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Francis Kauffmann
UN GRAND SOURIRE DANS LE CŒUR
Par Nicolas Bézard
Depuis 20 ans, Francis Kauffmann explore à pied le Haut Atlas marocain. Les photographies que lui ont inspiré ces montagnes trouvent à dialoguer avec les emblématiques miniatures du Jardin de poussière de Bernard Plossu, dans une exposition qui réunit les deux hommes à la médiathèque de Thann.
Homme discret et lumineux, Francis Kauffmann est un artiste rare. Chez lui, le doute est à la fois une école d’exigence et une manière de se prémunir contre toute forme de prétention ou d’arrogance. Il fait partie de ces créateurs remettant inlassablement leur ouvrage sur le métier mais qui, par pudeur et parce qu’ils abhorrent tout ce qui chercherait à s’imposer, ne montrent que très peu. Avant d’appuyer sur le déclencheur de son appareil ou de prendre un chemin de vie, Francis Kauffmann doit sentir une nécessité impérieuse, un bonheur intérieur, le traverser. Sa modestie l’empêcherait d’avouer que c’est probablement un sentiment de cet ordre qui l’amène à partager aujourd’hui l’affiche d’une exposition avec son frère d’âme, Bernard Plossu. Dans Là où les routes s’arrêtent, les grandes étendues désertes de l’Ouest Américain photographiées par Bernard rencontrent les montagnes marocaines du Haut Atlas arpentées par Francis. Le photographe mulhousien nous parle ici de son attirance pour ces endroits sauvages, et de l’amitié indéfectible qui le lie à son aîné.
Quel est ton rapport à la marche lorsque tu prends des photos dans ces montagnes ?
Elle va de pair avec la photographie. La marche est indispensable pour tomber sur un hasard heureux.
Qu’est-ce qui te motive à marcher ?
Ça dépend de quelle type de marche on parle. S’installer dans un endroit et rayonner plusieurs jours de suite autour, c’est une autre motivation que d’aller d’un point à un autre. À la journée, je reviens souvent sur les mêmes lieux, je connais les chemins. Quand je pars pour atteindre un point sur la carte, c’est une excitation différente. Je crois beaucoup plus à cette marche-là. En randonnant en étoile, je n’ai jamais cru ramener quelque chose d’essentiel, alors que dans l’épuisement de plusieurs jours de marche, des choses arrivent. Un état de liberté, un sentiment de bonheur.
Est-ce qu’au fil de ces longues marches, le regard devient meilleur ?
J’espère qu’il se bonifie un peu. Chez les berbères du Haut Atlas, tu ne peux pas faire pas n’importe quoi. Tu ne peux pas être dans l’intrusion. Il faut passer du temps avec les gens, prendre confiance, se servir de l’appareil rapidement, ne pas déranger. Souvent, les premiers jours, on en est encore à se poser plein de questions. Je pense à mon premier voyage là-bas, il y a 20 ans. Je suis parti avec un ami dans le but de faire des photos. Au bout de deux ou trois jours de marche, cet ami m’a vu faire l’image d’une fille qui courait, un geste rapide, et il m’a dit : « c’est ta première photo du voyage. »
Tu parles souvent de cet état d’excitation que te procure la photographie.
Ce que j’appelle l’excitation, c’est ce que je vois dans ces lieux. Des paysages qui me nourrissent. Passer d’une montagne à l’autre, regarder les pierres changer d’aspect, de couleur. Avoir l’impression de sans cesse découvrir des choses différentes. Il y a aussi l’excitation de rencontrer quelqu’un, et de voir au fond de ses yeux une pureté, une vérité qui te coupe le souffle. Ça, quelque part, c’est la plus belle des excitations.
Bernard Plossu dit que lorsqu’il photographiait dans le désert du Jardin de poussière, chaque jour lui semblait meilleur que le précédent. Ressenstu la même chose au Maroc ?
