13 minute read

II- UNE DÉMARCHE PERTINENTE POUR L’AVENIR ?

II- UNE DÉMARCHE PERTINENTE POUR

L’AVENIR ?

Advertisement

En quoi le régionalisme critique est une approche pertinente pour l’avenir ? En quoi est-elle remise d’actualité, nécessaire et évolutive ?

« In order to get on to the road toward modernization, is it necessary to jettison the old cultural past which has been the raison d’étre of a nation? … Whence the paradox: on the other hand, it has a root itself in the soil of its past, forge a national spirit, and unfurl this spiritual and cultural revindication before the colonialist’s personality. But in order to take part in modern civilization, it is necessary at the same time to take part in scientifc and political rationality. It is a fact every culture cannot sustain and absorb the shock of modern civilization. There is the paradox: how to become modern and to return to sources; how to revive an old, dormant civilization and take part in universal civilization ».

Sources : Paul Ricoeur, History and Truth

II.1 Remise d’actualité

Aujourd’hui, au 21e siècle, le terme de « régionalisme critique » n’est pas aussi utilisé par les critiques d’architecture qu’il était lors de sa première parution. Néanmoins, les raisons pour lesquelles cette notion a été introduite sont toujours pertinentes à notre époque. En effet, de nombreuses architectures naissent, de nos jours, sans aucune relation avec le local ou encore la tradition, surtout dans les régions les « moins développées ». Cette problématique actuelle suscite une recherche de solutions qui éluciderait la façon dont les architectes du XXIe siècle devraient aborder la conception d’un projet, en cherchant un équilibre entre la modernité et la tradition.

Émergeant d’un monde où l’universalité et le modernisme évoluaient, le régionalisme avait été critiqué pour sa vision binaire. Au fl des années, la pensée régionaliste a manifesté différentes manières pragmatiques d’intervention, qui en font une approche adaptée, évolutive et pertinente. On pourrait même affrmer en utilisant le terme régionalisme critique qu’il n’a jamais perdu de popularité puisqu’il n’est pas un style, mais une approche, non attachée à une certaine image esthétique, mais centrée sur un objectif principal : Comment

rester moderne dans un contexte traditionnel ?

Après l’hégémonie du mouvement moderne, n’ayant pas eu l’effet escompté, de par son brutalisme, commence donc à s’estomper. Frampton critique (1) cette modernité et analyse les mouvements contemporains à venir qui s’annoncent similaires au régionalisme critique. Il énonce de ce fait, que celui-ci est de plus en plus présent et que sa mise en place est d’autant plus pertinente face à l’universalisation et au conformisme actuel. Il explique comment la modernité et l’universalisation contemporaine ont gaspillé le monde et ont conduit la société à arrêter sa pensée critique en suivant l’Occident ; présenté comme l’unique solution pour créer un monde développé (2). C’est ainsi que les architectes ont progressivement perdu la mainmise sur leurs œuvres face au conformisme et aux normes universelles. Cette perte est une résultante de la modernisation de la société et plus particulièrement des principes et des techniques de mise en œuvre de la construction. Frampton affrme donc que cela puisse nuire à l’architecture, mais parallèlement fortement lui servir.

(1) Kenneth Frampton - Histoire et critique de l’Architecture moderne

(2) Kenneth Frampton, « Architecture Agonistique, » Domus 972, septembre (2013).

FIG 1 - MUSÉE DU GUGGENHEIM, BILBAO, F. GHERY

Il compare ce suivi aveugle de la normalisation de la culture, au mouvement croissant des « stars-architectes » construisant partout dans le monde, créant ainsi des architectures iconiques qu’il appelle : « effet Bilbao ». En construisant le Guggenheim, Bilbao a mis en scène une sorte de marketing urbain pour promouvoir la ville. Cet effet utilise seulement un esthétisme sensationnel pour créer un spectacle urbain attrayant et rayonnant. Au cours de son évolution historique, le régionalisme s’est toujours développé en réaction à une vague d’architecture universelle ne correspondant pas au contexte. De nos jours, on peut considérer que cette nouvelle vague d’architecture « star » basée sur un système capitaliste et centrée uniquement sur la notoriété, l’extravagance et l’impressionnant ; succède à l’universalité produite par le mouvement moderne. Par conséquent, on pourrait dire que les principes du mouvement moderne ont été remplacés par les formes courbes de Hadid ou encore par le dé-constructivisme de Gehry. (FIG 1)

