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Le graffiti, une contestation par le geste
Nous avons déterminé à l’aide du tableau typologique un lien entre la rapidité du geste à l’origine du graffiti et sa dimension contestataire. Pour rappel, notre recherche s’interroge sur la valeur subversive du graffiti à l’heure où il fait partie intégrante des politiques de la ville. D’après les conclusions que nous avons tirées de notre étude il semblerait que la valeur de contre-culture du graffiti passe moins par le propos exprimé par les œuvres que par leur existence même. Faire passer un message en l’inscrivant sur les murs de la ville, que ce soit par le biais du pochoir, du collage, de dessins à main levée ou de toute autre expression plastique est plus provoquant pour le geste ayant rendu possible cette expression non contrôlée dans l’espace public que pour les propos tenus en euxmêmes. Nous avons pourtant délimité plus tôt une catégorie de graffitis dont l’essence même repose sur leur manque de signification autre que leur simple présence. Nous parlons ici des graffitissignatures, aussi appelés tags et qui s’inscrivent dans la démarche identitaire selon le modèle des writers états-uniens. Notre corpus en comporte trois, les graffitis numéros 10, 31 et 32 qui sont par ailleurs les seuls à ne remplir qu’un seul des quatre critères de la contre-culture.
LE CAS DU TAG IDENTITAIRE
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Ces trois travaux ont pour point commun d’avoir été réalisés dans un environnement surchargé d’éléments similaires. Contrairement à la plupart des œuvres constituant ce corpus qui tâchent de se démarquer de leur environnement
proche, les tags cherchent un effet de groupe avec leurs semblables, se juxtaposant dans des espaces restreints jusqu’à les coloniser de façon quasiment totale. Ils s’intègrent donc dans un lieu où leur esthétique, loin de proposer un contraste, est tolérée et peut offrir une perspective de longévité pour chaque tag. Dans le cas numéro 10 c’est un morceau de mur couvert à hauteur de piéton (du sol jusqu’à une hauteur avoisinant les deux mètres environ) qui sert de support. Pour les photos 31 et 32 le support est une porte, ce qui donne un cadre tangible aux graffitis qui y sont apposés. Ce respect implicite de la limite est assez flagrant si l’on compare le nombre de graffitis au centimètre carré sur la porte elle-même et sur le cadre l’entourant. Les tags entretiennent en ce cas une relation dynamique de juxtaposition, s’inscrivant dans les interstices et comblant les vides sur ce qui leur sert de fond. L’effet de grouillement presque organique visible sur la porte de la photo 32 montre de nombreux recouvrements obturant les tags réalisés en arrière-plan. Cependant, la démarche identitaire du graffiti est portée sur la reconnaissance d’un sigle bien précis, et on constate que de très nombreuses signatures restent identifiables (bien que pas toujours déchiffrables) sur une surface relativement restreinte. Un autre élément d’intérêt est l’aspect invasif et répétitif de cette pratique. Sur cette même photo ce n’est pas moins de quatre fois qu’on voit apparaître le nom Nalide, trois fois Clinte, deux fois chacun pour Wecc et Aes parmi bien d’autres répétitions. Nalide, que l’on souhaitait étudier sur cette image, apparaît par ailleurs sur la photo 10, sur le dessus d’un boîtier technique. Cela rappelle dans une certaine mesure que la communauté des graffeurs rassemble relativement peu d’acteurs à l’échelle de la population de la ville. Ainsi, elle permet à ses membres de tisser un lien par la simple apposition de leurs pseudonymes dans leur environnement.
Le fait qu’un graffiti-signature n’apparaisse que très rarement seul n’est pas anodin. Particulièrement rapide à faire il est aussi très facile à effacer, et doit être inscrit dans un lieu « discret » s’il veut perdurer un tant soit peu. Il serait cependant faux de penser que ce type de graffiti n’existe que dans des cadres spatiaux très définis comme la porte technique de la photo 31. Le tag étant une pratique de marquage du territoire.29 , il existe dans de multiples lieux de la ville mais sera rapidement considéré comme inesthétique ou témoignant d’un manque d’entretien s’il existe dans un lieu trop visible (on rejoint la théorie de la vitre cassée citée plus tôt). Les éléments le plus recouverts de graffiti sont donc les éléments dont l’entretien visuel importe le moins, ceux que l’on pourrait qualifier dans une certaine mesure de délaissés.30. On pense ici à des éléments
.29
.30 La notion de délaissé urbain peut également s’appliquer à des bâtiments entiers, qui sont souvent des lieux de choix pour les graffeurs. L’article suivant aborde la question sous le biais de l’écologie en pointant des caractéristiques propres à ces espaces qui les rendent valorisables de par leur inactivité. BRUN, Marion, DI PIETRO, Francesca, MARTOUZET, Denis et VASEUX, Lucy. Usages et représentations des délaissés urbains, supports de services écosystémiques culturels en ville. Les espaces verts urbains : éclairages sur les services écosystémiques culturels [en ligne]. Disponible à l’adresse : https:// journals.openedition.org/eue/1906
WACŁAWEK, Anna. Street art et graffiti. Paris : Thames & Hudson, 2012. 208p. (Collection l’univers de l’art).
