage au Moyen-Orient, alors je crois que maintenant plus que jamais, notre message est pertinent. Nous devrions tous nous rappeler que la vie est précieuse et qu’il faut la protéger. Cependant, beaucoup de gens ne voient dans l’Expo qu’un parc à thème ou un parc d’attractions, un divertissement comme un autre. C’est pourquoi de nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre de cet événement. Je l’accepte et je comprends leur point de vue, mais en même temps, je suis très contrarié quand je vois qu’ils ne se concentrent que sur des questions locales et que, ce faisant, ils passent à côté de la situation dans son ensemble. C’est frustrant de ne pas pouvoir faire passer notre message.

ProPoS recueilliS Par G. S.

Le chantier de l'Expo 2025 suscite de nombreuses réserves.
Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

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SYMBOLE La Tour du Soleil brille encore

Conçu par l'artiste Okamoto Tarô, le monument aurait dû disparaître après 1970. Il est toujours debout.

Si le souvenir de l’exposition de 1970 perdure encore aujourd’hui, c’est aussi grâce à son œuvre la plus emblématique, la Tour du Soleil, qui est devenue avec le temps à la fois le symbole de l’événement et l’un des points de repère les plus populaires d’ôsaka. Conçue par l’artiste Okamoto Tarô dans le cadre du pavillon thématique, la tour était prévue comme une structure temporaire qui devait être démantelée à la fin de l’exposition. Cependant, alors qu’une pétition contre son retrait circulait, il a été décidé en mars 1975 de la conserver de manière permanente dans le parc commémoratif de l’Expo.

La Tour du Soleil mesure 70 mètres de haut, avec un diamètre d’environ 20 mètres à la base, et comporte trois faces et deux bras d’une portée de 25 mètres. Selon Toshiko, l’épouse d’Okamoto, elle représente un corbeau. La face dorée au sommet représente l’avenir, la face solaire sur le torse avant représente le présent, tandis que le soleil noir peint à l’arrière représente le passé. Trois grandes entreprises ont uni leurs forces pour la construire en utilisant des techniques de construction navale avec une structure en béton armé. La face du soleil, quant à elle, a été fabriquée en plastique renforcé de fibres de verre afin de réduire le poids. L’artiste était très attaché à cette face et s’est rendu à l’usine de la société pour vérifier sa production, sculptant et corrigeant sa forme de ses propres mains. A l’époque, la conception 3D assistée par ordinateur n’existait pas et la taille de la statue rendait difficile la mise à l’échelle du modèle original, de sorte que le travail reposait sur l’intuition des artisans. La face dorée originale était composée de 337 plaques d’acier, mais en raison de la détérioration due au vent et à la pluie, elle a été remplacée par une réplique en acier inoxydable de deuxième génération en 1992. En raison de la forme complexe et unique de la tour, on ne savait pas au départ si la structure de 70 mètres de haut répondrait aux normes de résistance aux tremblements de terre, ni même si elle tiendrait debout, et il a donc fallu effectuer des calculs structurels. Elle a été bâtie au centre de la Place des Festivals conçue par l’architecte Tange Kenzô, sa pointe dépassant d’un grand toit argenté qui couvrait la place. Lorsque certains ont fait remarquer que la pluie pénétrerait par le toit, Okamoto aurait ri et proposé

d’installer quelques grands ventilateurs pour évacuer la pluie.

Pendant l’Expo, l’intérieur de la tour contenait une exposition complexe de sculptures et d’objets basés sur le thème de l’évolution des êtres vivants, appelé l’Arbre de vie. Après l’Expo, la tour est restée fermée au public pendant 48 ans. Cependant, les quelques fois où elle a été ouverte temporairement, elle s’est avérée si populaire que la municipalité d’Ôsaka a finalement décidé de l’ouvrir pour une durée indéterminée. Cependant, l’ensemble de la structure a d’abord dû être rénové et renforcé contre les tremblements de terre. A cette fin, les murs ont été épaissis de 20 centimètres. Finalement, le projet de rénovation a été couronné de succès et a même remporté le Good Design Award 2018. En 2020, la tour a été enregistrée en tant que bien culturel matériel national. Aujourd’hui, tout le monde peut entrer dans la tour et la visiter comme il y a 54 ans. Il suffit de réserver. A l’intérieur se trouve une structure d’acier en forme de colonne vertébrale appelée l’Arbre de vie. Il représente un arbre mondial et est peint en cinq couleurs, une pour chaque continent. Il peut être considéré comme une description de l’évolution de la vie depuis les micro-organismes jusqu’aux êtres humains. En 1970, 292 modèles ont été fixés aux branches de l’arbre de 45 mètres de haut, certains d’entre eux étant déplacés électroniquement. Basé sur une idée originale d’Okamoto, le design a été créé par Narita Tôru, connu pour son travail sur la série Ultraman (voir Zoom Japon n°60, mai 2016), et les modèles ont été produits par Tsuburaya Productions. Dans la version actuelle, le nombre de modèles biologiques a été réduit à 183.

En 1970, de lourds escaliers roulants avaient été installés pour favoriser les déplacements. L’Expo était tellement populaire que les visiteurs étaient obligés de monter au sommet de la tour en cinq minutes en raison des longues files d’attente à l’extérieur. En 2018, les escaliers roulants ont été remplacés par des escaliers et vous pouvez maintenant profiter des expositions à un rythme tranquille.

Selon Ishii Takumi, chercheur en art, la Tour du soleil est une œuvre extrêmement complexe qui renferme de nombreux concepts et idées différents. “Okamoto était totalement opposé à l’Expo en tant que foire commerciale internationale. Il pensait que la quête du progrès matériel avait fait perdre à l’humanité sa fierté et sa dignité, et qu’il fallait les retrouver”, rappelle-t-il. Pour contrebalancer l’accent mis par l’Expo sur le commerce et la technologie, l’artiste a voulu

redéfinir cet événement comme une sorte de festival sacré et a érigé la Tour du soleil en son centre, comme une statue divine. Bien qu’il ne s’agisse que d’une statue en béton armé, elle était pour lui comme un être vivant, et l’arbre de vie à l’intérieur de la tour était ses vaisseaux sanguins et son système nerveux. Par conséquent, bien que la plupart des gens aient tendance à se concentrer sur l’aspect extérieur de la tour, l’arbre de vie peut être considéré comme la véritable essence de son œuvre.

La Tour du Soleil est une structure à trois niveaux : l’espace souterrain représente le passé, la partie hors sol le présent et la pointe de la tour, qui dépassait à l’origine du toit, le futur. Le passé, le présent et le futur sont réunis en un seul monument divin. “Visiter l’intérieur de la statue s’apparente à un rituel, comme l’entraînement au shugendô au cours duquel on passe de ce monde à l’autre et on fait l’expérience de la mort et de la renaissance. À cet égard, elle fonctionne également comme une sorte de dispositif d’initiation. On peut dire qu’Okamoto essayait sérieusement de transformer l’Expo en un festival sacré. Il voulait que la Tour du Soleil et l’Arbre du Monde au centre de l’univers soient un moyen d’aider les quelque 64 millions de visiteurs à retrouver le sens de leur vie”, assure-t-il.

