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Charles Belle 70-71, Benjamin Foudral

DU CHAMP AU CHEVALET, LE GOÛT RURAL DU XIXe

Par Mylène Mistre-Schaal

DES TONS BISTRE D’UNE TERRE DE LABEUR À LA BLONDEUR DES BLÉS HÂLÉS DE SOLEIL, CEUX DE LA TERRE PREND LA RURALITÉ À BRAS LE CORPS. EN BRASSANT 80 ŒUVRES D’ARTISTES AUSSI VARIÉS QUE GUSTAVE COURBET, ÉMILE BERNARD, ISTVÁN CSÓK OU ENCORE CONSTANTIN MEUNIER, LA PROCHAINE EXPOSITION DU MUSÉE COURBET REVIENT SUR UNE TENDANCE MARQUANTE DE LA DEUXIÈME MOITIÉ DU XIXe SIÈCLE, LA THÉMATIQUE PAYSANNE.

Jules Breton, Le Rappel des glaneuses 1859. Paris, musée © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Michel Urtado

Glaneuses besogneuses, moissonneurs au repos ou semeurs au geste séculaire s’invitent dans les œuvres et nous disent quelque chose de l’esprit du temps. Benjamin Foudral, directeur du musée Courbet et commissaire de l’exposition revient avec nous sur ce phénomène culturel passionnant.

Vous avez choisi comme sous-titre « la figure du paysan de Courbet à Van Gogh ». Pouvez-vous nous

en dire un peu plus sur les jalons chronologiques et esthétiques qui balisent cette exposition ?

Le sous-titre donne deux références, qui, à mon sens, sont assez significatives de ce phénomène culturel et artistique qui court sur toute la deuxième moitié du XIXe. Gustave Courbet et Vincent Van Gogh encadrent cette période, et chacun apporte sa réponse à la rénovation de ce sujet pictural. Courbet, figure tutélaire du réalisme, fait de la figure paysanne contemporaine un sujet en soi. À la fin du siècle, Van Gogh s’inscrit quant à lui dans le modernisme pictural et artistique. Même si tous deux sont emprunts de modernité, leur intention n’est pas la même. Courbet est porté par un engagement social et politique alors que chez Van Gogh le geste est simplement pictural et la symbolique ou la réflexion sur le monde rural contemporain est plutôt absente. Et c’est là tout le propos de notre exposition, de montrer à travers un très large panorama d’artistes, des représentations paysannes modernes et classiques, aux intentions très diverses.

Comment expliquez-vous cet attrait, artistique, mais aussi politique, pour la vie rurale, qui ne cesse de croître au cours du XIXe siècle ?

C’est important de parler de phénomène culturel et pas uniquement artistique. En effet, cet attrait pour la vie rurale est dû à plusieurs facteurs qui

Émile Bernard, Les Bretonneries : Femmes faisant les foins, 1889. Paris, Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet © Bibliothèque numérique de l’INHA – Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet

Sir George Clausen, Le Retour des glaneuses 1904. Presented by C.N. Luxmoore 1929 Royaume Uni, Londres, Tate Collection, N04486 © Tate, Londres, Dist. RMN-Grand Palais / Tate Photography

s’entrecroisent. Il y a une dimension sociopolitique évidente puisque, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le paysan devient citoyen à part entière, notamment après la Révolution de 1848 qui acte le suffrage universel. À partir de ce moment, ce nouvel électorat, que l’on connaît peu, va poser question aux intellectuels et aux politiques. Ces préoccupations resurgissent d’abord en littérature puis, très rapidement dans les beaux-arts avec les figures totalement novatrices que sont Courbet et Millet. Tous deux ont une connaissance très personnelle du monde rural, dont ils sont d’ailleurs issus, et vont faire de ce sujet le fer de lance de leur nouvelle tendance picturale, le réalisme. Ils vont essayer de donner corps à une classe sociale, qui jusque-là n’en avait pas, ou qui en avait un, mais très caricatural.

Quand on pense aux représentations de la paysannerie au fil des siècles, il semble que l’on oscille longtemps entre une forme de caricature

outrée et une idéalisation très « pastorale ». Qu’en

est-il dans la seconde moitié du XIXe siècle ?

La polarité dont vous parlez a effectivement défini les représentations paysannes avant la période qui nous occupe. Au XIXe siècle, on la retrouve surtout dans la littérature. Le nom de l’exposition, Ceux de la terre, évoque ce paradoxe. Il hybride le titre de deux ouvrages très importants à l’époque : La terre de Zola et Ceux de la Glèbe du poète belge Camille Lemonnier. Des auteurs socialistes, très engagés à gauche, mais dont les textes présentent deux facettes très opposées du monde rural. Zola en fait un monde brutal, en proie aux passions alors que Lemonnier propose une idéalisation noble, poétique et spirituelle.

