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DOSSIER
from Zut Hors-série — L'artisanat dans l'Eurométropole de Strasbourg et en Alsace #4
by Zut Magazine
DOSSIER Passion lunettes
Par Lucie Chevron Photos Alexis Delon / Preview
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L’artisanat de lunetterie à l’époque contemporaine? Un savoir-faire oublié sous l’influence de l’industrie de l’optique. Mais survivent encore d’irréductibles passionnés pour réveiller et perpétuer ces pratiques manuelles, gage de qualité. Tour d’horizon.
Clément Lunetier
Artisanat mon amour
En passant les portes des ateliers de Clément Lunetier, à Eckbolsheim, impossible de ne pas entendre en fond les machines rugir. Rien d’étonnant quand on sait que chaque monture ouvragée dans ces murs demande des dizaines d’étapes de fabrication, huit heures de travail et sollicite huit collaborateurs en production.
L’histoire commence en 2014. Benjamin Decarreau et Vincent Flachaire, les deux associés fondateurs, sont opticiens de formation. Souhaitant renouveler et dynamiser leurs carrières, ils se lancent dans la fabrication artisanale de lunettes. Dans leur boutique située place de Zurich, les deux acolytes achètent et installent des machines de découpe. Là-bas, ils vont fabriquer et vendre leurs premières paires. Entre leurs mains, leur toute première création, une simple mais coquette lunette en bois clair. Petit à petit, le projet s’agrandit. D’un m2 d’espace de fabrication, ils passent à 300m2. Et désormais, l’équipe ne compte pas moins de 13 personnes, dont Thibault Picand, responsable commercial et nouvellement associé, qui se joint à nous pour la visite des lieux.
Le souci du détail
Si la partie administrative est gérée par Vincent Flachaire, la créativité, c’est pour Benjamin Decarreau. Il a appris la fabrication en autodidacte, un « gros défi » pour ce dernier. Très curieux et en recherche constante de connaissance, il s’est longuement essayé au prototypage numérique et au maniement des machines. Dans les ateliers siège encore, en guise d’objet mémoriel, leur toute première presse, petit objet à manivelle en métal permettant le placage, première étape de la fabrication. Après l’usinage et la découpe sur fraiseuse numérique, l’intervention manuelle intervient. « La difficulté de notre façon de faire, est qu’il n’existe que des solutions industrielles pour fabriquer des lunettes, et non individuelles. On a dû créer et détourner des outils.» Sur une satineuse, appareil soustrait à son utilisation originelle, ils viennent poncer la matière, avant de la façonner à la main. Plus loin, dans une petite pièce retranchée, quatre gros tonneaux en bois tourbillonnent. À l’intérieur de ces engins au système analogue au tambour d’une machine à laver, une véritable recette de cuisine : buchettes de bois, nylon, pierres ponce, coquilles de noix, noyaux d’olives, etc. « En s’entrechoquant pendant plusieurs heures contre ces abrasifs, les montures vont être polies ou poncées. Cette étape nommée tribofinition, c’est un véritable savoir-faire. »
Les étapes sont encore nombreuses : gravures, finitions sur touret à polir pour donner de la brillance, façonnage des branches, rhabillage, assemblage, envoi. Une exigence à tout point de vue rendue possible par la recherche coopérative au sein de l’équipe et des savoir-faire artisanaux transmis le plus souvent oralement.
Une lunette unique pour tous
La philosophie est claire : sortir des sentiers battus pour proposer un objet unique. Dans un premier temps, ils se passionnent pour le bois, qu’ils s’amusent à mixer avec d’autres matériaux tels que le mélaminé (dérivé du bois), et même des grains de café. « On a eu à cœur de proposer des collections qui soient différentes, avec un axe commun, qui était que puisqu’on maîtrisait le système de production, on avait la capacité de modifier les dimensions de la lunette.» Chez Clément Lunetier, les paires sont confectionnées à l’unité.« On travaille comme dans un restaurant, avec des bons de commande et zéro stock.» Une logique qui permet aussi de personnaliser les montures en termes de matériaux, de coloris et de taille. À ce jour, ils dénombrent trois collections bi-matières, chacune proposant huit essences de bois différentes (du merisier, de l’érable ou encore du noyer), 25 couleurs de mélaminé, et un nombre incalculable de formes. Impressionnant lorsque l’on apprend qu’environ 12 000 paires sont produites ici chaque année, dont 3 000 sont des modèles uniques. Le seul élément non fabriqué directement sur place: les branches en métal produites en France. Une dynamique éco-responsable qui se retrouve dans le recyclage des chutes de matière, retournées au fabricant pour réutilisation.
