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Focus
from Zut Hors-série — L'artisanat dans l'Eurométropole de Strasbourg et en Alsace #4
by Zut Magazine
FOCUS LA RUÉE VERS LE MANUEL
Par Cécile Becker
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Donner du sens à son travail, renouer avec la nature, retrouver le goût des belles choses, toucher du doigt le plaisir d’un produit fini fabriqué par soi… Si les reconversions sont loin d’être un fait nouveau, depuis la crise sanitaire, le phénomène s’est largement amplifié prouvant un changement de regard sur les métiers manuels et la nécessité de se reconnecter au sens et à l’essentiel.
On avait senti le vent tourner en observant les effets de la crise sanitaire. D’abord par le prisme du monde de la restauration qui peinait à recruter – selon l’Umih, le syndicat de la profession, il manque aujourd’hui 30% de salariés –, mais aussi en constatant l’effet d’aubaine créé par les confinements et le chômage partiel qui ont été l’occasion de se questionner, de se reconnecter à des envies profondes et, pour certain·e·s, de se former. Comme si cette pause contrainte nous avait prouvé que l’on peut vivre différemment et entretenir un autre rapport au travail, où la question du sens aurait toute sa place. Comme si nous nous étions replacés au centre d’un monde dopé aux injonctions. Résultats: l’hôtellerie-restauration est en salvatrice remise en question alors que la plupart du personnel se voyait (se voit toujours…) essoré par des horaires de travail harassantes, un salaire ridicule, sans réels avantages. Carole Eckert, patronne du restaurant Enfin à Barr, annonçait passer son équipe aux 39 heures – d’ordinaire on parle plutôt de 60 heures par semaine – et revoyait ses prix pour les rehausser à la hauteur du travail accompli et de l’engagement de son personnel… À l’heure où l’Umih constate que de nombreux apprenti·e·s ont déserté le métier, il est effectivement temps de revoir les conditions de travail du milieu. Alors l’artisanat serait-il plus séduisant? Moins contraignant? Rien n’est moins sûr. Ce qui compte pour les reconverti·e·s (lire pages suivantes), c’est davantage la flexibilité (avoir plus de temps pour soi), être en contact avec la matière et/ou la nature et redonner du sens à ses larges plages horaires allouées au travail. Dépasser la question de la rémunération et du besoin, pour accorder plus de place à l’envie et à l’épanouissement de soi. Tout ça, c’est sûr, renforce l’intérêt pour le travail et rend donc l’investissement et l’engagement plus heureux. En fait, les reconversions ont plus à voir avec une passion qu’on aurait trouvée ou avec laquelle on aurait renoué ; logique alors que le rapport au travail soit, de fait, plus doux. À la Chambre de métiers d’Alsace, on le constate: en 2021, sur 7 000 entreprises artisanales créées en Alsace, 1 500 ont fait l’objet d’une reconversion. Du jamais vu. Reste que les parcours de formation restent un peu obscurs: à l’image des personnes que nous avons rencontrées, qui reconnaissent qu’elles n’avaient pas forcément conscience des structures, possibilités et des avantages liées à une reconversion (continuer à toucher son salaire, par exemple). Il reste encore du travail pour rendre visibles ces voies alternatives… Constatant les difficultés des entreprises artisanales a recruter, la Chambre de métiers d’Alsace a lancé ses premiers rendez-vous de la reconversion, qui permettent d’accéder à l’information liée aux financements et aux formations. Les conditions d’accès aux reconversions seront semble-t-il facilitées…
Photo Christophe Urbain cm-alsace.fr
David Spenlihauer
De la sommellerie à la cidrerie
À l’entendre, il aurait presque choisi n’importe quoi pour retrouver un lien au grand air. Lui et son collègue Léo Deyber ont fondé l’année dernière la cidrerie artisanale René Sens dans le Sundgau, d’où ils sont originaires. Mais s’ils avaient trouvé des vignes, ça aurait été le vin: «On trouvait que c’était une bonne idée de planter des vignes, mais du côté du Jura alsacien, le sol est calcaire, ça aurait été plus difficile, risqué, d’autant que l’attente que les vignes prennent rallongeait d’autant le début de l’entreprise. On avait vraiment envie de commencer. L’alternative cidre s’est présentée car le Sundgau rassemble un super patrimoine arboricole. On a sauté sur l’occasion.» La nature à tout prix. Sorti de sa formation (CAP Restauration, Bac pro, mention complémentaire en sommellerie en 2018),
David a travaillé au restaurant 1741 : « Je savais que je ne ferai pas ça toute ma vie mais je ne pensais pas que ça arriverait si tôt. En 2020, je sentais déjà que je perdais patience. Je n’avais pas envie de subir, j’ai arrêté entre les deux confinements. Mais je ne regrette pas du tout: j’ai beaucoup appris et rencontré des tonnes de personnes, ça m’a ouvert des portes. J’ai notamment pu travailler pour des vignerons.» Le fait est que le serveur et sommelier ne s’est pas vraiment arrêté: débuter une activité de cidrier ne se fait pas en quelques semaines, se dégager un salaire encore moins. De fait, il continue dans le milieu de la restauration et fait quelques extras (au Jaja, au Café des Sports ou au 1741) en marge d’un BPREA qu’il termine cet été, diplôme indispensable pour gérer sa propre « exploitation ». « En septembre-octobre 2021, après avoir installé la cidrerie, on a tout ramassé [au verger du grand-père de David et en récupérant des pommes auprès de particuliers, ndlr], mis en fermentation et préparé la commercialisation.» La mayonnaise prend vite, à tel point qu’un importateur du Mexique les a déjà contactés sur Instagram pour goûter leur première cuvée. Son idéal ? « Sortir de la monoculture. J’aimerais bien qu’on propose des activités de maraîchage, qu’on fasse de la bière, du vin. » Les raisons de cette reconversion sont pour lui évidentes: réinvestir son village d’origine, Biederthal, alors que tous les jeunes désertent la région, donner plus de sens à ses journées, participer à la sauvegarde du patrimoine arboricole et proposer une alternative bien troussée aux buveur·euses de tout poil. Bref, l’idée de contribuer à la fondation du «monde d’après».
