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CONCLUSION

Ce mémoire questionnait le paradoxe entretenu entre le graffiti et les politiques de la ville, en posant la question suivante : s’il fait partie des politiques urbaines, en quoi le graffiti incarne-t-il une expression contestataire dans la ville contemporaine ? Nous avons établi au fil de nos recherches l’existence d’une large variété de graffitis tant dans la forme, le fond, les sujets abordés ou les supports sur lesquels ils sont apposés. Nous avons établi un corpus que nous avons voulu représentatif de la production graffiti lyonnaise telle qu’elle existe dans les archives utilisées pour ce mémoire, puis avons dressé un tableau typologique dont les critères ont décortiqué formellement chaque œuvre étudiée. Cette démarche a mis en avant cinq graffitis qualifiés comme les plus contestataires de notre corpus d’étude. Nous avons cherché les liens à établir entre ces derniers, et il est apparu que la dimension contestataire du graffiti apparaît bien plus dans le geste que dans tout autre aspect de sa composition. Cela paraît pourtant entrer en contradiction avec l’étude menée précédemment. Dans le tableau typologique que nous avons défini plus tôt, les graffitis reposant uniquement sur le geste ont été reconnus comme les moins contestataires de tous. Il s’agit des tags, ou graffitis-signatures. S’ils sont les éléments les moins subversifs du corpus que nous avons étudié, comment pourraient-ils correspondre aussi bien à une incarnation de la contestation ? Il est en tout cas notoirement reconnu que ces graffitis sont les moins bien intégrés aux politiques de la ville, cette dernière cherchant invariablement à éliminer toute trace de ces incivilités qui sont indiscutablement des dégradations de propriétés. On constate cependant la qualité similaire du reste de la production graffiti au regard de la loi, qu’une recherche plastique plus aboutie soit impliquée dans le processus de création ou non. On dirait donc que ce qui rend certains graffitis contestataires, c’est tout simplement le fait qu’ils ne puissent pas être récupérés à son avantage par le support sur lequel ils sont apposé, que ce soit à l’échelle de l’objet ou à celle de la ville.

Nous allons revenir sur la méthodologie employée et sur le bilan à dresser de chaque partie avant de poursuivre ce propos. La rédaction de ce travail de recherche s’est déroulée dans un temps particulier, celui d’une pandémie dont l’impact s’est fait fortement ressentir sur les pratiques de l’habiter, notamment chez les urbains. Les mesures sanitaires successives ont induit une restriction des libertés de déplacement en imposant des limites spatiales et temporelles ressenties à chaque sortie pendant de longs mois. Considérant que ce contexte allait impacter la production graffiti, nous avons fait le choix de baser les observations non pas sur des éléments relevés au moment de l’étude du sujet mais plutôt sur une archive constituée sur un temps plus long. Nous souhaitions ainsi refléter une production graffiti non impactée par la crise sanitaire du coronavirus, qui pourrait constituer un sujet d’étude en soi mais que nous ne souhaitions pas traiter ici. En basant notre réflexion sur un corpus non pas exhaustif mais du moins conséquent, il nous a de surcroît été possible de réemployer un travail fourni depuis plus d’un an et de prolonger les recherches entreprises depuis le rapport

