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DOSSIER
from Zut Hors-série — L'artisanat dans l'Eurométropole de Strasbourg et en Alsace #3
by Zut Magazine
DOSSIER Notre pain quotidien
Par Cécile Becker
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Considéré dès le début de la crise Covid comme un commerce essentiel, la boulangerie alimente quotidiennement notre besoin de liens. Mais, économiquement, la situation semble être plus contrastée que prévu. En parallèle, le secteur subit de profondes mutations avec l’explosion du bio et la déferlante de pains aux levains naturels qui remet en question jusqu’à son rythme.
Grégory Braun
Gérant de Woerlé et membre de la Fédération des Boulangers du Bas-Rhin
La boulangerie a-t-elle tiré son épingle du jeu au cœur de la crise, économique parlant?
Pas tant que ça. En fait, celles qui s’en sont le mieux tiré sont les boulangeries en cœur de village. En ville, il y a aussi de nombreux supermarchés : autant de possibilités d’aller acheter son pain ailleurs. D’autant que les boulangeries de centreville tirent une partie de leur chiffre d’affaires des produits de snacking (salades, sandwichs, etc.) et de pâtisserie. En revanche, ce qu’on note, c’est que beaucoup de clients sont venus chercher en boulangerie les interactions sociales. Ça a clairement renforcé nos liens avec la clientèle.
Comment expliquer l’explosion du bio, du levain naturel, des produits sans gluten et vegan?
On ne peut pas ignorer l’arrivée de la grande distribution sur le marché du pain de proximité, des enseignes qui proposent du pain chaud à toute heure ou les hypermarchés qui embauchent des boulangers et se réclament de l’artisanat. Il y a eu une perte de part de marché, donc certainement une remise en question. Là où les boulangeries artisanales se démarquent, c’est la qualité, la traçabilité du produit, l’écoute des besoins des consommateurs – la proximité est une force que ces enseignes n’ont pas.
Comment répondre à la grande distribution?
Si je prends l’exemple de la viennoiserie, le surgelé est très présent, que ce soit en boulangeries artisanales ou dans la grande distribution. C’est typiquement l’endroit où chaque boulanger peut marquer sa différence. Chez Woerlé, nous proposons par exemple de la viennoiserie végane, et ça fonctionne bien. On fait aussi la différence sur la variété des pains, les farines, l’utilisation de levain. Chaque boulangerie, chaque levain a sa signature, comme ici. C’est aussi avancer avec le terroir et le local : le pain de Strasbourg n’est pas le même que celui de Montpellier, et être transparent sur l’origine de nos produits. Le snacking reprend clairement du poil de la bête ces dernières années.
Les pains spéciaux ne sont-ils pas en train de grignoter notre baguette nationale ?
C’est sûr qu’il y a une demande forte de pains spéciaux. Mais la baguette reste un produit phare, culturellement [elle est candidate pour entrer au patrimoine immatériel de l’Unesco, ndlr] et un symbole.
Woerlé est une boulangerie centenaire. À votre arrivée, comment avez-vous fait bouger les lignes?
L’important, c’est surtout de bien s’entourer. Trouver les compétences aujourd’hui n’est pas aisé. Lancer la viennoiserie faite maison, il fallait le faire et le faire bien, nous sommes montés en gamme en termes de pâtisseries, en phase avec les saisons et en proposant aussi du vegan. Faire bouger les lignes, c’est juste replacer le client au centre, ce que la boulangerie devrait toujours avoir à l’esprit. L’important, c’est que ça plaise, il ne faut pas l’oublier.
10, rue de la Division Leclerc à Strasbourg boulangeriewoerle.com
La boutique du Fournil Kristof 2, ruelle des Pelletiers Strasbourg
Aux marchés de la Marne, Neudorf, Krutenau, Broglie et Robertsau
Sélection d’épiceries et boutiques bio en Alsace à retrouver sur fournil-kristof.com
Photos Pascal Bastien44 44 ZUT ARTISANAT | NOURRIR Il est loin, le temps où Christophe Rostalski débarquait sur le marché de la Marne deux parasols et trois tables sous le bras pour vendre sa production de pains au levain. C’était en 2013. « Quand je suis arrivé sur le marché, il n’y avait pas d’artisan boulanger bio. J’ai repris l’emplacement d’un boulanger qui, en 2014, cherchait à revendre son fournil dans lequel nous sommes installés aujourd’hui, à Mundolsheim. C’était clean et bien situé. » Rapidement, il ne peut plus assurer le rythme des marchés seul. Il embauche des boulangers et vendeurs jusqu’à trouver son rythme de croisière entre les marchés strasbourgeois et les livraisons d’épiceries, fermes et supermarchés bio. Ses choix ? Façonner de gros pains au levain naturel, les vendre au poids – à l’époque, c’était surprenant – et préférer les marchés. «Le marché, c’est aller vers les gens, c’est la plus ancienne méthode de vente, la plus écologique aussi. C’est l’humain et la diversité. » C’est aussi comme ça qu’il a appris. Après un parcours ahurissant – il a bossé dans le bâtiment, a été accompagnateur de randonnées à cheval, moniteur, livreur, charbonnier, cuistot –, il trouve son bonheur dans la boulangerie après une semaine en immersion dans le sud. Il passe par Turlupain dans les Vosges puis revient dans le sud où le boulanger lui propose de développer la partie «marché». Il intègre la fameuse École internationale de boulangerie, une référence dans le milieu du bio et du levain qui accompagne