cidrenesens.fr
Adélie Salmon De la cuisine à la menuiserie
Les horaires interminables, le travail de nuit, la paperasse, les emplois du temps incertains ont eu raison de l’entreprise de cuisine/traiteur qu’Adélie Salmon avait co-fondée. La veille du premier confinement, la décision était prise. D’abord : le repos. Avec son compagnon, la nouvelle chômeuse fait ses valises pour la maison familiale à Heippes (Meuse): «Mon compagnon est bricoleur, ce qui a été précieux. Je n’y serais pas arrivée toute seule, sachant que je ne savais pas me servir d’une visseuse [rires]. On a commencé à construire des petites choses : une serre, des chaises, une petite table avec du vieux bois, des palettes. Comme j’ai toujours aimé faire des choses de mes mains, tout m’a intéressée. Cette période m’a appris les bases : être à l’aise avec les outils, surtout. » En rentrant à Strasbourg, les amoureux se lancent dans l’aménagement d’un van. Ça y est: la fièvre de la construction l’a saisie. Le deuxième confinement arrive: «Là, je me dis, autant utiliser ce temps pour apprendre!» Elle rencontre Nicolas Martin, justement en train de monter la menuiserie Sainte-Madeleine. En décembre 2020, elle fait une demande de stage via Pôle Emploi, validée. Suit une période de découverte (marquetterie, travaux de quincaillerie, la construction d’une mezzanine) puis des contrats sur lesquels elle est embauchée. « Avec Nicolas, on a rapidement parlé d’apprentissage. Je voulais absolument de l’alternance et je me suis tournée vers les Compagnons du Devoir à Jareville-la-Malgrange. La formation a débuté en septembre 2021. C’était assez marrant de se retrouver avec des petits minots de 15-25 ans», s’amuse-t-elle. Si la théorie l’ennuie rapidement – d’autant qu’être contrainte à rester assise quatre heures de suite n’est pas chose aisée –, la pratique la met en joie : « On a appris plein de choses, notamment en menuiserie traditionnelle, faire des dessins techniques aussi. » Alors que sa formation touche à sa fin, Adélie Salmon se remet en question et souhaite quitter la menuiserie traditionnelle pour se tourner vers l’ébénisterie, la scénographie ou le décor de théâtre, pourquoi pas en tant qu’intermittente. Le bilan ? « J’ai plus de temps pour moi, je me sens plus libre. Et puis, le salariat fait aussi que, quand ta journée est terminée, elle est terminée.» Accomplie.
Menuiserie Sainte-Madeleine 20, rue Sainte-Madeleine à Strasbourg Instagram: ste_madeleine
Photos: Christophe Urbain
Photos: Mathias Zwick
Tristan Cenier De la biologie à la pâtisserie
Un changement de vie à 47 ans. Rétrospectivement, Tristan Cenier ne sait pas pourquoi il a pris autant de temps à se consacrer pleinement à une passion qui était déjà bien présente dans sa vie: la pâtisserie. «Je me souviens, plutôt que de passer mes weekends au labo sur mon sujet de recherche, je cuisinais. J’arrivais tous les lundis avec des gâteaux et mes collègues me disaient déjà que je pouvais devenir pâtissier. À l’époque, je ne tiltais pas vraiment…» Ignorait-il, par peur, ce qui aurait dû lui péter à la figure? C’est possible. En même temps, difficile de tirer un trait sur dix années de recherche académique en biologie, même s’il les a menées sans réelle motivation… ce qu’il a mis du temps à s’avouer. « Au fond de moi, je suis flemmard, j’ai une tendance à la paresse. Si je n’ai pas d’impératifs, je fais le minimum », reconnaît-il. C’est sûr qu’à ce compte-là, la recherche devient compliquée… Après un baroud d’honneur à Salt Lake City en 2014, c’est le retour en France et la première crise: «Le post-doc en France, ce sont des années précaires où tu te retrouves à devoir accepter de travailler sur des sujets qui ne te passionnent pas. Mon propre échec m’a comme sauté au visage. Et comme beaucoup de docteurs qui se recyclent, j’ai fait une formation pour intégrer le privé.» Tristan se retrouve chez Schmidt Groupe, « à mettre en place des dispositifs pour encourager les innovations». Cinq ans pour arriver au même constat. La direction générale change et l’occasion d’une
rupture conventionnelle se présente. En mars 2021, c’en était terminé. « La crise sanitaire par-dessus tout ça, ça a été assez difficile. Là, je me suis dit: «À part faire de la pâtisserie, qu’est-ce que je peux faire?» Ma compagne m’a regardé avec des gros yeux.» Enfin, la décision est prise et il suit la formation adulte, en continu, pour décrocher son CAP. «Quand j’ai envisagé la reconversion, je me suis senti comme un enfant gâté: « t’as fait un truc qui n’a pas marché et au lieu de persévérer tu passes à autre chose ? C’est pas sérieux de faire ça à ton âge…» Un peu de culpabilité avant de ressentir l’accomplissement : un peu de chimie, beaucoup de goût, de la précision, l’impératif du travail fait, la fierté de déguster, tout ça le porte et le soulage aussi. Prochaine étape: ouvrir sa propre adresse.