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Travaux d’école
Centenaire cette année, l’ENSAS a connu plusieurs transitions, dont les étudiants se sont inspiré pour leurs projets. À l’occasion de l’exposition qui retrace l’histoire de l’école, Amandine Diener, co-commissaire, choisit et commente quelques projets de
diplômes qui reflètent leur époque, l’évolution de la ville
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et de l’enseignement. Le sens de la vi(ll)e
Propos recueillis par Sylvia Dubost
Diplômée de l’ENSAS, Amandine Diener est Maîtresse de conférences en aménagement de l’espace et urbanisme (Institut de Géoarchitecture - Université de Bretagne Occidentale). Co-commissaire de l’exposition du centenaire, elle avait également rassemblé une sélection de dessins d’élèves présentés à l’ENSAS pour une exposition en 2013.
Unité de voisinage
Agnès Loth-Schmitt — 1955 Patrons d’atelier : Stoskopf-Madeline
«C’est le seul projet présenté ici qui ne soit pas un diplôme, mais un concours d’émulation, comme on l’appelait dans le système de l’enseignement qui prévaut avant 1968. Il s’agit d’un projet long comme on dirait aujourd’hui, dont le sujet était imposé, complètement décontextualisé. Ce projet date de 1955, peu de temps après la livraison de la Cité Rotterdam [en 1953, ndlr], qui marque une transition dans l’urbanisation de Strasbourg, et ce qui est intéressant, c’est que l’élève s’en est clairement inspirée. On voit des similitudes dans l’organisation du plan: une grande barre légèrement incurvée au nord de la parcelle et des éléments dissociés au sud, disposés selon une autre orientation. L’idée est d’organiser un grand ensemble dans un parc.
Ce projet reflète les prémices de la politique des grands ensembles, lancée en 1953 par le ministère de Reconstruction et de la construction. Auparavant, la ville est plutôt constituée de systèmes d’îlot plus fermés, ici on fait éclater la boîte, on décloisonne les espaces pour avoir un plan plus libre.
Agnès Loth-Schmitt imagine une opération de 600 logements, du 4 pièces au 2 pièces, pour 2000 habitants. Elle en a même décomposé la population: 1400 adultes, 400 enfants, 200-300 personnes au-dessus de 65 ans. Elle prévoit des équipements, deux jardins d’enfants (comme à la Cité Rotterdam), des écoles maternelle et primaire, un petit centre social avec un cinéma, une bibliothèque, une boulangerie, une épicerie, une pharmacie, un restaurantcafé et des équipements sportifs. Ce qui est également intéressant, c’est cette photo de maquette collée sur la planche, qui montre que les étudiants de l’époque ne faisaient pas seulement des dessins, comme on le croit souvent. Cela marque sans doute une évolution des modalités de l’enseignement de l’architecture qui demeure méconnue. »
Ce projet reflète à la fois la politique des grands ensembles 021 qui débute dans les années 50 et les projets scolaires d’architecture qui font fi du contexte géographique et/ou urbain.
Filmothèque
Pierre Loth — 1956 Patrons d’atelier : Stoskopf-Madeline
« Avant mai 68 et l’éclatement du système Beaux-Arts, l’époque, pour son Projet de Fin d’Études, chaque élève devait réaliser son diplôme sur dix planches de rendu, soit 10m2 de papier. Ici, nous voyons la planche introductive, avec le plan masse. On y voit aussi une photo de maquette, ce qui est assez rare à l’époque. Tous les diplômes étaient accompagnés d’un argumentaire. Celui-ci nous indique que la Filmothèque, nouvel équipement de l’Université de Strasbourg, devait rendre accessible aux étudiants des documents enregistrés sur pellicule. Dans ces années-là, les diplômes sont de plus en plus situés, les étudiants montrent leur intérêt pour le terrain local. Le projet est situé à Strasbourg, dans un quartier en plein développement : l’Esplanade, à la lisière de la Neustadt, reconfigurée par Charles-Gustave Stoskopf entre 1957 et 1969. Stoskopf est directeur de l’école régionale d’architecture de Strasbourg et le patron de l’atelier dans lequel Loth mène ses études. Le travail mené par cet enseignant-architecte a sans doute influencé le choix de l’élève dans le développement de son diplôme.
Ce quartier marque une transition dans l’urbanisme strasbourgeois, car la vente à la ville des anciens terrains militaires offrent de nouvelles perspectives de d’aménagement. C’est le temps des grands ensembles et d’une politique accrue d’équipements, et ce projet d’élève témoigne de ces préoccupations. La 2e transition que marque ce projet, c’est l’apparition d’une architecture fonctionnaliste. On voit très bien ici le jeu des volumes, des matériaux et des transparences, ainsi que le développé d’un plan libre*. Il est intéressant aujourd’hui de constater que les travaux d’élèves avant 68, au sein d’une école présumée « académique » étaient nourris de ce contexte moderne et de ces problématiques. »
* C’est l’un des cinq points de l’architecture moderne telle que définie par Le Corbusier. Les nouvelles techniques de construction permettent alors de se passer de murs porteurs et donc d’organiser librement les différents espaces.
Le bâtiment adopte un style moderniste, avec une tour opaque et un bâtiment bas aux larges parois vitrées.