Plus que des opticiens, plus que des fabricants, Clément Lunetier est également une marque. Et ils en sont fiers. Aujourd’hui, ils travaillent avec plus de 350 distributeurs à travers le monde, originaires de France, d’Allemagne, de Belgique, et jusqu’au Canada et aux États-Unis. « En travaillant sur un système de lunettes personnalisées, fabriquées à l’unité, notre objectif était aussi de remettre les clients, c’est-àdire les opticiens, au centre de l’expérience. Cette structuration leur rend leur pouvoir de prescription, leur offre de sortir de la vente simple de lunettes en l’état. Ils sont aussi là pour conseiller. » Une aventure humaine avant tout autre chose.
50, rue de Zurich à Strasbourg clementlunetier.com
La Lunetterie
La créativité à l’œuvre
Vincent Delmulle est opticien indépendant, mais pas seulement. Ancien élève de l’École Supérieure d’Optique de Strasbourg, il débute sa carrière au sein de grandes chaînes d’opticiens, avant de souhaiter s’établir à son compte. Fin 2015, il s’installe au 2, rue de l’Épine, dans cette petite ruelle silencieuse presque hors du temps, loin du brouhaha urbain, située entre la place Gutenberg et le Musée Alsacien. Rapidement, son envie d’offrir des montures davantage qualitatives et de répondre à des demandes souvent difficiles à solutionner, le conduisent à faire ses premiers pas dans l’artisanat. «J’ai commencé avec de petites réparations, jusqu’au jour où un client est venu me demander une paire de lunettes orange qu’il ne trouvait pas ailleurs.» Après une première année faite de tests, s’essayant de longues heures à l’art du geste artisanal, il se lance officiellement. Depuis, il restaure, personnalise et fabrique sur-mesure des lunettes, selon les demandes de ses clients. «J’aime le fait de pouvoir habiller un regard, en concevant une lunette qui s’adaptera harmonieusement à la taille et à la forme d’un visage, mais aussi à la personnalité de chacun.» Ses matériaux favoris? L’élégante corne de buffle issue d’une logique de recyclage, ou encore l’acétate de cellulose, une matière durable et agréable lorsqu’elle est portée, offrant d’innombrables coloris et motifs, et permettant de réaliser des inserts stylistiques. Du bois, de la dentelle, toutes les envies sont permises. «Faire parler la créativité en allant au-delà du noir et de l’écaille de tortue traditionnelle, croiser les matières, les formes, c’est stimulant.» Quant aux innombrables chutes, pas question de les jeter. Au contraire, il les conserve pour d’autres travaux, et développe depuis peu une collection de boucles d’oreilles faites à partir de ces reliquats de matière. S’il possède un atelier au sous-sol de son magasin, c’est pourtant au sein même de sa boutique, sur une imposante table de bois posée au centre de la pièce, que Vincent Delmulle aime tailler dans la matière. À travers les gigantesques baies-vitrées qui composent la façade de La Lunetterie, les passants peuvent assister à cette exigeante chorégraphie manuelle. Chaque paire lui demandant entre huit et seize heures de travail. Et bientôt, il espère lancer sa propre collection 100% locale, composée de matériaux fabriqués en France et de charnières conçues à Strasbourg.
2, rue de l’Épine à Strasbourg Instagram : @lalunetterie_strasbourg
La Fabrique à Lunettes
Lionel Salmon fondateur
Plus jeune, rêviez-vous de devenir opti-
cien? Déjà au lycée, j’aimais la physique, et j’étais bon dans cette matière. Assez naturellement après mon bac, j’ai eu envie d’approfondir ces compétences. Je suis allé en médecine et en école d’optique. En 2003, j’avais seulement 25 ans, et j’ouvrais mon premier magasin situé boulevard d’Anvers, aujourd’hui revendu. En 2014, j’ai ouvert la première « Fabrique à Lunettes» à Kilstett, puis en 2020 dans le quartier de l’Esplanade. Et enfin, en mars dernier, celle rue des Frères, que j’adore.
