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Anne Immelé 78-83, Yannis Roger

LA COULEUR DU SOUVENIR

Par Nicolas Bézard

Photographe et musicien, Yannis Roger expose au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse une série de tirages cibachromes dans le cadre de l’exposition collective Sous Influence, l’un des temps forts de la Biennale de la Photographie.

La vie aboutit à des images, si elle aboutit à quoi que ce soit. Arrachées au temps qui passe, les images de Yannis Roger émettent une vibration mystérieuse. On les reçoit comme ces épiphanies entr’aperçues d’un train en marche, à peine saisies que déjà évanouies, et dont on aurait aimé garder en nous la beauté. Rencontre avec un alchimiste de la couleur qui sait redonner leur éclat singulier aux instants déjà enfuis.

D’où vient votre intérêt pour la photographie, que vous pratiquez en parallèle de votre activité de musicien ?

Enfant, je me désolais du caractère éphémère de l’instant. Je ressentais la menace inéluctable de sa disparition. Le désastre à venir m’apparaissait de manière anticipée, la fin de toute chose me rendant nostalgique avant l’heure. Quand j’ai reçu en cadeau un appareil photo à l’âge adulte, j’ai cru naïvement que je pourrais retenir le temps. À tort ou à raison, c’est l’aspect du « ça a été » théorisé par Barthes qui a compté pour moi. Pour le reste, la cueillette photographique est une respiration silencieuse et salutaire à mes activités musicales.

Vos images sont pour la plupart réalisées dans des conditions de lumière basses ou réputées difficiles : ciels chargés, intérieurs faiblement éclairés, prédilection pour les ambiances crépusculaires, entre chien et loup. Vous cherchez à capter des régimes lumineux intermédiaires, quelque chose de souvent poignant, tel un climat de disparition imminente.

Je dois admettre que je reste souvent coincé dans l’entre-deux, qu’il s’agisse de lieux, d’espaces, de sentiments ou de saisons. L’ambiguïté sert les photographies, en tout cas celles que je préfère chez les photographes, et je suis heureux de constater que cette chose déchirante quoique ténue

Sans titre, Bâle, jeudi 13 mai 2004

subsiste parfois dans leurs images. J’aimerais que ce soit le cas aussi dans les miennes... À vrai dire, la plupart du temps, la disparition a déjà eu lieu, et bien souvent il ne s’agit que d’un pâle souvenir qui – trop rarement à mon goût – semble luire faiblement. Avant de déclencher, j’attends... Et presque toujours je déclenche trop tard, bien trop hypnotisé par la transformation d’un instant en l’instant suivant. Comme si l’altération du temps, sa désagrégation, avaient un effet sur moi qui prenait le pas sur toute autre considération. Cette manière retorse de travailler mène souvent à l’échec puisque je ne filme pas avec une caméra de cinéma. Mais parfois une trace subsiste.

Au sujet des ambiances crépusculaires, outre mon attirance pour ces moments, je dois reconnaître que le résultat découle d’un handicap personnel : je n’arrive pas à apprécier la qualité de la lumière quand il y en a beaucoup.

Pour quelle raison présentez-vous vos images sous la forme de petits tirages ?

Sans doute parce que les tirages de grand format en général ne me semblent pas aller de soi. Chez certains photographes, ils s’imposent et servent le propos avec maestria. Mais je ne considère pas les grands tirages comme l’alpha et l’oméga de la photographie. En ce qui concerne mes images, une sorte de superstition me retient de présenter en grand format, comme si elles allaient perdre leurs sortilèges en s’étalant trop ostensiblement. Plus sérieusement, il se pourrait que cela dise quelque chose de mon rapport au monde – expression certes convenue –, un monde qui me semble toujours lointain. Les grands tirages pourraient me rapprocher de ce qui se dérobe à mon regard, mais serait-ce juste ? Par ailleurs, voir dans un premier temps un petit tirage sans véritablement réussir à le lire ou en comprendre le contenu me rappelle cette excitation qu’on peut avoir en découvrant pour la première fois, avant même d’y accoler une loupe, ses diapositives ou ses planches-contacts. Pour finir, le hiatus entre la miniature et l’éclat du cibachrome, qui par ses couleurs et sa brillance me ramène à mon amour pour le cinéma hollywoodien en grand écran, m’apporte un contrepoint intéressant. J’ai néanmoins quelques rares tirages de format 60x80, format pas si imposant en soi, mais qui me paraît gigantesque. Dans ce cas-là, il s’agit vraiment de faire apparaître le grain, la matière.

