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I- EN QUÊTE D’ARCHITECTURES
Défnir une architecture marocaine aujourd’hui constitue une interrogation pour le moins complexe. Les différentes strates d’infuences étrangères accumulées à travers les siècles posent la question de légitimité de l’héritage local. Cette quête d’une singularité diverse entre des infuences internationales multiples et une instrumentalisation nationaliste fait émerger l’entre-deux que le Maroc connaît aujourd’hui. Un compromis critique et hybride se rapprochant de la notion du régionalisme critique.
FIG 1: GAMMA (GROUPE D’ARCHITECTES MODERNES MAROCAINS)
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La section marocaine du CIAM 1953 - dénommée GAMMA (Groupe d’Architectes Modernes Marocains) - était composée de Michel Écochard et d’un groupe de jeunes architectes, parmi lesquels Georges Candilis et Shadrach Woods, qui ont travaillé avec lui sur les lotissements de Casablanca. Ils ont présenté une image de la ville moderne de Casablanca qui a choqué les modernistes plus âgés du CIAM et a causé des discussions passionnées parmi la jeune génération d’architectes. Au lieu d’une architecture moderne pure, ils ont présenté une analyse des bidonvilles de la périphérie de Casablanca, un domaine qui jusqu’alors n’était pas considéré comme pertinent pour la planifcation moderne, mais traité comme une misère à éliminer. Les jeunes architectes du GAMMA ont présenté une étude détaillée de la vie quotidienne dans les bidonvilles, où de nombreux migrants ruraux nouvellement arrivés vivaient dans des baraques autoconstruites. Non seulement ils considéraient cet environnement de bidonville comme digne d’étude, mais ils ont même proposé que les architectes modernes devraient saisir l’occasion d’en tirer des leçons. Le groupe GAMMA a tenté de se rapprocher d’une réalité déterminée par les conditions concrètes de la vie quotidienne, des spécifcités locales et des interventions à petite échelle.
Sources : Marion Von Osten, extrait « The Gamma Grid », traduit de l’anglais, mars 2012
I.1 Un territoire aux infuences multiples
Le Maroc est caractérisé par un mélange de différentes cultures et d’ethnies qui se sont succédées et fusionnées à travers les siècles : d’une population berbère, puis carthaginoise, puis sous l’Empire romain pour enfn fnir avec les dynasties arabo-musulmanes. Le Maroc, étant à la porte de L’Afrique, possède une position stratégique, qui a suscité l’intérêt de différentes civilisations et tribus. De ce fait, de nombreuses colonies se sont supplantées en convoitant et important leur culture dans ce royaume. Ce territoire multiple a toujours été « une grande terre d’accueil, qui a permis de croiser, d’hybrider, de détourner et enfn de métaboliser l’ensemble des infuences qui ont traversé l’histoire de l’architecture mondiale (1) ». Il a ainsi su garder sa diversité tout au long de ces mélanges. Ce n’est qu’à l’arrivée du « style international », prôné par le mouvement moderne, qu’il commence une remise en question identitaire face à cette universalisation
accrue.
De ce fait, la position architecturale du Maroc vacille entre « modernité et tradition », depuis le Protectorat français en 1912. En effet, le premier mouvement moderniste au Maroc a été principalement dirigé par les Français. Celui-ci a été fortement lié aux pensées nationalistes d’Avant-guerre, avec quelques prémices d’un intérêt pour le vernaculaire qui restait cependant superfciel (orientalisme décoratif cf.II.1.2). Puis, un second a pris place après la fn du protectorat en 1956. Toujours infuencé par les Français, ce deuxième mouvement a subsisté principalement à travers le GAMMA (Groupe d’Architectes Modernes Marocains). Après la Seconde Guerre mondiale, le CIAM (le Congrès international de l’architecture moderne) est apparu dans la plupart des colonies françaises, il est ainsi établi par Michel Écochard en 1951, au Maroc. Celui-ci se convertit après l’indépendance pour devenir le groupe GAMMA. Constitué de différents architectes internationaux et marocains, le groupe se distingue du premier mouvement moderne en raison de sa sensibilité pour le contexte. Comme nous l’expliquerons plus tard (cf.II.1.3). Ces architectes offriront un nouveau souffe aux traditions locales en étudiant et réinterprétant les typologies vernaculaires dans leurs projets (2) . Par ailleurs, en raison du changement économique et politique du pays durant la période coloniale ; le territoire a été transformé ; créant ainsi de nouvelles villes pendant et après le protectorat français. La société marocaine a été forcée de déménager en milieu urbain pour pouvoir gagner sa vie, résultant ainsi de la croissance rapide des villes.
