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Robert Fortune, l’espion du thé

En 1848, la Compagnie des Indes orientales confie à Robert Fortune, un botaniste écossais, une mission très spéciale : percer les secrets de fabrication du thé en Chine, et prélever graines de théier et techniques traditionnelles pour faire de l’Inde le nouveau « champ de thé » de l’empire britannique. Une histoire d’espionnage industriel qui bouleversa la géographie et le monde du thé.

Introduit en Angleterre au xviie siècle, le thé est devenu en quelques décennies une boisson populaire. Au début des années 1840, le pays est frappé par une famine qui décime la classe ouvrière. Le thé, alors mêlé à du sucre et du lait, permet d’endurer le rythme effréné des journées de travail jusqu’au (maigre) repas du soir. À l’époque, la Grande-Bretagne s’approvisionne exclusivement en Chine, détentrice du secret de fabrication de cette boisson depuis plus de 5 000 ans. En 1839, la première guerre de l’opium oppose les deux nations. Humilié par sa défaite, l’empire du Milieu taxe l’importation du thé sur le territoire anglais à hauteur de 70 %. La valeur marchande de la plante explose. Craignant une révolte nationale, la très puissante Compagnie des Indes orientales décide de briser le monopole chinois en produisant son propre thé, en Inde.

La mission de Fortune

Deux frères écossais, les Bruce, ont identifié en Assam une sous-espèce de théier sauvage. Le climat étant propice à la culture du thé, l’honorable Compagnie missionne le botaniste Robert Fortune pour développer la production et ainsi accéder à la rentabilité. Sa mission : recueillir plants et graines des meilleurs théiers, les transporter jusque dans l’Himalaya, et engager des « cultivateurs de thé expérimentés et de bons manufacturiers sans lesquels nous ne pourrons pas développer nos plantations dans l’Himalaya 1 ». L’aventure commence…

Un voyage en Chine interdite

Quand Robert Fortune arrive en Chine, l’épopée du thé colonial a donc commencé. Chasseur de plantes ayant déjà voyagé dans l’empire du Milieu, cet Écossais est considéré par ses pairs comme un aventurier cultivé, qui n’hésite pas à risquer sa vie pour découvrir de nouvelles espèces. Après la guerre de l’opium, aucun Occidental n’est autorisé à voyager dans les terres, sous peine de mort. Pour contourner le danger et passer inaperçu, Fortune porte l’habit traditionnel et une longue natte. Il prétend voyager depuis une région lointaine située au-delà de la Grande Muraille pour justifier ses traits occidentaux et son accent. Un artifice efficace, malgré quelques situations où sa ruse manque d’être découverte. Les plants les plus faciles à se procurer se situent au sud du pays, mais les connaisseurs savent que les thés noirs de meilleure qualité sont produits au Nord, dans la région des Montagnes jaunes, là où aucun Européen n’a encore pénétré. Robert Fortune embarque alors pour le voyage d’une vie, à la rencontre d’une nature sauvage et inédite. Au fil des mois, il découvre la Chine des rivières mouvementées, profitant du voyage jusqu’aux régions de thé pour explorer les rives à la recherche de fleurs et de fruits jusqu’ici inconnus. Après de longs jours, le voilà arrivé dans le territoire de Hwuy-chow, au cœur des monts Huang. Les premières plantations apparaissent. Il prend le temps d’observer, notant que les locaux ne touchent pas aux théiers les plus faibles, attendant que ces derniers soient vigoureux avant de récolter les feuilles. Il s’émerveille devant la dextérité des cueilleuses et réussit à subtiliser les graines de ces Camellia sinensis dont il est encore persuadé qu’elles servent uniquement à manufacturer le thé vert. Puis la route continue jusqu’à l’Anhui, au cœur des Montagnes jaunes, où de nouveau il parvient à récupérer plants et graines de thés servant à manufacturer le thé noir. Très observateur, il comprend que le thé noir et le thé vert proviennent de la même plante et que seul le traitement de la feuille après cueillette est responsable de la couleur du thé. L’énigme est enfin résolue.

L’arrivée du thé en Inde

Acheminer le thé jusqu’en Inde ne se fait pas sans difficultés. Les plants de Camellia sinensis perdent de leur vitalité lorsqu’ils ne sont plus en terre, et l’arrosage en caisses « fermées » entraîne leur moisissure. Le premier envoi est un échec. L’utilisation dans un second temps des caisses de Ward (des serres miniatures ressemblant à un aquarium doté d’un couvercle) permet d’éviter ces désagréments. La méthode est infaillible, les plants arrivent en parfaite santé : la mission est un succès. La culture du thé se répand alors en Inde et dans les contreforts de l’Himalaya, avant d’être introduite sur l’île de Ceylan. Robert Fortune contribue ainsi à son amélioration et à la fabrication du thé dans un empire britannique en pleine expansion. En 1856, la première plantation de thé est lancée à Darjeeling. En 1874, la région ne compte pas moins de cent douze jardins.

Fortune rapporte également de son fructueux périple en Chine des centaines de variétés de fleurs et de fruits, comme le kumquat, le jasmin, les azalées, marquant pour les siècles à venir le visage du jardin à l’anglaise. Mais il a contribué avant tout à assurer la continuité de ce temps pour soi tant apprécié des Anglais : le tea time ! •

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