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III- OUALALOU + CHOI : RÉSISTANCES ET INVENTIONS CRITIQUES SINGULIÈRES

III- OUALALOU + CHOI,

Résistances et inventions critiques singulières

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Face à l’urgence de demain, la démarche de l’agence Oualalou +Choi cherche à requestionner les modes de vie et les procédés d’intervention en vue d’une architecture plus adaptée et pertinente. Ils luttent pour une « guérilla » architecture, adaptable, ingénieuse, et répondant aux prérogatives urbaines futures.

FIG 1 - TERRITOIRES DE DÉSOBÉISSANCES

Les architectes jouent aujourd’hui un rôle marginal dans la production des environnements construits, accédant au projet longtemps après que ses limites critiques n’aient été défnies. OUALALOU+CHOI vise à rétablir la nécessité et la pertinence du rôle de l’architecte en étendant et redéfnissant son périmètre d’action.

L’architecture est présentée dans ce livre comme une forme de désobéissance, un déf pour outrepasser la rigidité réglementaire. Interroger et pervertir les paramètres du projet architectural composent le modus operandi de OUALALOU+CHOI. Cette recherche de singularité n’est pas celle de la distinction formelle ni d’un fétichisme de l’objet architectural. Il s’agit du désir de défnir les conditions d’existence du projet, lui permettant d’aller au-delà sa simple incarnation formelle.

Cette compilation d’essais et de projets introduit, sous la forme de quatre opus, une exploration de nouveaux territoires de la pratique architecturale. Résistances Culturelles, Occuper fa Terre, Prérogatives Publiques, Villes et Transgressions présentent des projets radicalement différents, qui éclairent ce qui fait le cœur du travail de OUALALOU+CHOI : l’exploration des structures et des échelles du territoire.

Linna Choi et Tarik Oualalou sont architectes fondateurs de l’agence OUALALOU+CHOI. Basée à Paris et à Casablanca. Territoires de Désobéissance retrace 15 années de leur travail.

Sources : Territoires de Désobéissance, éd.Actar, Oualalou + Choi

III.1 « Résistance et Désobéissance »

Dans un territoire où il n’est pas évident d’aller à l’encontre des dogmes imposés par le système capitaliste et social de l’extravagance et du pastiche ; il est important d’user de ruses et de résistances afn de « désobéir » en quelque sorte aux contraintes, au proft d’une intervention plus ciblée et plus pertinente.

Cette architecture de « Guérilla » est fortement soutenue par l’agence OUALALOU + CHOI ; basé à Paris et à Casablanca, et enseignant aux États-Unis à la Rhode Island School of Design. S’exprimant avec des mots « précis, taillés et modelés (1) », l’architecte Franco-Marocain, et son épouse Américano-Coréenne mènent une triple vie entre ces trois pays et leurs multiples casquettes (architectes praticiens, enseignant-chercheur, ingénieur, historien de l’art pour Tarik Oualalou, et élève de Robert Venturi pour Lina CHOI). Ces trajectoires diverses en font un couple interdisciplinaire qui cherche à marquer le métier d’architecte intellectuellement. Pour cela, ils n’hésitent pas à enseigner, sensibiliser, médiatiser, et écrire leurs pensées, très souvent illustrées par la scène marocaine, qui, nous le rappelons tout de même, possède plus d’un tiers d’analphabète. À partir du constat prédominant : que « les architectes jouent aujourd’hui un rôle marginal dans la production des environnements construits, accédant au projet longtemps après que les limites critiques n’aient été défnies (2) » l’agence OUALALOU + CHOI cherche à retrouver la pertinence et la nécessité de l’architecte en augmentant son champ d’action, pour : « mettre en œuvre des stratégies qui s’infltrent avant et se disséminent après le projet architectural (3) ». Par le biais de résistances et de remises en question, les architectes tentent de faire abstraction aux dogmes imposés par le système commercial de la pratique architecturale. « Si l’on considère les personnes qui nous payent comme des clients à satisfaire, tout est perdu […] ils nous payent pour un service public, on ne leur appartient pas [...] On fait certaines choses pour eux et d’autres à leur encontre (4) ». Ainsi, cette lutte agonistique s’impose comme une sorte de « Désobéissance (5) » : terme employé par l’agence pour décrire une certaine déviation de la commande du client. « Le projet ne peut être uniquement une réponse à un programme, un site ou un budget. Au-delà de sa valeur d’usage, de sa puissance esthétique et de la nécessité de construire avec responsabilité, le projet architectural est pour l’agence une exploration de l’intangible et de l’immatériel ». Pour eux, l’architecture n’est pas simplement un service pour un particulier, mais plutôt une contribution dans un tout, qui répond à trois prérogatives : le client, la société, mais aussi tout le reste (faune, Flore, les générations futurs et passés…).

