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Le thé sombre, le thé du temps qui passe

Le thé sombre, dont le plus apprécié est le pu erh, est une couleur de thé encore peu connue des amateurs.

Appelé thé sombre, thé vieilli, thé fermenté ou encore thé de garde, il a la réputation de se bonifier en vieillissant, une spécificité qu’il doit à son mode de fabrication, mettant en œuvre une vraie fermentation.

Par Laetitia Portois

Après la cueillette, les feuilles qui serviront à manufacturer le pu erh flétrissent au soleil pendant 24 heures.

L’histoire du thé sombre remonterait au viie siècle, mais il est resté de longues années dans l’ombre, avant de devenir l’objet d’un engouement et le fruit aujourd’hui d’une intense spéculation. Un thé mystérieux, dont les parfums se révèlent et s’épanouissent au fil des ans… Les premières traces du thé sombre remontent à la dynastie des Tang, au début du viie siècle. À l’époque, le thé sert, entre autres, de condiment, utilisé notamment pour assaisonner la soupe.

Aux origines du thé sombre, la galette

Denrée consommée au quotidien, la question de l’acheminement du pu erh dans toute la Chine se pose rapidement : comment transporter, conserver et optimiser les quantités sur de longues distances, à dos de cheval ? Un enjeu important, car le thé sert alors de monnaie d’échange contre des chevaux au Tibet, où il est consommé comme un « légume » dans l’alimentation très carnée des Tibétains. C’est ainsi que naît la route du thé. Les Chinois ont alors l’ingénieuse idée de compresser les feuilles en forme de galettes, pour pouvoir facilement les empiler et les stocker. De plus, cette technique limite le contact des feuilles avec l’air et ralentit considérablement leur oxydation lors du voyage. Fortuitement, on aurait remarqué qu’au cours de ces longs trajets, le thé aurait fermenté naturellement, offrant lors de la dégustation, des caractéristiques gustatives uniques. Cette découverte aurait marqué la naissance des fameuses galettes de pu erh, un format encore utilisé aujourd’hui dans le façonnage des thés sombres.

Le thé en vrac est ici pesé pour ensuite être compressé en galette de 357 grammes en moyenne.

Pendant des siècles, le thé sombre se promène au pas des mulets sur l’ancienne route du thé et des chevaux (entre le Yunnan et le Tibet, jusqu’aux steppes de la Russie), constituant une monnaie d’échange pour les marchands nomades. Mais en 1391, l’empereur intime aux régions productrices de cesser d’envoyer à la cour impériale le thé sous forme de feuilles compressées. Le vrac est privilégié, les producteurs fabriquent alors des feuilles aux mille couleurs. Le thé sombre continue son chemin, plus discrètement, connaissant un certain déclin. Pourtant, cette couleur de thé concentre tout le savoir-faire des producteurs, à l’origine de crus qui prennent le temps de s’affiner au fil des années…

Les thés sombres, des thés fermentés

La particularité du thé sombre tient à son mode de fabrication et aux phénomènes de vieillissement qui en résultent. Ce sont les seuls thés mettant en œuvre une vraie fermentation. La récolte et le traitement des feuilles sont ici dissociés dans le temps. Ainsi, les mêmes feuilles donneront, au terme de deux méthodes de fabrication différentes, deux thés sombres distincts. Cependant, tous deux sont issus de la fermentation du même thé : le Mao Cha.

Pu erh cru et pu erh cuit

On distingue le pu erh cru, dit « Sheng », un Mao Cha compressé en galette, qu’on laisse vieillir, et le pu erh cuit, dit « Shu », dont la fermentation a été accélérée par la main de l’homme.

Les premières étapes de fabrication du Shu et du Sheng sont identiques : la cueillette est passée au wok (entre 10 et 20 minutes) pour obtenir une fixation partielle des oxydases (des enzymes permettant de stopper l’oxydation). Le thé est ensuite roulé, puis séché le plus souvent au soleil. Les processus de vieillissement diffèrent ensuite : long et naturel pour le pu erh Sheng, et accéléré pour le pu erh Shu.

PU ERH OU THÉ SOMBRE ?

