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CHANGEMENT DE STRATÉGIE ?
Du 26 au 29 juillet se tiendra le deuxième sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg. Sur fond de guerre en Ukraine et quelques semaines après la rébellion lancée par le leader du groupe paramilitaire Wagner. Le professeur Roger Koudé* fait le point sur les relations à ce jour entre le continent et la fédération. propos recueillis par Emmanuelle Pontié
La présence russe en Afrique, principalement déployée dans le domaine de la sécurité, s’est progressivement intensifiée depuis les années 2010. Certains pays, dans un souci de diversification de leurs partenariats et jouant le rejet, entre autres alliés, de la France, travaillent avec la milice privée Wagner, fer de lance du nouvel expansionnisme de la fédération. Véritable « créature du Kremlin », le groupe paramilitaire se distingue par des méthodes sur le terrain régulièrement décriées par la communauté internationale. Sa stratégie : monnayer une offre sécuritaire en échange de l’exploitation de ressources naturelles locales. Mais le 23 juin dernier, son leader, Evgueni Prigojine, a mené une rébellion contre Moscou et Vladimir Poutine, avortée au bout de 24 heures. Le président russe a annoncé abandonner les poursuites contre son ancien allié et ses troupes, qui seraient réfugiés en Biélorussie. Jusqu’à quand ?
De quoi lancer le débat sur l’avenir de l’action de Wagner sur le continent, à la veille du sommet de Saint-Pétersbourg consacré aux relations Russie-Afrique (26-29 juillet). Dès le
26 juin, Fidèle Gouandjika, ministre conseiller spécial du président centrafricain, précisait : « La république centrafricaine a signé un accord de défense avec la Fédération de Russie et non avec Wagner. » À ce jour, nul ne doute que la présence russe sur le continent continuera de se déployer, au moment où Vladimir Poutine, mis au ban de la communauté internationale depuis l’invasion de l’Ukraine, a plus que jamais besoin du soutien des pays africains. Avec ou sans Evgueni Prigojine.
AM : La Russie mène actuellement une véritable guerre d ’influence en Afrique. Selon vous, depuis quand, pourquoi, et avec quel intérêt pour Poutine ?
R oger Koudé : Le « retour » de la Russie en Afrique remonte au tout début des années 2010, après une période où sa présence sur le continent était réduite au strict minimum (durant l’effondrement de l’Union soviétique). L’ambition de Poutine ayant toujours été de redonner à la Russie toute la grandeur de l’Union soviétique, l’extension de l’influence du pays au-delà de « l’étranger proche » relevait de cet agenda. Ainsi, c’est seulement après avoir restauré l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire national (notamment en Tchétchénie et au Daghestan) et repris pied dans une partie de l’espace de l’ex-Union soviétique – considérée d’ailleurs comme une nécessité relevant de la politique intérieure – que la Russie va chercher à étendre son influence dans d’autres régions du monde. Les sanctions occidentales, consécutivement à l’annexion de la Crimée en 2014, vont la contraindre à développer de nouveaux partenariats commerciaux et à trouver de nouveaux débouchés. C’est dans ce contexte qu’elle va chercher à renforcer sa présence en Afrique (ainsi qu’en Asie et en Amérique du Sud), et ce, pour plusieurs raisons : le continent représente non seulement un important marché de 1,3 milliard de consommateurs (le troisième marché mondial, après la Chine et l’Inde) et un réservoir de matières premières stratégiques, mais également 54 États membres des Nations unies pouvant peser dans la gouvernance des affaires internationales. C’est tout cela qui semble justifier ce regain d’intérêt, à un moment où les pays africains euxmêmes cherchent à diversifier leurs partenariats commerciaux et diplomatiques.
Comment et au moyen de quels outils la Russie réussit-elle à influencer les populations africaines ? Car finalement, elles n’ont pas de passé commun avec elle.
