ENTRE INDUSTRIE MODERNE ET ARTISANAT CONTEMPORAIN Etude sur des modes de fabrication de notre environnement
Mémoire de Master soutenu par Enzo-Lucas Desessart le 21 Janvier 2020, À l’École Nationale Supérieure d'Architecture de Montpellier, Sous la dirrection de Eric Watier, enseignant à l'ENSA Montpellier.
Jury : Eric Watier, directeur d'étude, enseignant à l'ENSA Montpellier Lætitia Delafontaine, enseignante à l'Esba-MoCo Yannick Hoffert, enseignant à l'ENSA Montpellier Célia Picard, enseignante à l'ENSA Montpellier
Entre Industrie Moderne Et Artisanat Contemporain Etude sur des modes de fabrication de notre environnement
SOMMAIRE
Machine à écrire hermétique
10
Perte de lien et objets connectés
15
Perte de lien et espaces autonomes
20
Problématique
25
Contextes d'une production efficace
26
Moyens de fabrication notoires
32
Garage commun connecté
42
L'attribution des rôles
58
L'inversion des rôles
68
Débéissance et ambition
85
Conclusion
96
Epilogue
100
Bibliographie
104
1
10
MACHINE À ÉCRIRE HERMÉTIQUE
1
Ce Mémoire à en grande partie été rédigé sur un ordinateur
portable modèle "Rog GL 752 VW" de la marque Taïwanaise "Asus Tek Computer". Sa première activation remonte au treize juillet 2017, jour de son acquisition en France chez un distributeur d’appareils électroniques après qu'il ai parcouru une distance de plus de 10 000 km. Il serait néanmoins erroné de considérer cette date comme le point de départ de son cycle de vie. D’après le site internet du fabricant, une grande majorité de ses composants ont été conçus au sein de son centre de production principal, dans la ville de Tapei2. Cependant, il semblerait également que cette entreprise, scindée en deux groupes3, sous-traiterait une partie de la fabrication de ces pièces pour se concentrer uniquement sur leur assemblage. La traçabilité des produits informatiques étant encore relativement opaque au sein de plusieurs compagnies, il est alors difficile pour l’usager de connaître la provenance exacte des éléments de 1 Port de commerce et zone industrielle de Barcelone, photo personnelle, 2019 2 Site de la marque Asus, section : About us/Our history (page consultée le 15 décembre 2019) 3 Damien Labourot, "Pegatron : ASUS se séparerait définitivement de sa filiale", NextInpact, 2012, (page consultée le 15 décembre 2019)
11 son ordinateur4. Ce dernier est utilisé quant à lui depuis bientôt trois ans, pendant une durée fluctuante entre une à dix heures de manière presque quotidienne. Quelques réparations succinctes lui ont été apportées, visant à le prévenir de toute panne autant qu’à maintenir ses performances à leur niveau d’origine.
Aux regards des statistiques, cette machine aurait d’ores et
déjà dépassé la moitié de sa durée de vie, cette moyenne se situant actuellement entre quatre et cinq ans au maximum5. Cette période d’utilisation atteinte, plusieurs facteurs peuvent alors décourager sa remise en service : nous retiendrons par exemple, l’impossibilité d’y installer un système d’exploitation récent, bridant alors ses capacités ; ou bien l’obligation de faire appel à un professionnel, le remplacement des pièces par soi-même, s'il est encore possible, nécessitant une certaine maîtrise de l’informatique. Et pose alors un second dilemme, le coût de cette opération de restauration pouvant s’avérer être relativement élevé, tout en sachant qu’elle ne permettra pas une amélioration de la puissance de cette machine. 4 Isabelle Boucq, "Qui fabrique vraiment nos PC ?", 01net, 2008, (page consultée le 15 décembre 2019) 5 Frédéric Hourdeau, "L'espérence de vie moyenne d'un ordinateur", Aiservice, 2013, (page consultée le 15 décembre 2019) 4 Horace Dediu, "Determining the average apple device lifespan", Asymco 2018, (page consultée le 15 décembre 2019)
12
C’est d’autant plus vrai dans le cas des ordinateurs dont nous
observons une évolution drastique des capacités d’une année sur l’autre. De plus, sa réparation ne préviendra pas pour autant d’une panne sur un autre composant dont la période de garantie serait également dépassée. Il s’agit donc ici d’un pari risqué que plusieurs propriétaires, impuissants face à ces dysfonctionnements, refusent de relever, optant pour un matériel neuf et plus récent.
Obsolètes aux yeux de leurs utilisateurs, la fin du parcours
typique de ces machines consiste en France à être acheminées dans des centres de tris spécialisés. Fabriqué aux moyens de procédés industriels lourds ces déchets informatiques1 dont le traitement est encadré depuis 2005 par le code de l’environnement, s’effectue en marge des déchets classiques2. Cela s’explique notamment par la présence de matériaux toxiques et polluants, comme le lithium ou le mercure. Ces établissements assurent alors leur désossage complet puis la destruction ou le stockage en déchetteries des composants considérés comme inexploitables. 3
1 Regroupés depuis 2003 sous l'acronyme DEEE : Déchets d'Équipements Éléctriques et Éléctroniques 2 Concernant les déchets Article L541-1 et plus préciséments sur les DEEE Article R543-171-1, Code de l'environnement, 2019. 3 Benjamin Gaulon, Refunkt Media 9 Obsolete Mixed Media Instalation, 1x10m, DePerifeer, 2019
3
14 Il s’agit là d’une production dite "linéaire" dans laquelle un produit est créé puis consommé pour ensuite être détruit1.
Bien qu’ayant un impact encore marginal en France face au
1,4 million de tonnes annuelles de déchets électroniques2, il existe pourtant des alternatives visant à réinjecter ses objets abandonnés dans nos quotidiens. Des lieux comme les recycleries, les repair-cafés et autres ateliers collaboratifs proposent par des moyens divers une réappropriation de ces appareils et du savoir-faire nécessaire à leur bon fonctionnement. Il est vrai qu’au regard des précédentes générations, une forme d’appauvrissement semble être apparue dans le lien que nous entretenons avec notre environnement. Adoptant en réaction une démarche locale et vertueuse, la portée des initiatives diffusées dans ces établissements atteint de nombreux champs, passant notamment, par une remise en question de nos méthodes de fabrication.3 1 Blandine Laperche, France Culture, 2017
L'économie
autrement
1/4,
Entandez-vous
l'éco
?
2 Chiffre communiqué sur le Planetoscope du site consoGlobe pour l'année 2016 (page consultée le 15 décembre 2019) 3 Dessin tiré d'une notice d'utilisation Asus, carte mère x99 Deluxe II.
15
PERTE DE LIEN ET OBJETS CONNECTÉS
En 2020, l’un des principaux arguments marketings employés
par les entreprises de l’électroménager et de l’électronique, était celui de la "connexion". Leur stratégie de communication consistait à laisser entendre que les dernières innovations technologiques permettaient maintenant, à n’importe quelle personne équipée d’un smartphone, d’échanger avec ses objets du quotidien, dans l’objectif de rendre leurs usages personnalisés, et leurs utilisations plus autonomes.
Déresponsabilisé de l’entretien et du bon fonctionnement de
ses accessoires, l’usager s’en remettait aux fabricants, et aux interfaces de communication proposées, pour les configurer de la manière la plus adaptée possible à ses besoins. L’idée générale était, qu’en transformant ses outils en machines automatiques, le consommateur, équipé de cette nouvelle gamme de produits, poursuivait sa quête vers deux idéaux bien connus des publicitaires : celui de la recherche du confort et de l'envie de contrôle. Ainsi une avalanche de nouveaux produits, principalement dans les domaines de l’électroménager et du loisir, a fait son apparition
16 au cours de ces dernières années. Chacun d’entre eux proposant une programmation complète et une adaptation presque totale à la volonté de son propriétaire, en rendant par la même dépassé, tout équipement ne possédant pas ces mêmes capacités.
Cette accessibilité contrôlée n'a pu être possible qu'au moyen de
l'ajout de composants électroniques miniatures, identiques à ceux que l'on trouverait dans un ordinateur. Prenons l’exemple d’un réfrigérateur connecté, comme le modèle "Family Hub" paru en 2018. On y retrouvera basiquement : une interface, pouvant prendre la forme d'un écran tactile, d'un clavier, d'un micro ou encore de n'importe quel capteur ; d’une carte-mère, comportant au minimum un micro-processeur, plusieurs mémoires ainsi qu'au moins une antenne Wi-Fi ou Bluetooth, lui permettant d'être pilotable à distance ou encore de communiquer avec les objets environnants (également pourvus de ces équipements). Ce modèle propose également un ensemble de caméra, lui permettant de scanner les articles qu’il renferme et d’informer en permanence ses utilisateurs sur l’état de son contenu1 .
En faisant abstractions du confort et des qualités d'usages amenés
par de tels dispositifs, on peut constater plusieurs nuisances quant à l'adoption de ce genre de systèmes. Le premier étant évidemment le coût 1 Information partagée sur le site Samsung, catégorie "Réfrigérateur" modèle "Family Hub" (page consulté en jullet 2019)
17 de production, la conception de ce type de composants électroniques étant relativement onéreuse, on observe un prix dans le cas des frigos connectés pouvant être cinq fois supérieur à celui d’un frigo dit classique2.
Cependant, c'est sur l'aspect de la maintenance que cette perte
de lien avec l’utilisateur nous semble la plus grande. En effet, bien que la mission de ce genre d'appareils consiste, pour rappel, en la conservation d'aliments à une faible température, l'installation de ce type de technologies dresse une barrière supplémentaire entre l'objet et l'usager. De ce fait, sa réparabilité est tout simplement inenvisageable, d'une part car elle nécessiterait chez son utilisateur de solides connaissances dans les domaines de l'électronique et de la programmation, et d'autre part car les systèmes d’exploitation utilisés par les constructeurs sont dans la grande majorités protégés, rendant toute opération de maintenance frauduleuse.3 3
2 Comparaison faite entre deux semblable chez le même vendeur.
réfrigérateurs
de
marque
et
capacité
3 Kit de Tournevis Ewparts destiné à l'ouverture d'appareils électroniques de la marque Apple, ces derniers étant dernièrement équipés de pas de vis spécifique. L'usage de ces outils sur un produit peut éventuellement conduire à une annulation de sa garantie.
18
Nous pouvons ainsi lire sur le contrat de garantie du réfrigérateur,
évoqué précédemment, la motion : "La Garantie ne couvre pas […] une modification ou réparation du produit non effectuée par un prestataire agréé par Samsung1." De cette manière, les entreprises s’assurent un monopole sur la maintenance de leur produit tout au long de leur durée de vie tout en conservant à la fois une certaine opacité quant à leur fonctionnement et leur composition.2
2
1 Contrat de garantie Samsung, disponible sur le site Samsung, catégorie "aide et assistance produit" (page consultée en jullet 2019) 2 Dessin issu de la fiche technique du réfrégirateur Samsung modèle "Family Hub American Style"
19
Cette démarche fut notamment dénoncée dans les années
quatre-vingt par Richard Stallman, considéré aujourd'hui comme le père du "logiciel libre". Travaillant alors au MIT dans le laboratoire de recherche sur l'intelligence artificielle, il constate que sa nouvelle imprimante, de marque Xerox, provoque des bourrages papier fréquent. Souhaitant corriger ce défaut, il tente d'accéder au pilote de son appareil. Il découvre alors que son code source lui est inaccessible, rendant toute réparation inconcevable. Après avoir contacté le fabricant chargé de leur programmation il découvrira que sa diffusion leur a été défendue1.
