8 minute read
Lectures d’espaces
Les transitions ont-elles le même sens sur tous les territoires ? Les urgences sont-elles les mêmes partout ? Visite de l’Elsau avec deux enseignants et un étudiant de l’ENSAS, à la découverte d’un quartier en pleine rénovation, où l’urgence est avant tout sociale et où l’on peut interroger la transition urbaine à l’œuvre.
Quartier en transition
Advertisement
Par Sylvia Dubost / Photos brokism
Les promeneurs
Caroline Birghoffer architecte-urbaniste Volker Ziegler architecte-urbaniste Émilien Ska étudiant
La tour à l’angle des rues Schongauer et Grünewald marque l’entrée du quartier. 029
Le quartier
6000 habitants pour 1,25 km2, lovés dans une boucle de l’Ill. Jusque dans les années 1960, se mêlent ici activité agricole, ateliers industriels (tanneries et blanchisseries) et loisirs. Aujourd’hui, le quartier de l’Elsau se compose d’une petite partie ancienne, datant du début du xxe siècle, d’un lotissement pavillonnaire, construit en 1971 et 1980, et d’un grand ensemble, conçu par Pierre Villaume en 1965. Celuici évoque aujourd’hui paupérisation, logements insalubres, absence de commerces et de services publics, et fait l’objet d’une réhabilitation dans le cadre de l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine). Elle implique démolitions, reconstructions et réaménagements, dont on connaît les lieux mais pas toujours les détails des projets. On sait qu’il y aura de nouveaux équipements (Maison des services au public, groupe scolaire, cantine, gymnase, club de boxe), construction de 300 logements privés et démolition de 412 logements sociaux. Fin des travaux : 2028. Avec ses étudiants de Master, dont Émilien Ska, Volker Ziegler a travaillé sur le quartier (et d’autres) l’an passé, dans le cadre d’un projet « Strasbourg, mosaïque de quartiers fertiles », où il s’agissait de mettre en place des cycles vertueux de transformation. Caroline Birghoffer s’y penche avec ses étudiants depuis cinq ans. «On s’interroge avec les étudiants sur les modalités de transformation du quartier, à partir de ses forces et de ses faiblesses, de ses qualités urbaines et architecturales, en lien avec les associations, les institutions culturelles et les habitants. » Objectif : imaginer, en marge de l’anru, une transformation plus «positive, généreuse et adaptée à son contexte».
14h — Station Elsau
En tram, l’Elsau est à moins de 15min du centre-ville. Beaucoup plus proche que ce que beaucoup n’imaginent. «Le manque de liaison crée une vision parcellaire du quartier, constate É. Ska. Ici, on est sur une île, mais il n’y a pas de ponts.» Une seule route pour y entrer, alors que «Villaume avait pour projet de relier l’ensemble à la ville», rappelle C. Birghoffer. Devant nous, la tour entre les rues Schongauer et Grünewald marque l’entrée du quartier. À gauche, une opération de promotion immobilière est en cours sur l’emplacement de l’ancien supermarché,
La rue Watteau accueille les seuls commerces du quartier : deux épiceries et un petit marché de quartier bihebdomadaire.
longtemps fermé et finalement démoli. «Les habitants sont maintenant obligés de sortir du quartier pour aller au supermarché», rapporte É. Ska. Pour C. Birghoffer, ce programme de logements montre bien que «l’enjeu de cette rénovation est de gentrifier le quartier et de le rendre attractif à de nouveaux habitants». En parallèle, les habitants des logements bientôt démolis (les trois tours rue Martin Schongauer et la barre rue Watteau) seront en partie relogés dans le quartier, en partie ailleurs, comme c’est le cas dans beaucoup de rénovations urbaines. « Beaucoup sont venus du quartier des Écrivains [opération de l’ANRU à Schiltigheim et Bischheim, ndlr] et devront repartir ailleurs. Ce sont des parcours résidentiels précarisés, et les habitants ne peuvent pas s’investir dans leur quartier car ils savent qu’ils vont partir. Cela repose la question du parcours résidentiel des familles habitantes, des choix des politiques de la ville et des moyens dont disposent les bailleurs sociaux pour remplir leur mission.»
14h16 — Rue Watteau
C’est la rue commerçante, entre l’entrée et le cœur du grand ensemble, dessinée ainsi par Villaume. Mais en dehors de deux épiceries généreusement achalandées, les rideaux de fer sont baissés… Bientôt, les bâtiments qui la bordent à droite seront démolis. «Ce qui créera une énorme béance» jusqu’au centre socio-culturel à l’arrière, regrette C. Birghoffer. D’autant plus que les rues de part et d’autre ne sont pas au même niveau. Comment habitera-t-on cet espace surdimensionné?» «Il n’y aura plus rien pour tenir le vide, complète V. Ziegler, et c’est dommage car c’est la seule rue où il pourrait y avoir un peu d’animation.» La médiathèque, aujourd’hui à l’étroit dans une ancienne boucherie, sera transférée avec la mairie de quartier et La Poste dans la future Maison des services au public, programmée comme une extension du centre socio-culturel. Très fréquentée par un public mixte et intergé-
nérationnel, elle y sera plus à son aise. «Elle joue un rôle important dans le quartier, rappelle C. Birghoffer, où elle est un vecteur social et culturel.»
