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UNE ASSIETTE DANS LA TÊTE

De nos jours, on n’achète plus un aliment sans penser aux calories, à l’environnement et à comment il sera beau dans l’assiette! Manger n’est plus banal. Est-ce une bonne chose?

PAR ISABELLE BERGERON

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On a l’impression qu’autour de nous, on parle de nourriture partout, tout le temps? C’est parce que c’est le cas. En 2010, 3,64 % du contenu des médias était consacré à l’alimentation. En 2014, ce pourcentage est passé à près de 6 %, selon la firme Influence Communication. «Il y a une quinzaine d’années, l’alimentation a commencé à prendre de plus en plus d’importance, constate Jean-Pierre Lemasson, professeur au département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM, dont la gastronomie et l’histoire de la cuisine et de l’alimentation sont les domaines de prédilection. Depuis cinq, six ans, cette tendance est particulièrement marquée.»

Notre intérêt pour tout ce qui touche la question alimentaire est bien réel et se traduit par un éventail de comportements. Le premier est le développement de petites communautés de foodies, épicuriens gourmets à la recherche des meilleurs restos, recettes et aliments et se servant notamment des médias sociaux pour mettre en scène leurs découvertes culinaires. «Ils vivent l’alimentation comme une expérience qui doit sortir de l’ordinaire», illustre Jean-Pierre Lemasson. Mais aussi comme une activité sociale, un loisir.

Ce même engouement explique la popularité des émissions en rapport avec la bouffe, plus nombreuses que jamais. «On regarde les émissions culinaires comme s’il s’agissait d’un divertissement, note le nutritionniste Bernard Lavallée, fondateur du site Web nutritionnisteurbain.ca. Et pourtant, les Québécois cuisinent moins!» En effet, selon Statistique Canada, on passerait en moyenne 45 minutes par jour dans nos cuisines, nettoyage d’après-repas inclus, comparativement à 80 minutes il y a 20 ans. Une chute bien sûr attribuable en grande partie à la présence accrue des femmes sur le marché du travail. «Cuisiner est devenu un loisir pour plusieurs, estime Bernard Lavallée. Quelque chose qu’on fait les fins de semaine. Ce n’est pas mauvais en soi, mais si on ne cuisine qu’une fois par semaine, ce n’est pas idéal.»

PLUS ÉCOLO, PLUS SANTÉ

Deuxième tendance lourde: l’importance accordée à la dimension sociale de l’alimentation et à son impact sur l’environnement. «Les gens sont mieux informés et davantage conscients de l’empreinte écologique que laisse l’industrie agroalimentaire, dit Bernard Lavallée. Ce qui est une excellente chose! On

«J’ai quelques amies qui aiment se retrouver les samedis pour faire de la bouffe ensemble. Elles s’échangent des recettes et se donnent des trucs. Je dois être une extraterrestre, car je n’y comprends rien. On cuisine, on mange. J’aime bien ça, mais il n’y a pas de quoi disserter pendant des heures sur l’art de faire cuire le saumon!»

Olivia, 28 ans

«Je lis les livres de recettes comme s’il s’agissait de romans! Ça me passionne vraiment. Pourtant, je ne cuisine pas tant que ça, mais j’aime voir ce qu’on peut faire avec les aliments. Et j’aime croire qu’un jour, j’aurai le temps de cuisiner tout ce que je vois!»

«Je crois vraiment qu’on est les aliments qu’on consomme. J’en ai toujours conscience quand j’achète de la nourriture et que je cuisine. Je ne vais presque plus au resto à cause de ça d’ailleurs, car je n’ai pas le plein contrôle sur ce que je mange. Oui, ça occupe beaucoup de place dans ma tête, et oui mes amis me trouvent souvent fatigante! Mais ça serait de l’inconscience de faire abstraction de l’impact des aliments sur la santé quand on lit toutes les nouvelles qui circulent à ce sujet!»

Isabelle, 37 ans

«Je l’avoue, je suis snob. J’aime recevoir pour impressionner. J’ai un ami qui est chef et, quand j’arrive à lui en mettre plein les yeux, je me sens très fière de moi! En revanche, quand mes invités ne s’extasient pas devant les plats que j’ai préparés, je vis ça comme un échec.»

commence à avoir le réflexe de vérifier la provenance des aliments, d’acheter local, de manger moins de viande. [Selon le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ), la consommation annuelle de viande rouge serait passée de 46 kg par personne en 2001 à 38 kg en 2012.] Avoir ce souci de protéger l’environnement est nécessaire, je pense, mais il ne faut pas non plus capoter avec ça et en faire une obsession.»

