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De quoi parle-t-on quand on parle de transition ? Jusqu’où penser le changement, et par où commencer ? Extraits d’une conversation avec Anne Jauréguiberry, architecte-urbaniste, et Alexandra Pignol-Mroczkowski, philosophe, enseignantes à l’ENSAS et co-fondatrices, avec d’autres, du groupe de réflexion TikTak Transitions. Où il s’agit avant tout de changer d’attitude et de poser les bonnes questions. Tout changer

Propos recueillis par Sylvia Dubost

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Transition vs transition(s)

Alexandra Pignol-Mroczkowski

De manière générale, c’est devenu un terme assez générique, qui mériterait d’être questionné et précisé. On ne parle plus tellement de développement durable, mais de transition, dans l’idée que l’être humain, dans ses manières d’agir sur le monde, va moins l’impacter. Il faut se demander aujourd’hui si l’on peut se contenter de penser que plus de technique va nous permettre de gérer les risques environnementaux qui vont se multiplier. On prend les outils dont on dispose et on essaye de les adapter, alors que le monde aurait besoin d’autres complémentaires. Avec toutes les personnes du groupe Tik Tak Transitions, nous partons de la nécessité d’inventer des nouvelles manières d’aborder ces transitions.

Anne Jauréguiberry On s’est rendu compte qu’on ne parle que du changement climatique avec le prisme de l’énergie-climat [c’est-à-dire des enjeux énergétiques, et de la transition vers d’autres sources, ndlr], avec des projets intéressants comme le Shift Project* , porté par les grandes écoles et certaines écoles d’ingénieurs. Or, notre prisme d’architecte, urbaniste et enseignant nous convainc que l’approche transdisciplinaire est nécessaire. Cela nous a conduit à mettre un « S » à transition, à poser des questions et tenir des propos qui associent l’aspect technique auquel notre société nous demande de répondre – quel type de production, quels matériaux, béton ou pas béton, quelle filière, quels modes de construction? – aux sciences humaines et sociales, politiques, économiques, mais également à l’impact sur la biodiversité grise, que l’on commence à essayer de mesurer. Et si l’on questionne toutes ces dimensions, ainsi que les solidarités et les ressources, on ne dessinera plus les projets de la même manière.

* Shift Project : « Think tank qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone » selon son site Internet. Sa mission « consiste à éclairer et influencer le débat sur la transition énergétique ».

Penser les transitions

AJ Il ne faut pas oublier la dimension locale et territoriale, relier cette question des transitions aux lieux dans lequel on vit. Les enjeux climatiques interfèrent avec la façon dont on se nourrit, dont on se déplace, dont on s’approvisionne, posent donc aussi la question de ce qu’on enseigne et qu’on transmet par rapport à cela. La première chose à faire est de rester ouvert, sinon on devient dogmatique. On est obligé de tout intégrer, même si cela fait un peu peur. Des logiques qui appartiennent à d’autres domaines peuvent nous inspirer, générer de nouvelles idées, de nouveaux regards. Rob Hopkins [enseignant en permaculture, initiateur en 2005 du mouvement des villes en transition, ndlr] observe ainsi le phénomène de la permaculture et s’en inspire pour la gestion collective et politique de la transition. APM Oui, les outils pour opérer une transition ne peuvent pas être déconnectés de leur territoire, de milieu. C’est ce que dit Anna Lowenhaupt Tsing dans Le champignon de la fin du monde. J’avais organisé un séminaire avec les étudiants, autour du livre Vivre avec le trouble de Donna Haraway. Elle y propose comme point de départ non pas ce qu’on a perdu, non pas des scénarios catastrophes, mais ce qui a déjà été transformé. Il faut d’abord essayer de comprendre quelles sont les ressources à l’intérieur de cette situation nouvelle, dans laquelle on peut continuer à agir si on apprend à penser avec elle.