La rencontre d’Okamoto avec la culture Jômon est un élément important à prendre en considération, car le concept de la Tour du soleil est également lié à la période Jômon (entre 14 000 et 300 av. J.-C.). Elle remonte à 1951 lorsqu’il est tombé sur des poteries Jômon au Musée national de Tôkyô, à Ueno. Il fut alors profondément ému par ces artefacts préhistoriques.

A l’époque, il était préoccupé par le fait qu’en raison de la modernisation, non seulement au Japon mais dans le monde entier, les gens perdaient de vue leur mode de vie originel, qui consistait à vivre avec les plantes et les animaux, la nature et le surnaturel. Pour lui, l’art était un moyen de retrouver le mode de vie originel, un moyen de sauver les gens de l’aliénation. “Je pense qu’il disait que nous devrions retrouver la sensibilité sauvage du peuple Jômon. Quoi qu’il en soit, Tarô a ressenti un fort sentiment de crise face au problème de l’aliénation humaine pendant la reconstruction du Japon d’après-guerre et les années de forte croissance économique”, estime Ishii Takumi.

Aujourd’hui encore, près de 55 ans après la première exposition universelle d’Ôsaka, la Tour du soleil reste une œuvre unique dans l’histoire des expositions universelles.

G. S.

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Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

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OPPOSITION Pourquoi les Japonais boudent

A quatre mois de l'ouverture de l'Expo 2025, l'opinion publique ne manifeste pas un grand intérêt pour l'événement.

Yumeshima se trouve dans la partie nord de la baie d’Ôsaka. Cet ancien site d’élimination des déchets et de décharge va accueillir l’exposition universelle de 2025. On y développera un centre de villégiature intégré (IR) qui comprendra aussi un casino. Jusqu’à présent, ce site était considéré comme un “héritage négatif”, car aucun développement n’y avait eu lieu pendant de nombreuses années. L’Ôsaka Ishin no Kai, le parti politique local influent, a conçu l’exposition comme l’une des stratégies visant à revitaliser l’île artificielle.

La zone totale prévue de 390 hectares a été divisée en quatre sections, la section 1 étant le site d’élimination finale des cendres d’incinération de la ville d’Ôsaka, et les sections 2 et 3 étant des sites d’enfouissement pour les déblais de dragage et les déchets de construction, qui sont similaires aux déchets industriels. La section 4 était un site d’élimination des déchets industriels comme les sections 2 et 3, mais elle a déjà été comblée et vendue comme parc à conteneurs et est utilisée comme base d’importation et d’exportation pour l’industrie d’Ôsaka. En particulier, la section 3, le site prévu pour le centre intégré, où les travaux ont été achevés en toute hâte, est réputée pour ses déchets industriels. De plus, comme la mise en décharge a commencé en 1977, avant la promulgation de la loi sur les contre-mesures à la contamination des sols, il est naturel de penser que des objets contaminés et étrangers y ont également été enterrés. En décembre 2021, le maire d’Ôsaka a annoncé une dépense de 79 milliards de yens* pour sécuriser l’île artificielle contre la contamination des sols et la liquéfaction (en cas de tremblement de terre) et pour garantir que le site puisse être développé de manière adéquate en tant que site d’affaires intégré. Toutefois, les dépenses liées à la construction du site ont plus que doublé par rapport à l’estimation initiale, pour atteindre 235 milliards de yens*. Les opposants ont notamment remis en question le bien-fondé des dépenses d’environ 200 millions de yens pour la création d’un seul complexe de toilettes et de 34,4 milliards de yens pour la construction du Grand Roof, une structure en bois gigantesque de 2 kilomètres de circonférence, d’une superficie d’environ 60 000 mètres carrés et d’un diamètre intérieur de 615 mètres. De graves problèmes sont apparus autour de

l’Expo, notamment des plans de développement et de financement bâclés et une explosion de gaz sur le site de construction, qui ont provoqué une grande colère et une grande anxiété dans l’opinion publique. Différents groupes et personnes ont appelé à l’annulation de l’événement, tandis que les organisateurs tentent désespérément de développer le terrain à temps pour l’Expo de l’année prochaine.

L’un des opposants les plus virulents à l’Expo s’appelle Nishitani Fumikazu, un journaliste indépendant (par coïncidence, il a déjà travaillé à l’hôtel de ville de Suita, où s’était tenue l’Expo ’70). Il possède une chaîne YouTube populaire appelée Radio on the Street et il a publié Banpaku hôkai : Doko ga “miwokiru kaikaku” ka ! [La chute de l’Expo : en quoi s’agit-il d’une “réforme douloureuse” ?, Editions Seseragi, 2023, inédit en français]

Il qualifie l’événement d’“Expo jetable” qui, malgré ses slogans, est hostile aux objectifs de développement durable et va totalement à l’encontre du thème “Concevoir la société du futur, imaginer notre vie de demain” “Elle est remplie d’ordures et de déchets industriels contenant des substances dangereuses. En outre, il s’agit d’une île artificielle située dans l’océan, exposée aux typhons et aux tempêtes, et qui, en tant que telle, a peu de chances de résister à la liquéfaction ou au tsunami en cas de tremblement de terre majeur. L’île est principalement constituée d’un sol mou. En fait, c’est comme du tofu”, affirme-t-il. “Il n’y a qu’un seul pont et un seul tunnel pour l’évacuation, de sorte que le chaos s’ensuivra probablement en cas d’accident majeur, et il n’y a pas de système d’eau ou d’égouts. Comment la “vie” peut-elle briller dans un tel endroit, cela dépasse mon imagination”, ajoute-t-il.

L’Association pour la création d’un gouvernement préfectoral d’Ôsaka démocratique et brillant (Akari-kai) diffuse également des informations au public et organise un mouvement visant à annuler l’Expo en raison de l’insécurité de l’événement. Lors d’une réunion tenue en mars, Fujinaga Nobuyo, représentante du Réseau des citoyens d’Ôsaka, a donné une conférence sur les dangers de Yumeshima. Selon elle, dans la section I, où l’explosion de gaz s’est produite, du méthane continue d’être libéré par un tuyau d’aération. Ce tuyau a été installé en 2022, mais ses émissions de gaz dépasseraient la limite inférieure de concentration explosive. “Le danger posé par le méthane est réel et nous devons le faire savoir au monde entier”, a-t-elle déclaré. Selon elle, du méthane, un gaz hautement inflammable, a même été trouvé dans la

Section 2, le site principal de l’Expo, et 3 000 sacs remplis de PCB hautement toxiques ont été enterrés dans la zone qui deviendra le parking de la Section 1. “Les personnes travaillant sur le chantier de l’Expo et les enfants qui y seront emmenés sont en danger. Quel que soit le point de vue, nous n’avons pas d’autre choix que d’annuler l’Expo”, lance-t-elle.

