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Les Éditions Finitude 34-41, Jack Kerouac

HEAVEN

(VISIONS DE GABRIEL)

Par Emmanuel Abela ~ Photos : Anne Marzeliere

JACK KEROUAC A 100 ANS CETTE ANNÉE. À L’OCCASION DE CET ANNIVERSAIRE, RETOUR SUR UN PERSONNAGE AU POUVOIR DE FASCINATION INALTÉRABLE.

Mai 2010, Philadelphie : à l’étal d’un libraire, une édition anthologique de l’œuvre de Jack. The Portable Jack Kerouac, parfait en la circonstance. Tout y est passé en revue, de manière subtile et intelligente : les classiques Sur la route bien sûr, Visions de Cody, Les Souterrains ou Tristessa ; la poésie avec un choix précis, des textes théoriques et un recueil de lettres à Allen Ginsberg ou Neal Cassady. Page 483, les trente principes littéraires de Kerouac — sa liste d’« Essentials » sous le titre Belief & Technique For Modern Prose (« Croyance et technique pour la prose moderne ») : assis dans un parc aux tonalités orangées — l’éternel automne de la côte est — je m’attarde sur le quatrième de ces principes, « Be in love with your life » (Sois amoureux de ta vie), puis sur le vingtième, « Believe in the holy contour of life » (Crois au contour sacré de la vie). J’y lis une invitation à vivre.

Tu nous désignes les bateaux qui partent chez toi.

Quand l’Archange Gabriel l’interroge sur le périple qu’il vient d’entreprendre pour rallier le Paradis, Satan lui répond : « Qui ne voudrait, s’il en trouvait le moyen, s’échapper de l’enfer, quoiqu’il y soit condamné ? Toi-même tu le voudrais sans doute, tu t’aventurerais hardiment vers le lieu, quel qu’il fût, le plus éloigné de la douleur, où tu pusses espérer changer la peine en plaisir, et remplacer le plus tôt possible la souffrance par la joie ; c’est ce que j’ai cherché dans ce lieu. » [John Milton, Le Paradis Perdu, IV.891897, trad. Chateaubriand] Jack cherche, lui aussi, à mettre fin au tourment. La disparition de son frère, l’angélique Francis Gérard, emporté à l’âge de neuf ans, le hante. Le petit Jack Kerouac, encore appelé Jean-Louis Lebris de Kérouac — avec l’accent aigu — vit son expérience de la sainteté face à l’endurance d’un corps meurtri. Il n’a que quatre ans et la candeur de son aîné lui ouvre une voie. « Le monde entier avait son visage », écrit-il dans le petit livre poignant, pièce méconnue mais pourtant centrale de son œuvre, qu’il consacre à l’enfant martyre en 1960 : Visions de Gérard. La souffrance à laquelle il assiste devient sienne. Il n’a de cesse de l’évacuer.

Tu aimes voyager.

Seul, même accompagné.

À maintes occasions, Jack s’interroge sur ses origines, lui qui évolue dans le milieu très catholique des Canadiens français de Lowell dans le Massachusetts, ne pratique qu’un dialecte français et n’apprend l’anglais qu’à l’âge de 11 ans. Cette quête de lui-même le conduit à maintes reprises sur la terre de ses ancêtres avec pour finalité d’explorer sa lignée celtique. Les conclusions qu’il tire de son propre nom le conduisent à revendiquer un sens ésotérique qui part du « cairn », parfois orthographié avec un « k ». Le cairn est le tas de pierre, un amas artificiel placé pour marquer un lieu particulier. Le « kêr » en breton c’est aussi un lieu où il y a de la vie : généralement la maison — plus « home » que « house » —, une ferme ou un hameau ; parfois une ville. Il signifie une présence et son ancrage dans une terre, dans un lieu déterminé. Un comble pour celui qui fait de l’itinérance — voire de l’errance – un mode de vie. Le voyage chez Kerouac n’est cependant pas la marque d’une insatisfaction, cette impossibilité de se fixer ; il n’est pas fuite en avant. Il est pulsion constante vers un ailleurs incertain mais riche de ses mille possibilités. Vaet-vient incessant. Comme Satan, s’éloigner de la souffrance et de son lieu même pour s’approcher du paradis. Ce que Jack ne sait pas, c’est que cette souffrance l’habite. Où qu’il aille.