(1) Tarik Oulalou, Résistances et Résignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014.
(2) Aziza Chaouni, ed. Depoliticizing Group Gamma: contestation du modernisme Marocain, Third World Modernism Architecture, Development and Identity (Routledge, 2011), P. 57.
FIG 1 - PLAN URBAIN RABAT SALÉ, 1912, HENRI PROST
Les œuvres des architectes coloniaux et postcoloniaux français ont surtout touché les grandes villes comme Rabat, Agadir, Casablanca et Marrakech. Le bouleversement de ces villes pendant la période coloniale a eu un impact majeur sur le pays. Nhamdi Elleh mentionne que : « Les décisions coloniales sont généralement dans l’intérêt des colonisateurs, peu importe leur déguisement ou leur motivation (3) ». Ce phénomène est visible dans la façon dont les architectes venus du centre utilisent les colonies comme terrain de jeu expérimental (cf.I.3.2). Déguisé pour les populations locales, en amélioration des conditions de vie de la classe inférieure, le but principal des colons reste tout de même d’accroître leurs infuences en expérimentant d’autres environnements.
Rabat atteste ainsi de ce phénomène. Sous le général Lyautey, la ville a été proclamée en 1912, capitale du Maroc (détrônant ainsi Fès). En choisissant de conserver la vieille ville (la médina), tout en empêchant son développement dans le futur, de nouvelles villes ont été conçues en périphérie. Celles-ci étaient principalement modernes, et réservées aux résidents français, empêchant ainsi la population locale d’en bénéfcier au même niveau (4). Henri Prost met en place un plan urbain en respect avec l’ancienne médina, qui reste intacte durant ces interventions. Puisque les nouvelles villes ont été principalement créées pour les Français, les populations natives issues de l’exode rural ont fni en périphérie de la ville dans des villages isolés. Malgré l’accroissement des inégalités, ces nouveaux plans d’aménagement ont permis une amélioration considérable de l’économie et des infrastructures. (FIG 1)
Même si Rabat avait été choisie comme capitale ; Casablanca demeurait quant à elle une réelle prouesse architecturale : c’est le terrain d’expérimentation des projets du CIAM et du GAMMA (mentionné plus haut). La capitale économique témoigne ainsi de son héritage en tant que laboratoire toujours plus innovant. Par conséquent, elle expose son rôle de métropole international par le biais de son architecture toujours plus avant-gardiste. Cependant, Casablanca demeure connue pour son contraste élevé entre des centres commerciaux luxueux et des bidonvilles accrus. Ce contraste est le fruit d’années de différenciation et d’inégalités, héritées et perpétuées, depuis l’invasion française. D’une part, peu de natifs marocains étaient impliqués parmi les architectes-praticiens à Casablanca pendant et après le protectorat. D’autre part, l’attitude française n’étant pas très favorable vis-à-vis de la population locale musulmane, le privilège de conception a abouti à une architecture qui favorise une culture sur l’autre. Infuencées par les méthodes modernes de ces interventions (signées principalement par des architectes français), les dernières générations marocaines y voient une source d’inspiration : « la seule véritable tradition est la modernité (5) ».
(3) Elleh, « L’architecture du Royaume du Maroc ».
(4) Janet L. Abu-Lughod, Rabat : Urban Apartheid in Morocco (Princeton University Press, 2014).
(5) Tarik Oulalou, Resistances et Resignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014.
FIG 1 - CASABLANCA, VILLE INDIGENE 1917, ALBERT LAPRADE
D’un autre côté, ce manque de sensibilité locale a conduit ces derniers à se détourner du modernisme radical et à créer des approches innovantes et plus régionalistes. Non seulement les infuences de Casablanca étaient conséquentes au Maroc, considérées comme une ville coloniale faite par les colons (6), mais visibles aussi en France et dans d’autres pays occidentaux. Son architecture est ainsi relatée comme un endroit exotique et mystérieux, Casablanca est romancée, et même utilisée comme titre du fameux flm qui porte son nom. Avec la création d’hôtels et de grandes villas pour les Français, ces modes de vie luxurieux ont été encouragés durant le protectorat, négligeant de ce fait les véritables problèmes causés par les infuences modernes. (FIG 2) La succession de toutes ces infuences internationales fait du Maroc un pays complexe et riche en architecture. L’équilibre entre tous ces apports constitue une question primordiale qui se pose pendant et après l’époque coloniale. Cette quête d’architectures se poursuit ainsi simultanément en deux temps : une marocanisation forte et ostentatoire, face à une réinvention hybride et critique.
