10 minute read

Éclairer les ténèbres

Next Article
L’adresse

L’adresse

Éclairer

Propos recueillis par Sylvia Dubost Photos Thomas Lang

Advertisement

les ténèbres

Son dernier livre, sorti au début du printemps, elle le voit comme « une contribution » en cette période électorale et troublante. Avec son franc-parler, son verbe haut, sa plume alerte et surtout ses valeurs humanistes, l’écrivaine strasbourgeoise Fatou Diome y fait la chasse aux loups qui sèment la peur et la haine.

Quelle époque vivons-nous ?

Nous vivons l’époque où les loups voudraient décréter le crépuscule. Mais je trouve qu’il fait encore beau !

Qui sont ces loups ?

Ceux qui font dire à Marianne des choses qui ne se trouvent pas dans sa Constitution, et que je ne retrouve pas chez ceux qui m’accueillent. Ces loups-là inquiètent tous les Français qui ne pensent pas comme eux. Ils inquiètent aussi les enfants adoptifs de Marianne, dont je suis.

Sont-ils de plus en plus nombreux, ou hurlent-ils de plus en plus forts ?

Je ne sais pas s’ils sont plus nombreux, mais je pense qu’on a banalisé ce qu’ils disent. Certains médias leur déroulent le tapis rouge, ce qui m’inquiète car quand on ne s’insurge pas contre une idéologie comme celle-là, on lui prête main forte.

Cela signifie-t-il qu’ils ont déjà gagné ?

Non, car je ne m’avoue pas vaincue [rires]. Et je sais que je ne suis pas la seule. Non, ils n’ont pas gagné ! Ils se galvanisent, c’est tout.

Pourtant, on a l’impression qu’ils décident des thèmes du débat politique…

Je ne crois pas qu’ils soient les vainqueurs du combat politique, je pense que leurs opposants ne sont pas assez déterminés. C’est pour ça que je dis dans le livre que les loups comptent sur notre démission, pas sur leurs propres forces. Ils savent qu’ils ne sont pas majoritaires. Je ne veux pas de cette démission-là.

Pourquoi le pays a-t-il démissionné ?

Je me pose cette question… Est-ce qu’être élu est plus important que d’être fidèle à ses idées ? On peut aussi dire que certains partis ont quitté leur terrain pour dériver vers la droite ou la droite de la droite. Le fameux débat sur l’identité nationale, je l’ai encore en travers de la gorge. Et la déchéance de nationalité, le seul fait qu’elle soit proposée par le parti socialiste… je suis encore estomaquée. Quand on prône certaines idées d’extrême-droite, on ne peut plus les combattre, car on vous rappellera toujours les intersections que vous avez eues avec son programme. On se fragilise tout seul en allant sur son terrain.

Dans votre livre, vous revenez en arrière et refaites un voyage à travers la France que vous habitez depuis que vous êtes arrivée, en 1994, et vous nous rappelez, car on l’avait presque oublié, qu’en 1995, Jacques Chirac avait mené campagne sur le thème de « la fracture sociale ». Qu’est-il arrivé à ce sujet ?

Un sujet qui me semble nettement plus important… Il lui est arrivé l’identité nationale de M. Sarkozy, le Front National au 2e tour en 2002, les attentats qui ont fait que l’angoisse a gagné toute la population. Et malheureusement, certains politiciens ont instrumentalisé ce drame pour légitimer leur xénophobie. Ils ont mis tous les musulmans dans le même sac. Je ne suis d’aucune chapelle, j’aimerais juste qu’on applique la laïcité telle que la Constitution l’a sagement prévue pour accorder la liberté de conscience à tous, et la cohabitation pacifique.

Et qu’on se préoccupe à nouveau de cette fracture sociale ?

Oui. Parce que les gens frustrés qui vont vers les extrêmes, c’est quoi d’abord leur problème ? J’ai rarement vu des gens épanouis verser dans la haine. Il faudrait qu’on s’occupe de la pauvreté, des injustices sociales, des déséquilibres entre les classes sociales. Où en sommes-nous socialement, dans ce pays, et que visons-nous ? Comment y parvenir ? Ça suffit pour écrire un programme politique. Ça suffit pour rêver d’un meilleur lendemain pour nous tous, quelque chose de rassurant. Et l’autre qui voulait créer un ministère de la remigration… Ça n’existe pas les blancs, les noirs, moi je ne suis pas noire, je suis chocolat, vous n’êtes pas blanche, blanc c’est le papier sur lequel j’écris. Nous sommes toujours incapables de mettre le doigt sur ce que nous sommes, car ce que nous sommes est une abstraction. Ce que nous sommes, c’est une idée de l’être humain, des valeurs humanistes, et c’est ce qui a toujours accompagné l’être humain quel que soit son pays. Nous aspirons tous à la même chose.

