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INTRODUCTION
GLOSSAIRE
Délaissé urbain : élément architectural non exploité par les politiques de la ville et dont l’appropriation n’est pas encadrée. Graffiti : élément non utilitaire occupant un espace visuellement accessible aux usagers de la ville Graffiti-signature : élément graphique personnel à un graffeur constitué de chiffres et/ou de lettres stylisés d’une façon qui leur est propre. Le graffiti-signature constitue l’identité visuelle du graffeur. Tag : voir Graffiti-signature
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Le graffiti est un sujet avec lequel je suis entré en contact lors de la forte médiatisation de certains de ses artistes dans les années 2000. Je pense notamment à Banksy, artiste britannique dont les nombreux coups d’éclat ont attiré le regard du grand public sur ce moyen d’expression particulier que l’on a vite appelé street-art. Terme fourretout, ce-dernier rassemble des artistes d’horizons culturels et créatifs multiples qui partagent tous le même support d’origine: la rue. Je parle bien ici de support d’origine, car le street-art s’est institutionnalisé et de nombreux artistes ont délaissé les interventions risquées et illicites dans l’espace public pour leur préférer le confort créatif de l’atelier, allant de pair avec la reconnaissance critique de l’exposition en galerie. Une dissociation s’effectue alors au niveau perceptif entre street-art et graffiti, le premier devenant une branche à part entière de l’art contemporain et le second restant lié à l’idée d’un vandalisme sans qualité propre. Les deux viennent pourtant d’un milieu ayant la particularité d’être accessible à tout public, en tout temps, et de toucher ainsi un auditoire anonyme mais autrement plus massif que celui qui fréquente les musées Les conséquences de l’intégration du street-art au circuit culturel traditionnel se traduisent assez bien par la valeur attribuée aux œuvres issues de cet univers. Les « street-artistes » sont aujourd’hui particulièrement prisés sur le marché de l’art, ce qui peut entraîner des réactions extrêmes. Les œuvres s’arrachent chez les collectionneurs, au point que les murs peints par des artistes en pleine rue sont souvent rachetés, prélevés et reconstruits à l’identique pour permettre la vente de l’œuvre en question. Cette pratique se fait indépendamment de la volonté des créateurs, mais elle témoigne indéniablement de leur popularité auprès d’un certain public. Ce qui peut (ou ne pas) étonner cependant, c’est que ce traitement est rarement appliqué à d’autres œuvres similaires que l’on peut trouver dans le même milieu : on ne rachète pas un mur couvert de graffitis pour le vendre aux enchères, on se contente de le repeindre. Le public a donc décidé de traiter différemment graffiti et street-art, sans que l’on puisse trouver de différence tangible entre les deux. Ils occupent tous deux de façon parasitaire un espace qui ne leur est pas dédié, l’espace public, et s’appuient sur les mêmes techniques et outils. Il paraît donc ardu de les dissocier.
Cet appétit des collectionneurs, puis des institutions culturelles et du public pour ces nouveaux muralismes s’est traduit par leur intégration aux politiques de la ville, au travers de festivals temporaires ou d’interventions pérennes comme on peut en voir à côté de la fontaine Stravinski à Paris. En 2012 le pignon Nord-Ouest de la place où elle se situe s’est vu orné d’une fresque de 350 mètres carrés réalisée par le pochoiriste français Jef Aérosol (Jean-François Perroy de son vrai nom) qui s’est vue complétée en 2019 d’une restauration et de l’ajout de deux autres fresques de même échelle réalisées par Shepard Fairey et Franck Slama (Invader de son nom d’artiste). Pourtant, la ville de Paris combat toujours le graffiti, qu’elle considère comme une incivilité et une dégradation. Il y a donc une différence entre le graffiti approuvé et celui contre lequel on lutte, bien que ceux-ci utilisent
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les mêmes outils. Pire, si l’on prend l’exemple de l’artiste Wenc à Lyon, on peut voir certaines de ses œuvres encouragées par la ville et ses habitants (les escaliers du passage Mermet) alors que d’autres sont considérées comme des nuisances contre lesquelles il faudrait lutter (écritures sur mobilier urbain). Ce n’est donc pas l’auteur qui détermine le traitement mais bien le graffiti lui-même, qui perd de sa dimension alternative dès lors qu’il est intégré aux sphères de décisions des politiques de la ville. Pour revenir sur mes affinités personnelles avec le sujet, l’intégration de l’art à notre environnement et plus particulièrement celui de la rue a déjà guidé un rapport d’études que j’ai mené en troisième année de Licence. L’avoir effectué m’a conforté dans l’idée que l’art urbain s’exprime par les monuments et les événements, mais également par des interventions souvent illicites effectuées sur les murs de la ville. Pour partager ce constat j’ai commencé un travail d’édition autour du graffiti sous la forme d’un magazine bimensuel rassemblant à chaque parution une série d’œuvres autour d’un thème choisi. Intitulé La graffithèque, ce magazine a pour but de sensibiliser le regard de son lectorat au graffiti, une expression artistique riche et notable par sa diversité. Chaque publication est centrée sur un thème particulier et rassemble une quinzaine de photos montrant différentes formes et techniques y étant reliées en mettant l’accent sur la multiplicité des approches et des lieux. Une base de données en perpétuel enrichissement a été créée pour nourrir les publications, ces dernières s’appuyant