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Focus

FOCUS L’ARTISANAT AU PLURIEL·LE

Par Déborah Liss Photos Pascal Bastien

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Pourquoi n’imagine-t-on que des hommes chez les carreleurs et que des femmes sur les marchés de créateurs ? Dans l’artisanat comme ailleurs, la société reste (en partie ?) pétrie de représentations. Si certains clichés reflètent la réalité d’un secteur encore segmenté, des bouleversements sont en vue. Décryptage.

Le monde de l’artisanat reste, en général, un bastion masculin : 89% des salariés du secteur sont des hommes et trois entreprises artisanales sur quatre ont des dirigeants masculins (Les entreprises de proximité au féminin, étude et chiffres clés, par l’Union des entreprises de proximité et l’Institut supérieur des métiers, mars 2019). Une entreprise sur quatre est donc dirigée par une femme. La féminisation du secteur est en marche: en 2019, elles sont 300 000 dirigeantes et, en tout, 730 000 femmes dans l’artisanat. Leur nombre a tout simplement doublé en 30 ans. Elles sont par exemple de plus en plus nombreuses dans les métiers de la fabrication (leur part est passée de 20% en 1984 à 36% en 2017), et de plus en plus d’apprentis sont des apprenties. D’ailleurs, le Grand Est est la région où la part d’apprenties est la plus importante dans l’alimentation (35,9% des effectifs contre 30% au niveau national). De manière générale, certains secteurs se féminisent au regard du recrutement et de l’entrée en formation : s’il n’y a que 4% de boulangères, elles sont maintenant 33% dans les formations boulangerie-pâtisserie. Et malgré les 3% de dirigeantes dans le secteur du BTP en 2015, les formations en peinture du bâtiment accueillent en moyenne 12% de jeunes filles. Les femmes ont aussi toujours été présentes dans l’artisanat en tant que conjointes collaboratrices (84% des conjoints collaborateurs sont des conjointes). Et si, longtemps, certaines corporations étaient réservées aux hommes, si l’image «peu féminine» ou la pénibilité de certains métiers comme couvreur ou maréchal ferrant ont pu décourager les femmes d’y accéder, certaines s’en emparent de plus en plus. Notamment dans le cadre d’entreprises familiales. Par ailleurs, la reconversion est une voie de plus en plus empruntée par les femmes pour entrer dans l’artisanat.

Mixité n’est pas égalité Mais le souci de transparence nous oblige à pointer que ces exemples sont minoritaires : le choix des métiers et des formations reste encore très sexué. L’artisanat d’art est certes un milieu quasi paritaire, les hommes sont ultra majoritaires dans le travail de métaux (94%) ou la réparation de machines (96%). L’équipe de l’Institut des métiers à l’origine de l’étude sur les entreprises de proximité au féminin explique que « lors des choix d’orientation, le poids des représentations et des préjugés encore très répandus [...] restreint les choix de formation aux métiers traditionnellement féminins, comme les soins à la personne (soins de beauté, coiffure) ou la fleuristerie».

Et pour celles qui osent le passage vers « un métier d’homme », les obstacles et inégalités restent de mise. Yvonne Guichard-Claudic, sociologue reprenant les travaux d’un colloque sur le genre des métiers explique : « On note souvent dans l’expérience décrite par les femmes une tension entre les efforts pour se conformer au modèle masculin d’activité (prouver que l’on est aussi compétente que les hommes) sans céder sur la “féminité” des apparences, tout en sachant rester à distance des sollicitations sexuelles, celles-ci constituant en elles-mêmes une forme de mise à l’épreuve avec laquelle il faut savoir composer. » Et, comme partout, les inégalités salariales sont criantes: dans les entreprises de moins de 20 salariés des secteurs de proximité, les femmes gagnent en moyenne 13,2% de moins que les hommes. Certains artisans, à l’image des couturiers drag-queens James et ViviAnn, estiment carrément que le monde de l’artisanat est «macho». Roland Pfefferkorn, sociologue strasbourgeois, soulève que les femmes arrivées dans des secteurs masculins doivent faire face à une division sexuée du travail au sein même du métier (Des femmes chez les sapeurs-pompiers, Roland Pfefferkorn, Cahiers du Genre, L’Harmattan, 2006). Nathalie Hummel, ferronnière continue par exemple, d’être prise pour la commerciale de la boîte.

