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MAJD MASTOURA
« Quelque chose de délicat par rapport à la violence subie »
Récompensé par l’Ours d’argent du meilleur acteur à la Berlinale 2016, il est le seul acteur à jouer ici les (rares) rôles masculins…
AM : Vous incarnez tous les hommes du film !
Majd Mastoura : J’en ai joué huit en tout, mais ils n’ont pas tous été retenus au montage. J’ai fait le premier mari d’Olfa, son second, un imam salafiste, un policier, mais aussi un juge, un deuxième flic, etc. Dans ce va-et-vient entre la fiction et la réalité, on était à la fois dirigé par Kaouther et par Olfa ! Celle-ci arrêtait parfois le tournage en disant : « Non, c’est pas exactement ça qui se passait », et rectifiait des répliques. Dans la scène de la première nuit face à son mari, elle nous a expliqué : « Je n’étais pas aussi douce que ça, j’ai eu une réaction plus violente ! » C’est déjà très particulier pour un comédien de jouer huit personnages, mais encore plus avec ce dispositif-là. En outre, le film est complètement centré sur Olfa et ses filles, il s’agit de leur point de vue : tous les hommes sont donc plutôt « méchants », pour le dire vite.
Comment vivez-vous le fait qu’il soit le premier film tunisien sélectionné en compétition officielle depuis cinquante ans ?
C’est une consécration, quand on sait que ce festival est très sélectif : il reçoit des milliers de films pour en garder en compétition une vingtaine seulement. Votre cinéma est-il un enfant de la révolution du jasmin ?
Effectivement. Avec la révolution, nous nous sommes débarrassés de la censure institutionnelle et institutionnalisée, en vigueur sous la dictature. On peut ainsi s’emparer du réel, en parler, sans masque, sans fard, sans propagande. C’est une chance inouïe, qui m’a permis de me lancer. Un film peut-il faire avancer une société, nourrir les débats publics ?
On demande trop aux cinéastes. Ils ne font pas les lois, ce ne sont pas des politiques. Ce n’est pas de leur ressort de changer le destin des gens, ils n’ont pas ce pouvoir. Ils peuvent juste donner à regarder, et insuffler une prise de conscience. Comment est né votre désir de réaliser ?
Ma première envie était d’écrire des histoires, d’être romancière. Dans mon entourage, personne ne faisait du cinéma. C’était un milieu tellement lointain, qui appartenait à une autre sphère… Quand j’ai découvert ce médium dans un club de cinéastes amateurs, j’ai tout de suite compris qu’il serait mon moyen d’expression de prédilection. Moi qui suis une personne très visuelle, j’aime raconter des histoires à travers les images.
Travaillez-vous déjà sur un prochain projet ?
Oui. Le tournage devrait commencer l’an prochain. Ce sera une fiction située en Tunisie, se déroulant sur deux époques (les années 1990 et 1940) : une jeune fille amatrice de cinéma découvre un secret de famille, une légende fabriquée par sa grand-mère, laquelle a poussé son village à vouer un culte à un marabout. Il s’intéressera à la manière dont se construisent les légendes, les croyances d’un groupe de personnes, et ce qui se cache derrière un culte, un mythe. Est-ce important pour vous d’incarner un modèle pour les jeunes Tunisiens ?
Être un modèle me fait un peu peur, mais j’espère que cela suscite l’envie de cinéma chez des jeunes. Il est difficile de faire un film, encore plus en Tunisie, en arabe. Les projets disposent de moins de financement, suscitent moins d’intérêt, le marché est plus faible. Pourtant, c’est important de raconter nos histoires de l’intérieur, à travers nos points de vue. Quelle serait votre filmothèque idéale ?
Je vais oublier certains cinéastes, mais je citerais les œuvres de Michael Haneke, Ingmar Bergman, Gus Van Sant, Lars von Trier, Martin Scorsese, Brian De Palma, Abbas Kiarostami ou encore Asghar Farhadi… ■
Vous avez pu apporter des nuances ?
C’était très intéressant parce que, par exemple, Wissem, son second mari (et l’amour de sa vie), était présent sur le tournage ! J’ai beaucoup discuté avec lui pour connaître ses motivations et sa version des choses. Il y a des moments où j’étais au milieu, entre Wissem et Olfa, avec des versions différentes de plusieurs souvenirs.
C’était précieux d’avoir devant soi la personne qu’on incarne, mais c’était à la fois amusant et compliqué d’avoir des contradictions – c’est-à-dire de faire face à mon personnage qui se défend… La réalité devenait alors encore plus complexe et plus floue pour moi. Qui arbitre alors entre les deux versions ?
Il n’y a pas vraiment d’arbitre, il y a les deux versions qui se confrontent. Nous, on est au milieu, et la réalisatrice derrière la caméra enregistre… Avec ces rôles d’hommes difficiles, vous avez quand même été bien accueilli dans la famille ?
Oui, et on s’est même amusés avec ça. Ce tournage et tout ce processus avaient un côté vraiment cathartique pour Olfa et sa famille. Le fait que j’incarne tous ces hommes, avec mon jeu d’acteur, et qu’elle s’amuse à me diriger en me donnant des précisions sur eux – qu’elle connaît mieux que quiconque –, était ludique pour elle. Cela lui a en quelque sorte permis de prendre sa revanche. Parce qu’au final, ce que je joue, c’est essentiellement sa version des choses. Psychologiquement, elle s’est peut-être vengée symboliquement des personnes qui la dérangeaient. On s’est bien amusés, mais j’étais conscient que j’étais entouré de gens très sensibles, qui avaient vécu beaucoup de violence, dans leur famille comme à l’extérieur. C’était à la fois un plaisir pour l’acteur et un plaisir pour l’humain de rencontrer ces femmes, qui sont très généreuses et pleines de vie, malgré tout ce qu’elles ont vécu. Il y avait quelque chose de délicat par rapport à la violence et à la souffrance qu’elles ont subi. ■ Propos recueillis par Jean-Marie Chazeau