En ce qui concerne l’explosion de méthane du 28 mars, l’ancien membre de la Chambre des conseillers Tatsumi Kôtarô souligne que les promoteurs du projet n’ont peut-être pas pris les mesures nécessaires pour éviter de tels accidents. “Non seulement le secteur 1, mais aussi les sections 2 (site prévu pour l’Expo) et 3 (site prévu pour le casino) sont également menacées. Il est imprudent d’organiser un événement de grande envergure dans un tel endroit”, assure-t-il.

L’Expo 2025 comprendra Green World, une initiative clé visant à promouvoir un avenir durable en mettant l’accent sur la décarbonisation, le recyclage des ressources et la préservation de l’environnement. L’objectif est de créer un événement neutre en carbone et de promouvoir une économie circulaire, en veillant à ce que l’Expo ait un impact minimal sur l’environnement. L’initiative Green World vise à présenter la société future par le biais de technologies de nouvelle génération et d’expositions pratiques mettant en avant un mode de vie durable. Cependant, et de manière assez ironique, lors d’une conférence de presse organisée au début de l’année par les organisateurs, il a été révélé qu’il y a eu 76 cas où la concentration de gaz sur le site de l’Expo a non seulement dépassé les limites fixées par la loi sur la sécurité et la santé industrielles, mais a atteint un niveau tel que la construction a dû être temporairement interrompue. Quant à l’explosion, elle aurait été causée par la coulée de béton sur la zone, qui a créé une pression sur le méthane qui tentait de s’échapper par le bas.

Fujinaga Nobuyo souligne également qu’un institut national spécialisé dans la recherche sur les maladies infectieuses a tiré un signal d’alarme en matière de santé publique en ce qui concerne la prévention des infections virales et bactériennes, des épidémies liées aux parasites et des intoxications alimentaires lors de l’Expo, qui se tiendra au milieu de l’été. “Etant donné que les hôpitaux et les centres de santé de la ville d’Ôsaka ont été restructurés à l’extrême par [l’ancien gouverneur de la préfecture d’Ôsaka et maire de la ville d’Ôsaka] Hashimoto Tôru, c’est extrêmement dangereux et il est évident que ce n’est pas un endroit où l’on peut emmener des enfants

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Eric Rechsteiner pour Zoom
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de quatre ans en excursion. J’aimerais forcer l’annulation de ce festival d’humour noir dans lequel on a tant investi”, lance-t-elle.

Les risques sanitaires ne sont pas les seuls problèmes. Le complexe de villégiature intégré et le casino en particulier constituent un autre point de discorde, et l’addiction au jeu n’est pas le seul problème. L’année dernière, 85 citoyens ont tenté d’empêcher la conclusion d’un contrat de location avec un exploitant du complexe en demandant un audit.

Ils affirment que le loyer d’un terrain appartenant à la ville pour un IR comprenant un casino est déraisonnablement bas et illégal et seulement justifié par le fait que la préfecture et la ville d’Ôsaka veulent installer un casino. Ils ont souligné que les instructions de la ville de “ne pas prendre en considération” l’impact du projet sur les prix des terrains dans le calcul du loyer étaient illégales. De son côté, la municipalité affirme que le loyer a été fixé de manière appropriée. Le site proposé pour l’IR est un terrain de 49 hectares appartenant à la ville sur Yumeshima. Une partie de ce terrain est adjacente à la gare de Yumeshima (nom provisoire), dont la construction est prévue dans le cadre de l’extension de la ligne Chûô du métro d’Ôsaka. La ville prévoit

de louer le terrain pour 35 ans à un consortium composé du promoteur américain MGM Resorts International et de la société japonaise Orix, le loyer étant fixé à environ 2,5 milliards de yens par an. Le loyer a été fixé sur la base d’un rapport d’évaluation que la ville a demandé à quatre évaluateurs immobiliers en 2019. Les évaluations sont généralement basées sur l’utilisation la plus efficace envisagée pour le terrain. Selon le groupement des 85 citoyens, alors que la ville d’Ôsaka a demandé des évaluations pour calculer le loyer du site du complexe, elle a demandé aux quatre sociétés de “ne pas tenir compte” de son impact dans le cadre de l’évaluation. En outre, comme indiqué ci-dessus, la ville a pris en charge des coûts d’amélioration du terrain d’environ 79 milliards de yens, y compris la construction d’un hôtel de grande hauteur sur le site de l’IR. Cependant, les citoyens qui ont demandé l’audit ont souligné qu’une évaluation qui n’inclut pas l’hôtel était injuste. Fujinaga Nobuyo a, quant à elle, intenté une action en justice pour demander la révocation de la certification du casino d’Ôsaka. Elle est également déçue par le manque relatif de couverture par les médias locaux et compte sur les journalistes étrangers pour révéler les condi-

tions réelles dans lesquelles se déroulera l’Expo et la complicité entre le parti Ôsaka Ishin no Kai et les milieux d’affaires du Kansai. “Les chaînes de télévision et l’agence de divertissements Yoshimoto Kôgyô sont intimement impliquées. Yoshimoto a des intérêts directs dans les salles de jeu, et les médias n’en parlent donc pas autant qu’ils le devraient”, estime-t-elle. En attendant, l’Expo ne fait pas beaucoup parler d’elle. Une enquête menée par le quotidien Asahi Shimbun en janvier auprès de 2 859 lecteurs a révélé que 81 % des personnes interrogées n’avaient pas l’intention d’assister à l’événement. Même parmi les résidents d’Ôsaka, seuls 38 % ont exprimé le souhait de s’y rendre, tandis que 62 % n’ont pas manifesté d’intérêt. Le coût élevé de l’entrée est cité comme la principale raison de ce désintérêt. Les billets pour une journée achetés pendant la période de l’Expo coûtent 7 500 yens* pour les personnes âgées de 18 ans et plus, 4 200 yens* pour les enfants âgés de 12 ans et plus et 1 800 yens* pour les enfants âgés de 4 ans et plus. Ces prix sont considérés comme dissuasifs pour de nombreuses familles.

Jean Derome

*100 yens = environ 0,62 € (novembre 2024)

Le prix des billets d'entrée est jugé trop élevés par une partie de la population.

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VIDÉO Redécouvrir

Masumura Yasuzô

Après nous avoir régalés, l'an passé, avec L'Ange rouge (1966), l'éditeur The Jokers a décidé de poursuivre l'exploration de l'œuvre de maSumura Yasuzô avec la sortie en version restaurée 4K de cinq autres de ses films, dont L'Ecole militaire de Nakano, un thriller très bien enlevé dans le milieu de l'espionnage à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

L'Ecole militaire de Nakano, de masumura Yasuzô, avec icHiKawa Raizô et murase Sachiko, The Jokers, combo DVD-Blu-Ray, 24,99 €.