Pratiques et relationnel Les hommes qui font le chemin inverse ne doivent pas faire face aux mêmes challenges. Yvonne Guichard-Claudic pointe

notamment le « soupçon concernant leur orientation sexuelle ». Éric Glintzboeckel, qui a fondé la marque de cosmétiques pour hommes Le Bain du Roi, a remarqué les réactions particulières des hommes rencontrés dans les salons : « Beaucoup se tournent vers ma chargée de communication, car ils pensent que ça ne peut être qu’elle à la tête d’une marque de cosmétiques. Et quand elle les oriente vers moi, certains peuvent avoir l’air un peu gênés de parler de produits de beauté avec un autre homme.» Le genre du professionnel aurait-il donc une influence sur la manière de faire le métier et sur la relation client? Oui, analyse Éric, car il note aussi que les hommes de plus de 50 ans sont plus à l’aise avec lui, un homme de leur âge, quelqu’un qui leur ressemble. James et ViviAnn (Benjamin et Cédric au civil) ont décidé d’accueillir leurs client·e·s en drag, et constaté que cela facilitait la mise en confiance des jeunes femmes, mais aussi des hommes qui ne se retrouvent pas dans le vêtement de marié traditionnel.

Il s’agirait donc de dépasser les clichés et de revoir certaines images d’Épinal…

Nathalie Hummel 1

Ferronnière et précurseuse

Nathalie Hummel ne devait pas reprendre la ferronnerie de son père Paul Muller, et, en même temps, tout l’y prédestinait: «Je suis née un an avant la création de l’entreprise en 1972, je suis là-dedans depuis toute petite. Mais ce n’était pas un métier “féminin”, alors mes parents voulaient que je fasse un bac de compta.» Elle se rend compte que ça ne l’intéresse pas du tout, et que la forge continue à lui faire de l’œil. «Mon père a vu que je n’avais pas peur, il m’a poussée, il m’a formée.» 30 ans plus tard, c’est elle la maîtresse des lieux: un immense atelier et un garage aménagé, à côté de la maison familiale à Scherwiller. De grands portails sont entreposés en face de la réserve de barres de fer. Le produit fini regarde la matière première.

Le mari de Nathalie est au meulage, le son est strident. Il l’aide pour dégrossir et former les pièces, mais la forge, c’est elle. Malgré les idées reçues, tenaces: «J’ai vraiment dû faire face aux clichés il y a quelques années, et encore aujourd’hui, certains croient que je suis la commerciale.»

Nathalie construit ses pièces de A à Z, elle prépare un dessin en taille réelle, puis choisit les barres de fer, les coupe et les chauffe au feu de forge. Quand il est à bonne température («entre jaune et blanc!»), le fer est frappé pour obtenir la forme désirée. Après, il peut passer au marteau-pilon pour une empreinte, ou à la cintreuse. Et il y aura le soudage et l’assemblage. «C’est rare de tout faire soi-même. Mais c’est notre métier. Acheter des pièces pour souder, ça ne nous intéresse pas trop.» Comme le montrent ce portail aux branches et feuilles d’olivier délicates, façonnées par elle-même, ou ce lion qu’elle a réalisé et incrusté comme un blason.

Des clients de toute la région font appel à elle pour leurs portails, des grilles de protection pour les fenêtres, ou encore des rampes d’escalier. «C’est un métier passionnant, ça change tous les jours», sourit-elle. À force, ce sont les enfants et les petitsenfants des premiers clients de son père qui lui font confiance.

Ces dernières années, elle a dynamisé l’activité en assurant l’automatisation des portails. Sans renoncer aux savoirs et outils ancestraux: les machines sont historiques, les gabarits qu’elle utilise encore pour la cintreuse ont été créés par son père. Et surtout, elle prend toujours le temps du travail bien fait: «Je travaille à la commande, et pièce après pièce. Un portail peut me prendre de 15 jours à deux mois. » Ce dont elle est le plus fière, c’est «d’arriver chez les gens pour la première fois, où il n’y a rien, et de pouvoir, après deux-trois passages, installer un objet fini». Elle sait que les clients, en général, «sont contents». «Parce qu’on y met du cœur.»

