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GEORGES MOMBOYE HÉRITER ET TRANSMETTRE
Chorégraphe ivoirien de stature
internationale, il parcourt le globe pour ses innombrables projets, mais revient toujours à ses racines. Avec son centre de formation multidisciplinaire à Abidjan, il veut découvrir les artistes de demain et leur donner les moyens de réussir. propos recueillis par Philippe Di Nacera
Ce qui frappe d’abord quand Georges Momboye pénètre dans le lieu où se tient l’entretien qu’il nous a accordé, c’est son incroyable présence. Une impalpable résonance, qui change positivement l’atmosphère d’une pièce. C’est ensuite l’économie de ses gestes et leur précision, comme si chacun était pesé, pensé. Et puis, une bienveillance et une profondeur de la pensée s’expriment dès ses premiers mots. Le travail de ce chorégraphe ivoirien de classe mondiale l’amène à fréquenter les plus grands danseurs, les plus grandes compagnies, sur tous les continents. Il a créé des chorégraphies pour des événements planétaires, des cérémonies d’ouverture de plusieurs Coupes du monde. Sans jamais oublier d’où il vient, sa chère Côte d’Ivoire, qui a su le retenir et où il s’assigne désormais une mission : découvrir les futurs talents, et leur faire bénéficier de sa riche expérience. Une démarche de « transmission » en parfaite adéquation avec sa culture, son parcours, sa vision de la vie. Il évoque sa fierté d’être ivoirien, son éducation, ainsi que le travail de fond qu’il a engagé dans son pays à travers la direction du Ballet national, la création d’un centre de formation artistique à Abidjan et l’ouverture d’un cabaret. Sans oublier le grand projet auquel il a commencé à s’atteler : la parade de la cérémonie d’ouverture de la prochaine Coupe d’Afrique des nations de football, qui se tiendra en Côte d’Ivoire en janvier prochain.
AM : Il y a un an, vous avez créé le Centre Georges Momboye Arts pluriels, à Abidjan. Il se veut un lieu de soutien et de perfectionnement pour les jeunes artistes, et cela dans toutes les disciplines. Que vont-ils y trouver ?
Georges Momboye : Notre ambition, avec ce centre, est de trouver les perles de la Côte d’Ivoire, parmi ceux qui veulent embrasser notre métier des arts vivants. Aussi bien dans la danse, le cirque, la peinture, la chanson, que dans les arts graphiques. C’est pour moi une occasion de partager la formation que j’ai reçue ainsi que mon expérience. Le centre propose une formation à des jeunes, des moins jeunes, des amateurs, des professionnels, qui ont envie de redécouvrir ou d’exceller dans leur art. Nous voulons leur offrir une possibilité de se réaliser.
À 55 ans, vous êtes un chorégraphe internationalement reconnu. Ce projet, vous l’avez longuement mûri. Quelles réflexions sont à la base de cette initiative ?
Quand j’ai quitté mon village de Kouibly, dans l’ouest du pays, je me suis retrouvé vulcanisateur à Abidjan. Un jour, alors que je regardais la télévision, j’ai été subjugué par une chanteuse, derrière laquelle des danseuses évoluaient. C’était fascinant. Je suis allé la voir. « Est-ce que vous avez une formation ? » m’a-t-elle demandé. Je n’en avais pas. Je n’avais vu que des personnes qui bougeaient sur scène, et je pensais que cela suffisait. Je n’avais pas réalisé tous les efforts que ces danseuses avaient déployés, la formation qu’elles avaient dû suivre pour en arriver là. Elle a ajouté : « Vous devez franchir certaines étapes pour y parvenir ! » C ’est à ce moment que j’ai compris qu’on ne gagne le monde que par l’apprentissage, le travail et la réalisation de soi. C’est ce chemin que j’ai ensuite suivi en Côte d’Ivoire, puis aux États-Unis. Tout ce que j’ai appris, c’est ce qui m’a conduit là où je suis aujourd’hui. C’est très important que je porte ce message.
Il s’agit donc pour vous de restituer aux jeunes pousses tout ce que vous avez appris ?
La transmission de ce qu’on m’a donné, le partage de ce que j’ai reçu… Dans un espace quelconque, cela ne marcherait pas, mais dans un lieu dédié à cet objectif, c’est magique… D’où la création de ce centre.
