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Regards

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Travaux d’école

Travaux d’école

Demain, on ne construira sans doute plus comme aujourd’hui, encore moins comme hier. Doit-on pour autant cesser de regarder en arrière ? Nous avons demandé à quelques enseignants de l’ENSAS de choisir et commenter une réalisation qui leur semblait résonner avec la notion de transition. Édifices édifiants

Le choix de Maurizio Pagotto

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Immeuble Louise Weiss - Parlement européen

Lieu Strasbourg Architecte Architecturestudio Année 1998

« À l’époque, ce bâtiment se voulait écologique. En réalité, il ne l’est pas du tout. Il devait représenter la transparence des institutions, comme la coupole du Reichstag de Berlin. Il possède donc une énorme façade en verre, qui devient une serre et demande une climatisation importante. Il faut des ouvriers acrobates pour l’entretien de la coupole du grand hémicycle en bois, on ne peut pas couper la climatisation dans la tour de bureaux quand elle est inoccupée. On aurait beaucoup de problèmes à construire un bâtiment comme ça aujourd’hui, car il ne respecterait pas les performances énergétiques demandées… Ce bâtiment demande un entretien permanent. Mais il est d’une très grande qualité architecturale, avec une image très forte. La tour de bureaux reprend l’idée de la Tour de Babel, l’hémicycle apparaît comme une sphère, forme parfaite inscrite dans notre culture occidentale, et représente l’aube, le soleil naissant. Il y a tous les éléments qui symbolisent ce que nous avons de commun en Europe. C’était un chantier très complexe, plein de spécificités, avec de multiples systèmes de sécurité, d’électricité et de vote. Comme le bâtiment est courbe, presque tout le mobilier est fabriqué sur mesure. On a utilisé les meilleurs matériaux, toutes les assises de l’hémicycle sont en cuir. Dans les couloirs, les petites tours qui permettent des rencontres informelles, des rendezvous privés sont montées sans qu’on ne voie aucune vis. Évidemment, tout cela a un coût. Mais c’est un bâtiment représentatif, qui a une valeur symbolique énorme. La Tour Eiffel doit être repeinte tous les sept ans, l’entretien du centre Pompidou coûte très cher. Il faut accepter que l’on construise des bâtiments à valeur symbolique, où les règles de la transition valables pour l’habitation ne s’appliquent pas. C’est d’autant plus important de rappeler les qualités de ce bâtiment et son importance qu’on est dans une période de transition écologique et qu’on se demande à quoi servent deux parlements… »

Derrière la paroi vitrée symbolisant la transparence, on aperçoit l’hémisphère de l’hémicycle.

“Il faut accepter que l’on construise des bâtiments qui ont une valeur symbolique.”

À gauche : les couloirs sont ponctués de tulipes permettant des rendez-vous informels et discrets. Construites sur mesure et habillées de cuir, elles s’adaptent parfaitement à la structure du bâtiment. En bas : l’hémicycle émergeant du toit évoque un soleil levant. À droite sur l’image, la tour de bureaux.

Le parvis du Centre Pompidou, par sa neutralité, est ouvert à toutes les pratiques et tous les usages.

“Une architecture unique capable d’accueillir une multiplicité de pratiques.”

Tous les éléments techniques sont reportés à l’extérieur du bâtiment, libérant les espaces intérieurs et créant une forme reconnaissable. En haut : débouché de l’escalator En bas : détail de la façade arrière