Par ailleurs, amenant une pensée identitaire, le régionalisme possède toujours presque les mêmes limites, à savoir : une utilisation purement économique. En effet, aujourd’hui, l’aspect vernaculaire est encore usé dans certains cas pour augmenter la popularité d’un architecte ou d’une entreprise. Ces derniers se concentrent principalement sur l’esthétique de la langue vernaculaire, dans le but de provoquer une certaine sensation nationaliste et un sentiment nostalgique envers le public à des fns purement touristiques. Par conséquent, le régionalisme critique doit se défaire à la fois de ce conformisme sans tomber dans l’apparat tout en suivant le chemin du progrès mondial. La mise en place de ce compromis est d’autant plus importante de nos jours, dans un monde de plus en plus universalisé et où les différences locales risquent la dissolution.

II.2 Un compromis nécessaire de nos jours

Frampton se réfère au philosophe Paul Ricœur pour appuyer ses propos et constater la dérive du monde vers une globalisation imminente. Ils adoptent ainsi une position optimiste pour une modernisation contrôlée. « Les révolutions techniques s’accumulent et pour cette raison, elles s’échappent de l’isolement culturel (3) ». Il explique comment le monde moderne utilise la technique pour se développer le rendant plus universel. Dès qu’une innovation technique est faite ou découverte, elle se répand à travers le monde entier, utilisé au proft du développement même si certains pays peuvent être plus rapides que d’autres. Il existe aussi des limites à la technique qui amplifent cet effet d’universalisation à défaut. Si nous regardons simplement le cas de l’air conditionné dans les régions à température élevée, nous pouvons constater que l’architecture se contente de cette technique disponible et laisse de côté la volonté d’imaginer un projet durable et écologique. Depuis qu’un style universel est utilisé pour construire et créer ces projets, le contexte et le climat deviennent de moins en moins importants. De ce fait, on pourrait citer l’exemple du Maroc qui de par cette universalité perd de plus en plus son architecture de terre et ses typologies vernaculaires (patio, kasbah…) au proft d’une architecture plus moderne aux grandes baies vitrées et à air conditionné. Néanmoins, la technique peut et devrait certainement être utilisée en relation avec le contexte. Il est donc nécessaire de pouvoir établir un compromis entre l’évolution technique et la localité. Celle-ci n’est pas forcément liée à l’aspect vernaculaire ou encore à la tradition, mais davantage à une idée immatérielle de l’identité culturelle.

« Le phénomène de la mondialisation étant un progrès de l’humanité, constitue parallèlement une sorte de destruction subtile des cultures traditionnelles, qui pourraient ne pas être un mal irréparable, mais aussi de ce que j’appellerai le noyau créateur de grandes civilisations et de grandes cultures. Ce noyau à partir duquel nous interprétons la vie, ce que j’appellerai d’avance le noyau éthique et mythique de l’humanité (3) ». Étant en faveur d’une certaine mondialisation, Ricœur mentionne que la valeur de la tradition ne réside pas dans la tradition elle-même, mais principalement dans la manière créative de la penser. Ce noyau créateur qu’il désigne comme étant le cœur de la civilisation est une partie nécessaire à la croissance dans une société, sans lui, une culture entière peut se perdre et éventuellement disparaître face à l’universel.

« The fundamental strategy of Critical Regionalism is to mediate the impact of universal civilization with elements derived indirectly from the peculiarities of a particular place. It is clear from above that Critical Regionalism depends upon maintaining a high level of critical self-consciousness. It may fnd its governing inspiration in such things as the range and quality of the local tight, or in a tectonic derived from a peculiar structural mode, or in the topography of a given site ».