(6) Jean-Louis Cohen and Monique Eleb, Casablanca: Colonial Myths and Architectural Ventures (Monacelli Press, 2002). 12.
FIG 3 - STYLE NÉO-MAURESQUE, PLACE MOHAMED V CASABLANCA, HOTEL DE VILLE DE MARIUS BOYER
ANCIENNE PLACE LYAUTEY, 1948 • FLANDRIN
I.2 une instrumentalisation nationaliste : l’invention de la marocanité
Les infuences coloniales ont nourri l’architecture marocaine, qui, à travers cette confrontation, voit éclore de nouvelles formes, mêlant des références stylistiques, ornementales et structurelles. Ainsi cette quête identitaire se déploie à la fois pendant la période coloniale et après l’indépendance sous le règne intransigeant de feu Hassan II.
Durant la majeure partie de l’époque coloniale, la sensibilité contextuelle a d’abord résulté en un éclectisme orientaliste, traduit en un style « néo-mauresque » de manière fantaisiste et décontextualisée. Cet orientalisme représenté par l’occident est intellectuellement construit par tous les savants et les hommes politiques pour servir l’idéologie impérialiste coloniale de domination (1). Porteur de représentations fausses et stéréotypées, ce style reprend les éléments décoratifs marocains : arcades, zelliges ou encore tuiles vertes pour les toitures… dépeignant un répertoire ornemental superfciel. C’est dans cette optique que « l’usage du vocabulaire ornemental local est offcialisé dans la construction d’édifces publics (2) », en tant que miroir de la politique du Protectorat français, les architectures publiques préconisent un usage prétendument « raisonné » de références ornementales locales. L’exemple de Casablanca est encore une fois révélateur de ce rapport stylistique orientalisé. En effet, le long de la place administrative, des édifces à l’esthétique hybride (entre ordonnance européenne et décors arabisants) se succèdent. L’exemple de la poste centrale par Adrien Laforgue ou encore l’Hôtel de Ville de Marius Boyer cherche ainsi à préserver, voire parfois recréer, la « couleur locale ». Cet orientalisme bascule progressivement vers un régionalisme d’hybridation, où le pittoresque est réinterprété de manière plus abstraite. (FIG 3)
Les projets à voûtes des années 1930 de Le Corbusier explorent ainsi un domaine intermédiaire entre la pratique industrielle et cette stylisation abstraite de sources rurales ou antiques : « telles les formes en agrégat du style vernaculaire voûté de Tunisie ou la structure répétitive des marchés romains antiques (3) ». Ainsi, il résuma sa position hybride : « en bâtissant moderne, on a trouvé l’accord avec le paysage, le climat et la tradition (3) ».
(1) SAID, Edward – « L’Orientalisme, L’orient créé par l’occident », Paris : Édition Seuil. (1980)
(2) Charlotte Jeldi. Hybridités architecturales en Tunisie et au Maroc au temps des protectorats : Orientalisme, régionalisme et mediterranéisme.
(3) Lucy Hofbauer, « Transferts de modèles architecturaux au Maroc », Les Cahiers d’EMAM, 20 | 2010, 71-86.
FIG 4 - MOSQUÉE HASSAN II, 1986-93
Cette posture inspirera un grand nombre d’architectes, vers une nouvelle approche plus critique et plus innovante. (cf.II.1.3). Ainsi, toute une équipe de jeunes architectes fraîchement diplômés des écoles françaises et européennes a tenté de défnir une esthétique qui leur serait propre loin de l’expression « exotique et folklorisante » marocaine. Mais cette architecture plus « moderne » a été limitée par des questions politiques et esthétiques. C’est ainsi qu’après l’indépendance, dans une optique de requestionnement identitaire que l’on observe une instrumentalisation de l’architecture au proft d’une marocanisation
accrue.