ESSAI Le japonais à l'aune de la fiction

A première vue, cet ouvrage s'adresserait à un public averti, c'est-àdire composé de linguistes ou passionnés de la langue japonaise. En réalité, il s'avère tout à fait passionnant dans la mesure où il permet de saisir combien les fictions ont contribué à faire évoluer le japonais. Une lecture très enrichissante.

Yakuwarigo : Comment parlent les personnages dans les fictions japonaises, de Kinsui Satoshi, trad. de Jean Bazantay, Hermann, Collection Japon, 2024, 25 €.

BEAUX-LIVRES Katô Teruhide, éveilleur des sens

Alors qu'il devient de plus en plus difficile d'apprécier l'ancienne capitale impériale tant elle est aujourd'hui victime d'un surtourisme qui pousse les autorités et les entrepreneurs à la défigurer pour construire des hôtels, voilà un ouvrage qui permet de se délecter de sa beauté intrinsèque. Grâce à Manuela Moscatiello, ancienne responsable des collections japonaises au musée Cernuschi, qui s'est intéressée

au travail de Katô Teruhide, nous avons la possibilité de découvrir un admirable

artiste dont l'une des passions a consisté à mettre en valeur sa cité natale. Même si le choix de ses sujets n'a rien de nouveau, l'artiste en donne une vision qui éveille les sens chez le lecteur et ne laisse jamais sans réaction celui qui observe son œuvre. Un bien bel ouvrage à feuilleter encore et encore. Le Raffinement de Kyôto, estampes et peintures de Katô Teruhide, de Manuela Moscatiello, Nouvelles Editions Scala, 2024, 39 €.

N IHONGOTHÈQUE

Itadaki joshi

Itadakimasu. Cette expression est sans doute familière à ceux qui s'intéressent au Japon. On la compare souvent à “bon appétit”, mais ce n’est pas tout à fait exact. Certes, elle est prononcée avant de commencer un repas, mais sa signification diffère. Contrairement à “bon appétit”, Itadakimasu est une expression personnelle. Autrement dit, lorsque je mange, les autres ne peuvent pas me dire “Itadakimasu !” car cela signifie littéralement “je me permets de recevoir” Issue de la philosophie bouddhiste, cette formule exprime la reconnaissance envers ceux qui ont préparé la nourriture, ainsi qu’envers la vie qui y réside, que l’on accepte avec humilité. En 2023, une femme surnommée Itadaki Joshi Riri-chan a défrayé la chronique. Cette “jeune fille qui reçoit” a été arrêtée pour une escroquerie de grande ampleur, ayant extorqué un total d’un million d’euros à trois hommes se présentant comme ses sugar daddies. En parallèle, elle vendait en ligne un manuel expliquant comment obtenir de l'argent avec finesse et subtilité. Ce guide, si bien conçu, a été acheté par environ 1 000 jeunes femmes (joshi), qui ont réussi à “recevoir” des “aides” financières en appliquant les techniques de Riri-chan. Récemment, l'affaire Itadaki Joshi a de nouveau suscité l'intérêt du public avec le verdict de son procès : une condamnation à 9 ans de prison et une amende d'environ 50 000 euros. Est-ce la fin de l'histoire pour Riri-chan ? Pas du tout. Elle continue à publier sur les réseaux sociaux des chroniques intitulées “Je suis en prison”. Peutêtre verrons-nous un jour son histoire adaptée sur Netflix !

Avec Noël qui approche, j’ai moi aussi une liste de cadeaux que j’aimerais recevoir. Mais selon Itadaki Joshi, il ne faut jamais demander directement et, mieux encore, commencer par refuser une première offre. Mais en France, estce que cela fonctionnerait ? Les longs cheveux noirs et une robe décolletée ne seraient-ils pas plus efficaces ?

Joyeux Noël à tous, et attention aux arnaques ! KoGa ritSuKo

Ritsuko
Koga pour Zoom
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POLAR Une plongée dans l'histoire

Yumeno Kyûsaku nous entraîne dans une intrigue digne des meilleurs auteurs contemporains.

Bien que le polar nordique reste une valeur sûre pour de nombreux éditeurs, nous pouvons nous demander si la domination scandinave ne pourrait pas être remise en cause par les auteurs japonais dont le nombre de traductions commence à prendre de l’ampleur. Nous pouvons d’autant plus facilement soulever cette question que le premier numéro de notre magazine (voir Zoom Japon n°1, juin 2010) avait été consacré à cette thématique. La publication de L’Horizon de glace, œuvre de Yumeno Kyûsaku, par les éditions Cambourakis confirme que la littérature policière venue du Japon n’a rien à envier aux meilleures productions du nord de l’Europe. Ce n’est pas tant que la région où se déroule le récit, la Mandchourie, rappelle les hivers rudes de la Scandinavie que la capacité de l’auteur à nous entraîner dans une formidable intrigue qu’on ne lâche pas jusqu’à la dernière page. Surtout connu pour son roman hors-norme Dogra Magra (trad. par Patrick Honnoré, Philippe Picquier, 2018) sorti en 1935, Yumeno Kyûsaku a été un auteur de polar dont Edogawa Ranpo, considéré comme le maître du genre au Japon, a fait l’apologie dès la parution de son premier roman en 1929. A la lecture de L’Horizon de glace, on ne peut que souscrire à cet enthousiasme dans la mesure où le romancier possède tous les arguments pour saisir l’intérêt des lecteurs, y compris plus de 90 ans après sa première parution dans la revue Shinseinen, référence littéraire pour les amateurs de romans policiers.

Publiée deux ans après l’invasion de la Mandchourie par l’armée impériale à la suite de

l’incident de Moukden (aujourd’hui Shenyang) fomenté par les Japonais qui cherchaient un prétexte pour s’emparer du territoire, l’histoire n’évoque pas cet événement, mais plonge le lecteur 20 ans auparavant quand la Mandchourie du nord est occupée par les troupes russes fidèles au tsar et que le Japon y envoie des soldats pour empêcher la contagion révolutionnaire qui menace l’Extrême-Orient.