AJ On s’aperçoit que cette transition est peut-être une recherche astucieuse de collaborations qui n’existent pas encore et qui créent de nouveaux processus pour se déplacer, manger, construire, cultiver. Aujourd’hui, on est soit dans l’autoconstruction soit dans l’industrie : pourquoi ne pas hybrider ? Il y a beaucoup de ressources dans le croisement, et si on reste dans nos champs d’expertise, on sera bloqué assez rapidement… Dans Nous ne sommes pas seuls, Léna Balaud et Antoine Chopot parlent aussi de certaines solidarités entre espèces. Par exemple, l’amarante est une plante qui envahit les champs d’agriculture intensive de soja en Amérique latine, résiste à tous les herbicides et condamne la récolte. Les Indiens se sont alliés à elle pour lutter contre cette agriculture, et jettent des bombes de graines dans les champs. On a aussi vu des poulpes se nicher dans les refroidisseurs d’usines nucléaires. Les autres espèces habitant la terre peuvent aussi être actives. On parlait de croisements inter-disciplinaires, les solidarités inter-espèces aussi sont passionnantes.

Créer de nouveaux récits

AJ On est peut-être à un moment formidable où l’imaginaire doit être convoqué chaque matin au lever. On pourrait par exemple réfléchir aux choses qui vont disparaître. Si le téléphone portable disparaît car il n’y a plus de terres rares, cela va changer notre rapport à l’espace, nos mobilités. Il faut imaginer toutes ces relations nouvelles qui vont arriver. Je vois cela de façon positive ! APM Il faut pouvoir mettre des mots, des images, sur des phénomènes qui n’ont pas de représentations pour l’instant. Avec mes étudiants de master, j’ai beaucoup utilisé des supports variés qui deviennent des supports de récits comme des atlas pour enfants, des récits dystopiques, des bandes dessinées. Il nous faut des décisions mais aussi des récits, pour nous permettre à tous d’entrer dans cette transition, qu’à partir de là chacun prenne ses responsabilités, sans injonctions venues d’en haut.

Transition et politique

AJ J’aime beaucoup la position dont vient de parler Alexandra, car elle invite à réfléchir à la qualité de notre société future, et interroge directement la démocratie. L’échelle de la commune est intéressante, même si l’échelle intercommunale est sans doute plus efficiente, notamment du point de vue des ressources disponibles. Le sujet est celui de la ressource et de la solidarité. C’est ce qu’on a essayé de faire l’an passé avec l’Urban Studio [enseignement de projet de master 1 et 2, où les étudiants travaillent dans un contexte réel tout en développant des projets prospectifs sur notre cadre de vie, ndlr] : comment opérer une transition à l’échelle intercommunale ? En l’occurrence Mulhouse, Kingersheim, Wittenheim, Pulversheim et Ungersheim (68). L’histoire du bassin potassique et de la culture ouvrière fabrique un terreau collectif. De plus, toutes les communes sont confrontées à la pollution, à la sécheresse avec des forêts qui meurent à cause de l’augmentation des températures, la salinisation des eaux. La ressource solidaire et le travail collaboratif permet de faire face à des problèmes communs. APM D’où l’importance d’une transdisciplinarité, d’une vision globale et non pas spécialisée. Prenons le cas de l’eau

“ Il nous faut des décisions mais aussi des récits, pour nous permettre à tous d’entrer dans cette transition. ”

par exemple : que va-t-il se passer avec la faune et la flore si on transforme les réseaux d’eaux, comment cela va-t-il restructurer les territoires, quel sera le statut de l’eau dans ce territoire quand, comme aux USA, une loi l’a transformée en personne juridique, etc ? Pour cela, il faut des écologues, des juristes, des sociologues, des architectes, des urbanistes, des philosophes, des historiens… C’est difficile mais c’est indispensable.