En raison de ce processus de Marocanisation débuté en 1973, commence un long et lent mouvement de fabrication d’un style architectural politique et fantasmé. Cette période a imprimé dans les mœurs un retour à l’ordre et à la prégnance de l’État. Marqué par une série d’événements historiques (coups d’État de 71-72, marche verte en 1975, émeutes de Casablanca en 81, le discours au collège des architectes…), le règne de Hassan II a profondément marqué la profession et a alimenté les débats identitaires dans plusieurs domaines. « Le souverain défendait il y a déjà trente ans un marketing territorial qui ne déparerait pas dans les discours des maires des mégalopoles contemporaines (4) ». Il défnit de ce fait les canons d’une architecture arabo-andalouse classique, délaissant ainsi les apports du mouvement moderne et les innovations critiques qu’il engendra. C’est donc un retour à une « marocanité » autocratique qui culmine avec la création de la Grande Mosquée Hassan II de Casablanca. (FIG 4)
Ces années qualifées de « plombs » ont bouleversé l’architecture et ont eu du mal à s’estomper. La relève peine donc à s’imposer à travers les architectes qui ont dû passer par un travail de résistance agonistique afn de s’émanciper de l’opposition tradition/modernité, et de la controverse induite par le nationalisme dans lequel ils étaient enfermés. « Nous avons tenté de résister, explique Abdelouahed Mountassir, aujourd’hui président de l’ordre des architectes marocain, en construisant autrement, en écrivant aussi, mais nous n’étions pas nombreux et cette période a marqué le paysage (4) ». Ainsi, après cette lourde période et grâce au changement politique de son successeur, les architectes marocains ont pu sortir lentement de cette torpeur culturelle, dont il reste malheureusement encore des traces contemporaines.
(4) Catherine Sabbah, Architecture contemporaine au Maroc, Architecture d’Aujourd’hui nº 408, p.42
Charlotte Jeldi. Hybridités architecturales en Tunisie et au Maroc au temps des protectorats : Orientalisme, régionalisme et mediterranéisme. 2010, p.71-86.
(5) Siham Sara Chraïbi, entre patrimoine et métamorphose, Résistance et résignation, AAM, 2014.
FIG 5 - LUC BOEGLY, IMMEUBLE CASABLANCA.
La question de l’orientalisme ou de l’exotisme revient sans cesse dans les discussions lorsque la création d’architecture au Maroc se confronte au regard de l’autre. Simplifée en un motif ornemental géométrique ou foral, plus ou moins stylisé, cette architecture touristique est alors invoquée. « Tels les traits d’un visage immédiatement reconnaissable, en fétiche, attestant s’il le fallait, que c’est bien au Maroc et nulle part ailleurs que l’on se trouve ! (5) ».
Dénoncer ce marketing surexploité paraît maintenant nécessaire pour omettre cet exotisme au proft d’une forme hybride et métisse. Cette quête simultanée de la localité et de la contemporanéité submerge le champ de l’expression tant architecturale qu’artistique au Maroc. « Le pays est depuis longtemps un laboratoire ».
La seule rupture est celle des années qui ont suivi les discours du Roi Hassan II (6) ». C’est en effet depuis ce « laboratoire » que des interventions radicales et globales ont cherché à se réapproprier de manière critique l’héritage culturel de ce pays. Ces interventions débutent dès l’époque coloniale, avec une volonté d’inventer des typologies urbaines et architecturales nouvelles. Ancrées dans une fascination pour les traditions existantes, elles résultent d’un « projet moderne hygiéniste et civilisateur (7) ».
(6) Interview Karim Rouissi, cofondateur de l’association Architectes non anonymes (ANA).
(7) Tarik Oulalou, Resistances et Resignation, Architecture au Maroc 2004-2014, AAM Belgique 2014
FIG 6 - TRAME 8X8, RÉSORPTION DE L’HABITAT INSALUBRE, 1953 • MICHEL ÉCOCHARD « Cette équipe d’architectes […] pénétrée par l’esprit et la fnesse de l’architecture
musulmane, par l’intelligence de ses plans, sut y puiser une joie de l’esprit ; une leçon permanente d’harmonie, d’adaptation au climat et au paysage qui atteignait à la vraie noblesse, au vrai confort sans ostentations
ni tours de force ; et ils y adaptaient les tendances actuelles ».
L’architecture d’Aujourd’hui nº 20, 1948.