Comment repérez-vous ces fameuses « pépites » ?
Et comment recrutez-vous les professeurs ?
Les enseignants sont issus de rencontres que j’ai faites dans différentes compagnies de danse. Ils sont tous ivoiriens.
J’ai repéré les meilleurs, et je les ai appelés. Avec beaucoup d’humilité, ils viennent et disent qu’ils continuent à apprendre. Certains refusent, de peur de perdre leur place de chef, mais ce n’est pas grave. Quant aux élèves, soit ils poussent simplement la porte du centre, soit ils passent des castings. Quel âge ces derniers ont-ils ?
Les plus jeunes ont 5-6 ans, mais cela peut aller jusqu’à 18 ans, voire 25, 30, 35 ans… Vous avez basé ce centre de formation à Abidjan, mais compte tenu de votre carrière internationale, vous auriez tout aussi bien pu décider de l’installer autre part sur le continent. Pourquoi était-elle la ville la plus adaptée ?
En 1998, j’ai créé un centre qui était dédié à la danse africaine contemporaine à Paris, dans le 20e arrondissement, et qui s’appelait « Danses pluri-africaines ». Pour le centre Arts pluriels, j’ai cette fois-ci choisi Abidjan car c’est de là que tout est parti pour moi. C’est ici que j’ai vu mon étoile briller : je l’ai saisie et suivie jusqu’aux États-Unis, en Europe, en Asie… Aujourd’hui, je continue de la suivre, mais je la ramène chez moi. J’aime tellement mon pays ! À un point que l’on ne peut pas comprendre… La Côte d’Ivoire m’a tout donné. Quand j’étais jeune, j’étais bègue, je ne pouvais pas aligner deux mots. C’est la danse qui m’a permis à respirer pour parler. Abidjan, c’est ma respiration, une inspiration et un ancrage. Cette ville m’a vu éclore. On dit souvent : « On n’est pas roi chez soi. » Moi, je me sens roi chez moi, et j’en suis fier. Je veux remercier le président Ouattara et son épouse, la première dame, Dominique Ouattara, qui m’ont considéré comme leur fils.
Vous venez d’ouvrir Le Grand Cabaret Momboye d’Abidjan, où vous proposez un spectacle dînatoire mensuel qui s’inspire des divertissements de ce type à Paris et à New York. Quel en est le public ?
Il est vrai que le mot « cabaret », sur le continent, peut parfois être mal perçu. Les gens pensent que ce sont des lieux de mauvaise vie, qui viennent heurter la culture africaine. C’est un sujet sensible. Mais pour moi, c’est la forme la plus démocratique, la plus ouverte, la plus « cocktail » du spectacle vivant. Un cabaret, vous y mettez tout ce que vous voulez.
C’est comme une fresque, une revue. Chaque page que l’on tourne est une histoire explosive, féerique. J’y ai mis beaucoup de dynamisme, de poésie, de créativité, et ce dans toutes les disciplines – la danse, le cirque, la mode, la chanson… Le dernier week-end de chaque mois, les gens peuvent venir en famille s’installer à une table, face à la scène, déguster un bon repas et assister à un spectacle qui va les faire rêver. En 2018, vous avez remporté le Prix d’excellence en arts vivants. La même année, vous avez pris la direction du Ballet national, qui était tombé un peu en désuétude, et que vous aviez intégré au début de votre carrière, en 1985. Comment avez-vous vécu ce retour aux sources ?
Avec beaucoup d’émotion. Au départ, j’hésitais, mais ce qui m’a toujours motivé, c’est mon pays. Comment lui apporter ce que je sais faire de mieux ? Quand on m’a appelé pour prendre la direction du Ballet national, j’ai demandé à avoir les mains libres. Je ne voulais pas crouler sous le poids de l’administration. Et on m’a laissé faire. J’ai eu la liberté de pouvoir apporter ce que je voulais. J’ai senti de l’amour et du respect à mon endroit.
Vous avez dû tout rebâtir, la troupe, les choix artistiques…
Oui. Même l’organisation et l’administration. Nous travaillons sur plusieurs spectacles chaque année : certains sont spécifiquement créés pour répondre aux invitations de la présidence ivoirienne quand un chef d’État est reçu, tandis que d’autres sont dédiés au jeune public, par exemple pour Noël. Nous créons aussi des spectacles pour des festivals un peu partout dans le pays, mais également dans le monde entier. Quel est votre programme pour 2023 ?