FIG 2 - TARIK OUALALOU & LINA CHOI •O+C

(1) Ophélie Gobinet, « Entrepreneur des deux rives. Tarik Oualalou, l’architecte de la désobéissance », le Courrier de l’Atlas, 16 avril 2018

(2) & (3) Oualalou + Choi, « Profl », www.oualalouchoi. com

(4) Tarik Oualalou, extrait de conférence traduit de l’anglais, « Collaboration & Résistance », Stade of Grace, Paris, 2016

(5) Tarik Oualalou et Lina Choi, « ’Territoires de Désobéissances », Barcelone, Actar, 2017

FIG 3 - EDITORIAL / ARCHITECTURE DU MAROC N ° 72 - PAR TARIK OUALALOU

« Le Maroc organise la 22e Conférence des Nations Unies sur le Changement climatique et reçoit le monde à Marrakech du 7 au 18 novembre 2016. C’est une merveilleuse occasion de s’interroger sur le rôle que doit jouer l’architecture dans cette mutation inéluctable de notre monde. Jusqu’ici, la discipline est restée pétrifée, enfermée dans la terrible idée que nous sommes la dernière génération de cette humanité insouciante, prétentieuse et emprisonnée dans une certaine idée du progrès. L’architecture a une relation compliquée au climat. Elle est pleine de culpabilité et porte une responsabilité dans la détérioration des territoires. Le développement durable est venu absoudre la pratique architecturale. Il faut vite évacuer cette culture qui a percolé dans le champ architectural au point de devenir un standard, des labels, une notion évidente qui n’est jamais remise en cause. La durabilité, c’est réduire l’empreinte, l’impact pour que notre environnement se dégrade moins vite. Pourtant, il ne faut pas que ça dure, il faut que ça change. Résister au changement, c’est ne pas en prendre la mesure. Paradoxalement, le développement durable s’est inventé dans les territoires qui sont les premiers responsables de la dégradation de la planète, mais qui seront les derniers à le subir. Nous nous devons d’inventer ensemble une nouvelle manière de faire une architecture qui soit en dialogue et pas en résistance avec les climats. Il nous faut repenser notre manière d’habiter la terre et celle de gérer nos communautés. Nous devons inventer un nouveau projet moderne de survie. Invité comme rédacteur en chef par Selma Zerhouni, directrice de la publication d’Architecture du Maroc, pour concevoir le numéro spécial consacré à la COP22, j’ai voulu que l’on mette en avant des projets, des situations et des trajectoires nouvelles qui font l’effort de penser le climat dans son urgence. Du Brésil au Maroc en passant par la Suisse, nous montrons des projets qui proposent de nouvelles manières d’habiter la terre et d’être au monde. Une revue rapide de la Biennale de Venise permet de voir que ces préoccupations sont devenues centrales dans la profession. Nous montrons aussi, je l’espère que le Maroc peut être un des grands théâtres de cette réinvention de notre métier. À l’intersection entre l’opulence du Nord et la culture de la rareté du Sud, le Maroc peut redevenir un territoire d’expérimentation radical. »

Rédacteur en chef invité de AM

Ils prônent une démarche qui ne se veut pas commerciale, mais plutôt respectueuse de plusieurs facteurs (présent, passé et futur) et surtout pertinente face aux problèmes environnementaux et sociaux actuels. Réaliser un projet nécessaire devient pour eux plus important que le simplement durable. Par conséquent, ils réfutent cette vision de durabilité « inventée par les pays responsables des problèmes environnementaux (6) ».