Quand je suis là-bas, au fond, j’ai l’impression d’être un grand chanceux. Me retrouver seul dans ce silence, ou me sentir accepté et accueilli par des gens qui m’offrent du thé, du pain, de l’huile d’olive. Est-ce que chaque jour est meilleur ? Disons qu’ils sont tous aussi imprévisibles les uns que les autres. L’état d’âme fait la journée. Il y a des jours où j’ai plus de tristesse en moi, d’autres où je suis dans l’excitation d’avancer, d’aller voir ce qu’il y a derrière la prochaine montagne. Malgré tout j’aime revenir dans les mêmes lieux. Mais ils sont à chaque fois différents car selon le moment de la journée et de la saison, la lumière n’est pas la même. On peut découvrir un paysage après être passé devant dix fois sans l’avoir remarqué, simplement parce que la lumière à ce moment-là n’était pas la bonne. Quand je marche, j’ai tendance à appuyer davantage sur le déclencheur. Ça ne veut pas dire que le résultat sera meilleur, mais la journée se passe avec un grand sourire dans le cœur. Photographier me fait du bien. C’est un jeu presque enfantin.
Comme une sorte de collection d’images que tu rassembles ?
Exactement. Comme un enfant qui veut collectionner des petites choses, des pierres qu’il va ramasser. Il y a un côté comme ça, c’est évident.
Ce désert du Haut Atlas, c’est un endroit qui te ressemble ?
C’est possible. En même temps, quand on parle du désert, on pense souvent à quelque chose de plat, alors qu’ici il s’agit d’un désert de montagnes, de pierres, de roches. Je crois que je suis attiré par cet aspect. Par le vide aussi. J’y retourne pour trouver un calme qui n’existe plus dans notre monde civilisé. Finalement, la photo est quelque chose qui vient se greffer là-dessus. Elle n’est jamais obligatoire. Si elle n’arrive pas, c’est qu’elle ne doit pas arriver. L’essentiel est ailleurs, dans cette retraite du silence. Ce que j’aime par dessus tout dans cette région du monde, c’est que je peux voir sans être vu. Je ne parle pas du voyeur qui se cache pour photographier des gens à leur insu, mais de ce qui me permet de construire mon image calmement, sans aucun regard sur moi pour me perturber, pour me faire perdre le fil de mon instant. C’est cette paix, cette concentration, que je viens là-bas chercher.
Dans le désert, il n’y a plus de nervosité à la prise de vue ?
La rapidité ne me réussit pas. Chez moi, plus ça avance et moins ça va vite. C’est un peu contradictoire, parce que je déteste rester trop longtemps quelque part pour faire une image. J’ai besoin de trouver rapidement mon cadre, ma distance. Il faut que ce soit évident. Je suis un peu maniaque. Il y a souvent des choses qui me dérangent dans la composition, des éléments que je ne veux pas faire apparaître. Et quand je n’arrive pas à les éviter, ça me perturbe. C’est idiot, car ce n’est pas bon de vouloir contrôler une image. C’est mieux quand elle t’échappe.
Tu marches rapidement ou lentement ?
De plus en plus lentement je crois. Tout dépend du poids que j’ai sur le dos, de la difficulté du terrain, mais je vois que j’en bave de plus en plus. C’est du dénivelé, des cailloux, des chevilles mises à rude épreuve. Il y a une quinzaine d’années, je pouvais faire des marathons. Je marchais toute la journée à une allure soutenue. Aujourd’hui, je n’ai plus envie de courir autant. Ce n’est pas une question de fatigue… [silence] J’ai envie de sentir mes pieds plus solidement ancrés dans la terre.
Tu parlais de chemins. En photographiant le désert américain, Bernard Plossu faisait du hors piste. Il est allé là où les routes s’arrêtent, là où il n’y a même plus de sentier. C’est la même chose pour toi ?
J’emprunte des petites pistes, des chemins de mules que les berbères entretiennent. Parfois, en effet, je sors de la piste car je sais à peu près dans quelle direction aller. Hors du sentier, il faut faire attention à tout car le sol n’est plus stabilisé. Il y a déjà eu des chutes, des appareils cassés.