Ferronnerie Muller 18, route de Kientzville à Scherwiller 06 78 39 16 07

James et ViviAnn du Fermoir-de-Monsac 2

Artisan·e·s de bienveillance

Ils se sont lancés il y a un an pour réaliser leur rêve d’enfant: créer des robes de mariées. Benjamin et Cédric ont décidé que leurs personnages drag, James et ViviAnn, feraient partie intégrante de leur activité.

Pouvez-vous présenter votre projet en quelques mots et nous dire pourquoi avoir choisi les robes de mariées? James C’était un rêve de gosse. J’avais une grande famille, j’ai assisté à beaucoup de mariages, et j’attendais toujours la robe avec impatience! Et puis, j’ai fait celle de ma sœur il y a deux ans… Il se trouve que Cédric (ViviAnn) avait aussi fait celle de sa sœur, et il avait travaillé dans la mode. On s’est rencontré par hasard et on a décidé de lancer notre boîte. ViviAnn On fait des tenues de marié·e·s sur-mesure, en suivant le souhait du ou de la cliente, du dessin au produit final, en passant par les essayages. On voulait répondre à une problématique présente dans le monde du mariage : comment s’habiller quand on sort du carcan habituel ? Alors, naturellement, on a lancé notre premier défilé en juin 2021, avec des femmes de notre entourage. Il se trouve que certaines d’entre elles étaient handicapées, âgées, en surpoids…

Vos clientes sont-elles alors des personnes queers et des personnes qui sortent de la norme? ViviAnn En fait, pas forcément. On a eu notre premier couple gay tout récemment d’ailleurs ! Pour nous, il est normal d’accueillir tout le monde, et les gens viennent parce qu’ils ne trouvent pas ce qu’ils veulent en prêt-à-porter. Notre premier client était un homme hétéro fan de black metal, à qui on a fait une demi-jupe et une cape. C’était le choc des cultures à la première rencontre! Sinon, cela va du mariage à thème médiéval au kimono, en passant par une robe plus traditionnelle pour un mariage à l’église. La mariée voulait simplement une robe qui lui corresponde totalement.

Pourquoi intégrer le drag dans votre activité? Fallait-il avoir un alter ego féminin pour travailler dans la couture et mettre à l’aise les clientes? ViviAnn Il s’agissait plutôt de faire vivre nos valeurs, tout simplement. Ben (James) voulait qu’on accueille en drag pour montrer qu’être soi-même, ça ne peut faire que du bien. Et on se rend compte que les clientes osent davantage se dévoiler avec les personnages qu’avec Cédric et Ben en civil. Les mamans, les marraines et les copines adhèrent aussi ! Et les futures mariées se sentent plus libres d’assumer leur féminité. Récemment, une cliente voulait quelque chose de classique, une robe cocktail… avant de nous glisser qu’elle voulait quand même qu’on mette en valeur ses fesses!

Pouvez-vous évoquer votre parcours dans les métiers artisanaux et la réaction de votre entourage par rapport à ce métier considéré comme «féminin»? ViviAnn Je crois que Ben et moi avons toujours été des garçons différents [rires]! Mon entourage a été plutôt bienveillant. Je suis parti de Kingersheim à 15 ans pour faire un bac arts appliqués à Strasbourg, puis je suis allé à Paris pour un BTS Design de mode. J’ai trouvé le milieu très dur, pas très ouvert. Revenu en Alsace, j’ai été coiffeur pendant 8 ans. Quand on s’est lancés, mes parents n’ont pas été étonnés: je faisais déjà des robes de mariée à mes poupées Action Man. James Moi, je me suis mis à coudre très tôt, je faisais des robes à ma sœur et ma mère tous les ans. Quand j’ai voulu faire un cursus de stylisme, mes parents ont eu peur de ce milieu trop inconnu. J’ai été chocolatier chez Pierre Hermé pendant 9 ans. J’ai quitté mon job pour créer cette boîte, mais ma famille a été super contente pour moi! Le drag ou une expression de genre différente et l’artisanat font-ils bon ménage? ViviAnn On se rend quand même compte qu’on évolue dans un milieu, pas celui de la couture mais de l’artisanat en général, qui est encore assez macho. Quand on va à la Chambre des métiers, on détonne: on fait un métier «de femme», et on le fait en drag! James L’artisanat reste effectivement très masculin, surtout dans les métiers de bouche. ViviAnn Mais pour revenir au drag, en fait, c’est très lié aux compétences manuelles: maquillage, couture, perruques et coiffure, il faut être touche-à-tout. Et avec l’atelier, on essaye de s’inscrire dans l’artisanat local, on passe beaucoup de temps à la mercerie du Bain aux plantes. La gérante nous connaît et adhère au projet. Bref, on veut montrer que l’artisanat, ça peut être fun!