Qu’aimez-vous par-dessus tout dans
votre métier? Mon moteur, c’est le relationnel. Être auprès des clients, les conseiller. Ça passe par beaucoup de bienveillance. Mon but est toujours de trouver le produit le plus adapté aux besoins d’une personne, à ses envies, à ses goûts, et à son budget évidemment. Pour cela, il est nécessaire d’être dans l’empathie, de se mettre à la place de la personne en face de soi. On va beaucoup s’intéresser aux habitudes de vie pour être en mesure de savoir quel produit est le plus adéquat.
Votre rapport à l’objet ? La qualité et l’esthétique comptent énormément, que ce soit dans les matériaux de la monture et des verres, mais aussi dans la fabrication même de la lunette. Il est important d’offrir un objet qualitatif, qui tienne dans la durée. On travaille beaucoup avec les grandes marques de mode, avec des créateurs espagnols et américains, ainsi que des designers. Pour les verres, on préfère, pour les mêmes raisons, les verriers de proximité de France et d’Allemagne.
« La Fabrique à Lunettes», pourquoi?
On a ce côté artisanal parce qu’on adapte les verres dans les montures directement en magasin. Tout est détouré et monté sur place. C’est quelque chose de très technique, qui demande de la minutie, mais le résultat est aussi bien meilleur à la fin. Cet aspect, c’est aussi la passion du métier qui nous guide vers une forme d’exigence à l’égard de nos clients.
Aujourd’hui, vous gérez trois boutiques. Quel manager êtes-vous ? Mes équipes sont très importantes pour moi. C’est un peu comme une deuxième famille. Il y a un vrai travail de transmission. Je recrute souvent des apprentis ou de jeunes opticiens parce que je prends un réel plaisir à les accompagner, à leur transmettre tout mon savoir-faire. C’est passionnant. Mon but, c’est aussi de leur passer le flambeau.
— Boutique Strasbourg Centre 4, rue des Frères à Strasbourg — Boutique Strasbourg Esplanade 8, rue de Londres, Centre commercial Esplanade — Boutique Kilstett 1, rue de l’Industrie à Kilstett lafabriquealunettes.fr
Optique des 4 vents Comme à la maison
Cécile Ehret et Julie Grandjean se sont rencontrées autour d’une passion commune, celle de l’optique. En 2005 et 2009, elles intègrent respectivement, et en tant qu’apprenties, l’Optique des 4 vents. Immédiatement, l’alchimie se crée entre les deux collègues devenues amies. Quelques années plus tard, en 2020, elles rachètent, ensemble, le magasin de leurs débuts. À l’intérieur, la décoration chaleureuse de style colonial donne le ton. Ici, on se sent « comme à la maison ». Une divine bibliothèque vitrée en bois exotique, un vieil établi de menuisier, des chaises raffinées en osier, un grand nombre de plantes: l’artisanat dans les moindres détails. Et, dans l’atelier situé au cœur de la boutique, une meule à main de quarante ans d’âge pour tailler les verres, un chalumeau pour les soudures, un tour à polir pour raviver les couleurs, matifier ou faire briller une monture, etc. Dans cet espace, Cécile répare et Julie fabrique.Tandis que Cécile s’épanouit dans la gestion quotidienne de leur entreprise et le contact humain, Julie est la créative de ce duo complémentaire et synergique. Petite déjà, elle adorait bricoler des choses. C’est donc tout naturellement qu’elle s’est lancée, il y a sept ans, dans la fabrication artisanale de montures en acétate de cellulose. «Travailler la matière, la toucher, est quelque chose que j’affectionne particulièrement. J’aime imaginer puis produire des formes qui sortent de l’ordinaire, choisir des coloris et des motifs originaux». Un art qui lui permet aussi de s’exprimer librement. Dessin, vectorisation sur machine à commande numérique, finition à la main, c’est aux côtés de leur ancien patron, «ce grand technicien », puis en autodidacte, qu’elle a appris à maîtriser tous ces savoir-faire. Son outil favori? Le grattoir, un petit outil manuel, analogue à une lime à ongle, qui permet de réaliser de délicates finitions. À terme, l’idée est aussi de créer une petite collection toute en formes, couleurs et empiècements détonants, dans la lignée de ce qu’elles vendent et prônent depuis toujours: qualité, originalité, caractère, et fabrication française. De véritables œuvres d’art sculptées.