Enseigner les transitions

APM J’interviens dans plusieurs ateliers de Projet de Fin d’Études, et ces questions y émergent, ce qu’on voyait moins il y a encore quatre ans. Pour ma part, j’essaye de faire le lien entre les enseignements, et l’important est de prendre du recul, de comprendre le problème posé et de ne pas toujours apporter tout de suite des solutions ou des réponses toutes faites. AJ J’enseigne le projet mais aussi la géographie, et cette année, en Licence 1, j’ai essayé pour la première fois de transmettre à de jeunes étudiants cette lecture du territoire comme possibilité de ressource. On aborde la question de la ruine, celle des routes, des aéroports, les infrastructures pétrolières, dont Dominique Rouillard décrit l’obsolescence, programmée par l’arrivée de nouvelles technologies, des changements de pratiques sociales, de nouvelles narrations. On parle des typologies urbaines dans le monde, de la relation entre le climat et la forme urbaine, et des aberrations auxquelles on arrive quand on n’en tient pas compte. Je leur enseigne cela, à le lire sur une carte, surtout à en parler, à représenter ces ressources qui ne sont aujourd’hui pas forcément productives, comme des toits, des lits de rivières, etc. Dans l’atelier de PFE [Projet de Fin d’études, ndlr] Ville et territoires en transition, une étudiante a travaillé l’an passé sur un Plan Local d’Urbanisme en transitions, qui s’appuyait sur toutes les ressources et solidarités entre les communes pour atteindre l’autonomie. Cette année, on a eu un projet survivaliste en Antarctique : comment y vivre et faire de ce territoire un terrain expérimental et de survie ? Un autre travail intéressant s’est penché sur la montée des eaux et la résilience de la ville. Avec le groupe Tik Tak Transitions, notamment Mireille Tchappi, Éric Albisser et Alexandra, nous essayons de lancer une

réflexion sur la façon dont on enseigne la transition à l’école : comment faire évoluer nos disciplines et créer de l’interdisciplinarité. APM La question est de voir comment faire entrer la transition dans tous les enseignements, avec des points de vue différents. Avec Françoise Fromonot [architecte et critique d’architecture, lire aussi p.8-13, ndlr] par exemple, on commence à réfléchir aux héritages de la modernité dans la façon dont on aborde aujourd’hui l’environnement. Chacun d’entre nous aborde déjà ces questions, mais c’est important de savoir ce que font les autres, pour croiser nos points de vue et nourrir les étudiants, leur permettre d’être agiles dans leurs réflexions. AJ Aujourd’hui, il y a de moins en moins de cadres professionnels où l’on finance des études de prospective pure, de la recherche urbaine et territoriale en projet. Or, ces études permettent d’avoir des visions, de les discuter et de préparer le futur. Cela nous fait grandement défaut. La pensée de la ville est remise à ceux qui produisent directement la ville, et cela empêche de penser. Le travail qu’on a à faire aujourd’hui, c’est d’ouvrir nos champs.

TikTak Transitions et Tak Transitions

Groupes de réflexion au sein de l’ENSAS, regroupant enseignants et étudiants, sur les transitions et leur enseignement. « TikTak parce c’est un peu un Think Tank, et parce que l’heure tourne. » Avec notamment Eric Albisser, Mireille Tchapi, Emmanuel Ballot, Volker Ziegler, Emmanuel Dufrasnes, Géraldine Bouchet-Blancou, Andreea Grigorovschi…

Petite bibliographie des transitions

Une liste forcément partielle, qui ne reprend que les ouvrages mentionnés au cours de la conversation

— Rob Hopkins, Manuel de transition

De la dépendance au pétrole à la résilience locale, Écosociété

— Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Éditions des mondes à faire

— Amandine Guilbert, Rémi Eliçabe,

Des embrouilles en pagaille.

Voyage avec des activistes après Fukushima in Habiter le trouble avec Donna Haraway (textes réunis et présentés par F.

Caeymaex, V. Despret, J. Pieron), éditions du Dehors

— Léna Balaud et Antoine Chopot,

Nous ne sommes pas seuls.

Politique des soulèvements terrestres, Seuil

— Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde.

Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme,

La Découverte

— Jérémy Moreau, Le Discours de la panthère (bande dessinée), 2024

— Dominique Rouillard, Politiques des infrastructures, permanence, effacement, disparition, Métis

Presse

Nous devons adopter des pensées de tremblements et non penser avec des pensées de certitude, de fixité, de doctrine. Une pensée de tremblement, ce n’est pas une pensée de la peur, ni de la crainte ou de l’hésitation, c’est la pensée qui refuse les systèmes raidis sur eux-mêmes.

Edouard Glissant, entretien avec Laure Adler pour l’émission Tropismes, 2007

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