Dans les Beaux-arts, on est finalement assez peu dans la caricature. Je parlerais plutôt d’une idéalisation plurielle du monde rural. Certains artistes par exemple, érigent la figure du paysan comme l’un des nouveaux héros de la société moderne. C’est le cas chez Jean-François Millet ou chez le sculpteur Constantin Meunier.

Je pense également au peintre Jules BastienLepage, dont vous présentez plusieurs toiles, qui propose une esthétique que vous qualifiez du « juste milieu ».

L’autre voie, c’est effectivement celle du naturalisme, avec Jules Bastien-Lepage en chef de file, dans laquelle les artistes essaient d’être le plus fidèle possible à ce qu’ils vont observer de près. En ce sens, Lepage, à qui nous consacrons toute une section dans l’exposition, a vraiment apporté une nouvelle formule picturale alliant classicisme et modernité. Une modernité qui, sans être trop radicale, est très proche de l’impressionnisme dans la retranscription de la lumière et de l’atmosphère.

Ceux de la terre rassemble des artistes issus d’écoles et de courants variés. Le réalisme de Courbet, bien sûr, mais aussi les Nabis que sont Émile Bernard ou Paul Sérusier ou encore Félicien Rops, que l’on peut rattacher au symbolisme. Quelles sont les déclinaisons picturales et géographiques de cette vogue rurale ?

Ce qui est frappant, c’est effectivement cette diversité, cette transversalité ! On s’aperçoit que toutes les écoles, tous les mouvements, dans tous les pays vont s’intéresser à la représentation du paysan au même moment, mais avec des intentions politiques, philosophiques, ou artistiques très diverses. Et avec des déclinaisons vraiment

Vincent Van Gogh, La Méridienne dit aussi La Sieste (d’après Millet) Paris, musée d’Orsay Donation de Mme Fernand Halphen, née Koenigswarter, 1952 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais /Patrice Schmidt

surprenantes comme celles de Camille Pissarro, que l’on surnomme alors « l’impressionniste paysan ». Très engagé du côté de l’anarchisme, il a développé une voie singulière qui se distingue des autres artistes impressionnistes attachés à la représentation d’un quotidien plutôt bourgeois. Avec Ceux de la terre, nous voulions vraiment mettre en avant la pluralité des démarches, même au sein d’un même courant. La démarche de Courbet n’est pas celle de Millet, celle de Van Gogh n’est pas totalement celle de Gauguin…

Une diversité stylistique, qui n’empêche pas l’apparition de motifs récurrents comme la figure du semeur, des moissonneurs ou des glaneuses…

Exactement ! Le semeur de Millet par exemple, va connaître un succès sans précédent et être repris par bon nombre d’artistes en peinture comme en sculpture. Et parfois à des fins totalement détournées ! Avec Satan semant l’ivraie par exemple, Félicien Rops renverse la symbolique du semeur et en fait une figure diabolique qui répand le mal dans tout Paris. Le sculpteur Oscar Roty, à l’inverse, va féminiser le semeur et le faire entrer dans l’imaginaire collectif français. Cette paysanne semant l’universalisme et la liberté deviendra même l’une des figures de la République, que l’on retrouve partout, notamment sur les pièces et les timbres-poste de l’époque !

Si vous ne deviez retenir qu’une œuvre pour donner envie à nos lecteurs de visiter Ceux de la terre, laquelle choisiriez-vous et pourquoi ?

C’est un exercice très difficile, mais je choisirai La Méridienne de Van Gogh. Un chef-d’œuvre absolu que nous avons la chance de présenter, car il est peu, voire jamais prêté ! La Méridienne est d’autant plus représentative du sujet, qu’elle a été peinte d’après Millet, archétype même du peintre paysan. En plus d’être une prouesse picturale, elle s’inscrit parfaitement dans le phénomène culturel que l’on explore à travers l’exposition.

István Csók, La Récolte des foins 1890. Budapest, Museum of Fine Arts, Budapest and Hungarian National Gallery SzépművészetiMúzeum / Museum of Fine Arts, 2022

— Ces artistes vont essayer de donner corps à une classe sociale, qui jusque-là n’en avait pas, ou qui en avait un, mais très caricatural.. —

Benjamin Foudral, le 10.06, au Musée Courbet, à Ornans

Son histoire est également touchante puisqu’elle a été réalisée à l’asile de Saint-Rémy-de-Provence où Van Gogh était interné. Il y était un peu coupé du monde, mais avait dans sa chambre des gravures en noir et blanc d’après Millet. Son objectif, et je vais le citer, était de « traduire dans une autre langue, celle des couleurs, les impressions de clair-obscur en blanc et noir ». Cette œuvre très solaire est probablement à l’opposé de l’état d’âme de Van Gogh à ce momentlà, et c’est ce qui la rend d’autant plus émouvante.

— CEUX DE LA TERRE. LA FIGURE DU PAYSAN, DE COURBET À VAN GOGH, exposition du 27 juin au 16 octobre au Musée Gustave Courbet, à Ornans www.musee-courbet.fr

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