sur des photos personnelles ou sur des envois de tierces personnes. Les retours sur cette démarche ont été et sont encore très positifs. La majorité des lecteurs m’ont fait part de l’intérêt de découverte lié à chaque publication, ont salué leur variété (bien que l’appréciation des contenus fluctue d’un numéro à l’autre) et ont parfois fait part de leur façon nouvelle d’appréhender leur environnement urbain, avec un regard plus attentif porté à ce dernier. J’en tire également des bénéfices à titre personnel. Cette expérience m’a permis de découvrir de nouvelles formes d’art urbain par les photos que l’on m’a envoyé et m’a fait prendre conscience de la diversité des thèmes que l’on peut aborder par ce biais. Elle m’a également fait remarquer en menant des reportages dans différents milieux que les graffitis changent de façon similaire selon leur contexte architectural proche même dans des villes différentes. J’en ai donc conclu que le graffiti, en plus d’exister dans plusieurs villes différentes, y existe de façon similaire et comparable, que ce soit pour ceux qui sont valorisés par la ville ou pour le reste de la production. L’immense majorité des œuvres partagent le fait d’être le fruit d’un travail illicite de son ou ses auteurs, par leur simple présence dans l’espace public. Si certaines municipalités laissent des espaces de libre peinture à disposition ou organisent des collaborations avec des artistes autour d’éléments cadrés (exemple de la place Stravinski citée plus haut), cela n’empêche pas la plupart des acteurs et actrices de ce milieu de préférer s’exprimer sans avoir à passer par ces interfaces. Ils peuvent ainsi s’affranchir de toute règle imposée puisqu’ils n’en respectent aucune. Ils choisissent alors de s’exprimer sur d’autres mediums, des éléments présents dans la ville mais dont l’appropriation n’est pas particulièrement encadrée. La démarche est alors
contestataire par essence puisqu’une œuvre est déposée dans un espace qui ne lui est pas dédié, cependant elle ne perturbe pas le fonctionnement de la ville puisque ces éléments restent utilisables dans leur fonction première (une barrière, repeinte ou non, est toujours capable de remplir sa fonction). C’est alors le propos que l’œuvre porte qui peut avoir une portée humoristique, invoquer un imaginaire poétique ou revendiquer cette expression libre et être explicitement revendicatif. Le graffiti peut ainsi enrichir ces espaces non exploités de la ville et parfois les politiser pour en faire des vecteurs d’interpellation du passant. Nous allons dans ce mémoire étudier le graffiti comme une expression de la contestation, cet élément étant intrinsèquement lié au graffiti et en particulier au graffiti contemporain, par essence plus facile à documenter dans sa diversité. Cette étude soulève un paradoxe, puisque le graffiti est également employé par les services de la ville en tant qu’atout, notamment dans les stratégies de revitalisation d’espaces délaissés. L’intégration à de telles politiques dénue la production impliquée d’une dimension contestataire, puisqu’elle est alors approuvée et encouragée par les institutions et le pouvoir en place. Ceux-ci mettent même en certaines occasions des moyens à sa disposition. Il semble intéressant de se pencher sur ce qui différencie une œuvre approuvée d’une œuvre dérangeante contre laquelle il faut lutter, les deux utilisant pourtant a priori les mêmes outils et étant placées dans les mêmes espaces. On peut alors se poser la question suivante : s’il
fait partie des politiques urbaines, en quoi le graffiti incarne-t-il une expression contestataire dans la ville contemporaine ?
Le graffiti étant une forme d’expression, nous allons l’étudier sous le prisme du langage comme étant constitué d’un signifiant et d’un signifié. Comme tout langage il peut aborder de nombreux sujets et exprimer autant de notions, c’est pourquoi nous allons nous intéresser spécifiquement à la contestation comme signifié unique, et sur une large variété de graffitis en tant que signifiants. Cependant, chaque graffiti est constitué d’une multitude d’éléments qu’il convient d’étudier précisément pour en avoir une lecture claire. Parmi eux nous avons distingué les critères formels de l’œuvre en tant que telle, son support spatial, son contexte urbain et la démarche dans laquelle elle semble s’insérer. C’est une fois chaque élément analysé précisément que nous pourrons déterminer si les graffitis explicitement contestataires sont impactés par la forme, le support, le contexte ou la démarche qui les porte. On s’attend à ce que les graffitis les plus engagés soient ainsi présent sur les délaissés urbains les plus manifestes, des éléments non exploités par les politiques de la ville ou par les codes régissant l’espace public. Les enjeux de ce mémoire sont multiples. Parmi eux on trouve la volonté de prouver la multiplicité des expressions par le bais du graffiti. Nous souhaitons également mettre en avant l’hétérogénéité de ces expressions dans les espaces de la ville et les surfaces de la rue, définissant ainsi le graffiti comme une pratique hyper contextualisée. On désire aussi déterminer si le graffiti constitue ou non un langage contestataire, spécifiquement quand il est intégré aux politiques urbaines. Il est également possible qu’il existe désormais plusieurs langages du graffiti ayant chacun développé ses propres codes et grilles de lecture, et que
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tous les langages ne soient pas utilisés pour aborder les mêmes thématiques. Nous n’aborderons pas ici la dimension poétique ou humoristique du graffiti afin de restreindre le champ d’étude de ce sujet.