Le pu erh doit son nom à la ville du même nom. L’endroit fut autrefois le point de départ de la route du thé et un important pôle d’échanges commerciaux liés au thé. Aujourd’hui, seuls les thés sombres produits dans cette région peuvent prétendre à l’appellation d’origine de « thé pu erh », que l’on définit juridiquement depuis 2003 comme un « thé produit à partir de feuilles récoltées sur des théiers à grandes feuilles Da Ye poussant dans le Yunnan, séchées au soleil et ayant subi une fermentation due à un processus naturel ou initié par l’homme 1 ». Chez Palais des Thés, nous avons choisi de continuer à appeler « pu erh » les thés qui suivent le processus traditionnel établi dans les pays frontaliers. Ainsi, vous pourrez par exemple trouver dans nos boutiques un pu erh Shu du Vietnam.

Pour la compression des pu erh, les feuilles sèches sont étuvées quelques minutes, puis placées dans une poche en coton, que l’on glisse ensuite entre les plaques d’une presse, ce qui permet de former la galette par écrasement. Puis on la laisse sécher sur une étagère pendant vingtquatre heures. La galette est ensuite emballée dans du papier de riz. Parfois, ces galettes sont achetées par des intermédiaires qui les « mettent à vieillir » pendant de nombreuses années, dans l’optique d’obtenir un pu erh Sheng. C’est au cours de cette étape qu’a lieu la post-fermentation : sous l’effet de micro-organismes présents dans le thé, dans un endroit humide et ventilé, les feuilles fermentent et oxydent naturellement. Cette réaction est due à l’action de bonnes bactéries naturellement présentes dans la feuille, qui sécrètent des enzymes modifiant la chimie de la feuille originelle. Au fil des années, la galette développe un profil organoleptique particulier. Il s’agit d’une opération d’affinage à part entière : certaines galettes de pu erh cru peuvent se déguster très rapidement. Tout comme le vin, si l’on aime les notes d’un vin « jeune », il n’est pas nécessaire d’attendre dix ans avant de le déguster. D’autres seront conservées en caves de nombreuses années avant d’être vendues.

Le pu erh Shu a vu, quant à lui, son vieillissement accélérer selon une méthode inventée au début des années 1970, afin de répondre à une demande toujours grandissante. Le Mao Cha est étendu sur le sol et aspergé d’eau avant d’être recouvert d’une toile. La température augmente très vite, pour atteindre 60 °C à l’intérieur du monticule. Les micro-organismes prolifèrent très rapidement, duvets et moisissures apparaissent. Une fois le degré de fermentation souhaité obtenu, les feuilles sont étalées en couche mince et séchées naturellement pendant deux semaines. Faciles à stocker, ces thés pourront être consommés immédiatement.

Une promenade en forêt

Les pu erh sont d’une richesse olfactive étonnante. Ils nous conduisent de bois en sous-bois, d’odeurs de cuir à des parfums de paille humide. De façon prévisible, les pu erh crus et cuits développent des notes tout à fait différentes. Un pu erh cru jeune (après cinq ans de garde) offre une douce astringence, il nous emmène en promenade dans une forêt après la pluie, aux parfums d’herbe juste coupée, de pierres et de terre. Au fil des infusions, il révèle des notes subtiles, minérales et fruitées. Le pu erh cuit est, lui, plus direct, plus boisé, presque animal. Les notes de cuir, de champignons, de mousse et de bois ciré se mêlent avec harmonie, soulignées par de subtils arômes de vanille et de caramel. C’est un thé beaucoup plus rond, que l’on aime déguster pendant les mois d’hiver, assis au coin du feu. •

LE PU ERH, UN OBJET DE SPÉCULATION

Depuis 2007, l’engouement pour le pu erh est spectaculaire en Chine. En quelques semaines, ce thé est devenu le fruit d’intenses spéculations. Ainsi, en 2013, certaines galettes ont dépassé le millier d’euros à la foire du thé de Canton. Les pu erh Sheng sont très prisés : collectionneurs et amateurs investissent dans des galettes relativement jeunes en pariant sur leur évolution. D’autres acquièrent ces thés uniquement dans un but spéculatif, comme cela se pratique pour les grands crus dans le monde du vin.

Écouter le thé sombre

Pour en apprendre davantage sur le thé sombre, découvrez le podcast « Un thé, un voyage » qui lui est consacré. François-Xavier Delmas, fondateur de Palais des Thés, nous emmène sur l’ancienne route du thé, et surprend notre palais en nous invitant à déguster plusieurs thés, tous plus étonnants les uns que les autres.

Depuis des millénaires, la médecine chinoise prête au pu erh des vertus digestives et dépuratives. C’est un thé que l’on aime déguster avec des mets de caractère, comme un parmesan, un vieux cantal, ou encore du gibier. Une façon originale de surprendre ses invités en remplaçant le vin par du thé !

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