Puisque je ne serai pas éternel, j’espère le placer à un niveau tel que mon successeur se devra d’aller encore plus loin dans la créativité, l’inventivité, pour parler de nos traditions. Le Ballet national est le garant de nos danses traditionnelles. Mais il doit leur donner une lumière de modernité. Pour la saison 2023-2024, nous préparons un spectacle qui s’appellera
– je ne sais pas si je devrais le dire, car le titre est encore en gestation – Le Labyrinthe des lianes… noires. Les lianes sont le symbole des peuples qui se tiennent la main et avancent vers le meilleur, parce qu’elles serpentent dans un mouvement ascensionnel : elles s’entremêlent et montent ensemble, vers la lumière, comme des milliards de bras humains qui viennent de nulle part, mais s’élèvent quels que soient les chemins empruntés ou les embûches rencontrées. Durant vos années d’apprentissage, vous avez intégré des troupes prestigieuses, comme celle de Marie Rose Guiraud ou de Souleymane Koly. Vous avez aussi côtoyé Wêrêwêrê-Liking. Puis vous avez rejoint Alvin Ailey, à New York. Que vous ont apporté chacun de vos maîtres ?
Marie Rose Guiraud m’a transmis de l’amour : celui pour mon pays, pour la danse ivoirienne. Souleymane Koly, lui, m’a appris l’envol, parce qu’il pratiquait des danses plutôt aériennes de Guinée. Malheureusement, je n’ai pas eu la chance de passer chez ma grande sœur Wêrêwêrê-Liking, mais j’assistais tous les jours à ses répétitions. J’observais cette énergie, cette créativité, sa vision, et je les absorbais. Elle formait des jeunes qui venaient de toute part, je l’admirais beaucoup. Quant à l’Américain Alvin Ailey, il m’a apporté le respect et surtout la redécouverte de ma propre culture. Quitter votre pays et vous retrouver étranger en Occident vous a-t-il renvoyé à ce que vous étiez ?
Incroyablement, oui ! Q uand j’étais aux États-Unis, je voyais des stars parler de ma propre culture, moi qui voulais être comme eux. Mais on m’obligeait à rester ce que j’étais. Alors, effectivement, Alvin m’a donné cette fierté, cette joie d’être africain, cette assurance que je n’avais pas. Je n’ai plus eu peur. J’ai senti que j’étais un élément rare, et j’en étais fier. C’est un processus que vous avez beaucoup intellectualisé, semble-t-il. Est-ce la danse, qui s’y prête, ou votre personnalité ?
J’y ai beaucoup réfléchi. Il est vrai que je suis passé par l’initiation. J’étais rejeté par ma famille car je suis né avec des malformations, on ne pensait pas que je vivrais longtemps. Mon père, qui vient d’une famille royale, ne voulait pas prendre la succession de mon grand-père. Le seul moyen d’y échapper a été pour lui de se convertir à l’islam. Et il m’a choisi à sa place pour sacrifier à la tradition. J’ai donc découvert ce qu’est, chez nous, une forêt. Il m’a rendu, sans le vouloir, le plus grand service de ma vie. Votre famille a un rôle traditionnel à Kouibly, localité dans la région montagneuse de l’ouest du pays. Vous appartenez à la population des Guérés, qui sont détenteurs du masque Gla. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?
Vous voulez que les Guérés m’attaquent [rires] ? Comme le disait le doyen, paix à son âme, Alphonse Tiérou, dans un livre : « Le masque Gla, c’est la conciliation du cœur, du corps et de l’esprit. » Ces trois éléments se retrouvent dans la religion catholique. Et constituent la troisième canne, le troisième pied, quand on est vieillissant. C’est toute cette philosophie qu’on apprend doucement dans le « bois sacré » : le masque Gla. L’objet, c’est le masque, la figuration physique, le corps. Le cœur est l’intérieur. On ne sait pas qui est le cœur. L’esprit est ce qui anime le masque. Ce qui lui donne cette force et cette divinité. C’est sa spiritualité et sa complexité. Vous avez été initié à cette connaissance. Qu’implique cet apprentissage spirituel dans la pratique de la danse et de la musique ?