Questionnaire bonus

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ? L’envie de me dire que ça sera mieux que la veille.

Quelles lectures vous accompagnent ? Stieg Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Mais il n’est pas le seul, je lui fais plein de rivalités. Je relis L’Œuvre au noir de Yourcenar autant que je peux, et les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller. Je relis souvent des poèmes de Senghor parce que son regard m’apaise. C’est un homme inscrit dans le dialogue. Je relis parfois Sembène Ousmane car lui ne méprise pas ce qu’il appelle la société de la marge. Il disait que les belles idées qui grandissent les sociétés naissent toujours à la marge. Et comme j’ai eu la chance de le rencontrer, avec l’animisme je le convoque. Mais parmi tous ceux-là, il y a celui qui m’accompagne le plus, c’est mon grand-père maternel. J’ai toujours sa voix au creux de l’oreille.

Quelles autres figures convoquez-vous ? J’aime bien penser à Martin Luther King, surtout quand je pense aux faux bergers, ces gens qui vous traitent en victime pour mieux vous inculquer la haine. Il disait : « Que notre soif de justice ne nous pousse pas à boire à la coupe de la haine. » Il faut le répéter à toute personne qui lutte.

À quoi ne renoncerez-vous jamais ? À ma liberté, parce qu’elle a été âprement gagnée. Pour ça, aussi je suis une tête de mule. Et pour être libre, il suffit d’avoir une plume, et du papier !

Ce que nous sommes est une abstraction, une idée de l’être humain.

Sommes-nous gouvernés par la peur ?

La peur est l’argument politique de ceux qui n’ont pas d’argument. Dites-leur qu’ils sont au bord du précipice, que quelqu’un va les pousser, et ils gonfleront les rangs des haineux. La grande majorité des personnes venues d’ailleurs aiment et respectent ce pays. À Strasbourg, je suis restée plus longtemps que dans n’importe quelle ville au monde. Pour moi, c’est simple, vivre dans un pays et ne pas l’aimer c’est une haine de soimême, c’est un manque d’intégrité morale visà-vis de soi-même. Si personne ne vous force à rester, c’est qu’il y a des choses que vous aimez. Alors dites-le, assumez-le !

On ne parle des banlieues que quand il y a un drame ou des élections. Des musulmans aussi. Et le regard médiatique les renvoie toujours à un ailleurs. Immigré de 2e, 3e génération, c’est un non-sens linguistique, je le dis depuis 20 ans ! L’immigré, c’est celui qui prend sa petite valise, qui quitte le lopin de terre ancestral pour aller ailleurs. Mais une fois installé ailleurs, ses enfants ne peuvent pas hériter de son statut, ils n’ont quitté aucune terre ! Culturellement, leur pays et leurs espoirs sont ici, tout ce en quoi ils croient est européen.

Vous relevez aussi qu’il n’y a plus de possibilité de nuance, c’est le règne du « soit tu es avec moi, soit contre moi ». La complexité n’est plus de mise  ?

C’est ce qui est inquiétant. Pour un auteur, c’est très difficile à admettre. On développe ses idées, quitte à se planter, l’important c’est d’être fidèle à une démarche, à une analyse, un rapport au monde. Maintenant, dès qu’il y a un point de vue sur la table, dès qu’on cherche à nuancer, on est soupçonné de ne plus être assez clair dans ses positionnements, dès qu’on n’est pas dans le point de vue majoritaire, on est jugé coupable de quelque chose. C’est du terrorisme intellectuel.

L’universel est-il encore un concept envisageable ?

C’est le seul concept possible si on veut vivre dans la paix. Quand je croise un être humain, la seule chose qui m’intéresse c’est ce qu’il aime et qui le touche. C’est plus intéressant que de connaître l’adresse exacte de son berceau. Son berceau, je m’en moque comme de sa tombe. Ce qui est intéressant c’est ce que nous faisons entre le berceau et la tombe. Or, entre les deux, nous ne cessons d’évoluer et d’apprendre.

Une partie de la société rejette ce concept, inventé par les mâles blancs occidentaux.

Mais c’est quoi, les mâles blancs ? Quand on parle comme ça, on perd la compassion. Ces notions renvoient à une question de puissance, et à chaque fois qu’on pensera que l’autre est plus puissant que soi, on perd la compassion qu’on lui doit en tant que frère ou sœur. Même le mâle blanc puissant qui prend la décision peut être fragile, car la fragilité est inscrite dans la vie de tout être humain. Même nos chefs d’État ont parfois le blues et la larme à l’œil. En tout cas, j’aime le croire.