1 April, " Qui est Richard Stallman ? Qu'est-ce que GNU ?", 1999.(page cosultée en décembre 2019).
20
PERTE DE LIEN ET ESPACES AUTONOMES
Nous pouvons ici observer une similitude avec le domaine du
bâtiment en France, en particulier dans le marché du logement collectif neuf, ainsi que dans l'urbanisme. Matérialisé au niveau de la cellule d'habitation par le domaine de la « domotique » et incarner à l’échelle de la ville par le champ de la "smart-city", l'argument de la connexion semblerait également avoir été adopté par les promoteurs et les aménageurs Montpelliérains, au cours de ces dernières années.
De cette manière, il est possible pour un occupant de la résidence
"le jardin de Flore1" de contrôler, depuis n’importe où, grâce à son smartphone, l’ouverture et la fermeture de ses volets roulants. De même, un habitant de l’îlot "la Mantilla2" dans le quartier de port-Marianne, sera tenu au courant en permanence de sa consommation en énergie au moyen de nombreux capteurs intégrés au bâtiment même. Il aura également accès à des données extérieures comme la météo, la capacité 1 Opération de logement collectif neuf, livrée en 2018 dans la commune de Saint-Aunès (Hérault) conçu par l’agence Atelier Garcia Diaz et le groupe Bouygues Immobilier Montpellier. 2 Cécile Chaigneau, "La Mantilla, un programme de 50M euros sortit de terre", La Tribune, 2015.
21 du parking ou encore les horaires du tramway. Cette numérisation de plusieurs composantes de notre milieu aurait pour effet une amélioration du confort des usagers au sein de leur environnement.
Cependant nous constatons ici une discordance entre ces
aspirations et la situation actuelle du logement, autant dans sa production que dans son usage. Tout d'abord que le marché de la construction de logement collectif neuf et de la vente d’appartement, est en grande majorité, dans la ville de Montpellier, issu d’entreprise privée, comme l’attestent les dernières statistiques communiquées par la FPI Occitanie Méditerranée3. De cette façon, la conception ainsi que la mise en œuvre du bâtiment seront en grande partie conditionnées d’une part, par le prix du foncier et d’autre part, par le prix de vente ou de la location des logements. La première conséquence de ce mode de production économique est la perte en qualité, voire la disparition, de tout espace n’ayant pas vocation à générer un bénéfice direct, comme le ferait par exemple, la surface habitable d’un appartement qui serait loué tout au long de l’année. Par exemple, nous avons pu ainsi observer une diminution du volume, voire dans certains cas une disparition, des halls d’entrées dans les bâtiments de logement collectif récemment construit. 3 Site de la Fédération des Promoteurs Immobiliers de France, "les chiffres clés de la promotion immobilière", 2018 (consulté en Août 2019)
22
La seconde, également observable à Montpellier, consiste en
la génération d’un urbanisme agressif et d’un marché de l’immobilier non-régulé. De cette manière, comme l’appuie cette étude portant sur la croissance démographique et la dynamique immobilière1, nous avons observé l’apparition à la périphérie de la ville, de quartier parfois sans contexte, mais surtout, sans habitants.
2
Enfin, une conséquence, cette fois-ci plus indirecte de ce modèle
de production, serait la banalisation de l’architecture au profit d’un meilleur rendement. Si c’est le prix au mètre carré qui dirige l’opération, alors les architectes et constructeurs auront tendance à se diriger vers des systèmes constructifs standardisés et systématiques écartant ainsi des chantiers des matériaux dont le prix et la mise en œuvre ne serait pas assez compétitif. 2 1 Séverine Pujol, " Agglomération montpelliéraine, une dynamique immobilière encore plus forte que la croissance démographique", Insee, 2018. 2 Frange urbaine, quartier Port Mariane, Photo personnelle, Décembre 2019.
23
L’adoption de ces stratégies aurait ainsi pour aboutissement la
perte d’un savoir-faire artisanal, de cultures constructives, transmises au fil des générations, de maîtres à apprentis sur les chantiers, pourtant premier support tangible d’une connexion directe entre les hommes et leur environnement.3
3 Agence Bernard Buhler, Résidence "Koh I Noor", photo et pièce graphique, Maître d'ouvrage Kalelithos, 2017.
À la lueur de ces exemples, nous pouvons apercevoir une dichotomie plurielle, entre la réalité et les ambitions qui sont appliquées sur ces objets et espaces du quotidien. Plurielle car ces pertes de lien, qui sont observable tout au long de la durée de vie de ces entités, se traduisent au travers d'interactions distinctes, entretenues avec des individus multiples.
Quels moments historiques nous ont menés à ces modèles de fabrications ? Existe-t-il des schémas alternatifs ? Offrent-ils des possibilités pérennes ayant la capacité de concurrencer un système établi ?
Nous tenterons par la suite de formuler quelques éléments
de réponse à ces questions, en s’appuyant sur un entremêlement de réalisations et de théories diverses.
Provenant de lieux et d’époques différentes, mais présentant des
caractéristiques analogues, encourageant leur mise en relation.
26
CONTEXTES D'UNE PRODUCTION EFFICACE
En 1780, marquées par l’invention de la machine à vapeur et
le début de l’extraction du charbon, puis en 1880, cette fois-ci, avec l’apparition de l’électricité et l’exploitation des nappes de pétrole, ont eu lieu deux révolutions industrielles. Initiée en Angleterre, cette vague d’innovation va, au cours de ces deux derniers siècles, se propager au reste du monde et engendrer, dans la plupart des sociétés, principalement en Occident, une amélioration sans précédent de nos conditions de vie, comme en témoigne l’évolution de la démographie mondiale.
27
Cette mutation globale sera également responsable de la crise
1
environnementale actuelle : réchauffement climatique, déforestation massive, extinction d’espèce animale et végétale… Enfin, deux facteurs sont particulièrement attribués à l’industrie : le rejet dans l’atmosphère d’une quantité massive de dioxyde de carbone2, nécessaire à une production de bien à une échelle mondiale, et la création de milliards de tonnes de déchets dont le traitement est encore lacunaire3. De fait, l’activité humaine, depuis le commencement de cette période, également nommée "la grande accélération", aurait eu de telles répercussions sur notre planète, qu’il semblerait que nous ayons assisté à un basculement d’époque géologique, marquant la fin de "l’Holocène" et le passage à "l’Anthropocène", soit, l’âge de l’homme4.
Le changement de paradigme, initié à la fin du seizième siècle,
a marqué le passage d’une société éparse, majoritairement agraire et artisanale, à la civilisation, telle que nous la connaissons, massivement industrielle et commerciale. Graphique issu du site Our World in Date section World Population Growth (page consultée en octobre 2019 2 Jean-Robert Viallet, "l'Homme a mangé la Terre", Arte, 2019. 3 Les Carnets du paysage, "Déchets", Acte Sud et L'École Nationale Supérieur de Paysage, 2016 4 Encore débattu, notamment par l’UISG (Union Internationales des Sciences Géologiques) "l’Anthropocène" est un vocable employé par les médias et la communauté scientifique.
1
30
L’accomplissement de cette transition peut être résumé par trois
grandes transformations qui sont les suivantes :1
La première, consiste en l’adoption des principes de la société de
consommation et le développement des crédits bancaires, principalement en Europe et aux États-Unis dans la seconde moitié du XXème siècle. Garantissant ainsi une demande continue et insatiable de la part d’une population solvable2. Cette étape témoigne d’un profond basculement dans le rapport qu’entretiendront les hommes avec leur environnement.
Une fois ce nouveaux modèle économique et social implanté,
c’est par l’application des théories du libre-échange et l’ouverture de marchés internationaux qu’il va pouvoir entamer son exportation rapide à travers le globe, générant ainsi par la même occasion, une augmentation drastique de la précédente demande3.4
1 Lionel Walden, "Les Docks de Cardiff", 1894, Paris, Musée d'Orsay. 2 Les rouages de ce système furent profondément étudiés par les écrivains et théoriciens Karl Marx et Friedrich Engels, particulièrement dans l’ouvrage "Le Capital" publié en 1867 où y sont abordées des notions comme "l’accumulation de marchandise" ou encore la "transformation de l’argent en capital". 3 Thème largement abordé par l’économiste anglais David Ricardo dans son livre "Des principes de l’économie et de l’impôt", publié en 1817, où seront par exemple énoncés les principes de "l’avantage comparatif" prônant les bénéfices du commerce international, en incitant les pays à coopérer, ouvrir leur marché, mutualiser leurs connaissances et leurs technologies. Plus tard, ses théories seront reprises et appliquées, notamment par l’homme d’état et Industriel britannique Richard Cobden, protagoniste de la politique libérale Britannique au milieu du XIXème siècle. 4 Armand Kohl, Hall for combing of wool, Barclay, 18889.
31
Enfin, dans le but de pourvoir en biens et en produits cette
nouvelle nation globalisée et grandissante, de profondes réformes dans les modes de production vont alors s’accomplir. Elles ont toutes été des étapes, présentées alors comme inévitables, destinées à maintenir une offre intarissable et en perpétuel renouvellement. Ces dernières auront pour conséquence, une altération sans précédent dans la relation qu’entretiennent les hommes avec leur travail.
C’est principalement sur cette dernière thématique que se
concentrera notre étude, cependant, avant d’en examiner la genèse, il nous semble pertinent de s’intéresser aux prémices de cette mutation.
4
32
MOYENS DE FABRICATION NOTOIRES
Bien que la France, en comparaison à la Grande Bretagne, soit
pendant longtemps restée une puissance majoritairement agricole1, plusieurs de ses régions, notamment la Loraine, la haute Normandie ou la Picardie, possèdent un réel patrimoine industriel. Leurs paysages portent les stigmates des différentes innovations historiques, qui seront les clés de voûte d’une production à une échelle nationale et l’avènement de la révolution industrielle en France.
Néanmoins, il paraît évident que cette industrie d’un genre
nouveau n’a pu apparaître ex nihilo à l’aune du XIXème siècle. Comme le décrit l’historien Patrick Verley dans son essai : l’échelle du monde, nous pouvons observer, en amont du développement des usines, trois modes de production distincts de biens et de ressources :
Premièrement via l’artisanat : existant depuis la fin du néolithique
(-6000 à -3000 av. JC.), il se développe majoritairement dans les villes de grandes et moyennes dimensions. Son organisation consiste 1 Jean Pierre Rioux, Histoire, 2015.
"La
révolution
Industrielle
1770-1880",
Points
33 généralement en un individu expert, un maître, travaillant de concert avec des apprentis et des compagnons, au sein d’un ateliers privé, dans le but de proposer des services exclusifs à des clients.
En France, sa réglementation
mais également la solidarité et le respect entre membres de ces corps de métiers, est d’abord garantie par l’appartenance à une communauté professionnelle, dont les origines remontent
aux
Moyen-Âge2.
Initialement définit par le terme de "jurande" elles seront ensuite qualifiées de « corporation » et disparaîtront massivement pour tomber dans le domaine public, à la suite de plusieurs réformes, apparue courant 1789.3 2 Le "Capitulaire de Villis" datant du XIème siècle propose un exemple de traité définissant l’organisation et la réglementation du travail à cet époque. 3 Jean Bourdichon, "Les quatre états de la société, l'artisan ou le travail", XVème siècle, Paris, École Nationale Supérieur des Beaux-Arts.
4
34
Emergeront ensuite, à la fin du XVIIème siècle, les premières
"manufactures1". Ce nouveau système de production sera impulsé par le ministre Jean-Baptiste Colbert2, sous le règne de Louis XIV. Il s’agit d’établissements d’un volume important dans lesquels œuvrent plusieurs dizaines d’ouvriers d’une qualification élevée. Ces derniers n’y partageant nécessairement pas la même profession, y pratiquaient en revanche un matériau commun.
Nous pouvons citer pour exemple : la manufacture royale des
Gobelins, fondée en 1662 à Paris, qui s’est spécialisée dans la teinture et la tapisserie, ou encore la manufacture royale des glaces, dans la région de l’Aisne, créée en 1665, artisan de la galerie des glaces du château de Versailles. L’organisation du travail et de l’artisanat de l’époque, ainsi que les capitaux importants nécessaires à leur mise en place, oblige dans un premier temps l’adoption de réglementations dérogatoires pour la création de ce type d’édifice. Ces dernières, obtenues par l’approbation du roi au moyens de lettres patentes , seront à l’origine de l’apparition du terme de "manufactures privilégiées".
1 Étymologie : du latin "manu-factura" d'où "fait à la main". 2 Economiste et ministre sous Louis XIV, il sera promoteur en France de la politique mercantiliste et sera l’instigateur de l’ouverture de plusieurs manufactures royales
35 Ainsi financées par la cour, les grandes manufactures de Jean-Baptiste Colbert, dont les fondements consistent en une centralisation de la maind’œuvre et un encadrement de l’activité, proposent un siècle avant le début de l’exploitation du charbon et l’invention de la machine à vapeur, un modèle de fabrication dirigiste et administré3.
4
4
3 Sophie Boutillier, "Colbert et les manufactures, succès et échecs d’un capitalisme administré", Université du Littoral-Côte d’Opale, Paris, 2018. 4 Charles Babbage, "Traité sur l’économie des machines et des manufactures", Paris, 1833. 4 Charles Le Brun, "Le roi visitant la Manufacture des Gobelins", 1667, Mobilier National.
36
Enfin si ces deux formes pré-industrielles d’organisation de la
main-d’œuvre prennent racine dans un environnement à dominante citadine, alors une dernière structure, déjà largement rependue à l’aune du XIXème siècle au sein des campagnes Françaises, appelle notre recherche. Définis pour la première fois en 1969 par l’historien Franklin Mendels, il s’agit du concept de la "proto-industrialisation1". Cette dernière consiste en l’assimilation par une population paysanne de techniques de production artisanales - généralement associées à une culture urbaine et pratiquées à l’échelle de la famille2.
Ce système, dont l’autorisation en France date de la révolution de
17893, s’incarne en un atelier aux dimensions modestes, généralement contigu à l’habitation. Dans cet appentis, un groupe réduit d’individus s’engage dans la transformation de matières premières en biens de consommation élaborés, à l’aide d’outils et de machines mutualisées. 4 1 Franklin F. Mendels, "Industrialization and Population Eighteenth-Century Flanders", Université du Wisconsin, 1969
Pressure
in
2 Patrick Verley, "La Révolution Industrielle", Gallimard, 2005 : "Organisation qui imbrique le travail à façon rurale et celui des atelier urbains". 3 Gérard Vindt, "1762 : un arrêt royal légalise la proto-industrialisation", Alternatives Economiques, 2014 : "Décret [...] qui légalise la délocalisation à la campagne d’une partie de la fabrication textile et métallurgique, contournant ainsi le monopole des corporations urbaines." 3 Egalement la Loi "Le Chapelier" promulguée le 14 juin 1791 interdisant les groupements professionels, corporations des métiers, les organisations ouvrières, les rassemblements paysans ainsi que les compagnonnage. 4 Louis Malaval, L’atelier de serrurerie, XIXème siècle, musée d'Allard.
4
38 La production de cette industrie rurale est cependant à dissocier de l’artisanat traditionnel, en ce sens qu’elle n’est pas destinée à une consommation locale, mais s’adresse bel et bien, à un marché étranger.1
Un autre phénomène que nous pouvons constater au sein de ces
ateliers est celui d’une première forme division du travail au sein même du noyau familial : des taches moins qualifiées, comme le filage pour le cas du textile, seront décernées à des ouvriers peu expérimentés, aux plus jeunes, tandis que des travaux davantage méticuleux, seront quant à eux destinées aux artisans, aux ainés. Dans de nombreuses régions, cette relation domestique à la production aura pour résultat l’apparition d’un réel savoir-faire qui sera transmis de génération en génération, entre membres d’une communauté grandissante.
Plusieurs avantages associés à ces véritables entreprises familiales
vont ainsi se dégager et expliquer, en partie, leur développement rapide. S’adressant à une population héritière d’une culture agricole multiséculaire, refusant l’exode rural, "très attachée à ses terres et libérée de la mainmorte2" , l’adoption de ce système, fut avant tout, un
1 René Leboutte,"Reconversion de la démographique", Les Belles Lettres, 1988.
main-d’œuvre
et
transition
2 Interdiction pour les Serfs de transmettres leurs patrimoine à leurs successeur.
39 moyen de générer une revenue d’appoint3. Cette organisation permit également, par la diversification des activités, une occupation continue et saisonnière de la main-d’œuvre paysanne4. De plus, dans une moindre mesure, ces structures assurèrent la maintenance des outils agricoles, phénomène qui s’intensifia avec la mécanisation de l’agriculture au cours du XXème siècle. Elle fut également un moteur aux désenclavements de plusieurs régions excentrées, par la création de réseaux marchands, nécessitant la création de nouvelles voies de communication, comme les routes ou les canaux. Enfin, de par sa dispersion géographique et le fait qu’elle n’emploie qu’une minuscule cellule « d’ouvrier-paysan » elle permit de minimiser les risques de troubles sociaux induits par une grande concentration de travailleur, déjà observable à l’époque, dans les mines et les manufactures urbaines.
Pourtant, il semblerait qu’encore aujourd’hui, le postulat visant
à assimiler cette « proto-industrialisation » aux racines directes des premières grandes usines de 1770, soit encore débattu, entre historien et économiste. Comme le nuance l’historien Jean-Pierre Rioux5, ce
3 Jean Marc Olivier, "L’industrialisation montagnard ?", Open Edition Journals, 1999. 4 Patrick Verley, Op.cit., page 36. 5 Jean Pierre Rioux,Op.cit., page 32.
rurale
douce
:
un
modèle
40 bouleversement étant un phénomène contingent à chaque pays, son implication au sein d’un territoire aurait eu pour conséquence deux conclusions plausibles :
La première consiste en un phénomène de "désindustrialisation"
comme il nous a été possible de le constater notamment en Angleterre, où seulement quatre des dix grandes régions présentant pourtant es traits caractéristiques de ce système, sont pas parvenu à emboiter le pas aux innovations et à la croissance de la fin du XVIIIème siècle1.
Inversement, nous sommes en capacité de constater dans
certains cas "une transition lente mais sûre vers l’industrialisation". Dans ce contexte, il s’agit bien ici d’une phase préliminaire à la révolution industrielle, à la fois souple et progressive2, passant du domestic system au factory system. Le cas de l’entreprise française de serrurerie "Imbert Maquennehem" en est une manifestation probante. Implantée dans la région du Vimeu, ancienne Picardie, elle à traverser cette époque, en s’imprégnant de ces innovations et incarne un exemple concret de cette mutation3.4 1 Patrick Verley, Op.cit., page 36. 2 Jean Pierre Rioux,Op.cit., page 32. 3 FR3, "La tradition industrielle du Vimeu", Image de Picardie, 1975. (page consultée en octobre 2019) 4 Frédéric-Nicolas Kocourek, "inventaire topographique du Vimeu industriel", 2014
41
Fondée en 1861 dans la ville de Friville Escarbotin par l'association
d'Eugène Imbert et d'Eugène Maquennehen, cette entreprise d'echelle familiale va faire l'acquisition d'un grand terrain où ils y construiront leur première usine. S'appuyant sur une clientèle Parisienne croissante, l'augmentation de leur volume de production s'accompagnera également d'une augmentation des recrutements, participant à la transformation d'un artisanat dispersé en une industrie motrice.
42
GARAGE COMMUN CONNECTÉ
A la lumière de ces précédents paragraphes, nous relevons
plusieurs similitudes qu’entretiennent ces ateliers proto-Industriels avec des structures d’un genre nouveau, dont le développement récent, remonte aux abords du XXIème siècle. En effet, il semblerait que l’organisation, ou encore les valeurs portées deux siècles auparavant par les micro-manufactures locales, se soient réincarnées au sein de ces établissements novateurs.
Atelier, Hacker space, Fab Lab, Tech Shop, Maker space…
Bien que définis par de multiples appellations, chacune d’entre elles s’accompagnant de son lot de spécificités, ces lieux partagent tous des racines communes et peuvent ainsi être réunis sous le vocable : "Atelier de Fabrication Numérique Collaboratif1". 23
1 Nous faisons le choix de ne pas les regrouper sous le nom de "FabLab", ce dernier étant un label décernée par le MIT. Notre étude se voulant éclectique, nous emploierons le terme plus général "d’atelier". 2 Charte des FabLab, "Qu'est-ce qu'un Fab Lab ?", fab.cba.mit.edu/about/ charter/ (page consulté en décembre 2019) 3 Fablab.io, ouvert en 2014, cartographie le réseaux FabLab.
43
Il s’agit par essence, d’un espace ouvert dans lequel se réunissent
des acteurs divers, poursuivant comme objectif la création, la maintenance ou encore la réparation d’un objet. Ces opérations sont réalisées aux moyen d’outils, de machines et de logiciels mis à disposition par d’autres usagers. Ainsi équipé de ces technologies partagées, l’individu peut échanger avec les membres de ce groupe, bénéficier de leur savoir-faire, dans le but de mener à bien son projet et d’en faire plus tard profiter d’autres personnes. Pour de multiples raisons que nous détaillerons plus loin, ce dernier point constitue une des pierres angulaires de ce mouvement. Une autre caractéristique partagée par ces institutions consiste en la volonté de dépasser l’échelle de l’atelier comme lieu fini, pour constituer un réseau international : "Les FabLabs sont un réseau mondial de Labs locaux2".
3
44
Les fondements de ces institutions furent notamment formalisés
en 2001 par Neil Gershenfeld, alors professeur au MIT, à l’occasion du lancement de la première étape d’un programme de recherche mené au "Center of Bits and Atom". Ce dernier résume ces espaces comme : "des laboratoires de fabrications où il serait possible de construire à peu près n’importe quoi1". Après avoir rencontré un franc succès auprès des étudiants, ces ateliers vont ensuite se développer dans d’autres écoles puis dans d’autres pays, animés par la volonté de s’adresser au spectre le plus large de population, tout en maintenant le cap de sa mission première : donner à chacun le pouvoir de créer.
Concevoir ou réparer soi-même un bien destiné à un usage
personnel est un concept expérimenté par l’homme depuis des siècles. Du jardinage, au tricot, à la mécanique automobile en passant par la cuisine, ces activités, bien que possédant leur équivalent professionnel, sont pratiqués par de nombreux individus ne possédant pourtant pas une formation et une expertise approfondie dans ces domaines. C’est de cette passion du « faire soi-même » qu’est né le terme de "Maker2" et c’est par sa diffusion qu’est apparu le Mouvement Maker.3 1 Gershenfeld, "FAB : The Coming Revolution on Your Desktop, From Personal Computer to Personal Fabrication, Basic Books, 2005. 2 Expression notamment popularisé par Dale Dougherty, mouvement Maker et fondateur du magazine Make.
personalité
3 Wikipédia, Couverture du premier numéro du magazine Système D, 1924.
du
3
46
Également motivée par une sensibilisation écologique commune
et une remise en question de nos habitudes de consommation, l’expansion croissante de cette "démarche artisanale" s’observe notamment par l’augmentation du nombre de ces tiers lieux de fabrication. Une des particularités de ces structures étant leur liberté et leur autonomie, l’ouverture de ces ateliers relève dans une grande majorité d’initiatives personnelles ou associatives. Cependant, voyant en ces outils un large potentiel, on a pu observer plusieurs démarches politiques visant à encourager leur expansion.