Période trouble par excellence, elle est évidemment propice à diverses affaires dont Yumeno Kyûsaku s’est inspiré pour construire son propre récit qui se caractérise par un certain lyrisme et par des atmosphères qui rappellent le suspens d’espionnage. Pourtant, il ne faut pas y chercher une quelconque vérité historique, car l’auteur n’a pas mené une enquête sur le terrain comme a pu le faire David Peace (voir Zoom Japon n°4,

année zéro, Tokyo, ville occupée et Tokyo, revisitée) parue chez Rivages. Il n’empêche qu’on peut trouver un message politique dans cet ouvrage. “Si tu souhaites rendre public, mes dernières paroles, fais-le si possible après 1931”, indique Uemura Sakujirô, héros de cette histoire où les coups tordus se multiplient. 1931 n’est évidemment pas une date choisie au hasard par Yumeno Kyûsaku puisque la Mandchourie est désormais sous le contrôle japonais, en particulier de l’armée qui a réussi à imposer sa stratégie de fuite en avant, laquelle finira par entraîner le pays dans la Seconde Guerre mondiale.

oDaira namihei

Référence

L’Horizon de glace (Kôri no hate), de Yumeno Kyûsaku, trad. par Sophie Bescond, Editions Camoura

La gare de Shenyang (anciennement Moukden), en Mandchourie, fut construite en 1910 par les Japonais.
Odaira Namihei pour Zoom
Japon

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MISE AU POINT La vérité sur les ninjas

L'historien a choisi de raconter la véritable histoire des shinobi, ces hommes au cœur de nombreux complots.

Spécialiste de l’histoire du Japon médiéval, Pierre-François Souyri semble s’être donné comme mission, ces dernières années, de sortir les lecteurs francophones de leurs fantasmes à l’égard du Japon afin qu’ils construisent leur connaissance sur ce pays à partir de la réalité historique. Après Les Guerriers dans la rizière : La grande épopée des samouraïs (Flammarion, 2017), l’historien s’intéresse à l’univers des ninjas dans un formidable ouvrage dont la quatrième de couverture nous indique qu’il s’agit d’“une histoire des véritables ninjas” Il faut bien reconnaître que ces hommes de l’ombre ont nourri plus que tout autres des légendes et des histoires dont nous nous sommes régalés en tant que lecteurs ou spectateurs, notamment à partir de la moitié des années 1950 lorsqu’ils ont commencé à envahir l’espace médiatique. A cette époque, notamment dans le monde du manga en pleine croissance, les histoires de ninjas – ou shinobi – deviennent très populaires, permettant notamment à Shirato Sanpei de détrôner Tezuka Osamu comme auteur les plus populaires grâce à ses récits les mettant en scène.

Comme le rappelle l’auteur dans son avant-propos, tout le monde a entendu parler de ces fameux ninjas, mais “beaucoup seraient en peine d’expliquer ce qu’ils étaient réellement”. Pierre-François Souyri se propose donc d’“élucider le “mystère” ninja” à la manière d’un historien, c’est-à-dire en faisant abstraction de toutes les légendes pour s’appuyer sur des documents historiques rares. Grâce à eux, il dresse au fil des pages un portrait robot de ces personnages qui sont loin de ressem-

bler à l’image que le cinéma, la littérature et le manga ont pu en donner au fil du temps. Partie intégrante de “force de frappe tranquille du soft power japonais”, les ninjas, même s’ils perdent une bonne partie de leurs atours sous sa plume, conservent tout leur intérêt dans la mesure où l’on découvre leur rôle sous un jour nouveau. D’une lecture agréable, cet ouvrage permet de nous rappeler qu’il convient toujours de prendre ses distances avec les diverses légendes

qui entourent le Japon et que celui-ci utilise pour construire son image si attrayante sur la scène internationale. Un ouvrage à mettre dans toutes les mains.

Référence

Histoire des ninjas : Hommes de main et espion dans le Japon des samouraïs, de Pierre-François Souyri, Tallandier, 2024, 20,90 €.

Nihon Mangasha, 1959
Extrait de Ninja kaidô de sHirato Sanpei publié en 1959 en plein essor de la vague ninja.

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ESSAI Sur les traces de l'aventure Ghibli

Avec passion et minutie, Maroin Eluasti dresse le portrait du studio qui a servi de base aux productions de Miyazaki.

Comme c’est désormais le cas dans le monde du manga avec la sortie d’ouvrages qui explorent son évolution, voilà un excellent livre qui s’est fixé comme objectif de nous présenter un pan méconnu de l’histoire de l’animation japonaise. Jusqu’à très récemment, pour beaucoup, cette dernière se résumait à un nom : studio Ghibli. L’entreprise créée entre autres par Miyazaki Hayao (dont les éditions IMHO publient le premier volume d’entretiens Là où le vent revient, trad. par Ilan Nguyên, 20 €) et Takahata Isao a tellement marqué les esprits par ses productions qu’on a fini par croire qu’elle était l’équivalent nippon de Walt Disney, autrement dit la source originale de ce qu’on appelle désormais l’anime Ce n’est évidemment pas le cas et Maroin Eluasti nous en administre la preuve en revenant sur l’histoire de Top Craft, un petit studio fondé en 1972 par Hara Tôru qui fit ses armes comme la plupart des grands animateurs japonais chez Tôei Dôga qui dominait alors le secteur. L’auteur s’est livré à une véritable enquête policière pour restituer l’histoire de ce studio qui a joué un rôle considérable dans la génèse de l’aventure Ghibli. En effet, c’est l’échec commercial de Horus, prince du soleil (Taiyô no ôji : Horusu no daibôken) réalisé par Takahata et Miyazaki en 1968 et dont Hara a été le planificateur qui va précipiter les choses avec la démission de la plupart des protagonistes de ce projet raté. En créant Top Craft, ce dernier est bien décidé à ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de l’animation, en collaborant avec l’étranger, en particulier l’américain Rankin/Bass. Cela lui

vaut de bâtir un savoir-faire qu’il finira par mettre au service de Miyazaki et Takahata . Les deux animateurs transformeront Top Craft en Studio Ghibli dont Hara deviendra le PDG jusqu’à ce qu’il le quitte pour ne pas tomber dans une sorte de démesure qui ne lui sied pas. Maroin Eluasti nous raconte tout et c’est juste passionnant. Gabriel bernarD

Référence

Top Craft : Aux origines du stuudio Ghibli, de Maroin Eluasti, Ynnis Editions, 2024, 35 €.

Grâce à ce magnifique livre, on en sait enfin plus sur l'avant Ghibli.
Ynnis
Editions

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CINÉMA Fin d'innocence à Hokkaidô

Second film d'Okuyama Hiroshi, My Sunshine s'interroge sur l'enfance face à certaines réalités sociales.