Tu exaltes les voyages.

Je te dois de ne pas les aimer.

Jack aime le sexe. Peut-être même l’aime-t-il un peu plus que les autres ? Mais en timide — la chaire est-elle vaine ? —, il manifeste un attendrissement plus grand à l’égard de ses partenaires qui se réveillent dans des draps bouillants, entre l’opacité de la nuit enveloppante et la lumière du petit matin, avec le sentiment du néant.

Tu parcours l’Europe de l’Est satellisée comme un Spoutnik avec ta Renault Dauphine, mais ne visites que les pays qui te laissent entrer avec ton chien frisé blanc. Jusqu’où vas-tu ainsi sans te faire refouler ?

Dans sa prise de notes sur le bouddhisme à destination de son cher ami Allen Ginsberg qui l’a initié — le magnifique Dharma ! —, Jack relève QUATRE NOBLES VÉRITÉS : 1. Toute Vie Est Remplie de Chagrins 2. La Cause de la Souffrance Est le Désir Ignorant 3. Il Est Possible de Parvenir à la Suppression de la Souffrance 4. La Voie est la Noble Voie à Huit Stations — Plus loin, il énumère ces Huit Stations : Vues justes, Aspirations justes, Discours juste, Conduite juste, Moyens de subsistance justes, Effort juste, Souci juste, Contemplation juste. La justesse comme crédo et attitude.

Tu sublimes l’amour des femmes, le respect qu’on leur doit et la magie de leur présence.

Il est singulier de percevoir la beauté du monde quand celui-ci s’écroule sous nos yeux. Jack situe l’imminence du cataclysme. Quelle forme prend-il à l’ère nucléaire ? Sans doute celle de l’aveuglement des masses incapables d’embrasser la beauté de leur temps et si promptes à se livrer au premier venu. Mais contrairement à Ginsberg qui lui fait part, après une suite d’apparitions cosmiques, de sa vision apocalyptique — « Pour moi, l’irréel est devenu le plus réel » , lui écrit-il à l’été 1948 —, Jack ne s’en inquiète guère. Face à l’inéluctable, il sait — lui, mieux que quiconque — que ce qui se joue dans l’univers n’est qu’un fragment de l’infinitude. Tout au plus, accède-t-il à l’idée de son ami, dans leurs échanges tumultueux, d’un monde en dehors du monde.

Tu t’adonnes aux mathématiques, comme on se livre à confesse. Patiemment, avec méthode, comme s’il en allait d’une rémission possible. Mais de quoi cherches-tu à te faire pardonner, toi qui n’oses même pas franchir le seuil des églises ? Estce cette femme qui te hante ? Celle apparue à la fenêtre qu’avec tes amis vous vous faites le pari d’atteindre avec vos obus de mortier ? Ton sens de la précision et de la courbe, loué jusque dans les rapports militaires, te permet-il de l’emporter ce jour-là ?

Tout début 1958, Jack sombre dans le désespoir. Le succès, les mensonges et les raccourcis médiatiques sur sa relation au jazz, l’expansion de la conscience, le zen et les effets des hallucinogènes pèsent déjà d’un poids insoutenable. Il aimerait ne plus vivre et rejoindre les étoiles dans le ciel. Dès lors, il passe sa vie à se décharger du gras de l’existence. De son impulsion, une génération flamboyante est née, une génération-rythme, une génération de la béatitude, la Beat Generation ; il l’a pourtant si ardemment souhaitée jusqu’à fantasmer celle-ci, la théoriser et lui donner corps, mais il la réfute désormais et s’en extrait. Tout comme il nie l’existence du monde dans lequel il vit : « Parce que le monde n’est qu’un songe, se hasarde-t-il au détour d’un entretien. Il est seulement pensé et l’impérissable Éternité ne lui prête nulle attention. » Dès lors, il flirte avec la mort, tout en entretenant une passion charnelle, incarnée dans le réel, à la vie.

