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Les variations du graffiti aux échelles urbaine et spatiale
LES VARIATIONS DU GRAFFITI AUX : ÉCHELLES URBAINE ET SPATIALE ENQUÊTES DE TERRAIN
Nous avons pu parler auparavant d’un projet personnel mené depuis mai 2019 intitulé La graffithèque, une revue ayant pour but de signifier la diversité des formes que peut prendre le graffiti et des thèmes qu’il peut aborder. Pour nourrir ce mémoire nous avons décidé de mettre à contribution le travail fourni tout au long de ce projet en utilisant la banque d’images qui a été constituée pour le mener à bien. Celui-ci a en effet nécessité de nombreuses explorations urbaines qui ont été menées tout au long de sa gestation et qui ont donné naissance à plusieurs théories concernant la qualification du graffiti et ses variations selon son contexte. Au fil de la découverte de nouvelles villes on a ainsi pu se rendre compte de la similarité formelle des graffitis selon certaines zones urbaines, avec par exemple des réalisations semblables repérées dans les centres historiques de villes aussi éloignées que Rome, Londres et Lyon. Nous étudierons ici les variations urbaines puis spatiales du graffiti que nous avons pu relever au fil de ces recherches.
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LES VARIATIONS DU GRAFFITI À L’ÉCHELLE URBAINE
Les villes dont on a pu mener l’exploration la plus assidue sont celles de Toulouse, Lyon et Bratislava, de par leur qualité de lieux de résidence successifs. Au sein de leurs centres, plusieurs types de graffitis se manifestent. Au-delà de la production usuelle que nous décrirons plus en détail par le biais du corpus, on constate la présence de graffitis monumentaux, fresques de plusieurs
centaines de mètre carrés visibles dans des points stratégiques concentrant de nombreux flux : la place Saint-Pierre à Toulouse, le boulevard de la Croix-Rousse à Lyon et la place Kamenné à Bratislava. Ces fresques jouent le rôle d’attractions touristiques et manifestent le gain d’intérêt des décideurs de l’espace public autour du graffiti, suivant l’engouement populaire pour cette discipline. Présentes dans de nombreuses villes, de telles œuvres sont souvent réalisées dans le cadre de manifestations dédiées. C’est le cas dans nos exemples avec respectivement le produit d’une biennale d’art contemporain, de l’action d’une association et d’un festival du graffiti annuel. On note que toutes les réalisations citées ci-dessus sont postérieures à 2016, signe d’une stratégie culturelle encore récente. La majorité des villes européennes disposent aujourd’hui de telles fresques au point qu’elles sont devenues un attendu lors de leur visite. Cela peut s’appliquer à des quartiers entiers comme celui de Tøyen à Oslo (Norvège) voire créer de véritables parcours urbains comme c’est le cas pour Łódź (Pologne). Ces deux villes sont dans une stratégie de réhabilitation du cadre urbain dans la perception des habitants ; on peut d’ailleurs remarquer qu’elles présentent des travaux réalisés par les mêmes artistes. Ces fresques sont symptomatiques d’un phénomène de communication autour du graffiti que la ville a décidé d’approuver. Elles entretiennent au niveau spatial un rapport d’écrasement vis-à-vis des graffitis situés autour d’elles, leur différence d’échelle les excluant de la possibilité d’un rapport autre. Martyn Reed, l’un des acteurs à l’origine du festival de graffiti Nuart qui se tient à Stavanger (Norvège) depuis 2001 parle d’un « muralisme autoritaire » pour désigner ces œuvres, qui deviendraient des ambassadrices d’une idéologie néolibérale tant les moyens nécessaires à leur réalisation sont hors de portée d’un artiste solitaire.20. Cet état de fait les place d’office du côté licite de la barrière et brise le caractère contestataire qu’elles auraient pu véhiculer. Nous allons maintenant nous éloigner des centre-villes pour nous placer de l’autre côté du spectre touristique, dans les espaces que la ville n’exploite pas ou laisse en attente. C’est le cas notamment des friches industrielles et des terrains résiduels où l’appropriation par de tierces personnes, si elle est légalement interdite, reste tolérée tant qu’elle ne nuit pas au fonctionnement de la ville. Ces espaces que l’on peut nommer délaissés urbains ne sont pas impliqués activement dans les politiques de la ville, ils sont généralement en attente d’un programme qui viendra les requalifier dans un temps ultérieur. Ils peuvent également être des lieux peu valorisés par les politiques urbaines du fait de leur difficulté d’accès, de leur faible intérêt stratégique ou du coût que nécessiterait leur défense constante contre les appropriations sauvages tant que celles-ci ne sont pas problématiques pour la ville en elle-même. Nous avons pu en explorer plusieurs, parmi lesquels deux bâtiments abandonnés aux alentours de Toulouse et de nombreuses infrastructures à Bratislava, vestiges de la mémoire communiste de la ville.
Dans le cas de Toulouse ce sont un ancien bâtiment universitaire
.20 BORHES, Kristina et TYMOSHCHUK, Naza. Imaginary city, visual essay on Nuart Festival [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://inspiringcity.com/2020/02/10/ imaginary-city-a-visual-essay-of-the-nuartfestival/
et une maison de retraite abandonnée qui ont été explorés. Dans les deux cas l’accès y était interdit, probablement pour garantir la sécurité du public étant donné le mauvais état des bâtiments dont de nombreux murs avaient été démolis. Sur les deux sites on a relevé la présence du même type de graffiti, un dérivé des pratiques décrites plus haut comme étant nées dans les banlieues de NewYork. Les œuvres y sont complexes et colorées, leur surface varie du simple tag à la pièce de plusieurs mètres de large, tout en respectant une hauteur d’environ deux mètres cinquante, soit la hauteur d’une bombe de peinture tenue à bout de bras quand son possesseur se perche sur un support improvisé. On reste donc à échelle humaine, au contraire des fresques monumentales citées précédemment. Les constatations faites à Bratislava nous ramènent à une production similaire, prenant place cette fois dans un tunnel de métro abandonné et un complexe militaire désaffecté. Ayant pu nous rendre sur les lieux avec un graffeur, on a pu noter que les graffitis réalisés dans ces endroits ne s’adresse pas à un public d’usagers de la ville mais bien à des sachants ayant déjà intériorisé des codes spécifiques à leur pratique. Ces mêmes graffeurs se manifestent également dans les centralités urbaines, mais d’une façon plus discrète et ne mobilisant pas les mêmes ressources, que ce soit en terme d’outil ou de temps. Si une fresque constitue une démonstration de la technique de son auteur et demande plusieurs heures de travail avant d’être finalisée, un graffeur préférera utiliser le marqueur ou l’autocollant (sticker) pour apposer son nom sur les espaces qu’il traverse au quotidien, rejoignant une démarche de marquage du territoire. Ce sont, avec les écrits revendicatifs que l’on peut trouver après le passage des manifestations, les formes du graffitis les moins pérennes car les moins susceptibles d’êtres soumises à un processus d’artification. En résumé, on trouve les formes de graffiti cherchant à interpeller le passant, dont les fresques monumentales ne sont qu’un exemple parmi d’autres, dans les lieux stratégiques qui les mettront en contact avec autant de flux que possible. Les héritiers de l’école New-Yorkaise ne cherchent pas à se distinguer auprès d’un large public mais en priorité auprès de leur propre communauté, ils s’implantent donc dans des lieux spécifiques quasiment dédiés à cette pratique. Les graffitis qui ne font qu’attester d’un passage peuvent quant à eux se trouver n’importe où, sans qu’une tendance nette ne paraisse définir leur implantation.
LES VARIATIONS DU GRAFFITI À L’ÉCHELLE SPATIALE
Cette constatation est plus discutable au niveau spatial. Si on a vu que le milieu urbain impacte la production graffiti qui y figure, une nette différence formelle semble apparaître dès lors que l’on étudie le support spatial sur lequel il est apposé. Les écritures que l’on vient de citer, allant du tag à la revendication en passant par la banalité d’un message sans conséquences apparaissent par exemple très fréquemment sur des éléments de mobilier urbain. Cela correspond aux barrières, poteaux, plots et bancs qui servent à délimiter des espaces. Étant donné que leur usage initial peut passer par une appropriation (s’asseoir sur un banc, s’appuyer sur une barrière) il ne paraît pas incohérent qu’il soient le support d’une trace qui perdure après celle-ci. En utilisant un espace
que l’on a occupé en tant que support d’écriture, on ne fait que prolonger notre présence dans ce lieu après notre départ. La même logique n’est toutefois pas valable au même titre pour tous les éléments constitutifs du mobilier urbain.