Pourquoi s’est-on laissé faire par les loups ? Je ne pense pas qu’on s’est laissé faire, on a cru qu’ils ne pourraient pas se revigorer. Et on a cru qu’ils ne pourraient pas reprendre éhontément leurs thèses pourries. On leur a accordé le bénéfice du doute quant à leur niveau de civilisation, sur la possibilité de s’adapter à une époque qui répugne à la haine, après les deux guerres mondiales. Le problème, c’est qu’un loup reste un loup. Peut-être que la longue période de paix nous a endormis… Nous avons pensé que notre société était trop mature pour tomber dans ce vice.

Avons-nous manqué de vigilance ?

Peut-être que nous avons été trop confiants en notre démocratie.

Est-ce aussi parce que Marianne, en tout cas ceux qui gouvernent et sont censés assurer l’application de ses valeurs, n’ont pas assez pris en leur sein les plus faibles ?

Ceux qui gouvernent aiment bien la condescendance. Je pense notamment aux populations immigrées. On s’en fout qu’on veille sur nous, on veut qu’on nous respecte. C’est différent. On ne cherche pas un reste de pain, on cherche les mêmes droits, une vraie considération mutuelle. Certains partis ont pensé que les adoptés de Marianne voteraient toujours dans la même direction et que c’était acquis. Non, ce n’est pas acquis, aujourd’hui il y a même des noirs au Rassemblement National. C’est une honte. Même le serpent à sonnettes a son noir talisman. Comment est-ce possible ?

Cette France ouverte et généreuse que vous rêvez, elle est là mais elle pourrait faire mieux. Que faut-il pour y arriver ?

Mais elle agit ! Mon grand-père disait toujours : « Même quand ton cheval avance bien, encourage-le ! » Cette république, on ne lui demande pas de faire mieux parce qu’on méprise ce qu’elle fait, qu’on la regarde de haut ou qu’on n’est pas reconnaissant, on lui demande de faire mieux car on a confiance en elle. Parce que ses lois dessinent la ligne de mire.

Nous faudrait-il une nouvelle période de Lumières ?

Elle est là, elle n’est jamais partie. Après Montesquieu, personne ne peut enterrer la lumière. Les livres sont là, dans les bibliothèques, n’importe qui peut se cultiver la tête. Il y a des bibliothèques partout, c’est un grenier universel de savoir. Montesquieu y a laissé ce qu’il pouvait, Senghor, Steinbeck, Yourcenar, Voltaire, Derrida… des tas d’autres ont laissé ce qu’ils pouvaient. Si on faisait une veillée, on pourrait citer des noms pendant des mois sans terminer. Les phares sont là, devant nous, simplement il y a des gens qui foncent dans les fourrés parce qu’ils sont volontaires. Ce sont les loups.

Encore faut-il les lire, ces livres…

Et pas en faire seulement des symboles qu’on met à l’honneur de temps en temps, ça doit être une pensée courante, partagée. Quand Montesquieu appelle à l’éducation pour lutter contre les préjugés, cette pensée sera toujours à la mode.

Que peut la littérature ?

Absolument rien du tout, à part rêver [rires].

Pourtant, vous écrivez beaucoup de livres !

J’écris pour ne pas payer les vacances des psys à Saint-Domingue ! J’écris parce que je suis consciente de mon impuissance. En France, on connaît le fou du roi : à défaut de pouvoir décider, on peut se moquer du roi. C’est ce que je fais. C’est juste une contribution. Je ne sais pas si la littérature peut changer quelque chose dans la vie politique, ici et maintenant, mais je suis sûre qu’elle améliore les humains. Peut-être que c’est plus long… Après Les Misérables, la société française a changé, après Les Raisins de la colère de Steinbeck, le regard sur les agriculteurs a changé, après Le Docker noir d’Ousmane Sembène, la vie des dockers à Marseille s’est améliorée. Quand les humains se réveillent sur leur propre condition, ils peuvent l’améliorer. Je suis sûre que je ne suis pas la même après chacune de mes lectures. La littérature nous donne une petite lampe torche, cette petite bougie dans les ténèbres. Et il suffit d’une seule bougie pour vous aider à échapper aux loups.

Fatou Diome, Marianne face aux faussaires, Albin Michel

Entretien réalisé en partenariat avec Radio en Construction. Podcast à retrouver sur le site de Zut

This article is from: