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Kaouther Ben Hania « Raconter nos histoires de l’intérieur »
Avec Les Filles d’Olfa, présenté en compétition officielle au dernier Festival de Cannes, la réalisatrice tunisienne questionne la transmission mère-filles et le patriarcat. Une œuvre puissante à la forme hybride, singulière. propos recueillis par Astrid Krivian
Depuis son premier long-métrage Le Challat de Tunis, en 2014, la réalisatrice aime expérimenter les genres, jouer avec les frontières entre fiction et documentaire. Présenté au Festival de Cannes en sélection officielle, son nouveau film, Les Filles d’Olfa, s’attache à l’histoire vraie de la Tunisienne Olfa Hamrouni et de ses quatre filles, dont les deux aînées sont parties grossir les rangs de Daech en Libye, en 2016. Pour tenter de comprendre le parcours complexe de cette famille, faire la lumière sur ses drames, remonter à leurs sources, la cinéaste a imaginé un dispositif original, mêlant reconstitution et témoignages. Ce huis clos expérimental, documentaire sur la préparation d’une fausse fiction, suit Olfa et ses deux cadettes, Eya et Tayssir, et les confronte à des comédiennes professionnelles : Hend Sabri, qui campe le double de la mère, et Nour Karoui et Ichraq Matar, qui jouent les disparues. En convoquant leur passé, en rejouant des scènes familiales intimes, ce processus hybride exhume les traumas, fait émerger la vérité et jaillir l’émotion viscérale. Explorant les nuances, la complexité de ses personnages, le film interroge la transmission mère-filles, le patriarcat intériorisé par les femmes, les tourments de l’adolescence, et soulève des questions métaphysiques et politiques. Le film a remporté l’Œil d’or, le prix du meilleur documentaire, au Festival de Cannes, toutes sections confondues. Formée à l’École des arts et du cinéma, à Tunis, puis à la Fémis, à Paris, Kaouther Ben Hania a notamment signé La Belle et la Meute en 2017, ainsi que L’homme qui a vendu sa peau, présenté en sélection officielle à la Mostra de Venise 2020 et nommé pour l’Oscar du meilleur film international 2021.
AM : Pourquoi vous êtes-vous intéressée à l’histoire d’Olfa et de ses filles ?
Kaouther Ben Hania : Cette histoire a été médiatisée en Tunisie, en 2016. Quand je l’ai entendue à la radio, elle m’a tout de suite interpellée : le parcours complexe d’Olfa avait tous les ingrédients d’une histoire forte. Les médias posaient inlassablement la question pour découvrir pourquoi deux de ses filles avaient pris ce chemin, mais les réponses apportées n’étaient pas satisfaisantes à mon sens. Je voulais creuser du côté de l’intime, du cheminement de l’adolescence, de la transmission.
Comment avez-vous eu l’idée de ce dispositif : faire un documentaire sur la préparation d’une fausse fiction qui ne verrait jamais le jour ? Et confronter ainsi des comédiennes avec les vrais protagonistes ?
En me questionnant sur la manière de raconter, je me suis très vite aperçue que cette histoire était constituée de plusieurs niveaux, très complexes, et nécessitait des outils élaborés. Pour plonger dans l’intime des protagonistes, dans leur passé, tenter de révéler les raisons de leurs actes, il me fallait recomposer leur vie avec des comédiennes. En documentaire, on parle souvent de reenactment – la reconstitution, procédé très cliché, devenu galvaudé. Mais pour citer Alfred Hitchcock, mieux vaut partir d’un cliché que d’y arriver. Je suis donc partie de celui-ci, que j’ai essayé de déconstruire, et d’utiliser différemment. Ce n’était pas de la reconstitution pour de la reconstitution, mais je voulais creuser, comprendre ce qu’il s’était réellement passé. Ce choix narratif était-il aussi motivé afin d’atteindre une profondeur, sortir Olfa de son rôle de mère éplorée formaté par le récit médiatique ?
En effet, je voulais m’éloigner de ce dernier, qui n’apportait pas vraiment de réponses. Je voulais aller plus loin, explorer ses nuances, ses contradictions, ses ambiguïtés, ses zones troubles…
Ce film est conçu comme un laboratoire thérapeutique de convocations de souvenirs, avec des actrices qui servent de révélateurs aux personnes réelles sur leur vérité intérieure…
Le processus d’introspection, le fait de revenir sur son passé, a une vertu thérapeutique, mais il est très difficile à traverser également. Cela peut s’avérer salvateur, à la fin. J’avais aussi cette intention : je ne voulais pas juste remuer le couteau dans la plaie, mais examiner leurs blessures, comprendre leur origine, dans un processus de « guérison ».
Pourquoi avez-vous choisi la célèbre actrice tunisienne Hend Sabri pour incarner le double d’Olfa ?
C’est Olfa qui m’a insufflé l’idée, sans le savoir. Elle avait vu Fleur d’Alep, dans lequel Hend Sabri jouait la mère d’un fils parti en Syrie. Bien entendu intéressée par ce sujet, elle m’a parlé de cette comédienne. Je me suis dit : s’il y a un double pour l’incarner, avec son bagage, son expérience, cela pourrait être elle ! J ’avais besoin de cet alter ego fort qui la questionne, la mette face à ses contradictions, la pousse dans ses retranchements.
La violence parcourt le film…
C’est une composante de leur histoire. Olfa a grandi dans un milieu violent, donc elle l’a intégrée en elle, l’a perpétuée. Elle l’a aussi exercée sur ses filles en croyant les protéger. C’était le seul outil qu’elle avait en main, qu’elle connaissait. Au fur et à mesure du film, on en constate les conséquences. Ici, la violence ne vient pas vraiment des hommes. Dans l’une des scènes, c’est Olfa qui frappe son mari, lors de leur nuit de noces. C’est ce qu’elle qualifie de malédiction : le fait d’intégrer en soi le patriarcat toxique pour éduquer ses filles.
Est-ce une forme de fatalisme – sa fille Eya l’appelle l’« ordre des choses » – cette transmission de la violence et d’un système oppressif ?
En effet, Eya explique que sa mère n’est pas méchante, mais que c’est dans l’ordre des choses. Sans ses deux cadettes, je n’aurais pas pu faire ce film. Car elles apportent une lumière, un espoir ; elles opposent une résistance à leur mère et à cet ordre-là, à cette malédiction.
Est-ce dû à son origine sociale modeste, qui a réduit son champ des possibles ?
Oui. Les premières années de notre vie nous conditionnent fortement. Olfa le raconte, elle a grandi avec sa mère et ses sœurs ; ces femmes, seules, étaient des proies. Elle a dû s’entraîner, faire de la musculation pour se défendre, adopter les codes du patriarcat… Ces conditions difficiles ont préparé une forme de violence.
La beauté de ses filles est-elle également une forme de malédiction ?
Au-delà de la beauté, c’est la féminité qui est accusée d’être aguicheuse, en général. C’est l’histoire de l’humanité depuis Adam et Eve, les femmes seraient tentatrices et pourraient « mal tourner »… Ce postulat de départ n’aidait pas ses filles. Il fallait se défendre contre lui, de manière consciente ou inconsciente, d’où le choix extrême de certaines d’entre elles.
C’est aussi l’histoire des corps féminins, « honteux », que l’on doit cacher, qui appartiendraient à la société, aux hommes avant tout ?
La jeune Eya s’élève contre cette idée : « Mon corps m’appartient ! » Une révolution est à l’œuvre au sein de la famille : les enfants résistent contre ces valeurs très archaïques portées par leur mère.
« Ce sont des filles de Ben Ali », estime Olfa. Qu’entend-elle par là ?
Elle le dit dans un lapsus assez drôle. À mes yeux, ce sont plutôt des enfants de la révolution, car elles étaient petites sous le régime de Ben Ali. La révolution a chamboulé la vie de chacun (et de chacune), et fait naître une résistance à cette forme de patriarcat, de domination, représentée par les dictatures, mais aussi intériorisée dans la psyché, et notamment ici dans celle d’Olfa.
Porter le hijab était un acte de résistance sous Ben Ali, alors qu’il est imposé par les islamistes, observent les deux sœurs…
C’est toujours un diktat des hommes envers les femmes : ne pas être autorisées à porter le voile ou, au contraire, être obligées de le porter. Les hommes veulent les manipuler, les contrôler, comme des poupées, des marionnettes, regrette l’une d’elles. C’est très juste.
Pourquoi avez-vous constitué une équipe technique majoritairement féminine ?
La nature du film, porté sur l’intime, sur des sujets très sensibles, a orienté ce choix. Je voulais créer un espace où les protagonistes se sentent en sécurité, en créant une équipe à majorité féminine, dans un esprit de sororité. Sans la hiérarchie classique, sans les tensions que je rencontre habituellement sur les plateaux. J’ai tout fait pour que ce tournage ne soit pas un lieu de jugement, mais au contraire un endroit d’échange et de confiance.
Avez-vous été émue, voire ébranlée, par ce qui se déroulait devant vos yeux ?
Oui, plus d’une fois, j’ai été très remuée. Cette émotion-là devait absolument transparaître dans le résultat final. J’ai découvert beaucoup de choses sur le plateau. C’est toute la magie du documentaire : si certains éléments étaient préparés, j’ai donné en revanche aux personnages toute la liberté d’évoluer dans les scènes et de libérer leur parole. Aviez-vous des films de référence, d’inspiration lors de la préparation de cette œuvre ?