Fruit d’une production franco-japonaise, My Sunshine, film d’Okuyama Hiroshi, a été présenté en sélection Un Certain regard au festival de Cannes 2024, ce qui lui donne un certain vernis. Ce second long-métrage pour le jeune réalisateur, dont on avait salué, en 2018, la première œuvre intitulée Jésus (Boku wa iesu-sama ga kirai), est une nouvelle tentative d’aborder le monde de l’enfance, en particulier ce moment si particulier du passage à l’adolescence. A la manière d’un Kore-Eda Hirokazu ou d’un Iwai Shunji qui ont déjà salué son travail, il l’explore avec délicatesse en jouant sur la lumière et la technique, lui permettant de bâtir un beau film sur le plan esthétique. En revanche, on peut lui reprocher d’avoir écrit un scénario cousu de fil blanc, ce qui ne manque pas d’affaiblir quelque peu son propos. L’histoire est celle d’un trio composé autour de Takuya (Koshiyama Keitatsu), un élève timide et bègue, de Sakura (Nakanishi Kiara), patineuse prometteuse et d’Arakawa (Ikematsu Sôsuke), entraîneur de cette dernière, qui va prendre sous son aile le premier pour l’amener à créer un couple de patinage artistique avec la seconde. Doux rêveur et peu enclin à se mobiliser comme ses camarades dans des sports masculins comme le hockey sur glace, Takuya tombe sous le charme du patinage artistique à force de voir Sakura s’épanouir dans ce sport.

Repéré par Arakawa qui l’observe, il se prend au jeu et finit par progresser au point que l’entraîneur parvient à convaincre la jeune patineuse de s’associer à Takuya pour se présenter à la compétition régionale, passage obligé avant d’envisager

araKawa, Sakura et Takuya, les trois protagonistes de ce film initiatique.

des compétitions plus ambitieuses. Alors qu’a priori rien ne les dispose à s’unir, les deux jeunes adolescents réussissent à s’entendre et à former un couple de danseurs que même les autres enfants, jusque-là moqueurs, finissent par applaudir. Tourné à Hokkaidô (voir Zoom Japon n°78, mars 2018) dans des paysages enneigés et glacés magnifiques, le film met d’abord en évidence la capacité que peuvent avoir les plus jeunes d’entre nous à surmonter leurs différences en s’appuyant sur le simple ressort de l’amitié jusqu’au moment où l’amour naissant aussi à cet âge bouleverse l’ordre des choses.

Pour introduire cet élément perturbateur, Okuyama Hiroshi a choisi de s’appuyer sur l’homosexualité de leur entraîneur dont Sakura est témoin un jour par hasard. Sans doute amoureuse comme on peut l’être à cet âge de son en-

traîneur, cette prise de conscience bouleverse le destin des deux jeunes patineurs, mais aussi celui d’Arakawa à partir de l’instant où la jeune fille ne veut plus travailler avec lui, estimant à tort que l’intérêt qu’il avait manifesté pour Takuya était lié à son inclinaison sexuelle. C’est là où le cinéaste montre sa faiblesse, car la réaction de Sakura était attendue. Cela n’empêche pas le film d’être agréable à voir dans la mesure où il joue également sur le passage des saisons qui annonce une autre qui reste à écrire.

Référence

My Sunshine (Boku no Ohisama), d’oKuYama Hiroshi, avec iKematsu Sôsuke, KosHiYama Keitatsu, naKanisHi Kiara. 2024. 1h30. Couleurs. Dans les salles, le 25 décembre.

MODE Un nouveau dessert après l'autre ZOOM

A force de rechercher la nouveauté, les Japonais finissent par consommer les mêmes types de plat…

Tout le monde sait que les Japonais aiment les nouveautés ; les produits dans les su permarchés et les konbini se renouvellent sans cesse, ils sont constamment à la recherche de plats venus des quatre coins du monde. Mais en même temps, leur préférence pour un certain type de goût existe ; en matière de dou ceurs, les grands classiques tels que le fraisier ou le baumkuchen n’ont jamais disparu des réper toires des pâtisseries japonaises.

Alors comment faire pour satisfaire à la fois les goûts préférés de tous les Japonais et la quête de nouveauté ?

On remarquera alors un phénomène assez inté ressant ; on importe des gâteaux qui contiennent plus ou moins les mêmes ingrédients, mais qui ont chacun une autre histoire et un autre nom, pour qu’on ait une impression de nouveauté, sans vraiment quitter sa zone de confort.

Prenons le cas du yaki miruku (lait grillé), qui était en vogue il y a un an au Japon. Venue de Chine, cette douceur qui a un nom si mignon – car l’association de yaki (comme yakitori = poulet grillé ou takoyaki = boulette de poulpe) et milk sonne presque fantaisiste – se prépare à base de jaunes d’œufs, de lait, de fécule de maïs, de sucre et de fromage. Son aspect n’est pas sans rappeler la crème anglaise, préparée à base de jaunes d’œufs, de lait et de sucre. Et d’ailleurs, yaki kasutâdo (crème anglaise brûlée) ou yaki kasutâdo tarte (tarte à la crème anglaise) se trouvent aussi abondamment au Japon.

Et bien évidemment, la recette de cette tarte est quasi identique à celle du pastel de nata,

la tarte portugaise connue il y a une vingtaine d’années au Japon sous le nom d’“egg tarte” après que ce nom ait été vu une fois dans une boutique d’origine macanéenne, puis plus récemment sous son nom d’origine, pastel de nata. Et cette recette, qui est si proche du “flan” en français et qui est d’ailleurs à la mode en France depuis quelques années, est en train d’arriver au Japon…

Le Japon importe régulièrement une recette similaire sous un autre nom. D’abord purin (qui vient de pudding) fin XIXe siècle, puis kasutâdo kurîmu (custard cream) pendant l’ère Shôwa, nom qu’on utilisait un peu pour tous les desserts, et kurêmu burure (crème brûlée) dans les années 1990, puis egg tarte début des années

2000 avant la mode de pastel de nata, puis yaki kasutâdo et yaki miruku, et on en a sans doute oublié un au passage…

Alors que chaque pays garde un plat et une recette de ce style, les Japonais en ont importé des variantes infinitésimales comme si c’était toujours des desserts différents. Ce qui a donné, comme résultat, le croisement de tout ce qu’on a pu inventer à partir de lait (ou de crème), de sucre et d'œufs. Nous ne savons pas si les Japonais en sont conscients, mais si ça continue, le Japon va devenir le plus grand collectionneur et le gardien de tous ces desserts. De quel pays viendra la prochaine recette de lait grillé ou de lait frit ?

SeKiGuchi ryôKo

Ritsuko Koga pour Zoom Japon
La tendance du "Yaki Milk", signifiant "lait grillé", est arrivée au Japon il y a un an.

ZOOM GOURMAND

L A RECETTE DE HARUYO

Takoyaki (Boulettes de poulpe)

PRÉPARATION

01 - Dans un bol, tamiser la farine, ajouter le sel et la poudre de dashi, puis mélanger.

02 - Incorporer les œufs et mélanger au fouet comme pour une pâte à crêpe.

03 - Ajouter l’eau petit à petit tout en mélangeant.

04 - Couper le poulpe cuit en morceaux selon votre préférence..

05 - Faire chauffer une plaque spéciale takoyaki (que l'on peut acheter dans les magasins de produits asiatiques) et bien l’huiler.

06 - Disposer un morceau de poulpe dans chaque cavité, puis verser l’appareil dessus.