James & ViviAnn du Fermoir-de-Monsac 14, Grand’Rue à Strasbourg jvdufermoirdemonsac.com

«Le poids des représentations et des préjugés encore très répandus restreint les choix de formations traditionnellement féminins...»

Enquête de l’Institut supérieur des Métiers

Emma Pieters

Vannière heureuse

Si on vous dit « vannier », vous pensez peut-être aux yéniches, ces « nomades blonds du Ried» (D’après le titre d’un livre de Rémy Welschinger, 2014, L’Harmattan), surtout des hommes, qui tressaient l’osier au xxe siècle. Mais la profession vit une mutation, et Emma Pieters en est emblématique: la jeune femme a seulement 25 ans et s’est tournée vers la vannerie après une «première vie». Après une licence d’anthropologie, la voilà artisane depuis un an et demi, elle découvre le métier par hasard, dans une boutique en Charente-Maritime, à un moment où elle allait devenir maman et pensait à se mettre à son compte.

On échange autour d’un thé, dans son jardin à Boersch, qui est aussi son lieu de travail. Les tiges de saule jonchent le sol, c’est sa matière première, comme le châtaignier ou le noisetier. Elle tenait à faire une activité qui respecte l’environnement: « Je récolte à la main, à moins de 20 km à la ronde, par exemple chez des retraités qui ne peuvent plus tailler leur arbre.» Ensuite, elle revient aux gestes ancestraux: avec sa serpette, elle coupe les pointes. Avec la batte, elle tasse. Avec le poinçon, elle crée l’espace entre deux brins pour en faire passer un troisième. Elle ne travaille que sur commande et donne vie à des paniers, caisses de rangement, têtes de lit, supports floraux, ou même bannetons pour faire lever la pâte des boulangers. « On peut tout faire en vannerie, c’est génial», se réjouit-elle. Elle fait aussi des réparations, et propose des ateliers pour transmettre sa passion aux habitants du coin. «Ce métier, c’est une découverte avec moi-même. Je fais travailler mes mains et mon cerveau, et il y a du relationnel», analyse-t-elle, rayonnante.

Emma a un talent presque naturel. C’est sa formatrice de l’école nationale de vannerie en Haute-Marne, où elle a suivi des formations courtes, qui le dit. «Elle me disait que j’avais le sens du détail. Et j’avançais plus vite que tout le monde. Quand j’ai fait mes premiers paniers ajourés, les autres élèves me disaient : “comme t’es douée !” » À l’école, justement, elle constate que les filles constituent la majorité des promotions : « La société est en train de changer, et ça bouge aussi dans la vannerie.» Elle se demande seulement si les femmes «passent le cap de la création d’entreprise ou si elles se cantonnent à l’activité loisir»…

Son objectif à elle, à terme, c’est de «percer en tant qu’artisan d’art» (le choix du masculin vient d’elle). Au moment de notre rencontre, elle pensait aux œuvres qu’elle allait faire pour les Journées Européennes des Métiers d’Art, à l’occasion desquelles l’illustre ébéniste David Seltz l’a invitée à venir exposer chez lui : «Ce que je préfère, ce sont les luminaires et les lustres. J’adore les jeux de lumière créés par la matière.»

Vannerie Emma Pieters 9, route de Saint-Léonard à Boersch vannerieemmapieters.fr

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