Une obsession comme celle que manifestent un nombre croissant de personnes à l’égard de l’alimentation et de son impact sur leur santé. «On est dans l’ère du “nutritionnisme”, illustre Geneviève Nadeau, nutritionniste et auteure. Maintenant, on ne mange plus des aliments mais des vitamines, des protéines, des antioxydants...» Une préoccupation qu’un médecin américain, en 1997, a baptisée orthorexie. Il se peut qu’on en soit atteint si on angoisse à l’idée de manger des aliments qu’on estime mauvais pour la santé et qu’on se conforme à un régime strict qui n’intègre que de la nourriture qu’on juge saine. Environ 1 % de la population en souffrirait, mais il s’agit d’un chiffre non officiel puisque l’orthorexie n’est pas (encore) considérée scientifiquement comme un trouble de comportement alimentaire.

Cela dit, une large proportion de la population se soucie sérieusement de l’impact des aliments sur la santé sans en faire nécessairement une obsession. Un rapport du MAPAQ déposé en 2013 confirmait le fait que les Québécois recherchaient de plus en plus des aliments dits santé, soit faibles en gras, en sucre et en sel, notamment. En 2007, d’après une étude de la firme de communication et de marketing Enzyme (Qu’est-ce qui motive les choix alimentaires des Québécois), l’Amérique du Nord était l’endroit où l’offre alimentaire était davantage axée sur la santé que sur le plaisir. Par contre, 70 % des répondants avaient dit choisir un aliment avant tout en raison de son goût.

PRENDRE LES CHOSES… AVEC UN GRAIN DE SEL!

Avec autant de préoccupations liées à l’alimentation au sein de la population, pas étonnant que les médias se soient mis à en parler abondamment. Selon Bernard Lavallée, cela a des effets pervers. «Il y a quelques années, on n’entendait pas parler de toutes ces études liées à l’alimentation et à la nutrition, déclare le nutritionniste. Aujourd’hui, c’est le contraire. On est

surinformés.» De l’avis de l’expert, de nombreuses nouvelles qui nous parviennent ne devraient jamais se rendre à nos oreilles. Pourquoi? Parce que, croit-il, certaines ne sont tout simplement pas fondées, d’autres sont mal interprétées et d’autres encore ne nous sont en rien utiles.

Et les exemples sont nombreux. Le gras en est un. Parce qu’on l’a considéré comme l’ennemi à abattre pendant longtemps, les gens se sont alors tournés vers les aliments pauvres en gras… mais riches en sucre! «Et aujourd’hui, la preuve est faite quant aux effets néfastes de cette surconsommation de sucre», spécifie Bernard Lavallée. Prenons aussi le gluten. Même si seulement 1 % de la population y est intolérante, la multiplication des produits sans gluten (on a même vu du bain moussant pour enfants sans gluten!) est tout simplement ahurissante. C’est sans compter la multitude de régimes, de blogues et de livres de recettes gluten-free.

«De plus, on reçoit plusieurs informations contradictoires, note Geneviève Nadeau. Le lait en est un bon exemple. Ses détracteurs affirment qu’il n’est pas bon pour la santé et causerait même le cancer, alors que des études avancent qu’on n’en consommerait pas suffisamment. Se nourrir est devenu compliqué!» À son avis, cette tendance à “démoniser” certains aliments et en vénérer d’autres ne serait pas la meilleure idée qu’on ait eue. «Car quand on y regarde de plus près, l’aliment parfait n’existe pas», estime-t-elle.

Jean-Pierre Lemasson se montre quant à lui indulgent envers nous: «C’est dans la race humaine d’être toujours un peu inquiet à propos de ce qu’on mange: c’est une question de survie.» Et d’après lui, si la surabondance de renseignements tend à alimenter cette angoisse, cette dernière serait néanmoins souvent justifiée. «Les pratiques en agroalimentation ne sont pas toujours géniales, dit-il. On a juste à penser à l’utilisation de pesticides. Et pour répondre à ça, notre instinct de survie fait en sorte qu’on se tourne maintenant de plus en plus vers le bio.»

Geneviève Nadeau aimerait d’ailleurs que notre instinct redevienne notre principal guide. Bien sûr, notre considération pour l’environnement ainsi que pour notre santé est louable et même vitale, à condition de ne pas en faire une maladie. L’hédonisme qui en pousse plusieurs à devenir fins gourmets et virtuoses dans leur cuisine est aussi tout à fait noble.

«Par intérêt pour notre santé, par amour des belles assiettes colorées, par désir d’offrir le meilleur à mes enfants, je cuisine beaucoup et bien. Mais c’est de plus en plus difficile de le faire sans culpabilité. Du gluten, c’est pas bon? Et le poisson d’élevage? Et faut-il s’inquiéter des milliers de kilomètres que parcourent mes fruits et légumes plusieurs mois par année? Ça me stresse.»

Anaïs, 37 ans

«J’ai quatre enfants. Oui, je me soucie de ce qu’ils mangent et de leur santé. Mais il ne faut pas virer fou! Ce n’est pas parce qu’ils mangent des Oreo qu’ils vont avoir le cancer! Il y a des mères qui m’ont déjà regardée croche parce que je permets des choses à mes enfants de temps en temps, comme de s’empiffrer de dessert ou de manger du fast-food. J’étais le démon en personne. Je pense qu’on est devenus complètement paranos à propos de la nourriture!»

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