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1.3 Quelles sont les fonctions des représentations ?
1.3.1 Les représentations permettent aux individus de partager une réalité commune
Piaget (1936) s’est intéressé aux fonctions représentatives chez l’enfant. Au cours de son développement, l’enfant développe la capacité de se représenter quelque chose d’absent. À ce stade situé entre deux et cinq ans, celui-ci obtient la capacité de produire des images mentales sur la base d’évocations de réalités absentes. C’est ce que Piaget nomme, la pensée concrète. Progressivement va se greffer à cela la capacité d’associer et de modifier ces images à son gré afin de produire quelque chose. Piaget parle alors d’imagination créatrice. Enfin, l’enfant acquiert la possibilité de créer des représentations conceptuelles sur la base d’un système de concepts et schèmes mentaux. Pour lui, le processus de représentation chez l’enfant reste assez longtemps indépendant des influences sociales. Ce n’est que plus tard que l’individu construit et partage avec d’autres des représentations.
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À ce moment précis, les représentations acquises par l’individu lui permettent de partager la même réalité que les autres. Associé au langage, les représentations fondent une réalité commune entre les individus leur permettant de s’entendre sur un même référentiel : si l’on prononce le mot « oiseau », tout le monde s’accorde sur une définition minimale de l’objet. En effet, bien que nous n’ayons pas tous les mêmes connaissances sur les oiseaux, l’ensemble des individus partage une représentation sommaire de l’animal. Comme nous l’avions présenté, les représentations sont construites sur les bases de modèles mentaux simples, cohérents et familiers. La simplicité de la représentation « prototype » (Rosch, 1973) de l’oiseau permet donc aux individus de s’entendre, à minima, sur ce qu’est un oiseau.
La représentation est donc bien « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social. » (Jodelet, 2003). Lorsque Jodelet dit des représentations qu’elles ont une « visée pratique » entend-elle par-là que les individus s’en servent pour agir en situation ?
Nous verrons en effet qu’au-delà de fournir aux individus des clefs de lecture de la réalité, les représentations servent également à guider leur action.
1.3.2 Les représentations comme guide de l’action collective
Pour Jodelet (2003), si les représentations parviennent à guider l’action c’est qu’elles donnent aux individus des raisons d’agir. En effet, nous avions vu précédemment avec la théorie du noyau central d’Abric (1976), que les éléments centraux d’une représentation donnent une « valeur » à l’objet représenté, une « orientation générale » positive ou négative qui s’avère déterminante pour l’action. Cette valeur de l’objet de la représentation donne à l’individu des raisons d’agir.
En partant des travaux de Weber (1904) sur la rationalisation des activités économiques et l’émergence du capitalisme Raymond Boudon a produit de nombreux travaux sur l’action sociale et la rationalité comme Effets pervers et ordre social (1977), et des essais tels que la logique du social (1979), ou encore Raisons, bonnes raisons (2002) et enfin Essais sur la théorie générale de la rationalité (2008). L’auteur montre qu’il est impossible que les individus agissent toujours en vue de maximiser leurs bénéfices tout en minimisant les coûts. Pour lui, cette thèse de la rationalité instrumentale est largement remise en question par le fait que les individus agissent selon leurs valeurs et leurs croyances. Boudon propose de nommer cette rationaliste d’axiologique. Plus largement, l’auteur considère que les individus ont de bonnes raisons de croire en une théorie ou d’agir d’une certaine façon tant que leurs croyances n’ont pas été remises en question par un fait établi. La rationalité cognitive telle qu’elle est nommée permet ainsi d’expliquer pourquoi les scientifiques ont pu défendre certaines théories fausses de manière tout à fait rationnelle.
En reprenant les travaux de Weber (1904) qui reconnaissait déjà le caractère rationnel de l’action en valeurs, Boudon étend la rationalité à nombres de situations en faisant le constat suivant : bien que les individus agissent parfois pour des raisons irrationnelles du point de vue instrumental, ceux-ci ont toujours de « bonnes raisons » d’agir (Boudon, 2008). En effet, l’auteur ne manque pas de rappeler que « bonnes raisons » ne signifie pas toujours « justes raisons ».
Ainsi, nous pouvons dire que la « valeur » attribuée à l’objet représenté (ou « l’orientation générale ») donne à l’individu des raisons d’agir. Nous avons vu qu’au-delà d’être juste ou faux ces mêmes raisons sont surtout « bonnes » pour l’individu, car elles lui apparaissent cohérentes.
À travers son étude sur les représentations alimentaires, Saadi Lahlou (2002) a montré que les individus mobilisent leurs représentations comme « des modes d’emploi des objets du monde »
qui guident leurs actions. « Notre vision de la pomme, du chou, du porc ou des escargots n’est pas une représentation imagée de la nature. Les représentations sont des modèles d’action : elles déterminent ce qui est bon à manger et ce qui ne l’est pas, et comment il faut le manger. Car les représentations ont d’abord pour but d’être efficaces : qu’elles soient justes ou fausses, élégantes ou non est moins important que leur simplicité et leur prédictibilité. » Ainsi, l’action est guidée par ces « modes d’emploi » offerts par les représentations.
En partageant un certain nombre de représentations ou d’éléments de représentations, les individus sont capables d’agir en présence de l’autre, car la représentation « oriente et
organise les conduites et communications sociales » (Jodelet, 2003, p53.) Ainsi, pour orienter et ajuster leurs comportements par rapport à autrui, les individus mobilisent des représentations donc : «en un mot comme en mille, la représentation sociale est une modalité de connaissance particulière ayant pour fonction l’élaboration des comportements et la communication entre individus » (Moscovici, 1976, p26).
Les individus ont donc recours aux représentations comme ressources pour agir dans un environnement social, autrement dit « les représentations servent à agir sur le monde et sur autrui. » (Dortier, 2002)
Ainsi, les représentations de la pollution de l’air, que nous allons étudier au sein de notre population d’enquête pourraient avoir plusieurs fonctions chez cette dernière :
• Les représentations permettraient de «représenter » la pollution dans l’air qui par
nature est invisible. De cette façon les individus lui donneraient un sens, des propriétés, une nature, des caractéristiques, une valeur, etc.
• Les représentations permettraient d’agir sur la pollution, de la détecter, de la
mesurer, de s’en protéger.
• Les représentations, lorsqu’elles seraient partagées, viendraient guider la
mobilisation collective contre la pollution au sein de l’école
2. Les représentations de la pollution de l’air
2.1 Une pollution qualifiée « d’invisible »
2.1.1 Le caractère ambivalent de l’air dans les représentations : le « bon air » et « l’air vicié »
Après avoir défini précisément le concept de représentations en sciences sociales, rentrons maintenant au cœur du contenu des représentations de la pollution au sein de la population interrogée. Pour ces derniers, l’air revêt un caractère ambivalent autant source de vie que de morts. S’il fait vivre les plantes, les animaux et les humains, il est aussi vecteur de maladie. L’air comporte un caractère ambivalent à la fois curatif (« prendre l’air », « changer d’air », « le bon air de la campagne », etc.) et nocif lorsqu’il manque ou lorsqu’il est chargé de particules et composés néfastes pour la santé. L’air a donc une qualité, il est dit « bon », « mauvais », « pollué », etc.
« Je pense qu’on peut dire qu’ici (à l’école Michel Servet), l’air est vraiment vicié. »
Cependant, de par son caractère invisible, l’air équivaut à l’invisible voire à l’inexistence des choses comme en témoigne cette personne :
« La pollution, ça se voit, ça ne se sent pas, ça n’existe presque pas, mais ça devient réellement problématique quand il y a des cas d’asthme, de maladies. »
Ou encore cette autre personne : « Il y a des jours où on a des sursauts de prise de conscience parce que ça se voit, mais en fait le danger il est tous les jours et il est dans la durée. »
Selon Gilbert Durand (1969), l’eau, le feu et la terre sont davantage visibles, matériels, alors que l’air fait partie du monde invisible, aérien, spirituel. L’air est associé dans les cultures hindoues au souffle de vie, indispensable à tout être vivant. (CHEVALIER et al, 1982) Toujours chez les hindous, l’air, le souffle est l’élément « purificateur ». Il est incarné par la figure de Vâyou, Dieu
du vent, du souffle, libre et insaisissable. (DURAND, 1969). D’ailleurs, il est représenté sur une antilope, animal connu pour sa rapidité. Respirer, « c’est, s’assimiler le pouvoir de l’air ; si l’air est symbole du spirituel (comme nous l’avons vu précédemment), du souffle, respirer sera s’assimiler un pouvoir spirituel. » (CHEVALIER et al, 1982, p.933) Respirer équivaut donc à purifier son corps et son âme. Dans la mythologie égyptienne, Shou, est la représentation anthropomorphique du souffle vital, de l’air. Il sépare le ciel de la terre, fait vivre les hommes et fait renaître les morts. Dans une représentation de Shou visible au Musée du Louvre, on le voit tenant dans sa main droite la clef, symbole de la vie.
Si l’air comporte ces deux facettes, cette ambivalence, il est important de noter que son caractère invisible renforce le flou et l’imprévisibilité du passage d’un état à un autre.
Le caractère dangereux de l’air peut se révéler sous certaines conditions qui rendent sa perception sensible possible : odeurs, gênes respiratoires et ORL, vue, etc. Dans la suite de notre exposé,
nous approfondirons cet aspect et nous verrons comment les individus apprennent progressivement à rattacher certaines manifestations à la présence de pollution. Nous verrons aussi comment ces derniers apprennent à mobiliser leurs sens pour détecter et se protéger de la pollution.
Mais avant cela, il nous semble essentiel d’insister sur les représentations des effets sur la santé de la pollution de l’air. Dans cette perspective, comment les individus pensent le risque de la pollution de l’air pour la santé de leurs enfants ?
2.1.2 La pollution comme une « bombe à retardement »
Un aspect essentiel est ressorti lors des entretiens avec les personnes interrogées concernant leur perception des risques pour la santé de la pollution. Selon eux, l’exposition prolongée de leurs enfants à des niveaux élevés de pollution entrainerait un certain nombre de pathologies respiratoires irréversibles et extrêmement inquiétantes. Les personnes interrogées qualifient régulièrement la pollution de l’air de « bombe à retardement » dans le sens où on ne pourrait prédire ni ses effets ni son échéance. Une telle incertitude face aux risques génère chez ces personnes une anxiété qui est largement ressortie lors des entretiens.
« C’est clair, moi je culpabilise d’avoir mis mes enfants dans un endroit mauvais pour leur santé. Je n’ai pas envie de rester ici trop longtemps, car je sais qu’à long terme c’est forcément très mauvais. »
Selon une étude menée par Christophe Gibout et Irénée Zwarterbrook sur les représentations et la gestion des risques environnementaux dans le Dunkerquois (2013), les auteurs montrent que les habitants redoutent d’autant plus la radioactivité qu’elle est qualifiée « d’invisible » et « sans odeurs ». Les personnes interrogées dans cette enquête comparent le risque de l’accident nucléaire à un « monstre apparemment domestiqué » susceptible de « sortir de sa cage » à tout moment et de dévorer les habitants voisins.
Nous retrouvons quelques similarités dans les discours des personnes interrogées sur la pollution de l’air à l’école Michel Servet. Pour eux, il ne s’agit pas précisément d’ un monstre imprévisible, mais d’une bombe à retardement. Dans les deux cas, nous retrouvons cette idée de dangerosité et d’imprévisibilité. La radioactivité comme la pollution dans l’air sont toutes deux des formes de danger invisible, sans visage, qui menace les individus et en particulier ceux qui ignorent sa présence. La figure du monstre ou celle de la bombe permettent aux individus de rattacher une image, une représentation au sens propre du terme, à un phénomène.
2.1.3 Symptômes respiratoires/ORL et diagnostic profane
Si pour certaines personnes interrogées la pollution de l’air menace la santé future des enfants de l’école, celle-ci pourrait aussi avoir des effets immédiats. Face à des symptômes respiratoires et/ou ORL visiblement allergiques très probablement dû aux pollens, certains parents désignent la pollution de l’air comme l’unique responsable. Si l’on sait que la pollution accroit les effets néfastes des pollens, car elle fragilise les systèmes respiratoires, elle n’est généralement pas la cause immédiate des symptômes. Pourtant, selon les personnes interrogées, la pollution serait à l’origine de toutes les manifestations physiques ORL et respiratoires de leurs enfants (rhinorrhée, dyspnée sibilante, conjonctivite, etc.). Les possibles allergies aux pollens et autres (aggravés par la pollution) ne sont pas du tout abordées. Nous voyons donc que l’origine des symptômes est bien construite à travers les représentations. Dans un contexte qualifié de pollué, les personnes interrogées accusent massivement la qualité de l’air tout en omettant un ensemble d’autres facteurs environnementaux (pollens, acariens, phanères de chats et chiens, etc.).
« Je le vois moi chez tous les gamins des quartiers urbains comme ça dans des contextes très pollués, les gamins ont les respirations qui sifflent, des bronchites à répétitions, des rhinites. »
Un autre père de famille témoigne de ce ressenti, mais avec plus de nuances : « On est vite oppressé par l’odeur je trouve et donc on se pose forcément des questions sur nos voies respiratoires et sur l’impact que ça a en permanence au quotidien. Les gamins vont au parc dans le quartier, mais voilà on ne peut pas s’empêcher de vivre non plus hein. N’empêche que ça crée beaucoup de questions. Ma fille ainée est asthmatique, mes enfants sont tous sujets à de l’eczéma, bon ce n’est peut-être pas que dû à la pollution, mais tous ces éléments là ça n’aide
pas. »
Nous voyons bien à travers ces témoignages l’incertitude qui entoure la pollution et ses conséquences sur la santé. Si la première personne interrogée considère que les enfants de milieux urbains sont tous sujets à un ensemble de pathologies liées à la pollution, la seconde elle, est plus modérée en considérant que la pollution est seulement l’un des facteurs déclenchant ou aggravant les pathologies respiratoires.
2.2 Apprendre à « sentir » la pollution
2.2.1 Apprentissage et usage du sensible pour détecter la pollution
Nous avons vu au début de notre exposé que de nombreux individus insistaient sur le caractère invisible de la pollution de l’air et d’ailleurs, un certain nombre d’éléments mythologiques le confirmait. Cependant, ce n’est pas tout à fait exact, car dans la réalité, il est possible de « sentir » la pollution. Bien que les polluants en eux-mêmes soient invisibles, ils peuvent apparaitre sous certaines conditions météorologiques sous forme d’un nuage. Si on ne peut pas sentir les particules fines, car elles n’ont pas d’odeurs, les gaz d’échappement, eux, émettent une odeur d’hydrocarbure forte. Les nuisances olfactives générées par la circulation automobile peuvent être le signe de la présence de fortes concentrations de polluants dans l’air.
Ainsi, bien que les personnes interrogées qualifient la pollution « d’invisible », ils affirment néanmoins recourir très régulièrement à leurs sens afin de détecter la pollution et de « mesurer » sa concentration dans l’air.
Ce n’est peut-être donc pas tellement la pollution en elle-même qui est invisible, mais ses risques pour la santé.
Indirectement, les individus interrogés parviennent à détecter la pollution grâce à leurs sens (ouïe, odorat, vue), mais cette compétence n’est pas innée. En effet, ces derniers ont appris à « sentir » la pollution ou plus précisément à attribuer à la pollution tel ou tel signe. Comme nous l’avons vu dans l’introduction théorique de cette partie sur les caractéristiques et fonctions des représentations, celles-ci sont construites et transformées lors de multiples interactions sociales et à partir de nombreuses informations expertes et profanes sur le sujet.
« C’est vrai que je n’avais pas vraiment conscience de cette problématique de la pollution avant les retours de l’école, les relevés de taux de pollution dans l’air, la fermeture de la cour, tous ces éléments-là ont quelque peu été déclencheur selon moi de la prise de conscience de cette pollution dans cette zone de vie là. Mais c’est vrai que plus j’ai été informé sur ça, plus moi-même j’ai ressenti des gênes olfactives très souvent. En centre-ville on ne fait que sentir des odeurs d’hydrocarbures, ça pue. »
Dans l’extrait précédent, la personne interrogée montre très clairement comment l’évolution de ses représentations en matière de pollution de l’air a entraîné une plus forte compétence à « sentir » et détecter la pollution.
« J’ai grandi dans une toute petite ville en plein milieu des champs et à 18 ans, 20 ans pour faire des études je suis venu à Lyon. Depuis que j’y suis, je me mouche toute l’année. Ce n’est pas vraiment des allergies, des sortes de rhumes, mais ce n’est pas des rhumes. Je pense que c’est à cause de la pollution. »
Selon cette dernière, ses rhinorrhées auraient débuté dès son arrivée à Lyon et seraient liées à la pollution de l’air. Pourtant, il est très probable qu’il s’agisse d’un symptôme allergique. En effet, les recherches en immuno-allergologie montrent bien que l’allergie ont des origines multifactorielles exogènes (pollens, pollution, insectes, poussière, cigarette) autant qu’endogènes (hormones, gênes, stress, etc.). En l’absence d’une expertise médicale précise, la personne interrogée procède à un autodiagnostic de ses symptômes. Elle nous exprime un ensemble de