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INTERVIEW

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Depuis 2015, Laëtitia Vitaud développe une activité de recherche, de conseil et d’écriture autour du futur du travail, de la gestion des ressources humaines et du management. Son livre Du labeur à l’ouvrage – L’artisanat est l’avenir du travail, sorti en 2019, rassemble faits historiques et réflexions qui placent l’artisanat et ses valeurs comme de nouveaux modèles et remettent en question les dérives de l’industrialisation.

Propos recueillis par Cécile Becker Illustration Nadia Diz Grana

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Vers de nouveaux modèles

Vous parlez de désagrégation de l’emploi et particulièrement de l’emploi salarié, comment l’expliquez-vous? Je pars de l’héritage de ce contrat fordiste du milieu du xxe siècle qui offrait des compensations à un travail aliénant – sur le modèle de l’usine, de la chaîne d’assemblage –, où les individus étaient des rouages interchangeables. Ce modèle est tout ce que n’est pas l’artisanat mais offrait en contrepartie la sécurité de l’emploi, le système de l’ancienneté, la progression des salaires, la défense des droits du travail par des syndicats, une retraite généreuse… Ce modèle attractif s’est désagrégé au même moment que l’emploi industriel: les contreparties à l’aliénation sont devenues moins favorables, on a donc commencé à questionner cette aliénation et avons remis sur la table le modèle artisanal.

Ce que vous dites surtout c’est que ce sont les conditions de travail qui ont baissé: le montant de la rémunération, la protection sociale, la prise en compte des aspirations personnelles. Comme si l’humain s’était effacé derrière «l’objet du travail», derrière les gains de productivité… Les travailleur·euses, en tant que classe, ont des intérêts à défendre. L’élément le plus déterminant, c’est l’affaiblissement de la négociation collective. L’existence politique de cette classe a été moins bonne, elle a donc perdu de sa force. C’est la montée de l’individualisme: au courant du xxe, on ne voit plus la chose en tant que classe, on ne voit que l’individu.

Aurait-on tiré un trait sur l’épanouissement au travail, et cette question n’est-elle pas en train de réapparaître? Elle réapparaît parce qu’avec la désagrégation des contreparties du travail, cette aspiration à sortir du caractère aliénant du travail apparaît comme une évidence. On a l’impression de se répéter, de répéter les mêmes gestes, de ne rien apprendre, la sensation d’une pauvreté intellectuelle, de perdre la capacité d’évoluer et de s’enrichir de nouvelles compétences. Face à une transition apportée par la révolution numérique aujourd’hui, on a l’impression d’être pauvre en compétences. La nouvelle sécurité sociale, c’est les savoir-faire. En tant qu’artisan·e, j’ai ma patte, je travaille ma singularité qui fait qu’on vient me chercher moi... En fait, l’artisanat, c’est l’idée de métier, plutôt que l’idée de poste. L’artisanat, ce sont des métiers de compétences et de savoir-faire, on travaille de manière plus autonome et créative.

Vous vantez les mérites d’un passage du labeur à une culture de l’ouvrage, qu’est-ce que cela veut dire? Le labeur c’est la partie de l’étymologie qui associe l’activité professionnelle à quelque chose de pénible et de douloureux. C’est l’idée de punition et d’appauvrissement professionnel que présentent le fordisme et le taylorisme où l’on est subordonné à un patron. On répète, on n’est pas là pour penser mais pour exécuter. C’est une vision encore très dominante et j’essaye d’y apporter un contrepoids : une vision positive autour de l’œuvre, de l’ouvrage. On laisse une trace, on crée (à l’inverse d’exécuter), on donne son identité, son âme. C’est la vision des métiers de l’artisanat qu’essayent de s’approprier les graphistes, les rédacteur·rices par exemple, qui ne sont pas forcément des métiers manuels. Ma définition de l’ouvrage et de l’artisanat est plus large, c’est retrouver son autonomie de travailleur·euse, avec plus de responsabilités et de créativité. Dans cette émancipation, bien sûr, il y a des aspirations individualistes, mais il y a aussi le fait de se réconcilier avec le travail en remettant au centre l’épanouissement, une certaine indépendance, l’idée de faire grandir ses savoirs et savoir-faire. Il y a aussi une autre idée importante, celle de la réconciliation entre la tête et les mains, entre le bas et le haut.