I.3 Le régionalisme critique un tournant depuis l’époque coloniale
Alors que l’accent est principalement mis, durant l’époque coloniale, sur l’amélioration de la modernité et la création de nouveaux projets de logement ; une première approche critique, à la recherche d’un équilibre contemporain, innovant et hybride, voit le jour. Cette posture inspirera les architectes postcoloniaux et contemporains dans une écriture architecturale se rapprochant de la notion du régionalisme critique. L’époque coloniale s’est caractérisée (comme nous l’avons vu précédemment) par une forte infuence internationale du mouvement moderne parallèlement à une sorte d’instrumentalisation orientalisante de l’architecture. Ces deux vagues ont en commun une caractéristique importante : l’expérimentation ; pas seulement tectonique, mais aussi politique et socioculturelle. Entre l’échec du mouvement moderne et la futilité exotique orientaliste ; la question d’un régionalisme critique inventif se pose. C’est donc dans cette optique, en pleine crise du mouvement moderne d’Après-guerre que la modernité se réinvente, cherchant une réponse qui s’inspire du contexte au sens large du terme ; imbriquant ainsi deux tendances, jugées incompatibles tant par la propagande coloniale que sur la scène architecturale internationale : le « modernisme » et le « traditionalisme ».
« Cette équipe d’architectes […] pénétrée par l’esprit et la fnesse de l’architecture musulmane, par l’intelligence de ses plans, sut y puiser une joie de l’esprit ; une leçon permanente d’harmonie, d’adaptation au climat et au paysage qui atteignait à la vraie noblesse, au vrai confort sans ostentations ni tours de force ; et ils y adaptaient les tendances actuelles (1) ».
C’est dans cet esprit que Michel, Écochard tente d’imaginer un logement qui pourrait allier l’aspect moderne et traditionnel de l’époque. (FIG 6)
L’architecte Aziza Chaouni distingue ainsi deux méthodes de travail qu’il a utilisées pour s’assurer que ses conceptions étaient enracinées dans la culture marocaine.
« La première était la connaissance des caractéristiques sociales et physiques du contexte local, qui devrait s’appuyer sur des enquêtes sociologiques et constructives, ainsi que sur l’analyse cartographique et statistique, afn de mettre la lumière sur les habitudes de logement des populations. La seconde était sa considération de l’histoire et de l’évolution (1) ».
(1) L’architecture d’Aujourd’hui nº 20, 1948, P. 123 - P. 62
FIG 7 : PLAN, ET VUE AÉRIENNE DE LA TRAME 8*8 © www. arquiscopio.com/
Écochard s’est principalement basé sur le contexte marocain, malgré son manque d’expérience de la culture locale, il a su utiliser différentes méthodes de travail pour parvenir à concevoir des projets plus ou moins enracinés régionalement. Il valorise l’importance de l’évolution de l’architecture d’un point de vue moderne qui s’enrichit grâce au contexte. Contrairement à d’autres projets durant la colonisation, le quadrillage 8x8 était basé sur un plan d’urbanisme fxe où les logements s’y ajoutaient. Pourtant, ce qui n’était pas le cas au départ, Écochard avait opté pour des patios de 2,8 m de haut fournissant la lumière naturelle et la ventilation dans le logement. Par la suite, il admit une plus grande fexibilité, où la grille pouvait être confgurée de diverses manières pour créer des espaces ouverts, de tailles différentes, suivant le site (2). Ainsi en adoptant une construction simple, il permet non seulement une certaine économie, mais offre également plusieurs possibilités de partition intérieure. Au fl du temps, les logements ont été adaptés de manières différentes pour satisfaire les besoins des habitants qui ont eu la possibilité de le transformer et de le surélever en plusieurs niveaux, illustrant ainsi le changement économique et social de son propriétaire (3) . L’adaptation peut être perçue à différentes échelles, par exemple, en désignant des lots à la location, les citoyens à faibles revenus ont pu bénéfcier d’un logement économique, auto construite, fnancée par des microcrédits (4). Cette ouverture au changement offrant un urbanisme plus libre fait partie de la vision d’Écochard, où il n’est pas nécessaire de tout imposer, mais de laisser place au choix personnel et au développement futur. La grille 8x8 représente ainsi un plan urbain fxe où l’architecture y est changeante. (FIG 7) Même si le rôle de l’architecte est peu perceptible de prime à bord, l’épine dorsale du projet y est défnie de manière à fournir une direction claire et ouverte aux changements. L’architecte prévoit de ce fait, des futurs scénarios, sans même connaître les événements à venir. Michel Écochard a également conçu des logements pour les Marocains, en tentant d’analyser la culture locale, non seulement pour examiner l’environnement bâti existant, mais aussi l’appropriation des habitations au fl du temps (5). Cela lui a permis de comprendre le sentiment anticolonial qui s’était développé au cours du temps et les modes de croissance traditionnels consentis par des interventions privées. Pendant et après cette période coloniale, en s’inspirant de ces infuences modernes étrangères, et de ces expérimentations enrichissantes, des architectes marocains ont fait face aux problèmes que les aspects traditionnels, négligés ou traités de façon superfcielle. Après l’indépendance, ils ont été encouragés à partager leurs idées infuençant ainsi les générations à venir.