Le terme de développement durable est dépassé selon eux, et ne représente qu’une Pseudomorphose (7) du changement. Celle-ci permet à la société de continuer à vivre de la même manière simplement en changeant la source énergétique. Or, face à la croissance démographique, la rareté des ressources, et le constat planétaire alarmant ; faire perdurer le mode de vie d’opulence que connaît le monde aujourd’hui devient inconcevable. Tel un effet placebo, le développement durable pousse à la limite du : « Jusqu’ici tout va bien (8) ». « Les sources alternatives d’énergie, ou toute source d’énergie consiste toujours à utiliser autant d’énergie. Donc, la question pour moi est, comment pouvons-nous inventer de nouvelles formes de construction de villes, de création de bâtiments, où nous pouvons les réduire drastiquement ? Cela a à voir avec notre niveau de confort… (9) ». Pour eux, il est temps de changer et de se rendre compte qu’il faut faire différemment que le juste « durable ». « Les projets actuels ne durent que 15 à 20 ans (10) », et lorsqu’ils se proclament durables, le résultat se traduit souvent en une architecture aléatoire placardant des éléments à connotation écologique (panneaux photovoltaïques…). L’architecture a contribué à la dégradation environnementale. Elle est, à cet effet : « pleine de culpabilité et porte une responsabilité dans la détérioration des territoires (11) ». Ainsi, pour faire autrement, l’impératif pour l’agence est d’imposer une alternative incluant la société, réduisant le confort de chacun au proft d’un confort pour tous.

À cet effet, la revue Architecture du Maroc (AM) invite les architectes de l’agence à être rédacteurs en chef du numéro 72 : « Architecture de l’urgence climatique », apparue dans le contexte de la Cop 22, organisée au Maroc. (FIG 3) Tarik Oualalou exprime ainsi dans l’éditorial de la revue sa posture face à l’urgence climatique. « Nous nous devons d’inventer ensemble une nouvelle manière de faire une architecture qui soit en dialogue et pas en résistance avec les climats (11) ». Ce changement critique est révélateur au Maroc qui constitue, aux yeux de cette agence, « un des grands théâtres de cette réinvention de notre métier. À l’intersection entre l’opulence du Nord et la culture de la rareté du Sud, le Maroc peut redevenir un territoire d’expérimentation radical (11) ».

(6) Tarik Oualalou, extrait de conférence traduit de l’anglais, « Collaboration & Résistance », Stade of Grace, Paris, 2016

(7) Pseudomorphose : terme géologiste, lorsqu’un minéral est remplacé par un autre dans la même forme, mais avec des propriétés chimiques complètement différentes. Tarik Oualalou, extrait de conférence traduit de l’anglais, « Collaboration & Résistance », Stade of Grace, Paris, 2016

(8) Film « la haine » par Mathieu Kassovitz, référence rapportée par Tarik Oualalou, extrait de conférence traduit de l’anglais, « Collaboration & Résistance », Stade of Grace, Paris, 2016

(9) Tarik Oualalou, extrait de conférence, « Collaboration & Résistance », Stade of Grace, Paris, 2016

(10) Tarik Oualalou, extrait du débat, « Cop 21/22 bilan et perspectives », les jeudis de l’IMA, Paris, 26, janvier 2017

(11) Tarik Oualalou, éditorial, « Architecture de l’urgence climatique » Architecture du Maroc n° 72, Sept. 2016

FIG 4 - ESCALES 10 ANS, RETROSPECTIVE EXHIBITION - PARIS/CASABLANCA - 2010-11 •O + C

Convaincus que la véritable tradition au Maroc est celle de la modernité (12), ces penseurs théorisent leurs réfexions en apprenant de ce territoire et surtout de l’exemple de Casablanca(13). Ils sensibilisent et s’investissent physiquement à travers nombreuses conférences (entre Paris, New York, Casablanca…), installations (l’battoir, IMA, Fondamentalisme…), et expositions. Par conséquent, l’Exposition « ESCALES (14) » présentant les maquettes de la maison à la ville, à la même échelle et sur un territoire continu, d’une quarantaine de projets, exprime une rétrospective des 10 ans de l’agence. (FIG 4)

« Dans une topographie imaginaire, nous avons voulu inscrire une mémoire tangible du travail de l’agence (14) » afn de confronter, de rechercher et de décliner les échelles pour trouver de nouveaux modes d’interventions. Ce travail de médiation n’est pas seulement physique, ils théorisent et publient nombreux articles, revues, ou encore ouvrages : en l’occurrence la monographie « Territoires de Désobéissance » qui retrace les quinze années de leur travail.