Pourtant être indépendant·e ou artisan·e n’est pas sans inconvénients: une protection sociale moindre, des heures de travail plus longues, un engagement au travail tel que le reste (la santé, la famille, etc.) peut passer au second plan. La flexibilité du travail n’est pas toujours une bonne chose. L’équation semble insoluble… Beaucoup d’indépendant·e·s, de freelance ou de chef·fe·s d’entreprise vont se heurter à cette liberté et travailler trop, se retrouver dans des situations de dépendances économiques, une réalité qui est parfois très difficile. Je pense que la période du xxe siècle qui a donné naissance à la sécurité sociale, au droit du travail, aux 35 heures, tout cet arsenal de protection du travail doit être réinventé. Il y a une asymétrie de pouvoir entre les métiers, les statuts (le salariat, l’indépendance, etc.) et les droits sociaux qui y sont liés. C’est aussi l’apprentissage individuel: il faut que les indépendant·es apprennent que dans le tarif journalier, il faut intégrer ses vacances, la retraite, la mutuelle. C’est aussi un sujet à traiter de manière collective: est-ce que les indépendant·es, les freelances sont les mêmes que les plombiers qui ont une activité depuis 20 ans ? Pas tout à fait. C’est un chantier auquel s’attèlent certaines personnes, par exemple le syndicat independants.co a mis sur la table la question du chômage partiel durant la crise sanitaire, inexistant pour les indépendant·es. On a donc créé un fonds de solidarité qui a permis de protéger un certain nombre d’entre elles et eux. La preuve qu’on peut créer d’autres institutions! Les artisan·es d’hier (encore aujourd’hui selon les métiers) avaient leurs institutions collectives, des guildes, le compagnonnage… C’est important de sortir de ce modèle très individuel et d’apprendre à négocier collectivement.

Ma définition de l’ouvrage et de l’artisanat est plus large, c’est retrouver son autonomie de travailleur·euse, avec plus de responsabilités et de créativité.

Élargir son champ de compétences, créer des parcours uniques font de vous des travailleur·euses qui ne sont plus interchangeables.

Vous écrivez longuement autour de William Morris, un fabricant, auteur, conférencier britannique du xixe siècle qui a largement nourri le mouvement Arts & Crafts. En quoi est-il une source d’inspiration? Il m’inspire beaucoup parce qu’il allie trois dimensions que je trouve belles : la politique, l’environnement et la beauté. C’est l’un des pères fondateurs de la gauche britannique qui croyait en l’utopie et aux alternatives à l’époque où le travail faisait déjà souffrir et où l’industrie faisait des ravages sur la beauté qui nous entoure. Il était très soucieux de la préservation de la nature, de l’écologie, de l’environnement patrimonial aussi: la beauté des bâtiments, des paysages, du tissu urbain... Son rêve, c’était que cette beauté se démocratise et qu’elle ne soit pas l’apanage de la bourgeoisie aisée. Il a remis au goût du jour les métiers oubliés du Moyen Âge, remis l’artisanat au cœur et l’a posé comme modèle de travail.

Vous parlez d’une montée des services de proximité en même temps qu’ils sont déconsidérés (valeur générée difficilement mesurable, métiers souvent mal payés). En quoi regarder ces services de proximité est-il important? Certains services de proximité (soins infirmiers à domicile, ménage à domicile) ne sont pas très loin des services d’artisan·e (plombier, par exemple). On utilise des compétences, de la matière première, on y passe du temps, on échange directement avec les client·es, pourtant on ne valorise pas ces services de proximité. Il y aussi une division sexuelle du travail : la production, la fabrication, la création seraient plus nobles et donc associés au masculin, quand l’entretien, la maintenance, le soin le sont plus au féminin et sont aussi très mal payés. Il y aurait beaucoup de chantiers féministes à mener, en plus de valoriser ces métiers essentiels. Comment faire? Ça passe par la sororité mais aussi le marketing. Il faut être fière de ses compétences, parler de nos savoir-faire, dire qu’on est artisane! Dans le numérique aujourd’hui par exemple, il y a majoritairement des hommes et tout cela se construit dans les écoles – peut-être faudrait-il monter des écoles non mixtes? Je n’ai pas la réponse mais il y a de vrais arguments là-dedans. Dans tous les métiers, il faut mettre en avant les valeurs de l’artisanat pour les faire peser davantage dans la balance.

Comment généraliser la culture de l’artisanat? Si on veut être irremplaçable, il faut un socle de protection sociale qui vous rende irremplaçable, sinon, les organisations chercheront toujours à faire avec des travailleurs interchangeables. C’est plus avantageux pour elles. Quand on cherche à industrialiser un processus de production, le travail se paupérise, les gains de productivité appauvrissent le savoir des humains. Pour que ça se produise moins, il faut augmenter les pouvoirs de négociation des travailleur·euses : réinventer le syndicalisme, renverser les rapports de pouvoir. La deuxième chose, c’est qu’il faut miser sur les savoir-faire, l’apprentissage et la transmission. Élargir son champ de compétences, créer des parcours uniques font de vous des travailleur·euses qui ne sont plus interchangeables. Recréer une désirabilité.

Du labeur à l’ouvrage — L’artisanat est l’avenir du travail de Laëtitia Vitaud, Calmann-Levy, 2019

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