Kenneth Frampton-Toward a Critical Regionalism: Six Points for an Architecture of Resistance.1983

(3) Kenneth Frampton, « Architecture Agonistique, » Domus 972, septembre (2013) - P. 44 - P. 47.

Par conséquent, un équilibre est nécessaire. Celui-ci résiderait dans la capacité des civilisations et des régions à se nourrir de la culture universelle pour recréer une tradition régionale. Cet équilibre pourrait se traduire comme un compromis hybride, mélangeant ainsi les cultures. Marc Abélès explique ainsi que « les fux culturels et leur impact local suscitent aujourd’hui la curiosité des anthropologues (… qui) évoquent un double processus de déterritorialisation et de reterritorialisation (4) » l’un des exemples intéressants qu’il énonce est celui du Raï. Témoignant d’une musique hybride « aux origines marocaines et algériennes, combine des infuences famencos, et où des emprunts au français et à l’espagnol se mêlant à l’arabe (4) » de par ce mélange, ressort ce noyau créateur relatant de la mixité culturelle que ces deux pays ont vécu.

Il reste pour autant diffcile de tracer la limite de cette infuence mondiale, jusqu’où l’universel peut intervenir sans entraver la localité et à quel point avonsnous besoin de la tradition pour maintenir une relation avec le contexte ?

Ricœur était donc convaincu qu’il n’était pas trop tard pour sauver l’identité locale sans pour autant fuir la mondialisation : « how to become modern and to return to sources; how to revive an old, dormant civilization (5) and take part in universal civilization ». En d’autres termes : comment faire revivre une vieille civilisation endormie tout en participant à la civilisation universelle (6) ? Selon lui, les vieilles civilisations dormantes n’ont pas pour la plupart participé depuis longtemps à la mondialisation et à leur croissance. De nos jours, les mêmes problèmes mentionnés par Ricœur sont toujours d’actualité. Les progrès techniques en cours représentent un potentiel que les architectes doivent intégrer dans leurs conceptions, tout en ayant des idées innovantes, en relation avec le contexte. L’approche critique semble ainsi être la seule solution à la création d’un style universel, puisqu’elle transmet une méthode et non une esthétique, permettant à l’architecte de créer une place (un emblème) au lieu d’un espace.

(4) Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, petite bibliothèque Payot, Paris, 2008 - P. : 50 - P. 54.

(5) La civilisation universelle et les cultures nationales, Paul Ricœur 1962 -ed. vincent B.Canizaro New York: Princeton-Architectural press 2017.

(6) Lefaivre et Tzonis, Architecture of regionalism in the age of globalization: peaks and valleys in the fat world.

FIG 2 - LOGEMENTS BOUCA, PORTO, PORTUGAL, SAAL, ALVARO SIZA. 1977

II.3 Entre Agonistique et Critique : Durable et évolutive

Suite à la montée en puissance de cette globalisation et de la perte d’authenticité qui en découle, des architectures aux traits plus locaux vont se manifester. Celles-ci émanant d’une conscience politique en confrontation, elles prônent un aspect critique, voire même agonistique. Cherchant de ce fait à être plus pertinentes, elles s’inspirent de l’approche critique pour promouvoir une architecture durable et évolutive.

Pour Frampton, le régionalisme critique doit combattre ce nouvel adversaire capitaliste régnant sur le monde. Étant une notion établie il y a plus de 30 ans, Frampton s’interroge donc sur son utilisation et sa signifcation aujourd’hui. « Ainsi, pour moi, la promesse libératrice pour l’avenir réside dans une architecture agonistique opposée au conformisme du goût dominant émanant du centre (7) ».

Il utilise le terme agonistique à la place de critique pour décrire sa vision de l’architecture de demain. Originaire du grec ancien, se référant à la compétition, l’architecture agonistique doit lutter pour un anticonformisme. Alors que le terme critique (développé par Lefaivre et Tzonis) décrit une méthode de pensée établissant les contraintes et les origines des outils nécessaires à son utilisation (8) ; Frampton, en employant le terme agonistique, souligne l’importance d’être critique et précis dans la recherche du meilleur résultat, même si celui-ci va à l’encontre des dogmes sociaux économiques et politiques. C’est ainsi qu’il base sa défnition sur un régionalisme qui « dépend du lieu entre la conscience politique d’une société et la profession d’architecte (9) ».