Dogville, de Lars von Trier, The Act of Killing, de Joshua Oppenheimer – dans un registre complètement différent –, et Close-up, d’Abbas Kiarostami. J’aime l’idée du regretté cinéaste iranien : peu importe ce qui est vrai ou faux, on peut utiliser le mensonge pour dégager une vérité. C’est très juste et pertinent.
Vous avez tourné dans un lieu unique, transformant un vieil hôtel bas de gamme de Tunis en studio de cinéma. Ce film introspectif nécessitait cette unité visuelle ?
L’authenticité des décors n’était pas importante. Comme le spectateur assiste à la fabrication du film, assumer un décor non réaliste faisait partie du dispositif.
Le film soulève le thème de l’adolescence, de ce mal-être, entre quête d’une transcendance, rejet de l’autorité parentale, et aussi parfois prise de risques, fascination pour la mort…
C’est intéressant de comprendre l’adolescence, un âge où l’on a un idéal qu’on ne se formule pas intellectuellement.
Poussé par un déchirement entre l’enfance et l’âge adulte, on tente par tous les moyens de le réaliser. Ces filles étaient dans cette dynamique que connaissent les adolescents dans le monde entier.
Tourner ce film a permis à Olfa et ses cadettes de s’exprimer. Était-ce une expérience thérapeutique pour elles, une catharsis ? Une façon de faire porter leurs voix ?
En effet, cela a été une forme de catharsis de parler, de revenir sur leur histoire, de l’appréhender, d’avoir les comédiennes avec elles, qui les aidaient à se questionner, à saisir des choses. C’était aussi une manière pour Eya et Tayssir de dire des choses profondes à leur mère.
C’est en outre une réflexion sur le travail des acteurs… Oui, il faut qu’un comédien comprenne son personnage. Ici, ils m’aidaient également à saisir ces personnes réelles qui étaient en face d’eux.
Pourquoi les liens ténus entre fiction et documentaire vous intéressent-ils depuis vos débuts ?
L’innovation se trouve dans les frontières. Je m’y sens libre d’expérimenter des choses. Aujourd’hui, nous sommes inondés d’images, dont on sait reconnaître la nature, qu’elle soit documentaire ou fictionnelle, au premier coup d’œil. Jouer avec ces frontières entre les genres et les attentes des spectateurs me passionne.
Un drame pèse sur les héroïnes, pourtant, leurs rires rythment votre œuvre…
Leur humour, leur autodérision, leurs éclats de rire leur permettent, je pense, de garder la tête froide et de traverser la tragédie. C’est très fort. Cela donne un aspect très inattendu au film.
Votre geste de cinéma est-il animé par un besoin de comprendre les choses ?
Oui. Dans le processus de recherche et de fabrication d’un film, j’aime plonger au-delà des préjugés, des idées préconçues, qui volent en éclats dès que l’on navigue dans la réalité d’une histoire. Ça me permet de partir d’un cliché et de le briser en morceaux. En réalisant ce dernier long-métrage, j’ai compris des choses, mais elles ont soulevé d’autres interrogations. C’est ce cheminement qui m’intéresse.
Les questions de la foi en Dieu, de son regard, de son jugement, parcourent le film…
Elles structurent l’humanité. Les filles d’Olfa représentent l’humanité entière. La question de Dieu a formé les civilisations, l’inconscient collectif. C’est très intéressant lorsque l’une des deux cadettes dit : « Je me croyais pistonnée par Dieu, personne ne m’écoutait car je donnais des leçons à tout le monde. Du coup, j’ai changé de stratégie, je suis passée de Dieu à la loi. » Ça résume un peu l’histoire de l’humanité. Un personnage avance l’idée que, paradoxalement, cette voie vers l’obscurantisme a représenté un chemin de liberté…
C’était la première voie qui se présentait à elles. Cela peut sembler contre-intuitif, mais dans cette quête de la mort, on peut chercher une forme de liberté. Mourir, c’est aussi se libérer du poids de l’existence. Cette chose très obscure, pas forcément formulée comme telle, a séduit ces filles. Les différents protagonistes masculins sont incarnés par un seul et même acteur, Majd Mastoura [voir son interview ci-dessous]. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Les hommes qui ont traversé la vie de ces femmes ont une nature quelque peu interchangeable. Ils sont éjectés de leur groupe. Et je voulais raconter une histoire féminine, sans m’arrêter sur les personnages masculins. Comment Olfa et ses filles ont-elles vécu l’aventure du Festival de Cannes ?
C’était pour elles un moment magique. Mais la douleur de cette mère demeure. Lors de la conférence de presse du film, elle a lancé un appel aux autorités tunisiennes pour qu’elles rapatrient ses deux filles de Libye. Pour qu’elles soient jugées dans leur pays, et surtout, pour sauver sa petite-fille, qui a grandi en prison.