C’est ce niveau de profondeur qui m’amène à intellectualiser beaucoup de choses. Cela m’a beaucoup aidé dans la compréhension de mon corps, dans le sens où chaque mouvement que j’exécute est vraiment pensé. Par exemple, je comprenais mieux, durant mes années d’apprentissage, ce que les professeurs ou les chorégraphes me demandaient d’exécuter. Je l’ai compris au fur et à mesure de mon parcours et des lieux que j’ai traversés. Je me souviens avoir posé une question à Judith Jamison, l’assistante d’Alvin Ailey : « Pensez-vous que je serai un jour un grand danseur ? » Elle ne m’a rien répondu pendant une semaine. Quand j’ai insisté, elle m’a emmené à l’extérieur, devant une plante que l’on avait contrainte avec une sorte de couvercle. Malgré tout, celle-ci avait poussé et trouvé son chemin pour sortir. Elle m’a dit : « Tu vois comment est cette plante ? Est-ce qu’elle a posé une seule question ? Elle a trouvé seule son chemin. Trouve le tien. »
Vous avez côtoyé de grands danseurs provenant des quatre coins du globe. Ont-ils la même approche, quasiment spirituelle, de leur art ? Ou est-ce dû à votre spécificité d’Africain et d’initié ?
J’ai été très étonné de retrouver cela au Brésil, ainsi qu’un haut niveau de spiritualité chez les Chinois. Mais mon parcours, mes expériences, mon vécu me font paraître différent des autres. Souvent, les chorégraphes, même les plus grands, ont une approche plutôt « technique » de la danse. Mais pas spirituelle.
Cela vous donne-t-il un style particulier ?
J’ai toujours dit que ma danse est comme l’eau qui ne s’arrête devant rien. C’est ce qui coule dans mes veines que je retranscris à l’extérieur. Une envie de briser les frontières, d’aller partager avec l’autre, d’aller toujours plus loin. C’est quelque chose qu’on ne peut pas attraper. Tant que j’aurai ce souffle, je le partagerai.
Vous avez été choisi pour orchestrer la parade d’ouverture de la CAN 2023, qui va se tenir en Côte d’Ivoire. Comment abordez-vous ce nouveau défi ?
Je ne suis pas seul. L’État a également choisi un organisateur. Ensemble, nous formons une équipe rompue à ce type d’exercice. Une parade chorégraphiée est prévue pour les cérémonies d’ouverture et de clôture. En tant qu’enfant du pays, je suis chargé de la direction artistique, en proposant des fresques au public.
Vous avez déjà chorégraphié de grandes cérémonies d’ouverture : le cinquantenaire de l’indépendance de la Côte d’Ivoire en 2010, le Festival mondial des arts nègres de Dakar la même année, la Coupe du monde 2006 en Allemagne, ou encore l’inauguration du stade olympique d’Ebimpé en 2020. Vous êtes devenu un véritable spécialiste. Pourquoi cet exercice au long cours, qui mobilise des centaines, voire des milliers de danseurs, vous intéresse-t-il particulièrement ?
Le partage ! C’est ça qui m’anime. Cela a toujours été mon moteur. Plus jeune, j’étais fasciné par ces grands mouvements chorégraphiques, impeccables, mobilisant des centaines de personnes dans des stades, en Chine, en Russie… Avec ce côté « carré » ou « unanime » dans l’exécution, on embrasse la population entière, comme un seul homme. C’est ce qui manque à l’Afrique. Cette union, cette force. Une dernière question : qu’est-ce que la danse contemporaine africaine, dont vous portez haut les couleurs, apporte au niveau mondial ?
Un souffle de renouveau… Dans le sens où la nouvelle génération de danseurs apporte d’autres manières de penser, une autre Afrique. Elle arrive avec force, détermination, fierté, et elle inspire le reste du monde. Tous les grands chorégraphes contemporains se sont inspirés du continent à un moment ou à un autre. Quand j’arrive avec ma manière de faire, on considère que c’est du sang neuf. Aujourd’hui, les compagnies européennes, qui ont beaucoup de marchés dans le monde, emploient de nombreux danseurs africains. Même si je déplore qu’on les déshabille pour montrer leurs torses nus, leurs corps nus sur scène. Cela me gêne. Mais le continent est encore et toujours là ! ■