Au-delà des outils utilisés dans une stratégie de communication à ciel ouvert, l’influence de la Russie sur le continent prend aussi appui sur un certain nombre de facteurs, historiques et actuels. Tout d’abord, elle cherche à tirer bénéfice, autant que possible, du rôle joué par l’ex-Union soviétique dans la décolonisation du continent et dans la lutte contre l’apartheid en Afrique australe. De même, de nombreux cadres africains formés à l’époque de l’Union soviétique (qui restent attachés à la Russie, notamment par la langue) forment un réseau humain non négligeable. Ce « retour » se fait dans un contexte marqué par une forte contestation sur le continent de l’Occident, sur laquelle surfe habilement le pays, suivant une certaine pratique qui date de l’époque soviétique : connaissant parfaitement les ressorts de ce mécontentement des masses populaires africaines, il se présente comme en étant lui-même victime ! Dans la même logique, l’image de l’Occident est constamment associée à son passé esclavagiste, colonial, raciste, etc., alors que la Russie prétend être une puissance anti-impérialiste et ne pas avoir de passé colonial. Enfin, Moscou prétend proposer aux États africains un partenariat de type gagnant-gagnant, basé sur l’égalité et le respect mutuel, sans condescendance ni autres postures généralement reprochées à l’Occident (c’est le même discours que tient également la Chine dans son positionnement sur le continent). Le pays, qui compte actuellement une quarantaine d’ambassades en Afrique (contre 52 pour la Chine, 48 pour les États-Unis et 47 pour la France), cherche en outre à diversifier ses moyens d’influence en matière de soft power… Bien que l’argumentaire de ce repositionnement soit récusable sur plusieurs points, cela semble néanmoins séduire sur le continent.
Quelle est la réalité à ce jour des relations commerciales et économiques entre ces deux acteurs ?
Même si le volume des échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique a connu une croissance spectaculaire (passant de 760 millions de dollars en 1993 à 20 milliards en 2018), Moscou n’apparaît qu’en sixième position des principaux partenaires du continent, derrière l’Union européenne, la Chine, l’Inde, les États-Unis et la Turquie. Avec un peu plus de 55 milliards de dollars par an, la France à elle seule triple presque son poids commercial… Bien que la Russie, qui ambitionne de doubler le volume de ses échanges avec l’Afrique, tente d’étendre son influence commerciale dans d’autres domaines (l’agroalimentaire, la santé, l’énergie, etc.), le constat global est que son offre reste pour le moment essentiellement sécuritaire.
La question des armes et de la sécurité est en effet au cœur de leurs relations. Pourquoi ? Comment cela fonctionne-t-il et quel est le véritable poids de Wagner ?
Il est difficile d’évaluer son poids, qui est l’une des pièces maîtresses de la stratégie sécuritaire russe en Afrique. Il faut aussi rappeler que l’économie du pays est en grande partie basée sur l’exportation des armes, et que le continent en est l’un des principaux acheteurs. Outre les procédés classiques, de nouveaux contrats que l’on qualifie de « packages sécuritaires » prévoient des livraisons d’armes en échange d’une exploitation minière, gazière ou pétrolière par des conglomérats russes, qui s’intéressent aux matières premières dont regorge l’Afrique. Ce repositionnement intervient également dans un contexte où cette dernière est confrontée à de nombreux défis sécuritaires, notamment la lutte contre le terrorisme. Or, en la matière, Moscou met généralement en avant son expertise acquise entre autres en Tchétchénie, au Daghestan, ou encore en Syrie, tout récemment. Ce qui ne peut pas laisser indifférents les États africains victimes du terrorisme…
Quels sont les pays que Poutine peut considérer aujourd’hui comme de vrais alliés ?
Dans le contexte international actuel, marqué par la guerre d’agression lancée en février 2022 contre l’Ukraine, les États africains ont jusque-là observé, à quelques rares exceptions près, une position de non-alignement et d’attachement au respect du droit international. Les différents votes aux Nations unies en sont des éléments de preuve, et c’est ce qu’a d’ailleurs rappelé le président sud-africain Cyril Ramaphosa lors de la récente mission africaine de médiation entre l’Ukraine et la Russie, en juin dernier. Cependant, et au-delà de la personne du président Poutine, certains d’entre eux ont une proximité avec Moscou depuis l’époque de l’Union soviétique et de la guerre froide : c’est le cas de l’Éthiopie, l’Angola, l’Algérie, le Mali, le Burkina Faso, le Bénin, la Libye, le Mozambique, Madagascar, la Guinée, etc. Il y a aussi des pays où la Russie a des intérêts économiques importants, comme l’Égypte, le Soudan, l’Algérie, le Zimbabwe ou encore l’Afrique du Sud. Il est à noter que c’est notamment par ces derniers que s’est opéré son fameux « retour » sur le continent dans les années 2010. Pour autant, il serait difficile d’en conclure que ce sont de vrais alliés pour Moscou, en les distinguant des autres.