Sans titre, Paris, Rue de Rivoli, été 2008

Quel est votre rapport à l’argentique et à cette technique de tirage couleur qu’est le cibachrome ?

J’ai rencontré la photographie par l’argentique, la pellicule, d’abord comme « regardeur » des diapositives et photos de famille que mon père faisait en kodachrome, ensuite des tirages noir et blanc de ma sœur qui a eu sa période labo. Puis, je m’y suis mis sur le tard en faisant du développement, du tirage. Le kodachrome et cibachrome, c’est une histoire de rencontres, notamment avec Roland Dufau qui a tiré la majorité de mes cibas et qui a été le tireur de prédilection de grands coloristes. Le kodachrome est le seul film qui m’a apporté satisfaction au niveau des couleurs, comme une référence à laquelle je pouvais me raccrocher. Après 2010, j’ai continué un peu en ekta puis en 2015, je me suis mis au numérique, car je sentais que j’allais arrêter la photo pour de bêtes raisons financières.

On utilise le terme de « photogrammes » pour qualifier vos images. De quel(s) film(s) seraientelles extraites, et plus généralement, en quoi le cinéma influence-t-il votre travail ?

C’est É tienne Hatt qui parlait de « photogrammes », mais l’idée est assez juste. Plus qu’une suite d’images qui entretiennent un rapport entre elles, je conçois chaque photographie comme unique, isolée. Pourtant de manière paradoxale, chaque photo dialogue avec des images manquantes, ce film inconnu dont elle serait extraite, plutôt qu’avec d’autres photographies que j’ai prises, tirées de ce même continuum qu’est la vie. Comme si chaque photo voulait déborder de son cadre : l’avant, l’après, l’hors-champ y ont leur importance. À moins que cela reste une vue de l’esprit d’un spectateur trop imaginatif ? En tout cas, le photogramme, la photo extraite d’une scène de film, dit parfois très peu de la scène ou du plan. Mais là encore, elle s’inscrit dans une suite d’images qui nous manquent, obligeant le spectateur à faire appel soit au souvenir, soit à l’imaginaire.

Quels sont les cinéastes qui ont pu nourrir votre imaginaire photographique ?

Il y en a tellement que je ne peux pas les citer. Je dois simplement dire que le cinéma m’a ouvert aux autres, et reste pour moi, tout comme la photographie, une voie privilégiée vers le réel ainsi que vers les autres arts. Grâce au cinéma, j’ai commencé à lire et à aimer la peinture. Sans lui je n’aurais sans doute pas eu l’envie de coller mon œil dans l’œilleton du Reflex que mon père m’a légué il y a une vingtaine d’années. Par ailleurs, mon enfance a eu lieu à une époque où le cinéma d’Art

et Essai était encore accessible, populaire. Pialat faisait beaucoup d’entrées, et j’ai vu enfant dans une salle d’exploitation commerciale, Le Sacrifice de Tarkovski qui venait de sortir dans une ville de province où l’offre culturelle était assez limitée. Les Hitchcock, les Truffaut, les Godard passaient à la télévision aux heures de grande écoute.

Le titre de votre série Ghostkeeper présentée à la BPM est une référence à une nouvelle de Malcolm Lowry.

Je connais mal l’œuvre de Lowry – je n’ai pas lu Au-dessous du volcan – qui est une découverte récente. J’ai été subjugué par Ultramarine, son premier roman. La lecture de quelques nouvelles dont Le garde-fantôme m’a confirmé que cet écrivain s’inscrivait dans une littérature du début du XXe siècle que j’affectionne. Pour le dire vite et grossièrement, ces romanciers ont choisi de méditer sur le temps et l’espace en inventant une forme leur permettant de traiter ces questions avec exactitude – je veux parler de Proust que j’ai lu au moment où j’ai commencé à photographier, de Musil, de Broch, de Woolf…

Quel lien voyez-vous entre votre travail et l’idée de « Corps Célestes » qui irrigue cette 5e édition de la Biennale ?

J’évoquais des écrivains du début du XXe siècle. À la même époque, des penseurs comme Bergson ou Andréas-Salomé étaient très inspirés par les découvertes scientifiques et évoquaient souvent les astres. Pour reprendre leurs idées sur les étoiles, les photographies en général nous parlent, tout comme les astres, depuis un autre temps, un autre lieu, et peuvent parfois nous réchauffer – nous guider même – alors qu’elles ne sont déjà plus. En ce qui concerne mes photographies, je crois qu’elles rendent compte souvent, et malgré moi, de la loi universelle de la gravitation.

Vos images sont silencieuses, souvent insituables, faussement calmes. Elles sont aussi et surtout travaillées par la question d’un temps instable, indécidable, à peine mis en tension par l’acte photographique déjà enfui. Cela me fait penser à la réflexion de Pascal Dusapin, cet autre musicien photographe : « Lorsque nous voyons une image, juste avant de la photographier, nous anticipons sur le futur. Dès que nous avons déclenché, c’est du passé. En ce sens elle ressemble à la musique qui n’a jamais de temps présent, seulement une durée antérieure. »

Je ne suis pas sûr de comprendre finement la phrase de Pascal Dusapin, dont je ne connais pas l’œuvre photographique. Il semble évoquer l’acte de photographier, mais fait-il une même distinction entre son travail de composition et l’interprétation, ou la simple écoute ? On peut le supposer. Une chose est la photographie, une autre le processus pour l’obtenir. Le photographe me fait un peu penser à un improvisateur de jazz, qui dans un cadre qui le contraint, évolue avec une certaine liberté, un peu comme celui qui développe son idée musicale, le fait en fonction de l’harmonie, de la pulsation et des propositions des partenaires. Au sujet de « durée antérieure », ce qui frappe à la simple écoute d’une œuvre musicale est le travail de la mémoire, y compris la mémoire immédiate. La force d’un refrain d’une simple chanson est décuplée après l’écoute des couplets, à l’instar du retour des thèmes lors de leur réexposition dans une forme Sonate classique par exemple. Plus simplement, la musique et la photographie partagent cette notion d’irrévocable qui a tant occupé Jankélévitch. À ce titre, la photographie me semble encore plus que la musique ou le cinéma, tout entière frappée du sceau du passé. Et peut-être que je ne rejoins pas complément Dusapin sur ce point au sujet de la musique, art auquel j’ajouterais celui du « cinématographe ». Je n’y ai pas vraiment réfléchi, mais ces deux arts me semblent inclure le devenir. Seraient-ils créateurs – même si ce n’est peut-être qu’une illusion – d’une sorte de présent en train d’advenir ? Il faudrait relire Le Temps scellé de Tarkovski qui traite de ces sujets...

Bernard Plossu est un des artistes invités lors de cette Biennale, et il me semble que vous faites un peu plus que partager avec lui une programmation. Je vois entre vos deux gestes une proximité poétique, une photographie de l’instinct, plus que de l’instant décisif.

Je connais mal l’œuvre de Plossu qui est très prolifique. J’admire énormément le peu que je connais et je sais que cette œuvre est là quelque part, qu’elle va me nourrir bientôt, un peu comme certains livres de ma bibliothèque qui m’attendent. Je ne peux guère placer mes photos à proximité de celles d’un aussi grand photographe, mais votre rapprochement me touche. J’entrevois peut-être quelque chose chez lui que je vois aussi dans mes images cueillies çà et là : une sorte d’effacement de l’auteur ? Oui, sans doute l’instinct qui nous guide bien avant l’intention pourrait aboutir à cela.

— BIENNALE DE LA PHOTOGRAPHIE 2022 – SOUS INFLUENCE, exposition jusqu’au 18 septembre au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse beaux-arts.musees-mulhouse.fr

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