07 - Ajouter les tenkasu, la ciboulette et le gingembre rouge mariné.

08 - Lorsque les bords commencent à cuire, retourner délicatement chaque boule à l’aide d’une pique.

09 - Continuer à les retourner pour leur donner une forme ronde et obtenir une cuisson uniforme.

10 - Une fois les takoyaki bien dorés, ils sont prêts.

11 - Disposer les takoyaki dans une assiette et dresser avec les sauces, la mayonnaise, les flocons de bonite et de l'aonori

INGREDIENTS

(pour 24 boulettes)

Pour l'appareil

• 85 g de farine

• 400 ml d’eau

• 2 œufs

• 1/2 cuillère à café de sel

• 1 cuillère à soupe de poudre de dashi

Pour la garniture

• 150 g de poulpe (il peut être remplacé par du saucisson, du bacon, du calamar ou des crevettes. On peut aussi ajouter du maïs ou des petits pois).

• 50 g de tenkasu (petits morceaux de pâte de tempura frite )

• 20 g de ciboulette coupe

• 20 g de gingembre rouge concassé

Pour le dressage

• Copeaux de bonite séché

• Aonori (algues en paillette)

• Sauce okonomiyaki ou takoyaki

• Sauce mayonnaise

• Huile

Il est désormais possible de suivre les enseignements des Yamabushi au cœur des montagnes reculées du Japon.

Un second souffle dans le Tôhoku

Pour ceux qui souhaitent “renaître”, les Yamabushi de la préfecture de Yamagata sont prêts à vous aider.

Que diriez-vous de renaître dans les montagnes reculées du Tôhoku lors de votre prochain voyage au Japon ? C’est désormais possible, grâce aux mystiques adorateurs des montagnes connus sous le nom de Yamabushi (voir Zoom Japon n°29, avril 2013). Un récent message publié sur la page Japangov du gouvernement japonais indique que les

Yamabushi “recherchent depuis longtemps des pouvoirs surnaturels et l’illumination grâce à un entraînement ascétique dans les montagnes”. Les Yamabushi parcourent les montagnes du Japon depuis plus de 1 400 ans. Traditionnellement, ils quittaient leur communauté pour s’immerger dans les montagnes sauvages. Là, grâce à une autodiscipline extrême et à un entraînement intensif, ils obtenaient des pouvoirs spéciaux, appelés genriki, qu’ils pouvaient ensuite utiliser pour aider les autres. Ces pouvoirs comprenaient la capacité de guérir les autres, d’exorciser les démons, de communiquer avec les kami (divini-

tés) pour obtenir de l’aide, et de conserver une bonne santé jusqu’à un âge avancé.

L’histoire des Yamabushi et de leurs retraites dans les montagnes remonte au VIIe siècle. De nombreuses sources suggèrent que tout a commencé avec le mystérieux magicien des montagnes, En no Gyôja (634-700). Ce personnage haut en couleur est ensuite devenu un kami à part entière.

Néanmoins, l’adoration des montagnes existe au Japon depuis des temps immémoriaux, à une époque où les gens ne considéraient pas seulement les montagnes comme des lieux saints où

résidaient les kami. Ils croyaient que les montagnes elles-mêmes étaient des divinités. En no Gyôja est également souvent considéré comme le fondateur du shugendô (un mélange syncrétique de shintoïsme, de bouddhisme, de culte de la nature et de magie taoïste), qui est devenu la religion des Yamabushi. Leurs pratiques étaient très secrètes. Aujourd’hui encore, les Yamabushi sont tenus de garder le secret sur certains aspects de leur entraînement.

A l’époque du Japon classique (710-1185), les Yamabushi proliféraient dans les montagnes du pays. Aujourd’hui, seules quelques poches isolées subsistent, en particulier autour du mont Yoshino et des sanctuaires de Kumano à Wakayama (voir Zoom Japon n°43, septembre 2014), et de Dewa Sanzan (littéralement les trois montagnes de la province de Dewa), dans la préfecture de Yamagata, dans le Tôhoku, au nord-est de l’archipel. Le Tôhoku est une région sauvage et isolée, dominée par des montagnes escarpées, des forêts denses et d’importantes chutes de neige, idéale pour s’immerger dans la nature. C’est le Japon qu’a exploré le maître du haïku, Matsuo Bashô, dans son classique La Sente étroite du Bout-du-Monde (1694), lorsqu’il a quitté Edo à la recherche de sa propre illumination. Le statut sacré des trois montagnes de Dewa –les monts Haguro, Gassan et Yudono - remonte à 593 de notre ère, lorsque le prince Hachiko a fui Kyôto, alors capitale du Japon, à la suite de l’assassinat de son père, l’empereur Sushun. Le prince Shôtoku, neveu de l’empereur (voir Zoom Japon n°123, septembre 2022), conseilla à Hachiko de fuir vers le mont Haguro où, lui assura-t-il, il rencontrerait la déesse de la compassion, Kannon.

Naviguant vers le nord le long de la mer du Japon, Hachiko fut attiré sur le rivage par des sirènes bienveillantes. Elles lui conseillèrent de se diriger vers l’est. Au milieu d’une épaisse forêt, un corbeau à trois pattes guida Hachiko vers le mont Haguro. Là, comme l’avait prédit le prince Shôtoku, Kannon apparut à Hachiko.

Ce dernier construisit des sanctuaires sur chacun des trois pics, comme centres de pratiques ascétiques pour honorer les kami de la montagne. Par gratitude envers la population locale, il consacra le reste de sa vie à l’aider.

Un jour, alors qu’une épidémie décimait la communauté agricole locale, Hachiko s’est retiré et a médité pendant 100 jours. Il eut la vision que la peste pouvait être éradiquée en construisant un grand feu. Il partagea cette vision avec la population, laquelle construisit une énorme effigie d’un démon et la brûla. La peste s’est arrêtée. Dewa Sanzan est ensuite devenu un lieu de pèlerinage très fréquenté.

Le symbolisme de la vie, de la mort et de la renaissance est omniprésent à Dewa Sanzan. Le mont Haguro représente le passé, le mont Gassan le présent et le mont Yudono l’avenir. Durant l’ère Edo (1603-1868), la croyance selon laquelle la vigueur de la jeunesse pouvait être maintenue grâce au shugendô s’est répandue. La

randonnée sur les trois montagnes était connue sous le nom de “pèlerinage de la renaissance”. “Pour les Yamabushi, pénétrer dans le rude environnement naturel de ces montagnes symbolise la mort de leur moi terrestre. C’est pourquoi ils portent des robes blanches, ou shiroshozoku, qui sont traditionnellement utilisées pour habiller les morts”, explique Yamabushi Kazuhiro, maître Yamabushi et guide à Dewa Sanzan. “Après s’être unis à l’esprit de la montagne, ils en ressortent renés et éclairés.”