La ville de Barcelone en est un parfait exemple. Sous le mandat
du maire Xavier Trias, elle adopte comme objectif pour les prochaines années l’ouverture d’un Fab Lab par îlot urbain . Ce ratio d’un atelier pour 1000 habitants devrait permettre d’une part, de revitaliser l’économie de la ville, ces structures remplissant généralement le rôle de tremplin pour de jeunes entrepreneurs ; d’autre part, de contribuer à son dynamisme en y intégrant davantage une population jeune et étudiante1. Coordonnée par le directeur de l’école d’architecture de Barcelone, Vincente Guallart, ce projet à également contribué à l’apparition du vocable "Fab Ville", maintenant suivi par plusieurs métropoles2.
1 Massimo Menichinelli, Fab Lab La révolution est en marche, Pyramid,2015. 2 Initative également suivi depuis 2018 par le projet du Grand Paris.
47
Ainsi, ces plateformes de création, en répondant à une demande
individuelle, s’inscriraient maintenant dans une démarche globale.
Toutefois, comme la nuance le chercheur Peter Troxler, les projets
menés au sein de ces espaces font souvent intervenir des acteurs pluriels, aux motivations parfois variées. Il identifie ainsi plusieurs aspirations portées par ces lieux et plus généralement par le mouvement Maker :
La première d’entre elles serait celle du loisir, du passe-temps,
pour des amateurs de bricolage. Dans ce contexte, les ressources mises à disposition au sein des ateliers sont essentiellement dédiées à satisfaire "une nouvelle forme de divertissement et de consommation3". Les machines à commandes numériques - imprimantes 3D, découpeuses laser, fraiseuses numériques – fonctionnent basiquement sur un système de traduction d’un fichier en action mécanique : déposer un fil chaud, découper une plaque, extruder une surface. En opposition totale avec un processus artisanal, où l’expérience et le maniement d’un outil conditionnent le parfait achèvement de l’ouvrage4, cette approche permet une vulgarisation de la production. 3 Massimo Menichinelli, op.cit., page 46. 4 Fabrizio Sabelli, La Fin Des Outils, Technologies et Domination, Cahier de l'IUED, 1977.
48
Ainsi, nous avons pu observer un échange massif de fichiers
et une multiplication de leur matérialisation. Cependant dans cette situation, un nombre infime d’individus conçoivent véritablement, tandis que la majorité se contente de reproduire ou simplement d’apporter des modifications d’ordre esthétique.12
2
1 Dessin issu d'un fichier de fabrication d'une variante d'imprimante 3D RepRap disponible sur le site GitHub. 2 "Useless Box", https://www.youtube.com/watch?v=aqAUmgE3WyM.
49
Une seconde ambition portée par ces usagers attire notre
attention, il s’agit de celle d’appartenir à une communauté et
d’approvisionner
une
bibliothèque
accessible
et
mondiale.
De cette manière, nous pouvons imaginer un groupe
d’individus projet,
travaillant
chacun
L’ouvrage,
devenu
dans
d’entre
différents eux
publique,
pays
amenant amélioré
sur
ses
du
un
même
améliorations.
savoir
de
tous,
se retrouve dépossédé de son créateur. L’objet, plus précisément la connaissance, mise au service de sa réalisation, est ainsi rendue à la communauté. Cette démarche, en opposition totale au système des brevets, fut notamment défendue dans le "Hacker Manifesto3" déclarant qu’un problème ne devrait avoir à être résolu deux fois4.
Les valeurs de l’open source , les principes du partage, de
l’entraide ainsi que la disparition de la propriété, sont des concepts qui ont fortement imprégné ces mouvements bien qu’ils soulèvent aujourd’hui, plusieurs débats5. A ce jour, plusieurs licences tentent ainsi d’offrir un cadre légal aux inventions et aux droits de leurs auteurs comme la
3 Loyd Blankenship, "Hacker Manifesto", Phrack, 1986. 4 Camille Bosqué, "Fais le toi-même", Arte, 2016. 5 Charte des Fablabs, Article 6 : "Le design et les procédés développés dans les Fablabs peuvent être protégés et vendus comme le souhaite leur inventeur, mais doivent rester disponibles de manière à ce que tout le monde puisse les utiliser et en apprendre."
50 "Créative Commons" ou encore la "Générale Public Licence" (GNU) lancée par Richard Stallman, pionnier dans le domaine du logiciel libre1. Sur le site de l’association April, nous apprenons également l’existence de la condition "Copyleft " qui permet à l’auteur l’autorisation de la copie, de la modification et de la diffusion totale de son œuvre2.
Pour certains, l’idée même de licence va à l’encontre du principe de libre
diffusion tandis que pour d’autres, elle est un cadre nécessaire à l’organisation et l’archivage des milliers de projets disponibles sur les réseaux. Un fait reste cependant établi, la contribution bénévole ainsi que la libre consultation sont à la fois la clé de voute et les fondations de ces mouvements , garantissant son maintien et son expansion par une diffusion démocratique du savoir.3
Encore dans ce courant du "faire soi-même", nous relevons une volonté
supplémentaire défendue et théorisée par plusieurs figures importantes de ces mouvements : La "Troisième Révolution Industrielle" se pose comme une alternative au mode de production actuel.
1 Créative Commons est une licence créée par le juriste américain Lawrence Lessig en 2001 dont la vocation première est d’encourager la diffusion et la libre circulation des œuvres. 2 Camille Bosqué, "Fablab Etc.", Eyrolles / Serial Makers, 2014. 3 Enzo Mari, "Autoprogettazione", Corraini, 1974. Série de plan d’assemblage permettant à n’importe qui de réaliser une série de mobilier, ce travail est considéré comme un manifeste proposant de courtcircuiter les modes de fabrication et de distributions établis.
3
52 S’appuyant sur le partage des connaissances et les machines de fabrication personnelle, connectées entre elle par l’internet des objets et fonctionnant grâce à une ressource au coût quasi nul, elle serait un moyen de mettre en place un "marché pour une personne" : sans visée commerciale ou lucrative1.
Marqué par un passage pour les individus du statut de
consommateur à celui de "prosommateur2" : à la fois producteur et consommateur , il s’agit là d’une remise en question de notre relation à notre environnement mais également à notre travail.
Prônant ainsi un retour à une conception personnalisée et une
production personnelle, relevant davantage d’une approche artisanale traditionnelle, bénéficiant toutefois de technologies numériques contemporaines, en constant perfectionnement et dont l’accès s’est affranchi, l’acte de concevoir un objet du quotidien acquerrait alors une valeur politique et se poserait comme un acte de résistance face à une production standardisée et une consommation conventionnelle. Nous reviendrons sur ce thème dans une partie suivante de cette étude, consacrée à la dimension "critique" portée par ce mouvement.3 1 Chris Anderson, "Maker la nouvelle révolution industrielle", Pearson, 2012. 2 Jeremy Rifkin, "La nouvelle société du coût marginal zéro", Babel, 2014. 3 Frédéric Bergé, "C'est fini pour Quirky, le site web pour inventeurs allié d'Auchan", Bfm buisness, 2015.
53
Enfin, un dernier niveau de lecture mérite notre analyse. Le
mouvement Maker et les activités proposées au sein de ces ateliers collaboratifs semblent également pouvoir être considéré comme des innovations dans le domaine de la pédagogie.
Entre événements de sensibilisation ludique et refonte du
programme scolaire, il apparaît aujourd’hui avisé d’enseigner le fonctionnement de ces nouvelles technologies aux générations futures, tant leur présence au sein de notre environnement est grandissante. En effet, l’enjeu premier de ces actions est de démystifier ces objets numériques, d’attiser la curiosité des plus jeunes pour les amener à s’interroger sur le fonctionnement d’accessoires devenus communs, mais dont les rouages peuvent encore rester un mystère.
S’inscrivant dans cette mission, le projet "Fablab@school"
initié par le professeur Paulo Blikstein propose une alternative au modèle cloisonné de l’enseignement, en recommandant un cursus interdisciplinaire majoritairement axé sur des travaux pratiques4. Nous pouvons y trouver un équivalent en France où plusieurs initiatives, comme les travaux du chercheurs François Taddei, s’inscrivent dans cette volonté de faire évoluer nos pédagogies en proposant par exemple, une plus forte implication des cours et des encyclopédies collaboratives, l’abolition d’un
4 Camille Bosqué, op.cit., page 50.
54 système hiérarchisé de notation entre les élèves ou encore l’apprentissage par projet personnel. Cette impulsion visant à démocratiser l’accès aux savoirs en s’affranchissant de possibles carcans sociaux, trouve son écho dans le mouvement de l’éducation populaire. Celui-ci, qui connaîtra son apogée en France à la fin du XIXème siècle à la suite de mouvement sociaux, consiste en une organisation de l’apprentissage en marge de la sphère familiale et du cadre institutionnel de l’école. Plaçant les individus, leurs questionnements et leurs expériences, aux cœurs de la pédagogie, il encourage à apprendre de chacun et de cette manière, de contribuer à l’amélioration de la société1.
Similaires aux valeurs diffusées au sein des ateliers collaboratifs,
ces derniers, en se faisant support de rencontre et d’association entre des individus d’âge et de profils différent, reflèteraient alors un projet d’envergure politique. De surcroît, nous pouvons constater que cette méthode d’apprentissage, au moyen d’une implication physique des individus, génère des résultats notables en matière de mémorisation et de développement. S’opposant à l’enseignement explicite2, majoritairement rependue dans nos écoles, cette théorie de
1 Katia Rouff, "Une histoire de l’éducation populaire", Lien Social, 2007. (page conultée en novembre 2019) 2 Enseignement classique par transmission directe de maître à élèves généralement opposé à la méthode dites "constructiviste".
3
"l’apprentissage par l’expérimentation" fut profondément étudiée par le philosophe John Dewey3 entre le XIXème et le XXème siècles. 4
Ce dernier mettra en évidence l’importance d’une part, de la
proprioception5 et d’autre part de la responsabilisation des élèves dans le processus pédagogique. Ce thème est d’ailleurs à l’origine des expressions "Learning by doing / failing" (apprentissage par l'expérimentation, par l’échec) décrivant une situation où un individu, plutôt que de simplement apprendre, devrait solutionner un problème.
3 John Dewey, "My pedagogic creed, Creative Media Partners LLC, 1897 4 Copaind'avant.l'internaute, Classe appliquant la méthode Freinet, 1966. 5 Thématique également omniprésente dans la pédagogie "Montessori" créée en 1907 par Maria Montessori.
1
57 Ainsi fort des ressources qu’il aura su mobiliser, l’accomplissement de
1
cette progression par tâtonnement, au travers du dépassement des obstacles rencontrés et de la gratification apportée par la découverte de leur dénouement, seront gage d’épanouissement pour l’individu2.
Cette approche, où théorie et pratique sont simultanément
mobilisées, s’accorde avec les principes d’une fabrication personnelle et personnalisée. Au sein de ses ateliers, le maker se retrouve seul maître de sa création et ce, pendant toute la durée de la procédure de conception, de l’esquisse à la matérialisation, partant du projet jusqu’à l’objet, accumulant des connaissances à la suite de chaque étape de la réalisation.
Néanmoins, ce procédé, individuel et diversifié, ainsi que les
valeurs qu’il induit, semble être en complète contradiction avec un modèle de productions actuellement rependu : celui de l’industrie moderne incarné dans l’usine et le travail à la chaîne.