Le choix de Jérôme Villemard

Centre Pompidou Centre national d’art et de culture

Lieu Paris Architecte Piano + Rogers Année 1977

« L’essentiel de ce qui fait l’art de l’architecte intervient lorsqu’un bâtiment est capable à la fois d’être une expression unique, qui crée l’émerveillement dans un lieu et une époque donnés, et de traverser le temps, qui implique une capacité à héberger une forme d’incertitude, d’évolutivité. Beaubourg est en cela une forme accomplie : elle est très singulière et en même temps capable d’être utilisée de bien des manières. Je pense que l’architecture dure quand elle possède cette singularité ; c’est ce qui fait qu’elle survit à son programme premier. Ce qui est intéressant et rare, c’est que ce bâtiment a été pensé pour être transformé sur lui-même. L’ensemble des programmations muséales peut changer à l’intérieur de chaque plateau. Théoriquement, on pourrait habiter Beaubourg, mais ce n’est pas tellement le sujet ! Les éléments essentiels de sa constitution – la peau, les éléments techniques d’innervation, son escalier… – ont été reportés à sa périphérie, libérant le cœur et créant une esthétique. C’est une décision architecturale de l’ordre de l’installation, de l’expérience, offerte à tous ceux qui pratiquent le bâtiment. Sa distribution [l’escalator qui relie tous les étages court sur la façade, ndlr] est un moment unique de mise en relation avec tout le territoire parisien: tout le monde a envie d’avoir cette vue. Beaubourg est un événement plastique mais aussi un lieu de vie citadin. Depuis toujours, quand l’architecture crée un lieu citadin, elle met en lien du vide et du plein, permettant une vie urbaine. La place devant le musée crée un paradigme urbain éternel, légitimé l’activité du lieu depuis 40 ans. C’est un lieu unique dans Paris, tout en étant une place neutre et disponible à toutes les pratiques. Elle est gravée dans le marbre du cœur de la ville, et pensée de telle manière qu’on n’a pas envie d’inventer autre chose pendant longtemps. Beaubourg est indéracinable pour toutes ces raisons-là, et surtout pour des raisons d’appropriation collective de cet espace. C’est une somme de places superposées. C’est une leçon pour tous les architectes car c’est une expérience unique de la possibilité de diversité, de générosité envers le collectif. Une architecture qui n’est pas seulement un événement visuel mais bien un cadeau à tout le monde. De tout cela découle un vrai lieu, une œuvre unique et reconnaissable qu’à la fin, on ne peut pas déraciner. À une époque où la durabilité est un enjeu, c’est un projet essentiel dans l’histoire du xxe siècle. »

Jérôme Villemard est architecte et Maître de conférences en Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine.

Le choix d’Anne-Sophie Kehr

Ladan – The Box Maison individuelle

Lieu Lissma, au sud de Stockholm (Suède) Reconstruite et déplacée sur l’île de Lovön en 1989 Architecte Ralph Erskine Année 1941

« Architecte anglais réputé pour ses créations postmodernes, Ralph Erskine rêvait de Suède, comme on pouvait rêver autrefois d’Amérique. Il développe très tôt une conception humaniste, voire idéaliste de la société, et la Suède évoquait pour lui cette société plus humaine, dans la satisfaction des besoins quotidiens de la famille. Il est aussi très attiré par le caractère social des architectes fonctionnalistes suédois. À la fin des années 30, au début de la guerre, il s’y installe avec sa femme et ses deux filles. Il faut se loger et abriter la famille, avec peu de moyens, et c’est l’hiver. Un ami fermier lui laisse un morceau de terrain, où ils s’installent temporairement… pour quatre ans.

Cette petite maison rouge adossée à la forêt, aux allures de refuge de montagne, répond de manière pertinente à l’urgence d’abriter sa famille. Simple boîte en bois bardée de lattes, elle ressemble à l’architecture rurale suédoise traditionnelle. Les pierres sont celles du site, les briques proviennent d’une ruine à quelques centaines de mètres, et il renforce le béton de la dalle avec la structure d’un vieux sommier. La pente du toit est orientée vers le nord et abrite la réserve de bois, qui fait aussi isolation, côté sud on trouve une grande ouverture et une terrasse avec une cheminée d’extérieur. La maison fait 20 m2, elle est divisée en deux pièces par la cheminée centrale. D’un côté la cuisine, de l’autre la pièce à vivre. Par des jeux d’optimisation du mobilier, elle se transforme en chambre ou en espace de travail. Le lit remonte au plafond en journée grâce à des poulies, les portes coulissantes cachent son bureau et des rangements. Il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, la petite famille va se laver à la ferme. Les fenêtres cadrent le paysage de manière différenciée selon les orientations et les fonctions intérieures, manifestant la volonté de construire un dialogue avec un environnement naturel propice à l’émerveillement et à la tranquillité. Frugalité, espace minimum, matériaux locaux, bon sens, humilité, amour de la nature… La petite maison de Ralph Erskine, premier exemple de mode de vie compact, respectueuse de son contexte, favorisant par nécessité les matériaux issus de son terroir proche, revisitant de manière moderne le vocabulaire rural local tout en adoptant une réponse rustico-fonctionnaliste, fait écho à nos quêtes actuelles de retour aux fondamentaux, sans pastiche, ni redondance. Simplement juste. »

Anne-Sophie Kehr est architecte et Maîtresse de conférences en Théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine.

L’espace intérieur de 20m2 a été parfaitement optimisé. À gauche de l’image, des rangements et le bureau d’architecte de Ralph Erskine. On aperçoit au plafond le lit en position jour.

Largement vitrée, la façade orientée au sud laisse entrer la lumière et la chaleur.

Les fenêtres en bandeau découpent une vue sur le paysage tout en préservant l’intimité.

“Un petit manifeste de frugalité et d’authenticité heureuse.”

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