Chez Optique des 4 vents, la devise du «comme à la maison» imprègne jusqu’aux relations avec le client. À l’inverse de la démarche classique, là-bas, le système basé uniquement sur la prise de rendez-vous offre une véritable expérience personnalisée. Une approche instinctive qui permet « de prendre le temps qu’il faut, d’aller au bout des choses. Parfois, sur un salon, on voit une monture, et on sait déjà qu’elle sera parfaite pour cette personne. Et souvent, après avoir écouté et échangé avec quelqu’un, c’est la première monture qu’on lui propose qu’il ou elle finira par choisir.»
35, route de Bischwiller à Schiltigheim optiquedes4vents.fr
Carole Marmet Jean-Michel Bloch
D’autres adresses à lunettes
Optique Jacques Marmet Carole Marmet
Chez Optique Jacques Marmet, on aime les belles choses. Les beaux matériaux, les verres d’une belle qualité taillés directement sur place, les finitions irréprochables, avec une affection particulière pour les créateurs français et la fabrication artisanale. Montés dans les années 1980 par Jacques Marmet, aujourd’hui à la retrait, les deux magasins sont désormais dirigés par sa femme, Carole Marmet. L’essentiel pour cette dernière ? Que chaque client ressorte avec une paire d’un bel ouvrage, confortable, et qui colle à une personnalité. Si « le premier concept est de voir », la lunette est aussi «un accessoire de style». Et, ce qu’elle aime plus encore? Le relationnel. Entrer dans l’une des sublimes et élégantes boutiques Optique Marmet, c’est faire l’expérience de la prévenance dans toute sa sincérité.
7, rue de l’Église à Strasbourg 9, rue des Hallebardes à Strasbourg .optique-marmet.fr Eye Tech Optic Jean-Michel Bloch
Jean-Michel Bloch est opticien depuis 32 ans. L’un des derniers à avoir été formé à la fabrication artisanale de lunetterie. Dans sa petite boutique aux sobres coloris et lignes épurées, située rue du Faubourg de Saverne, il détoure les verres, et répare encore de temps à autre les lunettes de ses clients. Ses trois mots d’ordre : satisfaire sans condition sa clientèle, proposer de beaux produits, et rendre accessible à tous des confections de belles qualités. En un clin d’œil, et quelques tâtonnements, il sait identifier les failles ou les réussites d’un article. Les formes et les matières sont multiples, de quoi assouvir toutes les envies. Et désormais, son nouveau péché mignon: le bois. Une matière de prestige qu’il souhaite démocratiser auprès des grands comme des petits budgets.
25, rue du Faubourg de Saverne à Strasbourg eye-tech-optic.fr
Optique de la Licorne
Une histoire de famille. Elisabeth Derisoud et Anne Debes sont deux sœurs. Depuis 31 ans, elles dirigent et exercent au sein de l’Optique de la Licorne. Plus tard, Elisabeth espère voir sa fille reprendre la boutique. À l’intérieur, la décoration au carrefour de l’art nouveau et de l’art abstrait reflète une philosophie, un état d’esprit. Du sol aux montures, des formes en tout genre et de la couleur, emblèmes de la vivacité et de la gaieté. Chez elles, on aime les lunettes de caractère, sans jamais oublier la qualité. D’ailleurs, la valorisation du savoir-faire français est un élément essentiel de leur identité, qui se retrouve autant dans les choix de montures proposées que dans l’exercice même de leur métier. Au second étage du magasin, elles sculptent dans le verre et soudent le métal, pour toujours être en capacité de répondre aux besoins de leurs clients. Le petit +: ces deux opticiennes de passion ont fait de la vision enfant leur spécialité.
La coiffure sans greenwashing
n.f. Petit repère strasbourgeois, où se mêlent calme et créativité, 100% naturel, proposant des coupes architecturales* ainsi que des explosions de poudres de plantes tinctoriales.
* technique travaillant la géométrie dans l’espace pour être sans effort de coiffage.
7, rue Jacques Peirotes, Strasbourg · 03 88 75 05 16 lapoudrierestrasbourg.com