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La première partie de ce mémoire s’est centrée sur la définition des termes que nous allions employer tout au long de notre réflexion. En premier lieu c’est la notion de graffiti dont nous avons précisé les contours en dressant une contextualisation historique de cette pratique. Nous avons tout d’abord choisi de dater la naissance du graffiti contemporain à la moitié du vingtième siècle, période à laquelle le grand public a eu un accès facilité à un outil à la fois peu cher et polyvalent : la bombe aérosol. Initialement destinée à la peinture de carrosserie automobile, cet outil a fait l’objet d’un détournement jusqu’à devenir emblématique du graffiti jusqu’à nos jours. Nous avons ensuite retracé ses évolutions simultanées à travers les exemples de deux épicentres culturels mondiaux, Paris et New-York. Étudier en parallèle ces deux lieux nous a permis de mettre en exergue la multiplicité des démarches liées au graffiti contemporain, traduisant des intentions variées qui coexistent depuis les débuts de cette pratique et qui ont toujours dépassé le vandalisme qu’on lui a longtemps attribué. Nous avons ensuite abordé les termes de la problématique en nous intéressant particulièrement à trois notions. La première était celle du langage, pour laquelle nous nous sommes appuyés sur les définitions qu’en donnait Ferdinand de Saussure dans son cours de linguistique. Cet étude nous a permis d’intégrer à notre réflexion les notions de signifiant et de signifié, que nous avons ensuite transposé à notre objet d’étude en considérant le graffiti comme le premier et la contestation comme le second. Il nous a ensuite été nécessaire de définir ce qu’est un élément contestataire, notion étudiée par Luca Pattaroni dans une étude des contre-cultures parue chez MetisPresses. Nous nous sommes ensuite penchés sur l’intrication du graffiti et des politiques urbaines en nous appuyant sur la thèse de Clotilde Kullmann centrée sur la valorisation du projet urbain par la dimension artistique. Nous en avons notamment tiré le terme d’artification du graffiti, ou le processus d’intégration du graffiti à la culture valorisée par la ville. La constitution de ce socle théorique nous a autorisé à poursuivre notre étude en évitant les approximations dans le propos comme dans les termes employés. Une fois la définition des termes menée à bien, la deuxième partie avait pour rôle de définir la méthodologie de la recherche effectuée. Tout d’abord, nous avons dressé un tour d’horizon des pratiques du graffiti que nous avons pu voir au cours de diverses enquêtes de terrain. Ces dernières, étendues à différentes villes d’Europe et d’ailleurs, ont été faites dans le cadre de recherches personnelles et ont mis en valeur la variété de la production mais aussi une certaine transversalité dans les pratiques. On note par exemple la présence de fresques monumentales servant d’argument touristique à des quartiers entiers réalisées de façon similaire dans des villes pouvant pourtant être très éloignées les unes des autres. Cela nous a fait prendre conscience des deux échelles de mise en contexte du graffiti, celle de l’élément servant de support (contexte spatial) et celle du quartier servant d’écrin (contexte urbain). Ces deux notions ont été reprises dans la suite de l’étude que nous avons menée. Nous souhaitions toutefois développer d’autres outils d’analyse, parmi lesquels la définition des démarches à l’origine de la création de graffitis.

Nous en avons distingué trois différentes. La démarche identitaire est motivée par une volonté d’intégration d’un groupe social précis en intégrant des codes qui lui sont propres. La démarche artistique correspond à une recherche plastique dans la droite lignée des expérimentations de l’art contemporain. Enfin, la dernière que nous ayons identifiée est la démarche assertive, correspondant avant tout à une volonté de transmission d’un message au plus grand nombre de la façon la plus efficace qui soit, utilisant le langage comme vecteur de communication et l’espace public comme medium. Une fois cet élément de qualification du graffiti établi, nous avons procédé à la constitution du corpus en nous efforçant de faire une sélection représentative de la variété du graffiti lyonnais selon ses quartiers et ses supports. Nous sommes ainsi passés d’un total de 508 prises de vues à un corpus composé de quarante éléments visuels, bien plus aisé à étudier précisément. Nous avons ensuite pu dresser une liste de critères applicables à toutes les œuvres étudiées et servant à les qualifier à la fois formellement et dans leur aspect contestataire. Cette analyse a été effectuée en troisième partie de ce mémoire au moyen d’un tableau typologique constituant le centre de notre méthodologie. Avant de le consulter toutefois le lecteur est invité à prendre mesure des contextes urbain et spatial de chaque œuvre, permettant de se figurer le cadre de chaque élément présenté par la suite. Le tableau en luimême étant un document particulièrement riche d’informations, il a été décidé de le présenter d’un seul bloc et de le séparer de l’analyse formelle des graffitis qui ont été regroupés en annexe du mémoire. Après recoupement des informations il est apparu que peu des graffitis du corpus étaient considérés comme pleinement contestataires par les critères que nous avions définis précédemment. De plus, cette subversivité impliquait des travaux pour lesquels les techniques, lieux, supports, outils différaient. C’est finalement le geste qui est apparu comme point commun, plus que le propos véhiculé par le graffiti lui-même ou que d’autres critères. Cela soulevait une interrogation puisque la pratique du graffiti que l’on lie le plus au geste et que l’on a identifiée comme le graffiti-signature est considérée par ces mêmes critères comme étant la moins contestataire de toutes.