14h37 — Place Nicolas Poussin + avenue JeanBaptiste Pigalle
La rue débouche sur un grand espace planté d’arbres. «Le concepteur a eu l’idée d’un cœur vert, raconte V. Ziegler, il s’est inspiré de la ville protestante idéale: celle de Freudenstadt», conçue fin xvi e. C’est le départ du beau mail qui sépare plus qu’il ne relie le grand ensemble et le quartier pavillonnaire. V. Ziegler rappelle qu’il était pensé à l’origine comme une allée de sculptures, jamais installées. «On construit les logements, pour les équipements il n’y a souvent plus d’argent, alors pour l’art…» Un peu plus loin, on débouche au pied des tours de la rue Schongauer, qui seront bientôt remplacées par des bâtiments de logements plus petits, un groupe scolaire (l’école Martin Schongauer sera démolie) et un gymnase. Ne vaudrait-il pas mieux les rénover ? «Il faut vraiment voir au cas par cas, tempère V. Ziegler. Si les bâtiments ne sont pas entretenus, la dégradation est telle qu’il vaut mieux démolir.» Il regrette cependant l’approche quantitative de ces rénovations urbaines, où il est surtout question de m2 et d’euros, « jamais de création d’emploi, d’autonomisation, de ce qui pourrait permettre aux gens de s’aider eux-mêmes.»
15h12 – Prairie
Au bout du quartier, le grand ensemble se mue en prairie. Une magnifique promenade suit la boucle de l’Ill. «Le quartier était un lieu de villégiature, et tout ce passé est là, note V. Ziegler, dans l’île du Murhof, dans les associations de canoë-kayak.» «C’est très
fréquenté en été», précise É. Ska. On l’interroge sur ce que ce quartier représente pour un architecte en devenir. «Je n’ai pas encore tout compris, mais ce que je trouve étrange, c’est qu’on a l’impression que les décisions sont prises de façon exogène. En fait, cela me donne plus envie de faire de la politique que de l’architecture.» «L’architecture est politique!», poursuit C. Birghoffer. En revenant vers la zone construite, on passe à côté du Centre Psychothérapique pour Enfants et Adolescents, pôle des Hôpitaux universitaires de Strasbourg. De petites constructions à l’allure domestique, nichées dans un nid de verdure, dont C. Birghoffer confirme l’état déplorable, et la possibilité d’imaginer «une meilleure intégration de ce lieu médicalisé au reste du quartier. Il est réduit à sa pure fonctionnalité. Or il n’y a pas de café, pas de resto», qui pourraient faire le lien entre les habitants et les gens qui travaillent dans le quartier.»
15h26 — Le quartier pavillonnaire
En longeant la boucle de l’Ill, on arrive dans le quartier pavillonnaire, aux «rues surdimensionnées, note C. Birghoffer, qui ne correspondent pas aux flux automobiles de type résidentiel. Cela empêche un usage pacifié » puisque tout le monde roule vite. «Aujourd’hui, ces rues faites pour la voiture, ce serait impossible», affirme V. Ziegler. Celle qui longe le quartier l’isole des berges, aujourd’hui pas réellement aménagées (à part un petit terrain de jeu) et pour lesquelles Villaume avait pourtant imaginé des guinguettes. De manière générale, on regrette l’aménagement de l’espace public, réduit à des rues en raquette avec placettes gazonnées. Et on constate aussi l’absence de logements neufs construits dans les jardins, méthode BIMBY (Build In My Back Yard) utilisée dans certaines villes pour contrer l’étalement urbain.
15h35 — Rue de l’Unterelsau
La rue historique du quartier est désormais un cul-de-sac qui aboutit sur l’autoroute. On passe devant des bâtiments à colombages du xixe, d’autres plus récents, dont les jardinets butent sur le mur de la maison d’arrêt construite de 1986 à 1989, soit quelques années après la fin de la réalisation des logements… Entre deux habitations, on aperçoit un mirador, et les filets prolongeant l’enceinte sont de plus en plus hauts. «On juxtapose des programmes et des formes qui limitent les conditions du vivre ensemble, et l’essence même d’une vie de quartier », résume C. Birghoffer. « Pourtant, il y a toute la culture autour du rap qui pourrait faire le lien [avec les compagnies MJD, Mistral Est, Mémoires Vives, Magic Electro et l’association des Sons d’la Rue, ndlr]», note V. Ziegler. «Il y a aussi un studio de musique qui regroupe beaucoup de monde, complète É. Ska. [Le chanteur] Larry est aussi de l’Elsau.» Plus loin dans la rue, la nouvelle salle de boxe doit ouvrir fin 2022. «La culture et le sport sont portés par un engagement fort des habitants et du milieu socio-culturel qui les accompagne», confirme C. Birghoffer.
15h52 — Retour à la station Elsau
« La transition écologique apparaît vraiment ici comme un sujet décalé », conclut C. Birghoffer. Pour V. Ziegler, «la transition la plus cruciale est économique et sociale, pas architecturale.» «Et c’est frustrant», renchérit E. Ska. «Pas complètement, poursuit C.Birghoffer. Les architectes peuvent être force de proposition, pour de petits dispositifs qui dysfonctionnent et pourraient rendre la vie meilleure. Mais ça demande de l’humilité. La grande leçon, c’est le temps long, pour impliquer les personnes qui vivent là, qui savent mieux.» Et V. Ziegler de résumer : «Il y a une vraie contradiction entre l’urgence et ce temps long nécessaire.»