1 "Rigamajig" par la designer Cas Holman (a droite), jeux de construction pour enfant au fonctionnement ouvert proposant plusieurs pièces ainsi que divers systèmes de liaison, 2014, photo issu du site Rigamajig. 2 Célestin Freinet, "Le tâtonnement expérimental", Document de l'institut Freinet,Edition de l'Ecole Moderne, 1966.
58
L'ATTRIBUTION DES RÔLES
Dans l’économie classique, la définition première du terme
"production" désigne le fait de fabriquer un bien, ou de proposer un service, dans le but de répondre à un besoin individuel ou collectif. Adoptant alors une approche scientifique, Historiens et Économistes s’accordent sur le postulat visant à résumer l’objectif de ces entreprises, ces lieux de fabrication de la marchandise, par deux principes : D’une part, celui de minimiser ses coûts de production, et d’autre part, de maximiser ses profits. Cette vision "marchande", où des individus, poursuivant leur intérêt personnel1, mettent à disposition leur potentiel (le travail) au sein de lieu disposant des ressources nécessaires à la production (le capital) continue de soulever de nombreux débats.
Cependant cette vue du secteur secondaire, si elle a pu être
l’impulsion d’une industrie moderne, a largement été modelée par plusieurs innovations, aboutissant à une industrie contemporaine, tentaculaire et décentralisée.
1 Adam Smith, "La Richesse des Nations", Institut Coppet, 1776.
59
La "spécialisation" fut un principe pour la première fois énoncé
dans le livre "la richesse des Nations" écrit en 1776 par le philosophe écossais Adam Smith. Cet ouvrage, qui s’inscrit dans un contexte d’éveil scientifique, est une tentative de rationaliser l’économie et d’en étudier les mécanismes2. Dans son étude, l’auteur y décrit une manufacture d’épingles dans laquelle le processus de fabrication, d’abord divisé en différentes étapes successives, est ensuite réparti entre les ouvriers. Ce dernier y observe qu’en se spécialisant, cette main-d’œuvre maintenant complémentaire et devenue experte dans une tâche précise, a permis d’augmenter drastiquement le volume de production de l’atelier3.
En comparaison avec un artisanat traditionnel, ce remaniement
novateur se pose comme un moteur de croissance et sera par la suite calqué sur de multiples filières, notamment pour le cas de l’Angleterre, celle du textile. Ces fabriques aux dimensions urbaines, encouragées par l’introduction des premières machines industrielles4, seront alimentées par un exode rural massif5. Déracinée et proposant une main-d’œuvre généralement inexpérimentée, il s’agit là d’une conjoncture largement 2 Ambition portée notamment par le mouvement des Physiocrates, initié par le médecin Français François Quesnay au milieux du XVIIIème siècle. 3 Charles Babbage, Principe de "double économie", 1832. 4 James Watt, Machine à vapeur (amélioration de machine de Newcomen), 1712. 3 John Kay, Navette volante, 1733. 5 "Capitalisme", Arte, Episode 1: Adam Smith, à l'origine du libre marché ? Mouvement des Enclosures en Angleterre.
60 avantageuse à la propagation de ce principe. Incarner dans le travail à la chaîne, son développement au cours de la première révolution industrielle marquera ainsi une mutation spatiale : de l’atelier en usine ; et sociale : de l’artisan à l’ouvrier spécialisé.
Finalement, ce principe de parcellisation du travail dans lequel
une personne se voit être confinée à l’exécution d’une tâche répétitive sera repris par l’ingénieur Américain Frederick Wilson Taylor et formera un des piliers de son "système d’organisation scientifique du travail". Ce dernier s’appuie également sur une scission verticale selon deux étapes de la production : d’un côté celle de la conception, associée à un travail intellectuel, destinée aux ingénieurs, et, de l’autre celle de la fabrication, associée à un travail manuel, relégué aux prolétaires1. Aux fondements de ses théories nous constatons également l’apparition d’un nouveau corps de métier : celui de la "gestion des ressources humaines2".
En effet, la mission de l’employé d’usine ayant été profondément
normalisée, le manager dispose maintenant d’un cadre lui permettant d’exiger un certain niveau de rendement et de procéder à une 1 Frederick W. Taylor, "Shop Management", Haprer and Brother, 1912 : "Toute forme de travail cérébral devrait être éliminée de l’atelier et recentrée au sein du département conception et planification" 2 Anciennement "gestion du personnel."
61 planification optimale du personnel3. Ces distinctions sociales, mises en place par l’application d’une hiérarchie, présentées à l’époque comme une garantie de gain de productivité, seront d’abord adoptées par les industriels pour ensuite se généraliser aux autres secteurs du travail.
Par ailleurs, comme le souligne l’écrivain Harry Braverman4,
cette recherche de performance permit l’introduction de notions "d’ergonomies" dans la sphère de l’ouvrier. Par exemple, via l’analyse des "temps de mouvements" qui consiste en l’observation scientifique de l’accomplissement d’une tâche par un individu "témoin", selon un découpage de ses déplacements en une série d’actions physiques. Suite à l’étude des résultats obtenus, les ouvriers observeront plusieurs ajustements de leurs postes de travail ; évoluant ainsi dans un environnement adapté, ayant vocation à rendre leur production optimale. Cette approche kinesthésique n’est pas pour autant nouvelle, la recherche d’un confort dans l’exécution d’une tâche est une préoccupation primitive.
3 Frederick W. Taylor, Principles of Scientific Management, Haprer and Brother, 1915 : "Collecter le savoir traditionnel accumulé tout au long du passé par les travailleurs et de classifier, tabuler ce savoir et de le réduire à des règles, des lois, des formules" 4 Henry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste : la dégradation du travail au XXème siècle, Maspero, 1976.
62
1
En revanche, c’est la première fois que ces dispositifs, mus par une poursuite de rendement, elle-même accélérée par des tensions militaires internationales, seront propagés à une telle envergure.1
Néanmoins, cette décomposition du processus de fabrication en
une succession de gestes élémentaires rencontra une opposition certaine. Déjà en 1867, où cette banalisation de l’exercice du métier d’ouvrier est à l’origine du concept de travail abstrait2 énoncé par l’économiste Karl Marx dans son ouvrage : le Capital. Cette expression décrit la disparition des possibilités d’épanouissements de l’Homme dans la réalisation d’un effort devenu procédural, hétéronome et itératif3. 1 Le Corbusier, "Modulor', 1948. 2 Karl Marx, "Le Capital", Les Éditions Sociales, 1867. "La valeur d’une marchandise est définie par le travail social abstrait, c’est-à-dire le temps de travail socialement nécessaire à la production des marchandises, un travail abstrait uniforme, simple dépense d’énergie humaine, s’opposant au travail concret, producteur de valeurs d’usage." 3 George Friedman, "Le travail en miette", Gallimard, 1956.
63
Entre autre, la résistance rencontrée par l’introduction de la
"chaîne de montage" en 1913 par l’industriel américain Henry Ford au sein de ses usines automobiles en est un exemple probant. L’écrivain et mécanicien Mathew B. Crawford dans son livre "éloge du carburateur" revient sur les débuts de cette transition.
En premier lieu, il fait l’observation qu’au commencement de
l’industrie automobile, leur fabrication est en grande majorité assurée par d’anciens constructeurs de chariots, calèches et bicyclettes. Prenant place dans le cadre d’une production centralisée4, la pluralité des matériaux employés pour ces véhicules, ajoutée aux rudiments des outils de l’époque, témoignent de la grande dextérité de ces artisans, couvrant de domaines allant de la chaudronnerie à la menuiserie, allant parfois jusqu’au champ de la maroquinerie ou encore, de la ferronnerie. S’appuyant sur la biographie "The Legend of Henry Ford", l’auteur remarque sans surprise que ces travailleurs "accoutumés aux richesses cognitives d’un labeur traditionnel5", ont dans un premier temps, rejeter ce dispositif automatisé6. 4 Production à partir de matières premières encore peu transformées. 5 Mathew B. Crawford, "Éloge du Carburateur", La Découverte, 2010. 6 Keith Sward, "The Legend of Henry Ford", Rinehart, 1948. "chaque fois que l'entreprise voulait renforcer le personnel de ses ateliers avec 100 nouveaux travailleurs, elle devait en recruter 963."
64
Poursuivant son investigation, ce dernier justifie alors l’adoption
définitive de ce système par deux facteurs principaux : d'abord par le paiement d'une prestation par le versement mensuel d'un salaire et le travail horaire1, ensuite par la normalisation de l'emprunt et de la dette auprès des banques2.
Se trouvant dans l’incapacité d’appliquer pleinement les théories
du Taylorisme, le chef d’entreprise fera le choix d’augmenter le montant de la rémunération de ces nouveaux travailleurs, pionniers d’un procédé de fabrication lourdement mécanisé. De cette manière, cette nouvelle classe ouvrière ne travaille plus à l’achèvement d’un ouvrage, si ce n’est que de façon fragmentée, mais plutôt, à l’obtention d’un salaire. Du point de vue de l’auteur, la généralisation de ce système de gratification facilitera également le développement des usines. En l’occurrence, du fait que le paiement par mensualité a grandement encouragé l’acquisition des "crédits à la consommation", fleuron d’une industrie bancaire en pleine ébullition à cette période.
1 Mathew B. Crawford, op.cit., page 63. 2 "Capitalisme", Arte, "Episode 6: Karl Polanyi, le facteur humain".
65
En résumer, cette situation, dans laquelle des individus, d’une
part, empruntent une somme d’argent pour acquérir des produits sortis d’usine, et simultanément, dans le but de rembourser cette dette, collaborent dans d’autres usines à la fabrication d’autres produits, fut un terreau fertile à l’expansion d’une industrie de production linéaire, et également, une première vision pernicieuse du chemin amorcé par l’économie et la société de consommation.34
3
3 Jean Loubignac, "l'Automobile Billancourt",Pathé, 1934.
en
France
:
Renault
Boulogne
4 Levitt Town, comté de Bucks en Pensylvanie aux États-Unis,1951. La génération d'un environnement standardisé et homogène apparaît également comme une conséquence à l'application de procédé industriel dans la réalisation d'un produit fini.
2
68
L'INVERSION DES RÔLES
Entamée dès la période paléo-technique1, nous constatons alors
l’apparition d’une perte de lien ambivalente : entre le travailleur et le résultat de son labeur, mais également dans son exercice propre. Cette dernière, si elle fût le corolaire d’une quête de performance, semble avoir été amplement stimulée par le recours à la "machine".
La turbine à vapeur, la navette volante, le marteau-pilon et
bien d’autres sont autant d’innovations qui firent muter les techniques de fabrication, opacifiant au fur et à mesure, cette relation entre les individus et le fruit de leur travail. S’accordant sur cette thèse, l’écrivain Lewis Mumford soutient que l’usage de ces machines nous ont menés vers deux conséquences élémentaires : La première consistant en un accès à des techniques encore inatteignables avec un équipement rustique combinées à une manœuvre traditionnelle. De fait, les résultats obtenus par ces appareils mécanisés, en dépassant les capacités primaires de l’Homme, ont constitué une matrice à un environnement moderne, émancipée d’une certaine échelle humaine.
1 Période de la première révolution industrielle, 1780.
69
2
Si cette dernière induit davantage une altération spatiale, la
seconde concerne quant à elle sur une dimension plus temporelle.2
Par définition, un approvisionnement suffisant en combustible,
prenant la forme d’énergie diverse, accompagné d’un entretien ponctuel, permettant de pallier aux problèmes d’usures, sont les deux conditions nécessaires au bon fonctionnement d’une machine3.
2 Joseph Paxton, Le Crystal Palace, Londres, 1850, construit à l'occasion de la l'Exposition Universelle. 3 Marcel Ménardon, " La Mécanique automobile : Les organes de transmission et d'utilisation", Chotard, 1979.
70
De manière explicite au cours du XIXème siècle dans les domaines
de l’industrie, son utilisation permit principalement de supplanter un ensemble d’actions accomplies par un groupe d’individus. Ainsi, une fois accommodé aux perturbations environnantes, ce système mécanisé fût en capacité de réaliser sa mission, de manière imperturbable et continue. En ce temps-là, par le biais de la mécanisation, il était alors envisageable pour ces établissements d’adopter une production régulée et mathématique ; s’opposant alors à un rythme "naturel" plus approximatif, en accord avec le métabolisme des travailleurs1.
De plus, ces technologies, tout en présentant une autonomie
certaine, garantissaient toutefois une grande maniabilité pour leur propriétaire. L’étendue de sa prestation ayant été réduite, l’ouvrier qui manipulait des pièces sur un tapis roulant se retrouvaot alors entraîné dans un flux collectif.
De cette façon, l’industriel Henry Ford serait parvenu à
augmenter la cadence de production de ces automobiles simplement en augmentant progressivement la vitesse de rotation des chaînes de montage de ses usines2. 3
1 Lewis Mumford, "Technique et civilisation", Parenthèse, 1934. 2 Mathew B. Crawford, op.cit., page 63. 3 Alison Flood, "Amazon Christmas boycott campaign gathers weight", The Guardian, 2014, Photographe Chris Radburn.
71
3
Ce phénomène, où un individu se retrouve apprivoisé par
la technique compose largement la toile de fond des recherches de Lewis Mumford qui en revanche, en fait remonter l’origine loin des fabriques et des premières machines-outils. Selon l’auteur, cette conduite sociale trouve ses origines dans l’organisation des monastères occidentaux au commencement du Moyen-Âge. Ces derniers, gouvernés par une discipline ferme, imposèrent une division de la journée selon les différentes dévotions et rendirent ainsi essentiel la capacité de compter et de reproduire ces cycles journaliers. Cette coutume s’étendit ensuite progressivement au travers d’un élément urbain : le clocher, dépassant l’enceinte des sanctuaires, cette régularité s’imposât alors comme un métronome à l’activité des villes.
72
S’ensuivit une longue série d’innovations, passant par exemple
du cadran, au système d’échappement, chacune d’entre elles améliorant la précision et l’accessibilité de la mesure du temps. Dans plusieurs pays d’Europe, à l’aube de la première révolution industrielle, la pendule est plus qu’un instrument d’information, elle est un outil de synchronisation des actions humaines1. S’actionnant selon un mécanisme exact2, l’horloge marquera la propagation d’une "conscience généralisée du temps" amenant l’auteur à considérer cette machine comme l’un des pivots de l’époque moderne.
Partant de ce constat, nous émettons alors l’hypothèse que si
le mouvement maker prenait lui aussi racine au sein d’une innovation précise, cette dernière serait très probablement l’ordinateur personnel avec sa communication en réseaux. Bien qu’ayant reçu au cours de ces dernières années de multiples améliorations, son fonctionnement, si dans la pratique s’avère s’être accéléré de manière exponentielle, est resté, en principe, le même qu’à ses prémices3.
1 Lewis Mumford, op.cit., page 70. 2 Id. "Elle possède une perfecion à laquelle les autres machines aspirent". 3 Ali Rebeihi, "Quand le numérique nous complique la vie…", France Inter. 3 Olivia Gesbert, "Dominer l’informatique avec Gérard Berry", France Culuture.
73
En 1623, l’allemand Wilhelm Schickard, construisit une machine
permettant d’effectuer des opérations mathématiques standards. A l’époque, ces dernières étaient alors réalisées à l’aide d’un boulier, d’une règle à calculer ou encore d’abaques. Il est alors suivi par le français Blaise Pascal, qui construit en 1645 "La Pascaline" considérée aujourd’hui comme la première machine à calculer de l’histoire. Elle consiste en un boitier renfermant une série de platines et de roues dentées permettant la réalisation automatique d’additions et de soustractions. L’une des révolutions qu’a engendrée cette machine réside en partie dans la dissimulation de son mécanisme au profit de l’apparition de deux éléments principaux qui forment son couvercle composé d’une part d’un "Inscripteur" permettant à l’utilisateur d’indiquer le nombre à additionner ou à soustraire, d’autre part "le Totaliseur", soit, l’emplacement où apparaît le résultat de l’opération.4
4
4 Photo personnelle, Musée des Arts et Métiers, Paris, Septembre 2019
74
Ce dispositif incarne en soi l’un des piliers dans le domaine de la
conception d’interface1. Ces deux éléments se retrouvent d’ailleurs de nos jours sur de nombreux appareils électroniques, sous la forme plus moderne du clavier et de l’écran.
Cette construction est révolutionnaire en ce sens qu’elle marque
le commencement d’une relation nouvelle entre l’homme et la machine mais également entre la machine et l’outil : un outil, par définition, est "un objet technique, employé par un utilisateur, qui effectue une action précise sur un matériau2". Par essence, il est " un moyen" de transformer la force de l’homme en une intervention recherchée sur un corps étranger. La machine est quant à elle "un système mécanisé et complexe permettant de réaliser une action donnée". Au-delà de cette nouvelle notion de système, historiquement, par opposition à l’outil, elle a été un moyen non pas de simplement transformer, mais plutôt de décupler une force extérieure, pour là encore la rediriger vers une action voulue. L’exemple de la comparaison entre une pelle et une pelleteuse est une bonne illustration de ces concepts. 1 S. Joy Mountford, "The Art of Human-Computer Interface Design", Brenda Laurel,1996. 2 Encyclopédia Universalis. (définitions consultées en Juillet 2019)
75
À cette époque, il existe des outils, comme la règle ou le compas,
qui nous permettent d’obtenir une solution à un problème géométrique ; pour la première fois, la Pascaline va permettre l’obtention d’un résultat à des problèmes d’arithmétiques3. Ce glissement de domaines va également accompagner ces changements de relations énoncés. Au-delà de la prouesse technique permettant à une série d’actions mécaniques de résoudre un problème mathématique, cet artefact a été le premier a inauguré une relation entre l’homme et la machine ayant comme point de départ, une interaction physique, la rotation d’un cadran, et comme objectif, l’affichage d’un résultat.
Ainsi la machine n’est plus un outil, mais une entité, que l’on
interroge dans le but d’obtenir une information. Il s’agit bien là de l’obtention d’un résultat immatériel, d’une donnée mentale, qui nous était encore inaccessible avec une telle efficacité, le résultat d’un calcul étant à l’époque nécessairement la condition de l’application d’un processus intellectuel par un seul individu. Là où la pelleteuse a surpassé un effort physique, l’apparition de la machine à calculer semble avoir permis de transcender un effort cérébral.4 3 Calmeca, "Les machines à calculer de Blaise Pascal", (page consultée en Juillet 2019) 4 IBM, modèle 650 Magnetic Drum Calculator, 1953.
1
77
Plongé dans les sciences de l’algèbre et de la logique, les
mécanismes de cette construction furent alors disséqués et améliorés au fil du temps dans le but d’en augmenter ses capacités de calcul1. Son perfectionnement sera notamment encouragé pendant la Seconde Guerre mondiale de par son application dans la mécanographie ainsi que l’encodage des messages militaires2. Son passage au cours du XXème siècle de l’analogique au numérique marquera également un profond basculement. Les signaux qui le composent prenant maintenant la forme d’impulsions électriques, il s’ensuivra alors une série d’améliorations visant à augmenter sa vitesse tout en diminuant sa taille. Cette recherche de performance et de miniaturisation mènera à l’invention du microprocesseur3 et par là même, à la carte-mère. Amenés ainsi à des dimensions plus humaines, l’ordinateur et ses différentes déclinaisons s’installeront progressivement au sein des foyers Occidentaux.
Garantissant des missions toujours plus variées, passant de la
communication au loisir, jusqu’au travail, cet appareil, dont la propagation à une échelle domestique remonte à peine à une cinquantaine d’années, semble maintenant avoir acquis le statut d’accessoire indispensable pour une grande majorité d’individus. 1 Walter Isaacson, "Les Innovateurs", Le Livre de Poche. 2017. 2 Code : Langage informatique permettant la programmation d'un logiciel. 3 Comment ça marche, "La fabuleuse aventure du micro ordinateur", 1994.
78
De cette manière, nous nous proposons d’étudier la relation que
nous entretenons quotidiennement avec ces nouvelles technologies, en particulier avec l’ordinateur et le smartphone. Il semblerait en effet que ces deux produits n’ont de cesse de conquérir notre attention ainsi que notre environnement. Plusieurs études réalisées en France au cours de ces dernières années semblent appuyer cette hypothèse.
Ainsi dans la dix-huitième édition du "baromètre du numérique"
nous constatons que le taux de foyer disposant d’au moins un ordinateur à domicile n’a cessé de croitre entre les années quatre-vingt-dix et 2014, passant d’une moyenne de 17% à 83%, pour ensuite s’immobiliser aux alentours de 80% au cours de ces dernières années1. Cette récente stagnation s’explique en partie par le développement de nouvelles technologies, comme la tablette, ainsi que le perfectionnement des téléphones mobiles, récemment baptisés "smartphone", qui sont maintenant en capacité de proposer aux utilisateurs une alternative aux ordinateurs classiques. Effectivement nous observons d’après cette même étude que le taux d’équipement en smartphone a marqué une nette progression, passant de 17% en 2011 à 75% en 2018. Aujourd’hui, trois Français sur quatre possèdent un smartphone et
1 CREDOC, Enquêtes sur les "Condition de vie et les Aspirations", 2017.
79 huit Français sur dix possèdent un ordinateur portable2. Ces résultats témoignent donc de la forte présence des nouvelles technologies dans notre environnement, expliquée notamment par leur amélioration ainsi qu’une plus grande accessibilité aux réseaux internet. Nous constatons pourtant ici une contradiction entre leur propagation et leur facilité d’accès : l’exemple du prix moyen d’un smartphone est révélateur, passant 313$ en 2017 à 345$ en 2018 (+10,3%)3, son prix augmente continuellement. Selon cette même étude, il semblerait que cette inflation soit d'autant plus considérable sur des produits plus haut de gamme. Ainsi, le croisement de ces données atteste en partie de l’intérêt croissant que nous pouvons porter à ces accessoires.
Cependant, ce sont les études médicales, notamment celles
réalisées par l’agence Santé Publique France, qui nous renseignent davantage sur l’utilisation faite de ces nouvelles technologies. L’étude Esteban4 par exemple, a pour objectif d’analyser, d’une part, le niveau d’activité physique correspondant au sport ou à "toute autre activité comportant un mouvement corporel, produit par la contraction de
2 INSEE, "Tableau de l’économie Française par ménage", 2019. 3 Anthony Scarsella, " Worldwide Quarter Mobile Phone Tracker", IDC. 4 Esteban, Étude de santé sur l’Environnement, l’Activité physique et la Nutrition.
la
Biosurveillance,
80 muscles squelettiques, entraînant une dépense énergétique" et d’autre part, le niveau de sédentarité, correspondant à l’inverse à "une situation d’éveil caractérisée par une dépense énergétique inférieure ou égale à une situation de repos". Cette catégorie regroupe en grande majorité des activités où le corps se trouve dans une position assise, où ses mouvements sont réduits à leur minimum, comme regarder la télévision, se déplacer dans un véhicule motorisé ou encore travailler sur un ordinateur.
Il en ressort que 61% des adultes de dix-huit à cinquante-quatre ans
ont un niveau d’activité atteignant les recommandations de l’organisation mondiale de la santé. Elle met également en évidence la corrélation entre le taux d’activité sédentaire et le temps écrans journaliers.Cette dernière avance, pour l’année 2015 chez l’adulte, une durée moyenne journalière passée devant un écran, en dehors des heures de travail, de cinq heures et sept minutes, contre trois heures et dix minutes en 20061. Le rapport INCA3, plus récent, présente quant à lui une durée moyenne de quatre heures cinquante minutes pour l’adulte, quatre heures et trente minutes pour l’adolescent, et deux heures pour l’enfant2. D'autres études plus récentes confirment ces observations, aujourd’hui nous savons par exemple que nous consultons notre téléphone en moyenne 221 fois par 1 ENNS, Etude Nationale Nutrition Santé, 2006. 2 INCA3, étude Anses, 2015.
individuelle
nationale
des
consommations
alimentaires,
81 jour3. Nous pouvons alors constater l’apparition d’une certaine tendance à la "déconnexion ponctuelle" comme le propose la société de tourisme "Into the Tribe" qui s’est spécialisée dans l’organisation de voyage garanti sans internet. Également visibles au sein de notre environnement quotidien, des villes comme Xi’an en Chine mais également Anvers en Belgique, proposent des dispositifs à cette accoutumance aux nouvelles technologies directement sur l’espace publique. En effet ces deux villes ont été parmi les premières à réaliser des couloirs urbains consacrés aux piétons qui souhaitent consulter leur téléphone pendant leurs déplacements, sans craindre d’être percutés par un passant inattentif4.
4
3 Tecmark, " How often do YOU look at your phone?", 2018. 4 Leo Benedictus, " Chinese city opens 'phone lane' for texting pedestrians", The Guardian, 2014.
82
Cette augmentation de plus de 50% du temps passé à consulter
un écran chez l’adulte s’explique en grande partie par l’essor des réseaux-sociaux au cours de ces deux dernières décennies. Nous savons aujourd’hui qu’une grande majorité de ces plateformes est rémunérée grâce aux annonceurs et aux publicités omniprésentes sur leur site ainsi qu’à l’exploitation de données personnelles. S’éloignant de l’idée purement altruiste de réaliser une communauté d’individus connectés et interagissants entre eux, il est alors devenu nécessaire de créer une dépendance à ces applications1. Plusieurs mises à jour sont alors apparues, allant de la modification du design de l’interface, à l’utilisation de biais cognitifs comme : notre besoin de reconnaissance ou encore les principes 3
de réciprocités2.3 1 Mattha Busby, "Social media copies gambling psychological cravings", The Guardian, 2018.
methods
'to
create
2 Nir Eyal, Hooked: How to Build Habit-Forming Products, Eyrolles, 2018. 3 PatentSwarm, "Electronic amusement device and method for enhanced slot machine play", 2006.
83
Toutes ces adaptations ont largement participé à amplifier
l’emploi de ces plateformes, mais ont également profondément modifié leur utilisation qui consistait à l’origine en une application binaire : la publication et la consultation de données.Cependant, il semblerait qu’à la suite de plusieurs affaires récentes d’ingérences dans la vie de leurs utilisateurs, l’intégrité de ces programmes, mais également de l’univers internet, se soit retrouvée entachée, provoquant la montée d’une certaine méfiance de leurs utilisateurs4.
Arrivant à une période où l’expansion de la numérisation au sein
de notre environnement, dirigés par des entreprises aux intérêts privés, semble devenue instopable et incontestable, des projets, comme ceux de Neil Gershenfeld ou Richard Stallman, basés sur les valeurs de la liberté et du partage, semblent plus que jamais inscrits dans une posture de résistance5.6
6
4 Éléonore Lefaix, "Cambridge Analytica : Facebook paie l’amende de 500 000 livres, mais ne reconnait toujours pas sa responsabilité", Siècle Digital, 2019. 5 Du Grain à moudre, « Que reste-il du logiciel libre ? », France Culture, 2018. 6 Richard Stallman, Free software, free society", TEDx,Geneva, 2014
1
85
DESOBÉISSANCE ET AMBITION
1
Qu’un individu décide de construire une chose quelconque ,
une coque de téléphone portable, un logiciel de traitement de texte, un véhicule motorisé ou encore, sa propre habitation, semble être à première vue une action relativement bénigne.
En revanche, prenant place au sein d’une communauté évoluant
dans un environnement conforme approvisionné continuellement par une production délocalisée2, cette même action semble tout à coup revêtir une signification plus politique. Présente à la racine du mouvement Maker, cette approche dissidente semble s’être incarnée depuis plusieurs décénies dans un domaine particulier, celui du hacking3.
1 "Radio Caroline", photo par MV Ross Revenge. 2 "L'éloignement des territoires d'approvisionnement", Jean-Baptiste Bahers, L'économie autrement 1/4, Entandez-vous l'éco ?, France Culture, 2017. 3 Traduit généralement en Français par le verbe "Pirater".
86
L’exemple
des
"radios
pirates",
décrites
par
l’écrivain
Michel Lallement dans son livre "l’Âge du Faire1", nous paraît être une illustration pertinente de ce caractère subversif.
Initiées dans la seconde moitié du XXème siècle en Europe du
Nord, il s’agissait de stations informelles, diffusant des programmes musicaux ainsi que des émissions diverses, animées par des individus disposant d’un matériel de transmission tout à fait ordinaire. Cependant, la radiodiffusion se trouvant à cette époque sous le contrôle strict de l’état dans plusieurs pays de cette région, notamment le Royaume-Uni, les Pays-Bas, ainsi que la France, il s’agissait d’activités clandestines dont l’exercice nécessitait le recours à certains stratagèmes. L’exemple de l’installation offshore de "Radio Caroline" en Angleterre, ou des différentes radios nomades en France dans les années 1960 en sont de parfaites démonstrations.
Bravant les embargos mis en place par leurs gouvernements, ces
groupes proposaient néanmoins des espaces d’une liberté d’expression encore démesurée et par-dessus tout, accessibles à tous, à l'unique condition de posséder un poste radio2. 1 Michel Lallement, "l'Âge du Faire", Seuil, 2015. 2 Le choix de la rédaction, "30 ans après la libéralisation des ondes françaises, que reste-il des radios libres ?", France Culture, 2011.
87
C'est dans cette démarche visant à contourner un système par
l'appropriation de ses composants dans le but de le modifier selon ses envies que réside l'essence du mouvement Hacker3.
Appliqués aux domaines de la fabrication, ces principes s’accordent
avec cette volonté de retrouver une relation riche avec les objets qui nous entourent, passant par une implication directe dans leur élaboration. Remettre en question des principes établis4, réviser nos habitudes de consommation5, repenser notre relation au travail6… De nombreux auteurs se sont attelés à l’étude de ces préceptes et à la proposition de projets encouragent leur propagation. Déjà à l’échelle de l’informatique, le recours à l’open source est désormais largement rependu dans le développement des programmes récents. Court-circuitant une conception devenue confidentielle, comme en témoigne le recours permanent aux brevets, plusieurs entreprises préfèrent maintenant s’appuyer sur une communauté externe pour le perfectionnement de leurs produits.
3 Ce dernier peut simplement étudié.
alors
être
détourné,
4 Michel Lallement, op.cit., page 86. 5 Chris Anderson, op.cit., page 52. 6 Mathew B. Crawford,op.cit., page 63.
amélioré,
détérioré
ou
tout
88
En parallèle, ce mouvement de démocratisation de l'informatique
ayant acquis une certaine maturité, les innovations qu’il a engendrées ces dernières années ont maintenant fait leurs preuves. En d’autres termes, là où, à leur lancement, des doutes étaient possibles quant à la parfaite exécution d’un programme libre, ou encore sur son équivalence face à un programme propriétaire, leur efficacité est maintenant établie1.
Ayant acquis le statut de véritables alternatives à une vision
commerciale et intéressée de l’informatique, où des individus considérés comme non-sachants, sont contraints d’utiliser des machines "d’une seule et unique manière , celle des développeurs2". Passant du logiciel au moteur de recherche, jusqu’au système d’exploitation complet, il est dorénavant possible pour notre génération, d’une part de se procurer aisément ces outils, et d’autre part, d’accéder aux connaissances nécessaires à leur prise en main3. 4
1 Du grain à moudre, "Que reste-t-il du logiciel libre ?", France Culture, 2018 2 Richard Stallman, "Logiciels libres et éducation. Liberté, égalité, Fraternité", 2012. 3 Moteur de recherche "Mozilla Firefox" depuis 2003 ; Système d'exploitation "Linux"dont la première version date de 1991. 4 Les quatre libertés du Logiciel Libre, gnu.org section philosophy/freesw. (page consultée en décembre 2019).
Liberté 0. La liberté de faire fonctionner le programme comme vous le voulez, pour n'importe quel usage. Liberté 1. La liberté d'étudier le fonctionnement du programme, et de le modifier pour qu'il effectue vos tâches informatiques comme vous le souhaitez ; l'accès au code source est une condition nécessaire. Liberté 2. La liberté de redistribuer des copies, donc d'aider les autres. Liberté 3. La liberté de distribuer aux autres des copies de vos versions modifiées, en faisant cela, vous donnez à toute la communauté une possibilité de profiter de vos changements.
90
Du point de vue matériel, c’est l’intégralité du système de
production industrielle qui est contournée. Des innovations en plein essor, comme les imprimantes 3D, semblent en capacité de concurrencer les chaînes d’assemblage des usines.
Déjà, par la réduction croissante de son prix d’acquisition rendant
progressivement sa domestication généralisée envisageable : devenue accessible au même titre que n’importe quel appareil d’électroménager, il serait alors possible pour chaque foyer de disposer d’une usine de production locale, abolissant du même coup, les flux internationaux induits par certaines marchandises.
De plus, par la pondération des coûts de fabrication : une
imprimante étant une machine automatisée traduisant un ordre numérique, les seules différences intervenant dans l’exécution d’une tâche plus ou moins complexe se trouveront dans la quantité de matière utilisée et le temps de travail nécessaire. Ces deux variables ayant un prix de revient quasi nul, la personnalisation ainsi que la complexité deviennent aussitôt admises dans la conception1.
Enfin, certains de ces outils possèdent également la capacité de
se construire d’eux-même à l’identique2, du moins encore partiellement.3 1 Chris Anderson, op.cit., page 52. 2 Dans le domaine de la biologie on parle de métabolisme autofertile. 3 Bryant Adams, "Researchers build a robot that can reproduce", Cornell Chronicle, 2005.
91 Garantissant au pire, des possibilités de maintenances et au mieux, une reproductibilité infinie. Cette aptitude, encore imparfaite, constitue un solide argument à son développement.
3
92
Au-delà des espoirs portés par ces nouveaux outils numériques,
les processus de fabrication sont également revisités. Renversant le triptyque classique : Produire, Consommer, Jeter", les principes de l’économie circulaire proposent de refermer cette chaîne linéaire. Ce qui autrefois était considéré comme un "déchet" est maintenant perçu comme une ressource au sein d’un milieu pouvant être quantifiée et stockée1. Ainsi ce modèle de fabrication invite les concepteurs à mobiliser en priorité ces matériaux déjà disponibles plutôt qu’a s’intéresser à une matière première encore inexploité à fortiori plus difficilement accessible. Mis en place sur des circuits courts, ce dispositif propose l’avantage double d’éviter le gaspillage tout en limitant l’extraction des ressources2.
Après les enjeux d’approvisionnement, ce schéma économique
encourage une circulation généralisée des différents outils et moyens de transformation. L’usure d’une machine étant négligeable en comparaison aux possibilités de création qu’elle permet, cette mise en commun aurait pour premier effet une utilisation de ces biens de manière optimale. Plusieurs études démontrent en effet qu’une majorité d’individus possède aujourd’hui une quantité d’appareils qu’ils n’utilisent que de 1 Camille Bosqué, "Fais le toi-même", Arte, 2016. 2 Grégoire Bignier, "Architecture et économie, ce que l'économie circulaire fait a l'architecure", Eyrolles, Paris, 2018.
93 manière ponctuelle, emprisonnant alors une certaine quantité d’énergie, nécessaire à leur production, alors figée et inexploitée3. Deuxièmement, ces objets étant maintenant mutualisés, elle induit indirectement une diminution de leur fabrication. Enfin elle assure l’apparition d’une coopération entre des individus voire, l’apparition de communauté, pouvant ainsi assurer l’organisation du partage de ces outils, jusqu’à la prise en charge de leur maintenance.
A l’échelle macroscopique, l’assimilation de ces principes par les
infrastructures industrielles existantes semble cependant problématique. L’un des premiers obstacles rencontrés fut celui de l’irrégularité de ces nouvelles "briques" de déchets, incompatible avec le fonctionnement exclusif des filiaires actuelles. Plusieurs actions ont alors été menées, passant d’initiatives de tri en amont des usines au développement de nouveaux matériaux biosourcés, chacune d’entre elles encouragent cette transition vers une écologie industrielle.4
3 Jean-Baptiste Bahers, L'économie autrement 1/4, France Culture, 2017. 4 "La Maison de Jean Prouvé", Nancy, 1954.
4
96
CONCLUSION
En définitive, une production en série n’est pas antinomique avec
une réappropriation de notre milieu, à la condition que les biens qu’elle génère garantissent eux cette capacité d’appropriation. L’image d’une briqueterie nous semble être une bonne illustration de ce principe : même si toutes les briques qui en sorte sont identiques, les formes qu’il sera possible d’obtenir par leur combinaison sont inépuisables. C’est la mise en place d’une forme de travail aliénante, associée à une fabrication intensive et opaque de produit "fini" qui est davantage vectrice de cette perte de lien.
Cette industrie "moderne" étant également en partie responsable
des enjeux climatiques actuels1, nous pouvons observer dans la politique de plusieurs états, notamment la France, la création de réformes allant dans le sens d’un retour à une fabrication vertueuse, proche des valeurs d’un artisanat traditionnel2.
1 Jimmy Carter, "Crisis of Confidence", 1979. 2 Brune Poirson, "Projet de loi sur l'économie circulaire", 2019.
97
Poursuivant l’objectif d’opérer une transition d’un système
linéaire à une organisation circulaire, ces directives encouragent également le développement technique et scientifique.
Cependant, dans le domaine de la fabrication, plusieurs
innovations s’inscrivant dans cette démarche ont d’ores et déjà été découvertes, certaines depuis des décennies. Toutes incarnent des alternatives concrètes et nous ont été rendues largement accessibles, autant d’un point de vue matériel, au niveau des ressources nécessaires à leur acquisition, que du point de vue des connaissances, essentielles à leur utilisation3.
Pourtant, en comparaison avec le volume de production généré
par l'Industrie "classique", leur diffusion reste encore marginale. Son hégémonie semble d’autant plus forte qu’il est maintenant possible pour n’importe qui de commander un article neuf sur internet et de le recevoir à son domicile le soir même. Rendue possible par une dématérialisation du commerce et une automatisation massive des usines apparues il y seulement quelques années, de telles performances n’avaient encore jamais été atteintes.4
3 Vincent Cheynet,"La Décroissance", association Casseur de pub, 2019. 4 Vik Muniz, "Garbage Guanabara Bay in Rio de Janeiro", 2012.
4
Imaginons alors l’hypothèse suivante : un individu souhaitant
posséder un objet quelconque se trouve dans une situation où il lui serait possible de choisir entre deux méthodes. -La première consiste en son achat depuis un ordinateur, entraînant sa livraison immédiate. -La seconde requiert d’abord un accès à des ressources, à la suite de quoi l’individu pourra procéder à sa conception, puis à sa construction. Choisissant de faire abstraction du coût financier, étant dans ces conditions quasi nul, nous constatons que la principale variable entre ces deux procédés se trouve dans la durée de leur exécution.
Paradoxalement, par l’accélération des délais, de trajets,
d’échanges ou de fabrications, la Technique nous a permis de réelles économies de "temps" et c’est, cette même ressource, qui maintenant semble nous manquer pour permettre son Expérience.
104
BIBLIOGRAPHIE ANDERSON Chris, Makers: la nouvelle révolution industrielle. Montreuil, Pearson, 2012. BIGNIER Grégoire, "Architecture & économie, ce que l'économie circulaire fait à l'architecture", Eyrolles, 2018. BRAVERMAN Harry. Labour and Monopoly Capital: The Degradation of Work in the Twentieth Century, New York: Monthly Review Press, 1976. BRAWAND Antoine, NECKER Louis, PREISWERK Yvonne, PROVANSAL Danielle, SABELLI Fabrizio, et VALLET Jacques, La fin des outils: Technologie et domination, Graduate Institute Publications, 1977. CRAWFORD Matthew B., Éloge du carburateur: essai sur le sens et la valeur du travail, Paris: La Découverte, 2016. DEWEY John, My Pedagogic Creed, Creative Media Partners, LLC, 2018. École nationale supérieure du paysage, Déchets., 2016. EYAL Nir et DESCHAMPS Pascale-Marie, Hooked : comment créer un produit ou un service qui ancre des habitudes, Eyrolles, 2018. FRIEDMANN Georges, Le travail en miettes: spécialisation et loisirs, Gallimard, 1983. ISAACSON Walter, Les innovateurs : Comment un groupe de génies, hackers et geeks a fait la révolution numérique, Jean-Claude Lattès, 2015. LALLEMENT Michel, L’ âge du faire: hacking, travail, anarchie, 2015. LEBOUTTE René, Reconversions de la main-d’œuvre et transition démographique: les bassins industriels en aval de Liège, XVIIe-XXe siècles, Paris: Les Belles Lettres, 1988.
105
MAIETTA Andrea, ALIVERTI Paolo, et SAMBLANCAT Gérard, Devenez maker !: le guide pratique pas à pas, 2017. MARX Karl, Le capital, Paris: Les Editions sociales, 2016. MÉNARDON Marcel, La Mécanique automobile : Les organes de transmission et d’utilisation. Chotard, 1979. MENICHINELLI Massimo, Fab lab: la révolution est en marche. Paris: Pyramide, 2015. MOUNTFORD S. Joy, The Art of human-computer interface design, Brenda Laurel, 1990. MUMFORD Lewis, Technique et civilisation, Parenthèse, 2016. RICARD Laurent, NOOR Ophélia, et BOSQUÉ Camille, FabLabs, etc.: Les nouveaux lieux de fabrication numérique, Sérial Maker ; Eyrolles, 2015. RIFKIN Jeremy, La nouvelle société du coût marginal zéro: l’Internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, 2016. RIOUX Jean-Pierre, La révolution industrielle: 1780 - 1880, Nouvelle éd. Points Histoire 6. Paris: Éd. du Seuil, 2015. SMITH Adam, La Richesse des Nations, William Strahan, 2015. STALLMAN Richard M., et GAY Joshua. Free Software, Free Society: Selected Essays, Boston, Mass, Free Software Foundation, 2002. TAYLOR Frederick W., Principles of Scientific Management - 1911, Univ. Cornell, 2009. TAYLOR Frederick W., Shop Management, Kessinger Publishing Co, 2004. VERLEY Patrick, La révolution industrielle, Collection folio Histoire, Paris, Gallimard, 1997. WARK McKenzie, A hacker manifesto. Cambridge, MA: Harvard University Press, 2004.
106
ARTICLES ET ETUDES LABOUROT Damien, "Pegatron : ASUS se séparerait définitivement de sa filiale", NextInpact, 2012. HOURDEAU Frédéric, "L'espérence de vie moyenne d'un ordinateur", Aiservice, 2013. DEDIU Horace, "Determining the average apple device lifespan", Asymco 2018. BOUCQ Isabelle, "Qui fabrique vraiment nos PC ?", 01net, 2008. CHAIGNEAU Cécile, "La Mantilla, un programme de 50M euros sortit de terre", La Tribune, 2015. PUJOL Séverine, " Agglomération montpelliéraine, une dynamique immobilière encore plus forte que la croissance démographique", Insee, 2018. SCUSCA Vincent, "La Smart City ne pourra être habitable que si elle prend en compte l'animalité de l'homme, l'émotion, le rêve, le défaut", La Tribune, 2019. BOUTILLIER Sophie, "Colbert et les manufactures, succès et échecs d’un capitalisme administré", Université du Littoral-Côte d’Opale, Paris, 2018. MENDELS Franklin F., "Industrialization and Population Pressure in Eighteenth-Century Flanders", Université du Wisconsin, 1969. BLANKENSHIP Loyd, "Hacker Manifesto", Phrack, 1986. BERGÉ Frédéric, "C'est fini pour Quirky, le site web pour inventeurs allié d'Auchan", Bfm buisness, 2015. ROUFF Katia, "Une histoire de l’éducation populaire", Lien Social, 2007. FREINET Célestin, "Le tâtonnement expérimental", Document de l'institut Freinet, Edition de l'Ecole Moderne, 1966. FLOOD Alison, "Amazon Christmas boycott campaign gathers weight", The Guardian, 2014,
107 CALMECA, "Les machines à calculer de Blaise Pascal", 2018. CREDOC, Enquêtes sur les "Condition de vie et les Aspirations", 2017. INSEE, "Tableau de l’économie Française par ménage", 2019. SCARSELLA Anthony, " Worldwide Quarter Mobile Phone Tracker", IDC. ENNS, Etude Nationale Nutrition Santé, 2006. INCA3, étude individuelle nationale des consommations alimentaires, Anses, 2015. TECMARK, " How often do YOU look at your phone?", 2018. BENEDICTUS Leo, " Chinese city opens 'phone lane' for texting pedestrians", The Guardian, 2014. BUSBY Mattha, "Social media copies gambling methods 'to create psychological cravings", The Guardian, 2018. LEFAIX Éléonore, "Cambridge Analytica : Facebook paie l’amende de 500 000 livres, mais ne reconnait toujours pas sa responsabilité", Siècle Digital, 2019. ADAMS Bryant, "Researchers build a robot that can reproduce", Cornell Chronicle, 2005. CHEYNET Vincent,"La Décroissance", association Casseur de pub, 2019. BOSQUÉ Camille, " La fabrication numérique personnelle, pratiques et discours d’un design diffus : enquête au coeur des FabLabs, hackerspaces et makerspaces de 2012 à 2015.", Thèse, Art et histoire de l’art, Université Rennes 2, 2016.
108
SOURCES DIVERSES STALLMAN Richard, "Logiciels libres et éducation. Liberté, égalité, Fraternité", 2012 / "Free software, free society", TEDx,Geneva, 2014. VIALLET Jean-Robert, "l'Homme a mangé la Terre", Arte, 2019. BOSQUÉ Camille et PAVILLARD Adrien, "Fais le toi-même", Arte, 2016. "Cas Holman, Création de jouets", Netflix, Abstract l'art du design, 2019. "Capitalisme", Arte, 2014. "La tradition industrielle du Vimeu", Image de Picardie, France 3, 1975. "l'Automobile en France : Renault Boulogne Billancourt", Pathé, 1934. "La fabuleuse aventure du micro ordinateur", Comment ça marche, 1994. "Shenzhen The Silicon Valley of Hardware", Wired, Future Cities, 2016. "30 ans après la libéralisation des ondes françaises, que reste-il des radios libres ?", Le choix de la rédaction, France Culture, 2011. "l'Économie autrement", Entandez-vous l'éco ?, France Culture, 2017. "Que reste-t-il du logiciel libre ?", Du grain à moudre, France Culture, 2018.
109