Ce livre représente une sorte de manifeste de leur posture ; se déclinant en 4 volumes : Résistances culturelles, Occuper la Terre, Prérogatives publique et Villes et Transgressions. (FIG 5) Illustrée par leurs différents projets, aux sites et aux interventions plurielles, la compilation révèle une forme de résistance à la standardisation et une recherche de singularité qui « ne se fait pas à travers la distinction formelle, mais par la volonté de s’inscrire dans une structure territoriale continue ». Cette nouvelle approche régionaliste critique prend en compte la familiarité et l’acclimatation plutôt que l’identité et le contexte en vue d’une réinvention pertinente du métier.

FIG 5 - TERRITOIRES DE DÉSOBÉISSANCE •O + C

(12) Tarik Oualalou Résistances et résignations, architecture au Maroc 2004 - 2014 Belgique

(13) Tarik Oualalou, conférence « learning from Casablanca », Institut français de Casablanca, 20 avril 2018

(14) « Échelles » 10 ans rétrospective exhibition, OUALALOU +CHOI, Paris et Casablanca, 2010-11

FIG 6 - LANDSCAPE HAS TO DO WITH MEMORY» MSELA •O + C

III.2 Familiarité et acclimatation

Dans cette posture de guérilla, construire doit permettre la création d’un paysage adapté et au proft de tous. L’approche régionaliste critique, induisant une réfexion sur la localité, devient primordiale. Or, l’utilisation du « contexte » se limite dans sa traduction réelle, et devient souvent un empilement de fait, « un raccourci (1) », qui ne permet pas une inscription à la fois dans l’environnement immédiat et dans le grand territoire. Pour cela, l’agence OUALALOU + CHOI, évite d’utiliser cette image toute faite et préfère ne jamais parler de contexte, mais plutôt de familiarité. À leurs yeux, l’emploi parfois abusif de ce terme (contexte) « permet une pratique mondialisée d’architectes qui n’ont plus de familiarité et d’empathie avec les lieux où ils construisent (2) ». Par conséquent, le terme est selon eux dépassé et résulte d’une sorte d’équation à « solutionner », pas très souvent bien comprise, et généralement traduite en une identité nostalgique superfcielle.

« L’architecture est vieille et lente (3) » ; dans cette durée et cette sédimentation progressive, née la pertinence (le vernaculaire cf. II. 3,3). Construites après maintes réfexions, les architectures pensées en douceur durent plus longtemps et admettent le changement. Cette tendance de lenteur est oubliée au proft d’une architecture corporate, tel un produit, répondant à des programmes et des cycles d’amortissement foncier ; la rendant jetable et donc pas durable. « Fabriquer un bâtiment en fonction de son programme est la meilleure manière d’en organiser l’obsolescence, de lui retirer sa capacité à se transformer, à être subverti ou détourné (4) ». Ainsi, en s’abstrayant du programme, qui envahit le champ de l’architecture depuis 50 ans, les architectes choisissent de le substituer à la valeur d’usage permettant l’interprétation et le changement. « L’architecture ne s’inscrit pas dans les paysages, elle les fabrique (5) ». Elle installe un univers, invente des climats, des topographies, des milieux. Penser l’acte de construire devrait donc être au proft d’un tout. « Il faut bâtir pour un homme, et pour tous les hommes, mais il faut surtout inventer des constructions qui témoignent pour la vie, autrement elles ne servent à rien (6) ». L’un des premiers traits organisant le territoire, le limitant, le hiérarchisant et le dessinant est la ligne. Cette expression épurée de démarcation, créer à la fois un plein et un vide, un avant et un après ; qui instaure de nouveaux paysages. Dans l’épaisseur et sur la ligne émerge un espace à la fois du dedans et du dehors, dialoguant avec le territoire et lui servant d’emblème.