Le projet s’inscrit dans le nouveau quartier de l’Esplanade, conçu par l’architecte et directeur de l’école Charles-Gustave Stoskopf, dont le chantier débutera l’année suivante. 023
Requalification par la densification d’un hypercentre - la place Kléber à Strasbourg
Martine Schmitt — 1992 Directeur d’études : Didier Laroche
«Ce projet date de 1992, soit trois ans après l’élection de Catherine Trautmann à la mairie de Strasbourg. Le grand chantier du tram a été lancé, on parle beaucoup de piétonnisation, des espaces publics et donc de la place de la voiture: c’est dans ce contexte que s’inscrit ce projet.
Une autre préoccupation de cette époque est celle du patrimoine, et travailler sur l’existant constitue un intérêt nouveau pour les élèves.
Contrairement au «système Beaux-Arts» avant 68 où les diplômes se ressemblaient tous d’un point de vue formel (car les modalités de rendu étaient identiques pour tous), les diplômes changent d’aspect. On a ici des perspectives, une vue aérienne, des axonométries. Les sujets touchent également à de nouvelles thématiques, conformément à l’enseignement qui s’ouvre aux sciences humaines et sociales. Avec Henri Lefebvre qui publie Le Droit à la ville, la question de l’urbanisme devient fondamentale. Ce diplôme raconte l’ouverture à ces questions et l’attention portée au patrimoine. Martine Schmitt, dans le texte qu’elle joint à son projet, imagine que la requalification de la place Kléber propulse Strasbourg à l’échelle de la future métropole européenne que la ville souhaite devenir.
Dans ces années-là, le diplôme permet en effet de tester des choses, et c’est le cas ici où l’élève a proposé plusieurs scénarios pour une nouvelle articulation urbaine de cette place. Dans l’un de ses dessins, la place est lovée dans un décaissé surplombé par une sorte de passerelle qui relie l’Aubette à la rue des Grandes Arcades. On voit une petite structure au milieu du dessin, qui fait penser aux folies de Bernard Tschumi à La Villette, livrées en 1992. On retrouve cette idée de structures modulaires, assez légères. Dans ses autres propositions, Martine Schmitt travaille toujours en épaisseur, en creusant la place. Elle lui redonne une allure, et dans tous les cas elle élimine la voiture. C’est assez audacieux, et l’important ici, ce sont les idées fortes du projet, ce que l’on appellerait encore le «parti» de la composition, plutôt que la précision apportée au représentations graphiques.»
Plusieurs scénarios sont esquissés pour une nouvelle place Kléber. Il s’agit d’éliminer la voiture et de marquer la diagonale entre la rue des Grandes Arcades et la place de l’Homme de fer qui accueillera la future station de tramway. 025
Citésports : simulation urbaine autour du viaduc Winston Churchill
Michael Siffert — 1996 Directeur d’études : Philippe Revault
« Nous sommes 30 ans après la livraison du pont Winston Churchill, long de 450m et qui relie l’Esplanade à Neudorf. Les Strasbourgeois y sont attachés mais il fait l’objet de débats. 10 ans plus tard, il sera démoli. Michael Siffert analyse dans son mémoire de fin d’études les territoires de Strasbourg et leurs limites. Il choisit d’analyser un quartier où se superposent des couches de circulation. Dans l’un des croquis, on voit un personnage avec un point d’interrogation, qui témoigne de la réflexion que l’on veut accorder, durant ces années, au piéton au sein de ces interfaces. Ce projet redonne à cet équipement une place structurante dans ce territoire, ce qui pose des questions intéressantes sur la transformation des espaces face aux problématiques induites par les mobilités; c’est aussi la période où l’on construit le tram. Michael Siffert y imagine un centre sportif, pour faire de ce viaduc un élément convoité. On voit aussi les premières images informatiques faire leur apparition dans les projets de diplômes.»
En haut, croquis du viaduc enjambant la route du Rhin, l’Ill et le quai des Alpes jusqu’au rond-point de l’Esplanade. En bas, le centre sportif qui s’y adosserait, au croisement de l’avenue du Général de Gaulle et du quai des Alpes.
La conquête de l’Ouest strasbourgeois
Franck Forster — 2018 Directeur d’études : Olivier Gahinet
«Les glacis sont des terrains à la mode car ils constituent des sites emblématiques qui offrent de nouvelles possibilités d’aménagement. Ici [le glacis ouest, entre le centre-ville et Cronenbourg, bordé par le chemin de fer et l’autoroute A35, ndlr], l’infrastructure autoroutière constitue une pièce urbaine majeure du projet, dans l’esprit de l’architecte Henri Ciriani*. Le glacis est traversé par une colonne vertébrale très linéaire, qui relie des objets structurants du territoire.
Si on fait le parallèle avec le pont Churchill, ce projet pose des questions similaires, notamment celles de l’impact de ces infrastructures sur les territoires, leur potentiel de réversibilité et leur pérennité à l’aune des transitions (mobilités, etc.)»
* Architecte et enseignant, Henri Ciriani s’est imposé après 1968 comme un des acteurs majeurs du renouveau du logement social, puis de l’architecture muséale contemporaine. « Sa réflexion sur l’espace moderne et l’héritage corbuséen est à l’origine d’une recherche formelle sans cesse renouvelée, suivant un projet intellectuel fondé sur le rôle social et politique de l’architecture » (Cité de l’architecture)
Transformation de l’A35 entre le centre-ville et Cronenbourg.