En 2018, le Haguro Yamabushi a commencé à proposer des programmes de formation au public, reproduisant bon nombre des rigueurs des pratiques traditionnelles des Yamabushi, notamment la méditation sous une cascade jaillissante, la marche sur des charbons ardents et la randonnée vers des lieux sacrés sur les trois sommets. Le concept d’uketamo est au cœur du programme. Signifiant littéralement “j’accepte”, c’est le seul mot que vous êtes autorisé à prononcer

Le sommet du mont Gassan offre une vue exceptionnelle.
Yamabushido

pendant la randonnée. Le reste du temps, le silence règne. Cela favorise non seulement l’attention au moment présent, mais aussi l’acceptation. Aussi difficile que cela puisse paraître, l’uketamo vous aide à transcender vos modes de pensée et d’action habituels et à vous concentrer sur le moment présent plutôt que sur l’avenir. L’utilisation de montres et de téléphones portables est également interdite. Si la randonnée à haute intensité et les chutes d’eau glacées ne vous conviennent pas, n’ayez crainte ! Les Yamabushi ont récemment introduit un nouveau programme appelé Three Peaks Reset Training qui propose une approche à votre rythme, tout en incluant des randonnées guidées par des Yamabushi locaux et des maîtres zen sur les trois sommets de Dewa Sanzan. En quoi ce programme diffère-t-il des autres ? “Ce programme est assez polyvalent. La méditation sous cascade (misogi) n’est pas incluse dans le programme, mais elle peut être ajoutée si les participants estiment que c’est quelque chose dont ils ont besoin pour leur entraînement. De même, la règle de l’uketamo n’est pas obligatoire pour ce programme”, explique Rick “Doan” Erdman, formateur de Yamabushi à Dewa Sanzan. “De

Espace Japon 12 rue de Nancy 75010 Paris

La méditation sous cascade (misogi) est une épreuve vers la renaissance.
La pagode de cinq étages du mont Haguro.
Yamabushido

plus, nous adaptons le programme en fonction de ce que chaque participant peut supporter à ce moment-là. Ainsi, nous pouvons les emmener à différents endroits importants de la montagne”. En résumé, le programme Reset est conçu pour vous permettre de découvrir la nature profonde et les sites sacrés de Dewa Sanzan, en préservant l’essence de l’entraînement authentique des Yamabushi, mais à un rythme que vous pouvez supporter. “Retour à la nature, retour à soi-même”, comme le proclame la devise des Yamabushi.

La randonnée commence au grand torii rouge au pied du mont Haguro. Comme tous les portiques, il marque l’entrée d’une terre sacrée où vivent les kami. Du haut de ses 414 mètres, Haguro - la montagne qui représente le présent - est le seul sommet à rester ouvert toute l’année, alors que les deux autres montagnes, plus hautes, passent l’hiver enneigées. Haguro abrite une splendide pagode en bois de cinq étages - 30 mètres de haut - qui s’élève au milieu des arbres comme un élément naturel de la forêt. Un spectaculaire escalier de 2 446 marches en pierre (environ 1,7 km) mène ensuite au sommet. Le chemin, datant de 1648, est bordé de 580 cèdres, dont certains ont plus de 600 ans. Plongé dans un silence absolu au milieu de ces arbres magnifiques, les seuls bruits sont le vent dans les arbres, le chant des oiseaux et le bruit de vos propres pas. C’est bien plus qu’un simple bain de forêt. C’est comme un escalier vers le paradis.

Le silence renforce la concentration et la conscience de l’environnement. Bientôt, les préoccupations insignifiantes et les bavardages bruyants qui encombrent habituellement votre esprit sont remplacés par un bien-être serein. Comme le dit Maître Yoshino, 76 ans, Yamabushi de la 13e génération et chef du Haguro Yamabushi, “nous nous abandonnons à la nature, nous faisons de la place dans notre esprit”. Enfin, vous arrivez au sanctuaire Sanjin Gôsaiden, où les divinités des trois montagnes sont

enchâssées, ce qui en fait un lieu hautement sacré. Le mont Gassan, le deuxième sommet, est le plus haut et le plus imposant des trois montagnes, avec ses 1 984 mètres. Une longue crête relie Gassan aux deux autres pics, offrant de superbes vues sur la campagne environnante. Le mont Gassan, la montagne de la lune, représente le passé, où reposent les esprits des ancêtres. Vous traversez donc symboliquement le pays des morts sur le chemin de la renaissance. Le point culminant de la randonnée est le mont Yudono, la montagne de 1 504 mètres, le plus sacré des trois sommets. Comme Yudono représente l’avenir, c’est aussi la montagne de votre renaissance. A mi-chemin, on arrive à un rocher cuivré d’où jaillissent des eaux de source chaude. Cet endroit est tellement sacré qu’aucune photo n’est autorisée. Il est même interdit de parler en détail de ce que vous avez vu au sanctuaire.

Comme l’a écrit Bashô : “Au mont Yudono, partout l’on marche sur l’argent, et coulent les larmes”.

Ce que l’on peut dire, c’est que le mont Yudono abrite une chute d’eau spectaculaire qui se jette dans un bassin rocheux en contrebas. C’est là que l’on vous demandera de vous tenir sous la cascade glacée tout en récitant un sutra. Vous acceptez avec un chaleureux “uketamo”. Et vous découvrirez vous aussi que, comme le dit Maître Yoshino : “En marchant, nous renaissons. Nous rajeunissons notre vie.”

Steve John Powell & anGeleS marin cabello

Comment s’y rendre

ANA assure la liaison aérienne entre l’aéroport de Tokyo Haneda et l’aéroport de Shônai, situé à Tsuruoka, où se trouve le Haguro Yamabushi. En train, prenez le Shinkansen depuis Tokyo jusqu’à la gare de Niigata, puis poursuivez avec l’Inaho Limited Express jusqu’à la gare de Tsuruoka. Ce trajet longe la côte de la mer du Japon, offrant des paysages spectaculaires.Pour en savoir plus : team@yamabushido.jp

Publié par Ilyfunet Communication 12 rue de Nancy 75010 Paris

Tél: +33 (0)1 4700 1133 www.zoomjapon.info courrier@zoomjapon.info

Dépôt légal : à parution. ISSN : 2108-4483.

Imprimé en France

Ont participé à ce numéro :

Odaira Namihei, Gabriel Bernard, KOGA Ritsuko, Eric Rechsteiner, Gianni Simone, Jean Derome, SEKIGUCHI Ryôko, Steve John Powell & Angeles Marin Cabello, MAEDA Haruyo

TAKACHI Yoshiyuki, KASHIO Gaku, TANIGUCHI Takako, MASUKO Miho, ETORI Shôko, Marie-Amélie Pringuey, Marie Varéon (maquette)

Yamabushido
Le grand torii rouge au pied du mont Haguro marque le début du périple.

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