Cette architecture-ligne représente un élément de fabrication sensible, permettant son changement : son acclimatation dans le temps et par la société. « Landscape has to do with memory (7). ». (FIG 6)

(1)-(2) - (4) - (5) & (6) Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 2 « Occuper la terre », Territoires de Désobéissance, Actar Edition, Barcelone Espagne, 2017 (p.3)

(3) Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 2 « Occuper la terre », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p : 2 - 3)

FIG 7 - UNE LIGNE DANS LE PAYSAGE, MUSÉE DE VOLUBILIS •O + C

FIG 9 - PLAN MUSÉE VOLUBILIS • O + C

De ce fait, le couple d’architectes s’inspire de l’image de la « Msela » (mosquée en plein air) très souvent retrouver dans tout l’Anti-Atlas. Cette ligne architecturale formée par un mur blanc est utilisée une fois par an, à l’occasion d’une prière, elle demeure vide le reste du temps formant ainsi un repère géographique mental. Cette fgure presque neutre et sans échelle leur permet d’approcher des territoires complexes, en incorporant les usages présent et futur. Présenté précédemment, le projet du musée de Volubilis (cf. II.2.3) fusionne les principes et les démarches de l’agence. Inscrit dans le patrimoine mondial de l’UNESCO, le site archéologique s’articule au bas d’une colline proche de Meknès et loin des zones urbaines. Afn de promouvoir et de préserver ce patrimoine, le ministère de la Culture du Maroc mobilise un budget en vue de réhabiliter certaines structures coloniales préexistantes à l’entrée du site. Or, ces dernières, vétustes, implantées sur un sol fragile, constituaient un risque que les architectes ont décidé d’éliminer malgré l’interdiction de l’UNESCO. Cette transgression leur a permis d’édifer à la place un véritable mur-musée de soutènement protégeant le site archéologique tout en permettant une vue dégagée intégrée à la colline. Cette architecture-ligne de 8 m d’épaisseur s’étire sur plus de 200 m, offrant une interface libre à l’interprétation et à l’usage. « Le mur » s’ouvre à la temporalité et à l’acclimatation, tout en représentant un symbole de familiarité qui marque la mémoire et le territoire. (FIG 7 & 9)

Cette notion de familiarité vient remplacer celle de singularité émise par l’architecture dite « identitaire ». « Elle évoque ce que tout le monde partage, ce que tout le monde connaît, mais que personne ne peut formuler clairement. Ce n’est pas travailler avec les typologies, mais plutôt la mémoire qui crée ces typologies (8) ». En cherchant à faire l’apogée du nécessaire, l’agence dénonce le pastiche orientalisant au proft d’une réinvention moderne de la tradition. Celle-ci se traduit à la fois par la forme et la matière.

L’exemple cité précédemment du Pavillon marocain à Milan (cf.III.1.3), réalisé pour l’exposition universelle, apporte la notion d’une « marocanité » complètement en rupture du pastiche exporté dans les réalisations précédentes.

FIG 2 - FIG 8 - VUE INTÉRIEURE DU PAVILLION DU MAROC WOLRD EXPO 2014 •O + C

(7) Tarik Oualalou, extrait de conférence « Collaboration & Résistance », Stade of Grace, Paris, 2016

(8) Tarik Oualalou et Lina Choi, extrait de conférence traduit de l’anglais, « Charles and Ray lecture » Université de Michigan, mars 2016

Sous le thème de « nourrir la terre », la posture adoptée par l’agence est celle d’un Maroc ancré dans un vaste territoire de ruralité, dans un équilibre entre l’homme et son environnement où l’invention de la matière y est particulière. Pour cela, ils s’inspirent d’une sorte d’ARTE povera de la construction de terre, réinventée et préfabriquée afn de répondre aux contraintes de budget et de temps. Ce procédé ingénieux, expliqué auparavant, génère un espace sans barrière, indéterminé et entièrement ouvert à la circulation de l’air naturel. Alternant des espaces parfois trop sombre ou trop lumineux, il agence des microclimats et des ambiances différentes, tel un voyage renvoyant à une mémoire collective et à une expérience unique. (FIG 7)

Les architectes ont été invités à concevoir une exposition temporaire présentant « le Maroc contemporain » sur le parvis de l’IMA, qui a proposé la mise en place d’une tente traditionnelle marocaine. Les concepteurs ont décidé de s’éloigner de cet aspect folklorisant, et d’imaginer certes une tente, mais revisitée de manière contemporaine. Inspirés de l’habitat nomade du « frig » (campement regroupant plusieurs tentes), ils s’émancipent de la traduction littérale de la tente traditionnelle en invoquant plutôt une image-concept familière. Telle une membrane aux rythmes et variations différentes, l’installation offre une topographie dialoguant avec les deux bâtiments alentour. (FIG 10)