également ses élèves dans la structuration de leur projet – ce qui reste extrêmement rare dans les formations artisanales. Si le levain l’intéresse, c’est avant tout parce qu’il est exigeant : « Et sauvage. De la farine, de l’eau et ça marche. La fermentation est plus longue, et plus elle est longue, plus les arômes se développent. Il demande de travailler avec des farines de qualité, ce qui replace le travail dans une éthique par rapport à la filière paysanne. Et puis je voulais façonner à la main. » Grand bien lui fasse, parce que c’est le toucher qui détermine le tout. Les boulangers s’adaptent à son taux d’humidification, son élasticité, et même son repos. Comme le pain au levain a besoin de se reposer «une nuit, c’est mieux», pour que la croûte et la mie échangent encore leurs saveurs après cuisson, les boulangers Kristof ne travaillent pas de nuit. À partir de minuit, les livraisons commencent. Aux revendeurs, aux marchés toujours et à la boutique depuis peu, où Christophe Rostalski tente de nouvelles expériences en proposant des fromages de qualité et bientôt, une belle carte de snacking…
Photo Christophe Urbain
La Boul’ange
La Boul’ange, on en est vite tombé amoureux. Comme Maurizio, le boulanger et co-fondateur, tombé corps et âmes dans le levain. Il ne peut d’ailleurs s’empêcher de nous faire un petit cours: «Le levain se nourrit du gluten et de l’acide phytique et transforme le tout en vitamines. Le pain est donc plus riche et nourrissant et ça le replace aussi comme un aliment alors qu’il est longtemps resté un accompagnement. Le levain, c’est aussi un savoir-faire qui s’est perdu, la transmission ne s’est pas faite. » La faute à l’industrialisation et à l’impatience : il faut tout, tout de suite, et que les produis se ressemblent. Tout l’inverse du levain qui demande du temps et qui porte en lui le terroir, le savoir et la patte du boulanger. Quand il n’est pas prêt, il n’est pas prêt, c’est comme ça. Il demande de changer son rythme de vie. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la plupart des boulangers-patrons, fervents défenseurs du levain, sont passés par une reconversion : c’est le cas de Maurizio, ancien comptable, et aussi de Christophe Rostalski (Kristof), auprès duquel notre boul’ange gardien a parfait sa formation débutée à l’École internationale. Comme si mettre les mains dans le levain permettait de retrouver le temps et le sens. Le lien quoi. Et comme ailleurs, le levain dicte tout. C’est d’ailleurs presque un travail de chimiste. À La Boul’ange, tout le travail est organisé autour de lui. Le repos et le rafraîchi du levain, les 24 heures de pousse de la pâte, ça demande de la place et tout un agenda de production. Alors ici, on a fait le choix judicieux de proposer, en plus d’une gamme permanente, un pain spécial par jour – dont du pain sans farine de blé – et une sélection de dessert et pâtisseries de saison. Celles et ceux qui ont croqué leurs beignets savent de quoi on parle : tout est finement travaillé et équilibré. Leur sandwich focaccia, leur stolle, leur pain à l’épeautre, au blé khorasan, leur croissant… Tout est bio et sourcé au poil avec un penchant gourmand. Alors c’est sûr, le fonctionnement peut surprendre mais paraît aussi beaucoup plus raisonné, respectueux de la matière première et du travail du boulanger. Un autre rapport au pain, un autre rapport au temps, «une autre philosophie de vie, plus humaine», défend Maurizio. Et cette vision, précise et implacable, sa femme Liliane, souvent en boutique, la porte haut et fort et avec une fierté sans pareille. «Revenir aux choses essentielles.» E basta.
4, rue de la Brigade Alsace-Lorraine à Strasbourg 03 88 35 59 89
La boulangerie JK. Photo : Estelle Hoffert
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boulangeries
Maison Hirose. Photo : DR
Turlupain | Orbey + Saales La boulangerie est une référence, et, à notre connaissance, pionnière dans la région. Depuis 1993, elle pratique le bio et le levain, et cuit ses merveilles au four à bois. Superbe. Notre préféré? La boule aux graines. turlupain.com
Biocoop Coquelicot | Strasbourg Quand même, la Biocoop Coquelicot a eu le nez creux en proposant les pains de tous les meilleurs boulangers de la région, Turlupain et Maison Hirose notamment. biocoop.coquelicot.bio
Maison Hirose | Colmar + Sélestat Une boulangerie pâtisserie francojaponaise issue d’une rencontre entre deux amis : Naoto Hirose et Paul Petersen. On raisonne ici en termes de création et de rigueur. Le pain est bio et façonné à la main. hirose.fr Pain noir plain blanc | Schiltigheim + marchés et magasins bio à Strasbourg L’un des fondateurs a été formé chez Kristof, et comme chez Kristof, leurs pains sont au levain, vendus au poids, en grande partie sur les marchés. Ils sont délicieux même si le meilleur, le Sechskornbrot est infiniment difficile à prononcer. painnoir-painblanc.f
La boulangerie JK | Val-de-Moder Jérémy Kraemer l’a voulu, retourner au pain d’antan. Bingo. Des farines françaises, of course, du levain naturel bien sûr, des pains 100% petit épeautre, du khorasan, un joli Tour de mains (seigle, blé, épeautre et une pluie de graines) – et bien plus encore. Pour les allergiques et autres intolérants, Jérémy travaille toute une gamme de produits à base de farines sans gluten ajouté. Le + ? Sa carte sucrée/salée vaut absolument le détour. 09 87 41 77 58