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Des thés sombres au pays du Dragon

Presque quatre années se sont écoulées depuis mon dernier voyage au Vietnam. Quelques semaines auparavant, le gouvernement a annoncé l’ouverture des frontières, l’occasion est trop belle, les raisons de venir trop nombreuses, mon billet est pris.

Par Léo Perrin

Aller dans un pays pour la première fois est une expérience, y revenir en est une autre. On se plaît à retrouver les habitudes prises, on s’émeut à retourner là où on est déjà allé, à constater les changements, à redécouvrir les parfums, les couleurs, les sons, tous ces éléments immuables constituant l’identité du pays visité. Après quelques jours à Hanoï à vagabonder entre les opulents effluves de lotus, le rugissement des deux roues et les rencontres dans les échoppes de thé, je retrouve mon ami Nam pour un long voyage de six heures en direction de Cao Bo.

Revoir Cao Bo

Nam Lê est un des directeurs de la grande manufacture de thé de Cao Bo. Cao Bo se situe tout au nord du pays, près de Hà Giang, non loin de la frontière chinoise. C’est ici que naissent depuis plus de cinquante ans les plus beaux pu erh vietnamiens. Longtemps, la fabrique a travaillé en direct avec Hong Kong, pour produire de précieux thés ensuite envoyés dans l’ex-colonie britannique. Ces thés étaient alors stockés dans des caves aux atmosphères humides, en vue d’y développer de profonds arômes d’humus et d’encens. Ce n’est que depuis la fin des années 1990 que ces thés s’ouvrent à de nouveaux horizons, comme la France.

L’exploitation travaille avec une vingtaine de villages récoltant les feuilles dans les montagnes reculées. Les théiers, de variété Shan Tuyet, ne ressemblent à rien d’autre sur terre. Oubliez ces jardins organisés où les plants à hauteur de bassin, tous alignés, dessinent de longues formes serpentines sur les flancs des vallées. Ici, le théier est un arbre avoisinant les deux mètres pour les plus petits. Des arbres au tronc solide et épais, s’organisant librement en de denses forêts sauvages ou bien, de façon plus clairsemée, mêlés aux autres cultures locales. Des arbres anciens que le temps continue de façonner. Nous voilà enfin arrivés dans cet endroit que j’affectionne tant. Il y a quatre ans, avec Nam, nous étions restés ici un mois pour qu’il m’enseigne les secrets de la fermentation du pu erh. Je retrouve la même équipe, ces mêmes sourires et ce même parfum, celui du thé fermentant doucement sous les bâches.

Après quelques accolades, il se fait tard et le dîner est prêt. Ce soir, c’est un festin ! J’ai le droit au délicieux Tiê ´ t canh, une soupe de sang frais de canard coagulé mais aussi à des sashimis de carpe, et bien évidemment à du rat de bambou, qui se marie plutôt bien avec le vin alsacien que je viens de leur offrir. Étrange union du gewurztraminer avec un rongeur…

Le lendemain, après une courte nuit, une dégustation de thé m’attend au réveil. Dans la salle prévue à cet effet, les tasses s’enchaînent dans un flori lège ininterrompu d’infusions toutes plus merveilleuses les unes que les autres. J’aime ici la profondeur des notes de sarrasin de certains pu erh Shu ainsi que leur rondeur et cette sucrosité irrésistible. Je me plais à tenter de dompter l’astringence si sauvage de leurs thés verts. Le temps joue sur les notes du thé, qui évolue au fil des années. Je m’émeus face aux métamorphoses qu’il opère sur les exhalaisons d’un Mao Cha de 2017 et celui de cette année, à ressentir ces effluves doucement « champignons » éclore sur les feuilles d’une galette de thé légèrement plus ancienne… Le pu erh, comme le vin, lorsqu’il est bien réalisé, se bonifie et les parfums résultant de ce travail du temps sont d’une beauté sans pareil.

Des bourgeons améthyste

Parmi ces liqueurs, un thé se démarque. Un jeune Mao Cha de l’année dernière aux étonnantes notes fruitées m’évoque la gentiane et la papaye verte. Je demande à Nam d’où vient la singularité de ce thé si aromatique qui a éveillé ma curiosité.

« Les feuilles proviennent d’un village avec qui nous travaillons depuis l’année dernière. Allons-y si tu veux, c’est à côté ».

Après deux heures et demie à traverser les rivières en scooter, à chuter à chaque centaine de mètres, la notion d’un « à côté » m’apparaît de plus en plus floue. Néanmoins, l’objet de ma quête semble se dessiner à travers l’épaisse brume cotonneuse lorsque je vois poindre les premiers camélias. « Nous y sommes, ce sont les premiers théiers du village », m’explique Nam.

L’évidence des arômes si particuliers de ce thé qui avait retenu mon attention se devine alors. Ces théiers au tronc massif, pluricentenaires pour la plupart, sont tous pourvus d’une particularité génétique unique, qui pour une raison inconnue se retrouve en nombre dans ce village : la couleur violette de leurs feuilles ! Cette spécificité s’observe souvent sur des théiers anciens qui, avec le temps, développent plus d’anthocyanes * dans leurs feuilles, les assombrissant jusqu’à tirer parfois au violet foncé. Cette présence d’anthocyanes en grand nombre va ainsi jouer sur les particules aromatiques des feuilles et développer dans le thé un caractère fruité bien spécifique.