L’implantation et l’esthétique prônée par cette notion de familiarité détachent de la question anthologique liée à l’architecture dite « identitaire ». Cette volonté de faire une construction culturellement singulière est de plus en plus omniprésente au Maroc et parfois problématique. Elle se traduit souvent par une architecture de façade, placardant de manière un peu folklorique une esthétique, un motif parfois même kitch. Dans le cadre du concours de l’université Mohamed VI à Benguérir, les commanditaires ont réclamé de « fabriquer une architecture qui se vit, politiquement, comme profondément marocaine (9) ». Face à cette volonté et pour éviter de tomber dans un pastiche dépourvu de sens, les architectes ont cherché à comprendre les différentes typologies que l’on peut retrouver dans le territoire marocain. « Au lieu d’une architecture nostalgique, le projet propose une taxinomie de typologies, à travers l’histoire et la géographie qui sont devenues les briques élémentaires d’une composition urbaine ouverte et libre (10) ». Cet almanach forme un bâtiment-ville, une sorte de mégastructure composée de plusieurs éléments qui interagissent et qui permettent l’insertion de sous espaces publics ouverts à l’interprétation de tous. (FIG 11 & 12)

(9) Tarik Oualalou, extrait de conférence, ESA, Paris, 3 mai 2012

(10) OUALALOU+CHOI, portfolio, www.OplusC.com,

FIG 12 - TAXINOMIE DE TYPOLOGIE VERNACULAIRE, UNIVERSITÉ M. VI • O + C

FIG 10 - FLIJ INSTALLATION SUR LE PARVIS DE L’IMA - PARIS, MARS 2015 • O + C

FIG 11 - UNIVERSITÉ MOHAMMED VI, BEN GUERIR, 2012 - EN COLLABORATION AVEC OMA/REM KOOLHAAS • O + C

FIG 13 PLACE PIETRI , RABAT • O + C

III.3 Prérogatives urbaines

Penser l’architecture de demain, reviendrait à imaginer ce métier autrement. Ce dernier serait basé sur un équilibre qui aujourd’hui paraît contradictoire : d’un côté la relation contractuelle et commerciale, face au service communautaire. L’acte de construire « prend sens quand on parvient à divertir, pervertir, détourner nos obligations contractuelles au proft d’un nous, vague indéfni qui ne donne aucun mandat ni aucune instruction (1) ». Pour ce faire, l’agence O + C exprime une volonté d’insérer de l’espace public dans tous leurs projets, qu’ils appellent « Prérogatives publiques ». Basé sur une relation de force, de « guérilla » la « prérogative publique doit être arrachée puis offerte (1) ». Cette « schizophrénie systématique » entre la réponse à la volonté du client et l’obligation publique, coexiste dans leur travail par le biais de transgressions et de désobéissances.

L’exemple du projet de la place Piétri à Rabat est révélateur de cette prérogative. Basée sur un ancien carrefour, la place fait émerger un nouvel espace public au cœur de la ville. Malgré la volonté primaire du client de faire un îlot-parking, les architectes se sont débattus pour ne réaliser que deux niveaux souterrains, décaissant le cœur de l’espace et le connectant aux alentours par deux rues piétonnes. Générant un espace symbolique, cette centralité crée ainsi un lieu identifable, un amphithéâtre urbain libre à l’appropriation. Ne sachant pas comment l’investir, ce vide délibérément laissé, a légèrement perturbé les habitants pendant longtemps. Le réel déclencheur de l’appropriation n’a commencé qu’après l’ouverture des commerces sur la place. Par ailleurs, cet espace urbain prend tout son sens, lors d’un événement musical, en offrant un terrain exploitable au cœur de la ville. Même si cette utilisation n’était pas planifée par les architectes, ils admettent vouloir concevoir des espaces non fnis, permettant le changement. « Nous aimons livrer nos bâtiments à des possibilités incertaines (1). » (FIG 13)

Cette conviction d’enraciner l’espace public dans tous leurs projets est plus qu’un simple acte de révolte, mais une volonté de faire participer la communauté, afn d’offrir, gratuitement et généreusement, des territoires libres à l’appropriation de tous. Par conséquent, l’agence propose en collaboration avec Rem Koolhaas, dans le cadre du concours du théâtre municipal de Casablanca ; d’interroger les limites du périmètre urbain pour fabriquer une sorte de « Halka » (cours de rencontre) au cœur du projet. Cette organisation traditionnelle de l’espace contenu fabrique ainsi au centre de cette infrastructure une dimension publique complètement poreuse, autour de laquelle s’agence le théâtre.