Au-delà de la diversification des partenariats commerciaux, et probablement de la volonté de s’affranchir du « joug » historique français pour certains, quel est l’intérêt des pays africains à choisir la Russie ? Elle semble moins regardante sur l’organisation des scrutins post-coups d’État et les droits de l’homme…
Moscou apparaît comme un axe important dans cette stratégie de diversification, laquelle, en réalité, ne consiste pas seulement à contrebalancer le poids de l’Occident, mais aussi à faire face au rouleau compresseur chinois dont on parle peu en ce moment. À cela, il faut ajouter le fait qu’en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies (ayant donc le même statut et les mêmes prérogatives que la Chine, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni), la Russie peut user de ses pouvoirs au sein de cette instance pour défendre les intérêts de ses alliés africains ou autres. Par ailleurs, en ce qui concerne les changements anticonstitutionnels, l’État de droit, la démocratie ou les droits de l’homme, il n’est pas certain que les populations africaines attendent la Russie ou la Chine sur ces terrains ! D’autant plus que ces deux pays disent justement ne pas chercher à donner des leçons en la matière, prétendument au nom du respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il y a en Afrique une certaine incompréhension de l’attitude parfois ambiguë des démocraties occidentales – qui sont pourtant considérées comme des modèles ou se présentent comme telles –, laquelle joue nettement en leur défaveur, surtout quand on sait que les populations africaines aspirent justement à ces valeurs d’État de droit, de respect des droits de l’homme, etc. D’ailleurs, elles en donnent la preuve à chaque fois qu’elles sont confrontées aux dictatures ou à d’autres formes de confiscation du pouvoir de l’État, non seulement au travers des contestations populaires, qui sont souvent durement réprimées, mais aussi par des appels incessants aux soutiens extérieurs afin de préserver la démocratie. Comme on peut facilement le constater, y compris dans l’actualité la plus récente, ces appels sont généralement adressés aux pays occidentaux, et non à la Russie ou à la Chine.
Comment une telle relation peut-elle évoluer, et est-elle une bonne ou une mauvaise chose pour l’Afrique ?
Dans le domaine des relations internationales, on peut se permettre de dire qu’aucune relation n’est a priori bonne ou mauvaise pour les États. Fondamentalement, la question est donc de savoir ce que les pays africains attendent exactement de la Russie, tout comme des autres partenaires, quels qu’ils soient. Quels sont les principes, les valeurs et la vision – en tenant dûment compte des aspirations profondes de leurs populations – qu’ils doivent inscrire dans leurs relations avec le reste du monde ? De même, au-delà des questions sécuritaires et économiques actuelles, quelle est la vision globale russe pour le continent sur le long terme ? C ’est sur la base de ces éléments fondamentaux que l’on peut bâtir des véritables partenariats qui soient holistiques, structurels et pérennes. Or, pour le moment, ce partenariat demeure axé essentiellement sur des questions purement conjoncturelles, sécuritaires, et parfois économiques. Bien que ces préoccupations soient absolument légitimes, elles laissent néanmoins entières des questions de fond qui sont en réalité des éléments de divergence idéologique entre l’Afrique et la Russie. Il va falloir un jour ou l’autre les aborder, et elles sont nombreuses… Le groupe Wagner a mené un bref coup d’État le 23 juin dernier contre Vladimir Poutine, à la surprise générale. En attendant d’éventuelles suites ou représailles, quelles sont les retombées à court et moyen terme sur l’influence russe en Afrique et la présence de la milice ?
Les déclarations du chef du groupe paramilitaire, Evgueni Prigojine, contre les dirigeants russes au cours de ces derniers mois avaient clairement montré qu’une crise couvait. Mais il aurait été difficile d’imaginer le scénario du 23 juin, qui a surpris plus d’un observateur, y compris parmi les plus avertis. En ce qui concerne les conséquences à court et moyen terme, tout dépendra de celles de cette crise en Russie. Le groupe Wagner continuera-t-il d’exister en tant que tel, comme le souhaitait son leader, ou sera-t-il incorporé dans l’armée officielle, comme le voulait déjà Moscou avant cet épisode ? En cas d’incorporation, il serait difficile pour la Russie de ne pas admettre sa présence effective militaire dans certains pays africains – tel qu’elle a essayé de le faire par le passé en s’appuyant sur le fait que Wagner était une société privée. Dans tous les cas, si l’idée que le groupe paramilitaire est l’une des pièces maîtresses de la stratégie sécuritaire russe en Afrique était fondée, le scénario le plus plausible serait celui d’une reprise des choses en main par l’armée officielle. Mais de nombreuses interrogations subsistent concernant l’avenir de Wagner et de son chef, qui serait désormais en Biélorussie. C’est évidemment une affaire à suivre pour le continent. ■
* Titulaire de la chaire Unesco « Mémoire, cultures et interculturalité », Roger Koudé est professeur de droit international à l’Institut des droits de l’homme de Lyon. Son dernier ouvrage, intitulé La Justice pénale internationale : Un instrument idoine pour raisonner la raison d’État ?, est paru aux éditions L’Harmattan, et est préfacé par Fatou Bensouda (procureure générale de la Cour pénale internationale, de 2012 à 2021).