(2) Avermaete et Casciato, Casablanca Chandigarh : un rapport sur la modernisation P. 149
(3) Avermaete, « Framing the Afropolis: la ville africaine pour les plus grands nombres », OASE Journal d’Architecture, nº 82 (2010) P. 91
(4) Aziza Chaouni, ed. Depoliticizing Group Gamma: contestation du modernisme marocain, P. 74
(5) Tom Avermaete, « Framing the Afropolis: la ville africaine pour les plus grands nombres », OASE Journal d’Architecture, nº 82 (2010) - P. 79.
FIG 8: LOGEMENT À AGADIR, ZÉVACO, 1964
Même si le modernisme occidental a pu être le plus haut niveau de modernité atteint au sein des anciennes colonies, il ne forme pas pour autant un objectif après l’indépendance. De ce fait, les membres français du GAMMA ; censés représenter le CIAM (cf.II.1.1), ont été inspirés par l’architecture vernaculaire marocaine (principalement les casbahs dans le Sud du pays). Le GAMMA n’était pas seulement fasciné par les modes de construction traditionnels, servant de source d’inspiration dans leurs projets, mais aussi par le vernaculaire « moderne » (spontané) à l’exemple des bidonvilles informels créés par les immigrants ruraux à la périphérie de Casablanca. L’appréhension du contexte n’est pas seulement liée à la connaissance sociale vernaculaire, mais l’accent est de plus en plus mis sur les aspects climatiques. Par conséquent, Zévaco et Azagury, architectes nés au Maroc, ont essayé d’adapter leurs bâtiments aux conditions climatiques en introduisant un système de brisesoleil (5). L’exemple du projet de logement à Agadir de Zévaco témoigne de cet aspect en fournissant un climat intérieur agréable de par l’orientation et la gestion de la lumière grâce à l’utilisation de patios. Celle-ci offre une intimité qui répond aux besoins sociaux locaux. La ville d’Agadir, ayant été touchée par un tremblement de terre dévastateur en 1960, Zévaco reloge ainsi la population en prenant des précautions sismiques (aux dommages éventuels restreints). La relation entre la tradition et le climat reste très subtile et presque imperceptible, Zévaco dispose des arbres par exemple pour créer à la fois l’ombre et l’intimité nécessaire. (FIG 8)
Cette période coloniale a été le point de départ de changements radicaux d’un point de vue architectural. Les conditions de vie se sont améliorées fxant ainsi une première étape pour le développement futur du pays. Écochard y a ainsi contribué par son projet qui restait inhabituel pendant cette période. Puis, plusieurs vagues d’architectes toujours plus novateurs ont cherché cette hybridité critique par la suite, à l’exemple de Zévaco et d’Azagury. Enrichissant ainsi le répertoire de leurs confrères contemporain d’inspirations et d’espoirs créatifs, ces penseurs ont instauré une nouvelle démarche que l’on pourrait rapprocher à la vision du Régionalisme critique développée par Frampton.
(6) Tom Avermaete, « Framing the Afropolis: la ville africaine pour les plus grands nombres », OASE Journal d’Architecture, nº 82 (2010) - P. 67
Après cette riche histoire coloniale, aujourd’hui le Maroc, aboutit son combat vers l’indépendance, non seulement sur le plan politique, mais aussi en architecture et en urbanisme. Les infuences étrangères persistent encore dans la plupart des architectures marocaines actuelles, et ont joué un rôle important dans la construction de l’environnement bâti au cours des dernières décennies.
À la fn des années 90, l’ouverture politique et économique a changé la nature de la pratique de l’architecture. L’émergence de nouvelles générations d’architectes moins déterminés par l’histoire autocratique du pays (sous Hassan II) ont pu apporter un nouveau regard, loin du tropisme exclusivement francophone. De nouveaux partenariats et de nouvelles scènes d’expérimentations se développent aboutissant ainsi d’une nouvelle culture de projet, exposé à l’international dans un débat architectural toujours plus mondialisé.
FIG 9: LOGEMENT À AGADIR, ZÉVACO, 1964