Le joyau convoité est enfin à portée de mes yeux : de beaux bourgeons améthyste. Ces théiers majestueux laissent imaginer de nombreuses perspectives. Si ce terroir est aussi bon sur du Mao Cha, qu’en serait-il avec du thé noir ? Ou même du blanc ? Ou bien toute autre couleur de thé que le camélia peut nous offrir ? Je termine ma visite en laissant ces quelques idées infuser dans l’esprit créatif de mon ami Nam.

Le renouveau vietnamien

Direction Ta Thàng, dans la province de Lào Cai. Il faut compter plus de neuf heures pour rejoindre un nouveau producteur dont j’ai entendu parler lors de mes quelques jours à Hanoï. Nous faisons une courte halte dans la ville de Lào Cai où l’ambiance est bien différente de Cao Bo. Ici, l’architecture semble plus chinoise. Pas étonnant lorsque l’on sait que la ville située sur le fleuve Rouge est un des postes-frontières avec le Yunnan. Cette proximité avec la Chine joue un rôle important dans le marché du thé local. Beaucoup de Chinois profitent de cette frontière pour acheter du Mao Cha à faible coût aux différents groupes ethniques vietnamiens, pour le revendre sous une appellation chinoise à un prix bien plus élevé.

*Les anthocyanes sont un colorant naturel allant du rouge orangé ou bleu pourpre.

Le nord du Vietnam offre des paysages accidentés, où les montagnes couvertes de végétation luxuriante côtoient les plantations de thé escarpées.

Depuis quelques années, un changement radical s’opère chez ces populations qui refusent parfois de vendre leur thé aux Chinois afin que leur production serve à la renommée de leur pays. Une démarche plus saine et plus transparente pour garantir l’origine des thés vietnamiens.

Je retrouve Tuãn Phan, qui s’occupe de la fabrication du thé à Ta Thàng. Ensemble, nous partons pour une ultime heure de route afin de rejoindre ce lieu dont il me fait les éloges. Dans ces montagnes que je découvre, la montée en altitude m’offre de nouveaux paysages. De grands lacs bleus bordent les montagnes que quelques conifères peuplent. Un air de Bavière flotte et seule la présence des jolies maisons Hmong vient trahir cette confusion géographique.

Le secret des théiers centenaires

Au bout de ce chemin se trouve la manufacture de Ta Thàng, créée il y a seulement trois ans. En 2019, un des actuels dirigeants, Nguyen Van Linh, est parti avec un groupe d’amis visiter la région, sans avoir l’intention d’y fonder une quelconque entreprise. Mais sous le charme de Ta Thàng et de sa communauté, il a décidé, avec ses amis, d’entreprendre un projet sur place pour soutenir le village.

Perchée à plus de 1 200 mètres d’altitude, la manufacture de Cao Bo produit depuis plusieurs années des thés d’exception.

Dans cette vallée où lacs et conifères côtoient théiers sauvages, sont produits de délicieux thés noirs et thés blancs.

D’une ethnie à l’autre, le rapport à la terre change. Ici, les Hmongs cueillent les feuilles sur de vieux théiers centenaires.

Le producteur Tuãn Phan est fier de sa manufacture créée il y a seulement trois ans par un groupe d’amis séduit par Ta Thàng et sa communauté.

Conquis par les grandes forêts de théiers centenaires délaissées par les Hmong depuis plusieurs siècles et connaissant le potentiel de ces arbres, ils ont relancé la production de thé.

C’est sous la lumière d’une splendide pleine lune que je suis accueilli. Tuãn me fait visiter la manufacture où le thé noir s’oxyde lentement sur des claies de bambou tressé, où les bourgeons de thé blanc sèchent doucement. En ce lieu règne une atmosphère très paisible, les travailleurs habituellement si loquaces sont ici très silencieux, concentrés sur leur travail. Tuãn voit la manufacture du thé comme une méditation active, nécessitant un travail en pleine conscience pour un résultat des plus précis.

Le lendemain, nous partons voir la fameuse forêt de théiers d’où ses plus beaux thés proviennent. Les Shan Tuyet y ont tous au minimum deux cents ans. Certains mesurent plusieurs dizaines de mètres et je ne peux résister à aller cueillir quelques feuilles sur leur canopée. Sous ces grands arbres, quelques buffles nous observent et se font les gardiens de ce lieu presque sacré.

Lors d’une dégustation de quelques précieuses feuilles manufacturées le jour même, je pose à Tuãn la même question qu’à tous les producteurs que je rencontre à travers le monde : « Quel est le secret d’un bon thé ? » Alors entre deux bâtons d’encens fumants, je le vois approcher ses mains au-dessus du thé, fermer les yeux, et rester ainsi plusieurs minutes. « Je donne au thé mon énergie », m’explique-t-il. Je ne suis pas vraiment certain que « l’énergie » joue un rôle dans le goût de son thé mais celui-ci est, sans aucun doute, un des plus beaux thés du Vietnam. •

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