Nous étudierons le cas de Lyon à travers une archive photographique constituée de prises de vues personnelles et sur des envois de contributeurs tiers, faits pour le magazine La graffithèque. Cette archive sera passée par plusieurs filtres pour en extraire quarante pièces constituant un corpus représentatif de cinq zones urbaines différentes, toutes situées dans le centre-ville lyonnais. Ce corpus sera ensuite étudié pièce par pièce au moyen d’un tableau typologique et d’une analyse détaillée de chaque œuvre. Nous ne nous fondons pas sur des échanges avec des artistes mais bien sur leurs productions, captées dans leur milieu de réalisation et sans autre biais que les outils d’analyse que nous avons défini pour ce mémoire. Cette archive n’est pas exhaustive et représente de façon partiale et partielle la production graffiti lyonnaise, c’est pourquoi nous ferons un tour d’horizon des pratiques du graffiti en début de ce mémoire. Nous verrons ainsi que le graffiti est présent dans de nombreuses unités urbaines qui, bien qu’elles soient très différentes les unes des autres, montrent des similarités notables quant aux œuvres figurant sur leurs parois. L’état de l’art sur le sujet est inégal. Le graffiti est le sujet de recherches de plus en plus nombreuses depuis les années 1980, notamment pour aider les municipalités à la lutte contre ce dernier. Au tournant des années 2000 et surtout 2010 cependant une nouvelle tendance se dégage avec la généralisation de sa valorisation dans les politiques urbaines. Les sources scientifiques utilisées pour la rédaction de ce mémoire varient donc en forme et en substance avec des articles de sociologie, des ouvrages de recherche traitant de la valorisation de projets urbains par le biais de la dimension artistique, que ce soit par le prisme institutionnel ou par celui des contrecultures. Enfin, ce mémoire s’appuie sur les expériences et points de vues de nombreux acteurs du graffiti, issus pour la plupart de documentaires, films, entretiens, conversations et expériences personnelles. Une attention particulière a été portée au fait de rendre audible le point de vue des personnes à l’origine des graffitis, personnellement convaincues de l’intérêt de leur démarche même quand elle semble obscure à un regard extérieur.
En structurant le propos autour de cette analyse typologique nous étudierons la relation entre graffiti et expression contestataire selon trois axes. Tout d’abord, une définition des termes permettra de cadrer la notion de graffiti telle qu’elle sera abordée ici en précisant son historique, ses figures, ses outils et ses techniques. On définira également les notions de langage et de culture contestataire, en s’appuyant sur les théories de Ferdinand de Saussure et sur l’analyse des contre-cultures menée par Luca Pattaroni. Dans une deuxième partie, nous décrirons le corpus et sa constitution en faisant un tour d’horizon des variations du graffiti selon les espaces urbains. Nous nous appuierons pour cela sur des enquêtes de terrain menées dans diverses villes d’Europe et d’ailleurs. Nous définirons ensuite les trois démarches distinctes que l’on a identifiées comme étant motrices de l’action des acteurs de ce milieu, avant de revenir sur l’étude de
Lyon afin d’expliciter les critères utilisés pour cette analyse. Enfin dans le troisième axe nous exploiterons les données issues du tableau typologique en nous appuyant sur de multiples clefs de lecture pour déterminer quel paramètre influe le plus sur la dimension contestataire du graffiti étudié.
Nous ne ferons pas cas d’une différenciation entre graffiti et streetart, qui sont souvent considérés pour le premier comme une dégradation et pour le second comme une plus-value pour les lieux qui les accueillent. Nous considérons ces éléments comme confondus et rassemblons les deux sous le terme de “graffiti”, considéré alors comme un élément non utilitaire occupant un espace visuellement accessible aux usagers de la ville. Le graffiti peut aborder des thèmes variés, il peut donc être perçu comme un moyen d’expression utilisant un langage qui lui est propre. Il se superpose à un milieu urbain qu’il parasite, il occupe donc préférentiellement des espaces résiduels de la ville sans les priver de leur fonction quand ils en ont une. Ce thème de recherche gravitant autour de l’expression vient d’une volonté de mieux comprendre le graffiti, une manifestation de la vie urbaine perçue comme une expression libre de ses usagers. En tant qu’étudiant en architecture, je pense que mieux comprendre le graffiti pourrait aider à mieux comprendre ce qui fait l’espace urbain, et donc ce qui fait la ville en ellemême.