Et de la peur ?
Oui, la peur de ne pas trouver mon chemin. Un jour, en hiver, je devais traverser un plateau pour rejoindre un gîte dans une vallée. Mais je ne trouvais plus la direction. J’étais perdu. Je n’avais pas de tente, juste mon sac de couchage. Par chance, j’ai croisé des gens qui m’ont aidé.
On imagine quelque chose de très exigeant physiquement.
Et pourtant ce sont des montagnes « faciles », des reliefs doux, à l’image des gens qui y habitent. Le climat est hostile malgré tout. Il peut faire chaud ou très froid, avec des amplitudes thermiques énormes entre la nuit et le jour. Il peut y avoir de la neige qui isole des villages pendant des semaines. Mais dans ces montagnes, même si tu ne trouves pas le chemin pour passer d’un versant à un autre, tu pourras toujours y arriver en traçant tout droit.
Ce désert a une odeur ?
Bien sûr. Des odeurs de plantes, de petits buissons, d’épineux qui sentent fort, même en hiver. Les berbères s’en servent pour faire du feu et chauffer le thé.
Et le silence ? Bernard parle du « bruit du silence » qui existe dans ces lieux.
Il y a le silence total. Aucun bruit, rien. Ça existe. Tu peux l’obtenir dans certains coins, là-bas. Il y a aussi ces petites pierres qui roulent sous l’action du vent. Des sons minuscules. Le vrai silence est
Francis Kauffmann, Plein Sud, Haut Atlas, 2012
de plus en plus difficile à trouver car les humains commencent à arriver de partout. Tu peux te retrouver au milieu de nulle part, dans un grand silence, et entendre soudain le bruit sourd d’un avion de ligne invisible dans le ciel, en route pour l’Afrique Noire.
Dans ce silence, on doit entendre les choses arriver de très loin ?
Le bruit de l’eau qui monte du fond des vallées, par exemple. Deux personnes qui s’interpellent au loin, et parfois se parlent sur plusieurs kilomètres. Le temps que le son arrive au premier et que l’autre lui réponde, tu comprends la distance qui les sépare.
C’est un univers d’immobilité ?
Le moindre mouvement est perceptible. Des petits animaux que tu vois bouger au loin, et ton œil va tout de suite dessus parce que c’est la seule chose qui semble bouger devant tes yeux. Sous les pierres il y a aussi des scorpions, des serpents, mais je préfère ne pas les voir.
À la différence du désert américain de Plossu, vide de présence humaine, ton désert à toi est habité par le peuple berbère : il est plein de vie.
Parfois, je pars dans le Haut Atlas marocain en me disant : qu’est-ce que tu vas encore faire là-bas ? La réponse est peut-être que je n’y suis jamais seul. Il y a ces gens que je connais, et c’est pour eux que je reviens en fin de compte, pour garder ce lien qui me remplit de bonheur, à chaque fois que j’y retourne.
Tu sens une force supérieure dans ces endroits ?
Je ne sais pas. Ma seule certitude, c’est que j’y ai moins peur de la mort. J’y suis en paix avec moi-
même. Il y a des nuits incroyables, sans aucune pollution lumineuse, un spectacle beau à pleurer. À ces altitudes, on se rapproche du ciel, des étoiles. On se sent faire partie du tout, du cosmos. Au fond, dans le silence du désert, on se débarrasse du superflu. Il n’y a plus aucun rôle à tenir. Tricher ne sert plus à rien.
À force de silence et de solitude, il n’y a pas le risque de tomber dans une sorte de vertige ?
Dans un désert horizontal comme celui qu’a connu Bernard aux États-Unis, le vertige doit être plus grand encore. Pour ma part, quand je suis au Maroc, j’alterne entre des moments de solitude complète où je vis retiré du monde, et d’autres périodes où je suis avec les gens. Le fait d’associer les deux me procure un équilibre.