Tu hais les Américains et te vantes de les avoir combattus en Afrique du Nord.

Jack n’a jamais renoncé à défendre la voie qu’il s’était lui-même indiquée : celle d’une énergie créatrice débordante ; une énergie vitale à la limite de la démesure. D’où cette volonté de tout dire, tout écrire d’un seul tenant, comme si chaque élément, y compris le détail le plus insignifiant, avait sa part de réalité dans l’existence. Dans un texte d’une rare beauté, une sorte de manifeste de vie, il expose l’idée d’un seul tout, qui nous rend à la fois « créateur » et « créé » — créature ? —, porteur de sens et si insignifiant, acteur et passif, plein et vide, existant et non existant, fondu dans la masse cosmique sublime avec un rôle déterminant — et donc négligeable – dans cette existence même. Le titre en anglais The Scripture of the Golden Eternity, traduit par L’Écrit de l’Éternité d’Or en français, l’apparente à un texte fondateur sacré qui lui donne une puissance à l’égal des grands textes de William Blake ou Walt Whitman, avec cette conviction humble et généreuse, parfois désespérée, d’un temps autre, d’un espace autre, d’une forme autre qui ouvre à une connaissance autre, enveloppante, venue à point nommé — « It came on time » — pour lui comme pour nous. Et surtout qui nous éclaire sur une œuvre qu’on a voulu réduire à sa seule forme libertaire, si irradiante fusse-t-elle.

Tu donnes ton nom. Donner son nom, c’est livrer une partie de soi, c’est aussi s’approprier ce qui n’est pas sien. Or tu ne transmets rien, si ce n’est une langue. Tu n’es pas et jamais je ne serai.

Jack l’affirme : « Les gens qui me plaisent, ce sont les fous, ceux qui sont fous de vivre, fous de parler, qui désirent tout sur le moment même. » Cette totalité, une fois de plus, est comme l’addition irrésolue de tout ce qui existe, qu’il cherche à consigner sur le papier

avec une forme d’écriture fondée sur la « Sincérité » de l’instant — sa captation, pour employer un anachronisme, intégrale et fulgurante. Une « Prose spontanée » qu’il théorise comme exempte de toute forme de correction ; une confession ouverte de faits vécus de manière indispensable. « Avez-vous déjà entendu quelqu’un qui raconte une étrange histoire dans un café, à des gens qui l’écoutent en souriant, l’avez-vous jamais entendu s’interrompre pour se corriger, revenir en arrière, à une phrase précédente pour l’améliorer ? », explique-t-il. Et de se rappeler de sa pratique récurrente, alors qu’il était jeune, « des rectifications, d’interminables remaniements, des réécritures, des ratures, etc. » au point de ne plus écrire qu’une phrase par jour. Il en perdait la « SENSATION ». « Merde, ce que je cherche dans l’art, c’est justement la SENSATION, non le métier. »

Tu ne m’écris pas pendant une semaine entière. Quand je te demande pourquoi je n’ai pas reçu le moindre courrier, tu me réponds : « On me l’avait déconseillé ! » Tu as fait de moi un piètre épistolier, celui qui n’écrit jamais.

Jack s’insurge : son livre le plus célèbre, Sur la route, a longtemps circulé dans une version tronquée, aménagée pour correspondre aux maigres aspirations d’éditeurs frileux alors que

sa seule version possible — fort heureusement éditée il y a de cela quelques années —, est celle rédigée, trois semaines durant, entre le 2 avril et le 22 avril 1951, sur un rouleau de papier de 120 pieds, soit 36,5 mètres de long, presque entièrement sous benzédrine lors d’une longue séance enfiévrée. Longtemps, Ginsberg en appelait à la lecture de la forme primitive de ce texte décidément fascinant qui ne dit pas seulement l’amour immodéré pour l’ami Neal Cassady / Dean Moriarty, mais la vitalité absolue. Sans contrainte — et surtout pas celles de l’édition, avec son organisation en paragraphes, en saut de lignes et autres artifices de ponctuation — et bien sûr sans limite. Rythme, cassure, brisure deviennent des motifs d’un seul et même tableau, hors cadre, presque dément. « Sa grandeur, nous renseigne Allen Ginsberg, réside dans le grand esprit d’aventure de sa composition poétique. Et une très grande délicatesse de langage. »

Tu arbores un perfecto en cuir brun très en vogue sur ta Peugeot 103 : les adolescents du quartier accourent quand ils te voient arriver.

Jack le dit, ce qu’il cherche se situe « au-delà du roman, au-delà des limites arbitraires du sujet romanesque… Une forme folle. » Cette forme folle est, selon lui, « la seule possible », la seule qui lui permette de se mettre à l’unisson de son « cœur fou… parce que maintenant JE SAIS QUE MON CŒUR GRANDIT. »

Tu fais un infarctus. J’en suis la cause. C’est ce qu’on m’en dit : « Vois, tu en es la cause ! » Moi, je contemple le résultat, impassible : ce corps si grand si lourd étendu sur le sol de la salle de bain. J’y vois quelque motif de satisfaction. Je t’ai prévenu : « Un jour, tu descendras ou je monterai à toi. » Tu es descendu.

Des trois albums jazz que Jack a enregistrés, il en est un qui se distingue des autres, loin de tout intérêt documentaire, Readings by Jack Kerouac and The Beat Generation le 13 mai 1959 pour Verve. Sa voix tressaute comme l’un de ces modules bondissant sur les montagnes russes. Sur le parcours, les pentes sont aventureuses, les loopings vertigineux et les courbes affolantes. Jack impose ses chorus à un rythme effréné et livre des cascades de mots à la seconde. Ne se préoccupant nullement du piano de Steve Allen qui tente de l’accompagner — « un désastre » admet ce dernier alors que James Baldwin affirme que « N’importe quel musicien noir qui aurait entendu Jack lire sa poésie jazzée lui aurait cassé la figure » —, il scande des extraits de Desolation Angels, San Francisco Blues ou Mexico City Blues comme si sa vie en dépendait ; souriant à ses propres bons mots, riant parfois, insistant sur la gravité de l’instant, chantonnant et poursuivant son récit sans répit. Le bop est sa vie, Charlie Parker son modèle — « looked like Buddha […] / After weeks of strain and sickness / Was called the perfect musician / And his expression on his face / Was calm, beautiful and profund / As the image of Buddha » —, le blues sa forme première.

Tu es la blessure-volcan qui jaillit à la surface.

On a tendance à l’oublier, Jack est poète. Peut-être même n’est-il que cela, poésie pure. Ses recueils sont là pour nous le rappeler : ceux publiés de son vivant, ceux réunis depuis sa mort dont Heaven & Other Poems, Scattered Poems — Poèmes dispersés, réédité récemment chez Seghers — ou l’ultime Book of Blues, sans oublier la foultitude d’haïkus, un exercice méthodique récurrent qui vient contredire sa soif d’une écriture viscéralement couchée sur le papier et lui permet de tendre à l’épure. Pour Allen Ginsberg, fervent admirateur de son ami, il est le plus grand de son temps, celui qui a fait de toute son œuvre un seul et même long poème physique, une unité céleste nourrie de sa propre légende, celle de Duluoz — son double, son autre soi —, un livresomme aux ramifications infinies : une cathédrale incandescente, dont les flammèches se détachent du foyer principal pour allumer de nouveaux brasiers.

Tu as 100 ans, Tu es mort, Tu es vie,

Jack aussi.

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