Les trois graffitis-signature faisant partie de notre corpus ne remplissent effectivement qu’un seul des critères de la contre-culture, celui de la création d’un contre-espace par l’apposition du graffiti sur un support ne lui étant pas initialement dédié. Or, ce critère a la particularité d’être partagé par tous les éléments du corpus. Il nous apparaît donc que le tag, considéré comme le graffiti vandale par excellence, a pour défaut de ne pas être plus que ce qu’il est. Il n’offre pas d’autre niveau de lecture, il n’informe pas si l’on n’est pas familier avec cette pratique, le seul imaginaire qu’il évoque est celui du danger puisqu’il est trop indéchiffrable pour que l’on puisse s’y projeter avec une intention de compréhension. Il ne fait qu’agir comme un rappel que l’espace dans lequel on navigue tous les jours et que l’on pense s’approprier en nous y déplaçant est à partager avec d’autres présences que l’on peut ressentir comme étranges et menaçantes. En ce sens, il incarne finalement une parfaite réponse à notre problématique. Le graffiti n’est plus contestataire

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dans la ville contemporaine, il existe depuis bien trop longtemps pour cela. Il s’est banalisé et est devenu un élément attendu du tourisme culturel. La plupart des « grandes » destinations européennes proposent aujourd’hui de véritables promenades centrées sur cette pratique quand elles ne financent pas elles-même la création de nouvelles œuvres monumentales. Les travaux contestataires d’hier sont devenus un élément supplémentaire dans les perspectives de compétition globalisée de la ville de demain. Tout ce qui reste au graffiti pour se séparer de cet état de fait est sa facette active, sa naissance, le moment où son auteur décide de laisser sa trace sur un mur ne lui appartenant pas e la rendant ainsi visible à tous. Ce faisant, il détourne de son usage initial l’espace public, il perturbe sa lisibilité et son uniformisation en y intégrant un parasite qui viendra gêner l’écoulement des flux l’environnant, ne serait-ce qu’en provoquant l’arrêt des passants essayant de comprendre ce qu’est cette marque sur le mur.

Le graffiti incarne bien une expression contestataire dans la ville contemporaine, mais il n’en est qu’une manifestation parmi d’autres. Le véritable biais d’une telle expression dans le milieu urbain, milieu partagé s’il en est, passe par l’appropriation. Cette appropriation peut être le fait d’un groupe lors d’une occupation ou d’une manifestation, d’un individu lors d’un discours ou d’une performance, mais également de n’importe qui lorsque c’est le medium du graffiti qui est choisi. Ce type de contestation a la particularité d’être déphasée dans le temps et de permettre ainsi non pas l’anonymat mais le couvert du pseudonyme à son auteur. L’identité mise en avant peut alors être séparée d’une personne physique, autorisant chacun à exprimer sa propre contestation en effectuant un détournement qui reflétera ses convictions. Cela peut se traduire par l’humour ou la poésie, qui pourront parfois rendre l’oeuvre cible de récupérations. Elles pourront être effectuées par les entités mêmes ciblées par le graffiti. Ces entités s’appuieront pour cela sur une appréciation particulière de la part du public ou un aval de figures du circuit culturel établi qui leur permettra de tirer profit d’un élément qui initialement les dénonçaient. C’est à notre sens pourquoi le tag est l’irréductible cible des politiques anti-graffitis des villes qui peuvent simultanément valoriser d’autres aspects de la production. Un graffiti-signature n’a rien d’autre à offrir qu’un nom, une identité dans un milieu qui en regorge. Rien n’est récupérable, rien n’est marchandable ou susceptible d’être valorisé à l’échelle de la cité. Détournement de l’espace urbain effectué pour la simple gloire de pouvoir dire « J’y étais », le tag incarne la liberté de l’inutile dans un monde où tout est mesuré par sa valeur ajoutée, un refus des règles ne servant à rien d’autre qu’à leur transgression. On l’a vu en début de ce mémoire, le mot graffiti tire ses origines à la fois de l’outil servant à écrire (graffio) et de la notion de griffure, d’égratignure (graffito). Égratigner le vernis de la ville uniformisée pour y inscrire sa marque individuée, une pratique intrinsèquement contestataire ou un besoin d’expression rendu possible par le pseudonymat ?

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