de mobilier urbain comme les poteaux ou les barrières, les accès techniques, les boîtiers électriques, gouttières ou toute autre conséquence inesthétique de l’habitat en ville. Le tag rend simplement visible ces éléments et, étant donné qu’il ne gêne pas leur utilisation, il est accepté qu’il perdure sur eux. En conséquence, bien que les tags existent virtuellement partout, ils sont tracés en majorité sur des éléments où leur présence est implicitement tolérée et c’est en tous cas sur ces derniers qu’ils perdurent le mieux. Le tag est la facette du graffiti que l’on associe le plus facilement à la dégradation et au vandalisme. Il est une forme d’expression qui paraît d’une rare résilience par rapport au processus d’artification tant son sens profond est inexistant une fois qu’on le sépare de son contexte de perception – la ville, la rue, le dialogue avec le passant. Dénuée de tout propos autre que l’appropriation d’un espace pour servir des intérêts personnels (la renommée de son auteur).31, cette facette du graffiti est étonnamment « sage » dans les idées qu’elle véhicule et dans les espaces où l’on constate sa présence. Chaque tag n’est rien d’autre qu’une trace nous disant « J’étais là » de la part d’un ancien usager de l’espace que l’on occupe à l’instant présent. On a vu précédemment que les tags se groupent pour survivre plus longtemps, acceptant des cadres physiques comme la bordure d’une porte par exemple. Pas de message subversif ou de discours contestataire dans cette pratique, qui est pourtant celle contre qui luttent le plus ardemment les politiques anti-graffiti dans l’espace urbain, les considérant comme des nuisances. Une telle perception du tag pourtant vide de sens propre comme d’un élément qui dérange dans le paysage urbain confirme que la dimension contestataire du graffiti vient non pas du propos mais du geste lui-même.
QUELLE GRILLE DE LECTURE POUR LA QUESTION DU LANGAGE ?
Si tous les graffitis du corpus ne sont pas contestataires de la même façon, ils le sont tout de même à un certain degré correspondant à la création d’un contre-espace par l’apposition sur une surface non dédiée à cet usage. Cette pratique est intrinsèquement liée à la notion de l’habiter et correspond à une appropriation d’éléments de la ville par une frange de ses usagers.32. Les graffitis s’inscrivant dans une démarche artistique vont souvent plus loin que la simple appropriation en proposant un détournement des objets leur servant de supports, comme les cas 1 et 13 pour ne citer qu’eux. Respectivement, ces derniers transforment une protection de façade en tutu de ballerine et une rampe d’escalier en support de glissade pour pingouins. Ces détournements jouent souvent sur le ton de l’humour ou de la poésie pour interagir avec l’environnement construit, ce qui conduit les autres usagers de l’espace à mieux les accepter. Ces derniers peuvent interpréter l’œuvre à leur manière plutôt que d’être mis face à un élément étrange
.31
.32 REMY, Cathy. Le tag au pied du mur. Le Monde [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www. lemonde.fr/arts/article/2015/10/01/le-tagau-pied-du-mur_4779895_1655012.html BUSQUETS, Stéphanie et FELONNEAU Marie-Line. Tags et graffs : les jeunes à la conquête de la ville. Paris : L’harmattan, 2001. 205p. (Collection Psychologiques).
et illisible qui les ramènent à se focaliser sur la personne à l’origine de ces traces, personne à la présence menaçante puisqu’on ne comprend pas ce qu’elle transmet.