Pour Là où les routes s’arrêtent, tu présentes des images sensiblement différentes de celles que l’on peut voir dans ton livre Du thé et des sourires. Elles ne montrent quasiment plus de présence humaine et semblent plus « mentales », plus abstraites.
L’abstraction vient d’une envie d’aller vers plus de solitude et de silence. J’aimerais aller encore plus loin dans ces images. Mais avec l’électrification, les routes et les hommes arrivent. Pour les éviter, il faut monter plus haut, s’éloigner toujours un peu plus des endroits habités.
Quand on regarde ton travail, on se dit que photographier des paysages désertiques doit être autrement plus difficile que de photographier des gens…
Ça demande de la disponibilité, mais aussi de l’imagination. Mais n’avoir presque rien à l’intérieur de son cadre et se dire qu’on aimerait que ce presque rien, ça devienne une photo, c’est un défi qui me plaît. Photographier l’humain, c’est encore autre chose. Bien souvent, dans mes images, les gens sont réduits à de petites silhouettes noyées dans un décor. La timidité m’impose de rester à distance. Si des photographes allaient dans ces villages avec l’idée de faire des portraits, ils pourraient rapporter des choses merveilleuses. Mais je ne sais pas faire ça. Je perds trop rapidement mes moyens.
Cette exposition est aussi une histoire d’amitié, celle qui te relie depuis plusieurs années à Bernard Plossu. Que représente-t-il pour toi ?
La liberté. Bernard est un exemple, un grand frère. On ne peut qu’avoir de l’admiration pour lui. Bernard est un artiste nourri et habité par mille choses. Ses photographies lui ressemblent, elles ont sa sensibilité, son humilité. Bernard est quelqu’un de profondément humain. Je faisais des photos dans mon coin, je ne connaissais rien à la photo, je ne savais même qui était Bernard, et un jour, un ami m’emmène à une exposition. Bernard est là pour présenter des photos. Mon ami me dit : « Tu vas voir, c’est un grand photographe. » Je regarde les photos, et là je tombe sur une image faite à l’Instamatic, un peu bougée, un croisement de chemins à l’intérieur du parc Monsouri. Et je prends une claque. Je comprends qu’il existe des gens qui ont le courage de faire ces choses-là en photo. Mon ami aborde Bernard, le courant passe entre eux. Bernard veut voir ses photos et lui donne son adresse pour qu’il les lui envoie. Sa gentillesse me touche immédiatement. Pourtant, ce jour-là, je n’ose pas lui adresser un mot. Je me contente de le regarder, de l’écouter. Il y a des gens qui vous ouvrent des portes.
Tu utilisais déjà un 50 mm avant de connaître les images de Bernard ?
Oui, depuis un petit moment. Mais avant ça, j’utilisais plusieurs objectifs, un 35, un 35-70. J’étais mal à l’aise. Je ne savais jamais quelle focale choisir. Le 50 m’a aidé à balayer ces doutes.
Il y a d’autres similitudes entre vous. La sobriété du noir et blanc, ou l’apport décisif du cinéma.
Inconsciemment, le cinéma a dû nourrir mon attirance pour le vide. Je pense à Paris, Texas, ce type qui marche dans le désert, la solitude de cet homme détruit par un chagrin d’amour, et qui va se perdre pour mieux se retrouver. Ma culture de l’image, elle s’est faite par le cinéma bien plus que par la photo.
C’est universel, l’émotion que procure une photo?
Ça dépend laquelle. Certaines traversent le temps et les frontières, comme les photos de Bernard, de Boubat… Une photo vous touche lorsque vous y percevez l’intelligence du cœur. Et le cœur n’a pas de frontière.
— LA OÙ LES ROUTES S’ARRÊTENT Francis Kauffmann, Bernard Plossu Commissariat d’exposition : Nicolas Bézard Médiathèque de Thann Du 4 juin au 3 septembre