On peut par exemple citer les objets nécessaires au bon fonctionnement de la ville sur un plan purement technique, comme les lampadaires, boîtiers électriques ou bouches d’aération qui sont dédiés à un public et un usage spécifique. Lorsqu’ils sont supports de graffiti on a souvent affaire à des incongruités qui proposent un effet de décalage par rapport à leur implantation en leur donnant une lecture autre. Les outils utilisés peuvent alors varier entre textes, collages, pochoirs, sculptures ou autres démarches de recherche plastique. La situation est différente pour un autre élément intrinsèquement lié à la navigation dans la ville, sa signalétique. Sur ces éléments le rajout d’un graffiti pose la question du détournement de la fonction première de l’objet mais aussi de la bonne compréhension de l’information qu’il véhicule. La superposition peut être faite avec une préservation du caractère informatif du support ou au contraire présenter un détournement volontaire de celui-ci. On peut aller d’un simple détournement lexical jusqu’au masquage complet de la surface du panneau au profit du ou des graffitis lui étant apposé. Les mêmes méthodes peuvent s’appliquer au détournement de supports publicitaires. Si l’on a pointé précédemment le cas du mobilier urbain comme support de graffitis écrits ou de détournements réfléchis, ces derniers restent de relative petite échelle. C’est en effet sur les surfaces de l’environnement urbain que le graffiti s’exprime avec le plus de facilité, qu’il s’agisse de parois horizontales ou verticales (avec une préférence pour ces dernières toutefois). Se pose alors encore une distinction signifiée à la fois par l’échelle du graffiti et sa hauteur par rapport au spectateur. Plus ces deux critères vont vers le haut, plus le graffiti est capable d’assumer une fonction de signal, passant dans la perception qu’en a le passant du statut de rencontre impromptue à celui de repère que l’on va chercher à atteindre en se déplaçant volontairement. La technique est alors lourde et nécessite la mise ne place d’une logistique au préalable. Cela ne veut pas dire que tous les graffitis de grande portée soient approuvés par les autorités décisionnaires, mais plutôt que leur présence dénote d’un geste prémédité et significatif d’une démarche forte. Même sans prendre en compte ces gestes qui relèvent de l’exceptionnel une fois mis face à la quantité de graffitis présents dans l’espace urbain, on peut toutefois affirmer que ce sont bien les murs qui servent de support principal au graffiti dans la ville, plus spécifiquement pour les formes de graffiti les plus susceptibles d’artification. Le simple support du mur, qui place souvent le graffiti à hauteur d’œil pour le passant, est parfois souligné par certains artistes pour sa ressemblance à une galerie. Non contents de signer leurs œuvres, ceux-ci les encadrent parfois pour signifier l’appartenance à un parcours artistique à ciel ouvert prenant place dans les rues de la ville. D’autres travaux se passent toutefois de ces symboles pour leur préférer des libertés qu’une muséification ne leur offrirait pas, comme des possibilités d’interaction avec l’environnement, le public ou d’autres artistes. Il est ainsi fréquent de trouver des graffitis jouant avec leur contexte direct pour souligner un caractère humoristique,
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politique ou encore poétique dans leur création. De la même façon un graffiti peut être support de nombreuses modifications une fois apposé sur un mur, puisqu’il devient alors une potentielle toile de fond pour de nouveaux travaux.21 .
.21 Plusieurs exemples sont visibles en annexes de ce mémoire aux pages 87, 88, 97, 98, 106, 107, 108, 109 et 110.
Des explorations dans plusieurs milieux urbains européens nous ont permis de distinguer une transversalité des pratiques du graffiti entre ces derniers. Les œuvres les plus visibles dans les centre-villes sont celles qui sont les plus plébiscitées par le public, que ce soit celui des usagers de la ville ou des spécialistes de l’art contemporain. Elles s’inscrivent dans une démarche de recherche plastique qui peut faire mieux accepter d’autres formes de graffiti présentes sur les mêmes murs. Les délaissés urbains présentent une production fort différente, dédié à un entre-soi de praticiens et non à un regard extérieur. Les écritures véhiculant un propos intelligible quant à elles existent virtuellement partout, leur large diffusion étant inversement proportionnelle à leur pérennité. Ces graffitis ne ciblent toutefois pas les mêmes surfaces, puisqu’on peut voir une différence de la production selon le support ciblé. On a différencié ici les éléments de mobilier urbain des surfaces de la ville, en notant que ces dernières sont beaucoup plus à même d’accueillir les travaux de grande échelle.