L’exemple du Portugal témoigne de cette conscience politique émise par les architectes qui face à l’instabilité politique ont su adopter une posture agonistique cherchant à solutionner les problèmes du pays. C’est ainsi qu’après un contexte fasciste et nationaliste détrôner par la révolution des œillets (La Revolution dos Claveles) qu’une équipe d’architecte faisant partie de l’école de porto (dont Alvaro Siza) propose une solution étonnante et pertinente pour imaginer un nouveau Portugal. Cette recherche de second souffe est caractérisée par les projets dans le cadre du SAAL (Servico Ambulatório de Apopio Local) ayant pour objectif de loger les populations les plus démunies et de repenser l’urbanisation des agglomérations portugaises. Pour cause de faibles moyens économiques, les architectes, en collaborant avec les habitants, proposent d’avoir recours à un procédé d’auto-construction. Ce projet inspire les générations d’architectes à venir et offre une nouvelle architecture en accord avec les nouveaux objectifs du pays. (FIG 2)

(7) Kenneth Frampton, « Architecture Agonistique, » Domus 972, septembre (2013).

(8) Lefaivre et Tzonis, Critical Regionalism : Architecture and Identitity in a Globalized World.

(9) Kenneth Frampton, « Prospection du régionalisme critique », Yale Architectural Journal 20 (1983).

Aujourd’hui, le régionalisme critique est considéré comme un processus inéluctable offrant une approche critique de la conception. Afn d’illustrer la meilleure façon d’aborder l’architecture de nos jours, l’utilisation du terme régionalisme (associé automatiquement à son histoire et ses aspects négatifs) pourrait ne pas être adéquate. Parallèlement, d’autres termes tentant d’impliquer l’équilibre traditionnel et moderne ont vu le jour après les années de gloire du régionalisme critique. Mais la volonté de déterminer une notion reste restrictive, les mots ont différentes signifcations en fonction des personnes, de la langue ou encore des époques, et peuvent parfois signifer le contraire de la défnition initiale. Même si l’utilisation du terme régionalisme critique n’est pas très fréquente, la pensée sous-jacente, entre l’équilibre de l’avancement humain et la tradition locale, est toujours applicable. Aujourd’hui, les problèmes climatiques jouent un rôle important, l’objectif n’est pas seulement la recherche identitaire face à la mondialisation, mais aussi la durabilité et la soutenabilité. L’approche régionaliste critique est non seulement liée à la fusion du bâtiment avec l’environnement, mais elle inclut une volonté de penser tous les aspects impliqués dans le discours architectural. Nous avons vu à travers l’histoire que l’approche plaidant pour une bonne relation avec le contexte et favorisant le questionnement et la critique n’est pas récente, elle s’est développée et améliorée pour faire ses preuves à travers le temps. Comme mentionné précédemment, cette approche n’est pas liée à un certain style ou à une apparence esthétique, elle est rattachée à sa défnition ouverte et englobante, ce qui ne signife pas que toutes les architectures parfaitement intégrées dans leur contexte sont forcément régionalistes critiques. Par conséquent, nous ne devrions pas nous limiter à l’utilisation d’un terme pour décrire une façon de faire l’architecture. Si toutes les questions relatives au contexte étaient abordées avec un regard innovant, il en résulterait une architecture en équilibre entre l’universel et le traditionnel. Cet aspect est d’autant plus nécessaire dans les pays « les moins développés » qui subissent la mondialisation et qui perdent progressivement leurs spécifcités. De ce fait, les pays postcoloniaux se retrouvent dans une situation particulière où les cultures sont mitigées et remettent en question les localités, face au regard étranger. L’approche régionaliste critique prend donc tout son sens dans cette confrontation du centre (les pays colonisateurs) et de la périphérie (les pays colonisés).

FIG 3 - ALVARO SIZA, BOUCA SAAL HOUSING COMPLEX_ • EMILIANO ZANDRI

This article is from: