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UNE HISTOIRE DE LA BEAUTÉ, DE L’ANATOMIE AU DESTIN
Passionné d’art contemporain, érudit et amoureux de la beauté, le Dr Jacques Ohana, chirurgien plasticien et auteur de l’ouvrage “La Diagonale du corps – De l’anatomie au destin”, propose ici une réflexion historique sur les pratiques de beauté à travers les siècles et les mutations profondes qui ont permis au corps libéré de ses contraintes de retrouver une place de premier plan dans l’ordre des préoccupations individuelles. Un contexte qui permet de mieux comprendre les demandes en matière de chirurgie et médecine esthétiques exprimées aujourd’hui par les patients qui traduisent le refus d’une fatalité anatomique et le rêve de cha cun de devenir le maître et le coauteur de son identité. -
La beauté raconte l’idéal de perfection plastique auquel rêve une société et sa quête incessante est une constante dans l’histoire de l’Humanité. Cette beauté, les Anciens l’ont mise en scène à travers un certain nombre de mythes, de Narcisse fasciné par sa propre image à Pandore, première femme de l’Univers, parée de toutes les grâces et fécondant les arts, dont la curiosité fut source de tous les maux de la terre. Hormis la beauté divine, cette grâce ce ne s’est jamais pour autant donnée comme naturelle. Hommes et femmes ont toujours éprouvé la nécessité de se peindre le visage et le corps, d’y inscrire des marques rituelles, d’y opérer des transformations formelles selon des considérations symboliques, esthétiques, érotiques ou religieuses.
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LE CULTE DE LA BEAUTÉ À TRAVERS LES ÂGES
La Préhistoire nous livre ainsi les premières représentations humaines où les Vénus paléolithiques, opulentes stéatopyges, illustrent une déesse mère symbole de fertilité et d’abondance. Plus tard, l’Égypte antique, dominée par l’obsession de l’au-delà et les rituels de passage à l’autre monde, voue à la beauté un véritable culte et représente ses divinités d’une façon à la fois digne et austère, éloignée de toute considération terrestre. Chez les Grecs anciens, le corps humain se doit quant à lui d’être conforme au cosmos qui régit le principe d’ordre et d’harmonie et définit les justes proportions : la beauté du corps sculpté par l’exercice et la beauté intérieure construite par la philosophie doivent à terme se rejoindre pour créer l’idéal d’une transcendance entre le microcosme (le corps) et le macrocosme (l’univers). À l’époque, la cosmétique désigne d’ailleurs cette médecine visant à améliorer le corps humain par la toilette, la gymnastique et lutter contre les flétrissures de la peau. Du côté de la Rome antique, les soins de l’apparence sont un devoir pour soi et à l’égard d’autrui, que ce soit dans les stades ou les gymnases que l’on fréquente au quotidien. Bains d’eau et de vapeur, massages et éradication des odeurs corporelles sont pratiqués dans l’intimité des thermes sur un corps souvent intégralement épilé. Le médecin Galien de Pergame (129-201), pour qui beauté et santé vont de pair, y pose déjà les jalons d’une médecine esthétique jusque dans sa légitimité et compose le cérat, mélange d’huile d’olive, de cire d’abeille et de plantes aromatiques aux vertus thérapeutiques, ancêtre des fameuses cold creams que nous connaissons aujourd’hui. Au Moyen-Âge puis au cours des siècles suivants, la société occidentale, fortement encadrée par les contraintes d’une Église toute puissante, reste imprégnée des canons et modèles grecs. Le souci de l’apparence, avec le maquillage et les artifices vestimentaires, devient primordial pour se distinguer et réussir socialement. Les courtisanes dissimulent leurs rides à l’aide de colle de poisson et de céruse (blanc de Saturne hautement toxique), mettent en avant leurs poitrines, redressent leurs omoplates, contiennent leurs ventres sous des corsets baleinés, exacerbent leurs hanches grâce à de petits coussinets et dissimulent parfois un pied difforme par des attelles dans une chaussure
blanche de cuir fin. Sous le règne de Louis XVI, la mode des talons médians, hauts d’un pouce et demi, oblige ensuite les femmes à projeter leur corps en arrière pour conserver l’équilibre, posture faisant alors saillir les seins dans une érotique singulière, reflet d’alors du goût d’une société.
VERS UNE NOUVELLE MORALE DU CORPS
C’est au XIXe siècle que va considérablement croître et s’épanouir la préoccupation esthétique. La déchristianisation en Europe, la révolution industrielle, la croissance économique, l’émancipation de la femme, l’accès aux loisirs et à un plus grand confort sont autant d’étapes majeures qui vont permettre au corps libéré de ses contraintes de retrouver une place de premier plan dans l’ordre des préoccupations individuelles. Le développement des hauts miroirs sur pied qui favorisent une vision globale du corps puis la photographie, qui vulgarise le portrait individuel, anéantissant par leur réalisme toutes illusions de jeunesse ou de beauté. Le siècle suivant sera celui d’un corps affranchi et émancipé dont la beauté s’exprime et se démocratise. Le cinéma, qui vient révéler le visage en gros plan dans une sorte de relation intime mais distante, entretient les préoccupations esthétiques, en même temps que les femmes et les hommes s’identifient aux acteurs. Les cheveux sont raccourcis, les jambes sont exhibées par la mode de Coco Chanel et le teint hâlé et séduisant de Joséphine Baker vient questionner la blancheur laiteuse. Au cours des décennies suivantes, Lauren Bacall, Ava Gardner et Brigitte Bardot notamment sont les nouveaux sex-symbols qui succèdent à plantureuse Lillian Russell. Puis dans une société de consommation des années 60, le mannequin Twiggy, androgyne et filiforme, revendiquera sa maigreur. Les stars hollywoodiennes seront ensuite remplacées par les mannequins et les vedettes de la télévision, puis par celles du Net, des blogs, des séries et de la télé-réalité, Kim Kardashian en tête, le monde du spectacle, du cinéma, de la mode et de la communication numérique imposant avec les réseaux sociaux d’impitoyables castings. Dans des sociétés devenues cosmopolites et modernes, à l’heure de l’information par satellite où chacun bénéficie d’un accès immédiat au monde, les critères de beauté se mélangent, s’unissent et se modifient. Si tous les extrêmes coexistent, entre l’académisme le plus strict et la beauté aux formes exotiques, naturelles, plantureuses, androgynes et aux émotions plurielles, le canon d’une beauté composite semble se dessiner, rassemblant la finesse asiatique, la volupté latine au visage mat, des yeux en amande, un nez droit et des lèvres pulpeuses.
LA CHIRURGIE OU L’ÉPANOUISSEMENT DE SOI
Face à ces injonctions fortes qui exigent de chacun une remise en question permanente dans tous les domaines - physique, intellectuel, social, professionnel et affectif -, la tentation est désormais grande de vouloir se présenter sous un meilleur jour et de s’identifier à un idéal de beauté ou de séduction. Et ce souci de soi ne se contente plus de techniques éphémères et partielles, il exige une métamorphose efficace et durable. Quelle que soit la réflexion philosophique que l’on peut mener par rapport aux fantasmes de la fontaine de Jouvence, quelles que soient les limites que l’on peut se fixer par rapport aux techniques de beauté et de rajeunissement, c’est dans ce contexte qu’il importe d’analyser l’importance, l’intérêt et les bouleversements que la médecine et la chirurgie esthétiques vont apporter, et dont la demande ne cessera d’augmenter pour ce qui apparaît à certains comme un passeport légitime ouvrant la voie à l’épanouissement de soi, dans sa vie privée comme professionnelle. Il convient d’entendre, dans les demandes ainsi exprimées par des patients, dans le recours, aujourd’hui aisément admis, à des interventions chirurgicales qui permettent de se rapprocher davantage d’un moi idéal ou de ralentir les effets du vieillissement, l’expression d’une revendication identitaire devenue accessible et le refus d’une fatalité anatomique. Et la grande majorité de ces demandes s’inscrit dans un espace cohérent et légitime d’harmonie et d’embellissement, corrigeant ainsi certaines disgrâces que la nature, l’hérédité, le temps ou les perturbations métaboliques n’ont su éviter. La chirurgie esthétique apparaît alors sous un jour tout à fait particulier. Élément culturel à part entière, elle participe à l’adaptation et à l’évolution de la nature. Métamorphose formelle, elle constitue une véritable thérapie de l’image de soi et trouve une spécificité toute particulière dans le caractère définitif de son efficacité. Cette nouvelle morale du corps va ainsi dans le sens d’un renforcement de l’identité individuelle. Il ne s’agit plus de se conformer à un canon idéal de beauté et d’harmonie, mais de trouver l’harmonie singulière de son propre corps. Fort heureusement, les critères de beauté ne s’imposent pas comme une dictature, et à chacun d’y répondre à sa manière, en y apportant ses propres nuances. Ainsi chacun pourra sculpter sa propre image et rompre définitivement avec la célèbre formule de Freud qui a pesé inconsciemment sur nombre de générations : “L’anatomie, c’est le destin!”.