(1) Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 3 « Prérogatives publiques », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p.2/3)

FIG 14 - PLAN CASARTS, THÉÂTRE CASABLANCA, OMA & O+C, 2013

FIG - CASARTS, THÉÂTRE CASABLANCA, OMA & O+C, 2013

Plutôt que d’avoir un rapport frontal à l’espace public, les architectes ont décidé de le travailler de l’intérieur, d’une manière un peu activiste. « Encourager le spontané, le théâtre au cœur du domaine public pourrait transformer notre rapport au lieu (2). »

Capable d’absorber l’initiative citadine informelle, ce bâtiment-îlot démystife la représentation intellectuelle élitiste du théâtre ; pour aller au front d’une interactivité ; intégrant les arts populaires et culturels à la vie urbaine. Même si cette proposition n’a pas été retenue lors du concours, elle a constitué une réelle référence d’investigation pour le jury et a nourri la réfexion. (FIG 14)

Parallèlement à cette volonté d’implanter l’espace public ; l’architecture de demain imaginée par cette agence réside dans une approche critique et évolutive admettant le changement. « Nous pensons tous les projets comme temporaires, mais dans une temporalité qu’il faut identifer, comprendre, dompter et utiliser (3). » En faisant abstraction du programme, ils prônent une forme de construction adaptable « jamais fnie ». Celle-ci évite l’obsolescence et permet d’être transformé d’être « mangé » par une nouvelle fonction, une nouvelle architecture. Ce cannibalisme architectonique problématise la question de réhabilitation, de seconde vie d’un bâtiment. « Nous cherchons à conquérir de nouveaux territoires, à en reconquérir d’anciens, le tout pour rendre l’architecture nécessaire et pertinente (4). » Ainsi, pour concevoir une architecture durable, il faudrait prévoir les mutations futures ; mais aussi, investir les territoires laissés à l’abandon, afn de réinventer la ville sur elle-même. Ce procédé d’absorber d’anciennes constructions souvent usées et désertées pour les adapter à une nouvelle fonction s’ancre dans le dispositif de l’architecture de guérilla. Cette dernière constitue à la fois un mouvement social et politique, déstabilisant la hiérarchie architecturale établie, en créant des interventions anticonformistes ; telle une « architecture parasitaire » qui se nourrit d’une structure préexistante (5) . À cet effet, l’agence valorise un urbanisme en mouvement, et en perpétuelle réinvention du patrimoine. « La pensée du patrimoine au Maroc reste marginale { …} muséifante. On s’interdit de le modifer (6). » Face à ce manque d’investissement, les architectes tentent de revaloriser ce patrimoine délaissé, mais aussi de le cannibaliser, de le rendre habitable et pertinent. L’exemple du projet (Re) tour réhabilitant un morceau d’une ancienne barre de logement des années 50 à Casablanca, vient justifer cette démarche.

FIG - CASARTS, THEATRE CASABLANCA, OMA & O+C, 2013

(2) OUALALOU+CHOI, portfolio, www.OplusC.com

(3) Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 1 « Résistances culturelles », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p.2-3)

(4) Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 3 « Prérogatives publiques », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p.4/5)

(5) « Guerrilla architecture », défnition extraite et traduite de l’anglais, en.wikipedia. org

(6) Tarik Oualalou, extrait de conférence, « learning from Casablanca », Institut français de Casablanca, 20 avril 2018

FIG 15 - (RE) TOUR, IMMEUBLE DU PARC, CASABLANCA •O + C

FIG 16 - RIGHT SIDE DOWN, VILLE UTOPIQUE SAHARIENNE •O+C

Construit par Alexandre Courtois, cet immeuble surplombant le Parc de la ligue arabe s’est lentement dégradé, malgré sa position stratégique au cœur de la ville, à l’intersection de deux avenues importantes. En créant une tour de bureau à l’intérieur d’une barre de logement, le « projet propose des modalités nouvelles pour investir, valoriser et célébrer ce patrimoine architectural casablancais (7). »

(FIG 15)