Cela vient souvent du fait qu’il n’y ait rien à comprendre. Les graffitis textuels s’adressent toujours à des communautés d’initiés, que celles-ci soient restreintes (cas des tags qui demandent un certain entraînement ou au moins un effort avant d’être déchiffrés) ou au contraire aussi larges que possible (les collages féministes lyonnais sont compréhensibles pour toute personne maîtrisant le français, même approximativement). Les travaux ayant recours au visuel sont ceux qui sont le mieux acceptés par le public, et plus largement, la ville, puisqu’ils ne demandent pas de connaissances préalables. Ils peuvent s’adresser directement à tous et chacun peut développer une relation d’intimité avec les œuvres, l’intégrant dans son univers personnel en y accédant par des clefs de lecture propres à chaque individu. Tous les graffitis dénotent pourtant d’une appropriation de l’espace public par des des individus et véhiculent dans leur réalisation même un propos contestataire qui se retrouve parfois dans d’autres aspects de l’élément étudié. On s’est interrogé précédemment sur la qualité du graffiti comme signifiant de la contestation en milieu urbain, en se rapprochant des définitions de Ferdinand de Saussure évoquées plus haut. Après étude, il apparaît que cette forme d’expression ne soit qu’une facette des signifiants de la contestation. Les autres seraient tous les autres processus d’appropriation libre de l’espace public, allant de l’art de rue à la manifestation, des rassemblements aux occupations. Tous ces éléments viennent perturber le régime de flux tendus de la ville en soumettant le passant à un ralentissement, en le détournant lui-même de ses occupations. Ces perturbations réfutent l’optimisation des espaces pour un usage unique et contestent la ville du rendement sous-entendue par les logiques de compétitivité urbaine citées plus tôt. Le graffiti est à considérer non pas comme le signe unique de la contestation urbaine, mais comme un signe parmi d’autres qui expriment à eux tous le langage de la ville.
On pointe toutefois une différence majeure entre le graffiti et les autres appropriations de la ville citées plus haut. Comme dit précédemment, la contestation par le graffiti passe principalement par le geste. Tout comme les manifestations, spectacles de rue ou autres appropriations de l’espace public, c’est un processus actif. Le graffiti est cependant le seul de ces éléments à persister après que le geste ait été effectué, présentant donc une appropriation qui dure au risque de se dévoyer et de devenir un élément de langage des institutions de la ville plutôt qu’une expression spontanée de ses habitants.33. De plus, en étant l’expression de la contestation ayant le plus facilement accès à la pérennité, le graffiti est capable de toucher un plus large public et de décliner son propos
.33 Parfois, les institutions elles mêmes utilisent le graffiti comme un moyen de contestation contre des instances plus importantes, comme dans l’exemple cité dans cet article: MODRAK, Rebekah. How DC Mayor Bowser used graffiti to protect public space. The Conversation [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://theconversation.com/ how-dc-mayor-bowser-used-graffiti-toprotect-public-space-140580
selon un éventail de possibilités qui lui est propre. On peut le voir dans notre corpus qui présente des œuvres qui sont toutes contestataires à un certain niveau mais qui diffèrent tant plastiquement que dans leur propos ou leur relation à l’espace. Le graffiti n’est donc qu’un des signes de la contestation mais il est probablement l’un des plus polyvalents.
Le graffiti incarne une appropriation des espaces. Il n’est pas la seule pratique liée à cette notion dans le milieu urbain, puisqu’il en va de même pour les manifestations qui détournent l’usage d’une rue le temps d’un défilé, ou même pour prendre le cas de Lyon pour les danseurs utilisant les arcades de l’Opéra comme lieu d’entraînement. Selon ce critère, c’est bien dans son geste qu’il incarne un refus de suivre les codes et les règles établies, bien plus que dans son propos qui devient secondaire. La forme de graffiti correspondant le plus à cette définition est paradoxalement celle que nos critères ont identifié comme la moins contestataire, le graffiti signature. Le vide du propos de ces œuvres les rend irrécupérables par une quelconque élite culturelle, rendant impossible toute capitalisation sur ces éléments par les politiques de la ville. Élément le moins apprécié du grand public parmi la production globale, le tag rappelle à chacun la perception qu’il aurait du graffiti s’il ne pouvait pas y projeter sa propre grille de lecture. On pensait initialement pouvoir qualifier plusieurs types de graffiti au cours de cette étude, en créant par exemple une grille de lecture propre au tag qui aurait été différente de celle applicable à d’autres formalisations comme le pochoir. Nous les aurions ensuite considérés comme des signes différenciés dans la notion de langage de la contestation. Il apparaît finalement que le graffiti constitue un signe en soi et que les autres à prendre en compte soient d’autres pratiques d’appropriation des espaces publics.