Face à la croissance démographique, et à l’urgence de demain, offrir des espaces adaptables (public) et réinventer la ville sur elle-même (patrimoine) n’est pas suffsant. « D’ici 2040, il faudra urbaniser 3 milliards d’êtres humains de plus ; c’est-à-dire que dans les 22 prochaines années, il faut construire une ville de la taille de Casablanca (3milions d’habitants) toutes les semaines (8). » Dans cette urgence qui prédétermine l’avenir ; penser la ville comme un territoire sédimenté et séculaire n’est plus envisageable. « Il est important de trouver des manières de fabriquer de nouveaux territoires urbains, et ce dans l’urgence, sans attendre de l’accumulation qu’elle fasse émerger des villes. Le monde s’urbanise trop vite, le désir de ville est immense et nous devons fabriquer des lieux d’urbanité et pas simplement des lieux à fabriquer des urbains. Comment inventer une vieille façon de faire les villes nouvelles ? (9) »

Pour ce faire, l’investigation prospective expérimentant des possibles est primordiale. Imaginer le futur, de manière utopique, se fait rare de nos jours. Cette pensée optimiste de la ville nouvelle (idéale) très présente autrefois, est remplacée aujourd’hui par des prévisions catastrophiques, aux représentations vouées à l’échec. Nous traversons l’un de ces moments particuliers de l’histoire humaine, invoquant le changement, et la prise de conscience pour inventer des solutions face à cette nécessité. C’est dans cette optique que l’agence O + C exprime la volonté d’expérimenter et de se projeter dans l’avenir. Par conséquent, dans le cadre de l’exposition « fundamental(ism) » à la Biennale de Venise (cf.II.2.3) les architectes proposent une installation en deux temps, d’un côté le patrimoine historique de 1914 à 1984, et de l’autre une exploration prospective de l’habitat au désert. Cette dernière ravive les débats et fait travailler l’imaginaire de la ville utopique dans des conditions extrêmes. C’est grâce à cette contrainte et à ce mode de vie diffcile que les architectes ont pu concevoir une structure urbaine imaginaire transposant les codes et les dogmes.

(7) OUALALOU+CHOI, portfolio, www.OplusC.com,

(8) Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 1 « Résistances culturelle », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p.2-3)

(9) Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 4 « villes et transgressions », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p.3-4)

FIG 15 - (RE) TOUR, IMMEUBLE DU PARC, CASABLANCA •O + C

Dans un contexte extrêmement chaud en journée et à l’inverse très froid le soir, ils inversent la tendance urbaine horizontale en superposant une ville de jour (en dessous) et une ville de nuit (au-dessus). Ce projet dénommé « Right side down » (sens dessus dessous) fournit une clé de recherche pour envisager différemment la conception. « L’enjeu de cette exploration n’est pas la conquête de marchés pour l’architecture, mais celle de nouveaux territoires aux conditions parfois extrêmes, qui alimentent et informe notre travail (10). » (FIG 16 & 17)

Cette expérience a permis aux architectes de l’agence d’imaginer de nouvelles confgurations notamment pour le projet du Lycée d’excellence à Lâayoune, au sud désertique du Maroc, à la lisière d’un feuve asséché. Inspiré de l’expérimentation précédente, le bâtiment s’organise en deux parties superposées. La construction s’agence tel un toit suspendu, abritant les structures pédagogiques, protégeant ainsi un espace du dessous. Plus frais, celui-ci regroupe l’ensemble des équipements communs et publics ; et fabrique un nouveau paysage urbain poreux. (FIG 18)

Confronté à l’urgence et aux prérogatives de demain, ce couple d’architectes tente de réinventer leur métier. Entre expérimentation, transgressions et résistances, la quête d’une architecture pertinente offrant des possibles adaptables et adaptés à la société, à son environnement et son économie, passe pour eux, par l’invention et l’utopie, qui nourrit les pensées et ouvres les perspectives.

FIG 18 - LYCÉE D’EXCELLENCE À LAAYOUNE •O + C

(10) Tarik Oualalou et Lina Choi, volume 3 « Prérogatives publiques », Territoires de Désobéissance, Actar Édition, Barcelone Espagne, 2017 (p.4/5)

FIG 17 RIGHT SIDE DOWN, VILLE UTOPIQUE SAHARIENNE •O+C

FIG 18 - LYCÉE D’EXCELLENCE À LAAYOUNE •O + C

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