Cerveau & Psycho
Cerveau & Psycho
Mai 2022
N°143
N° 143 Mai 2022
L 13252 - 143 - F: 7,00 € - RD
IL FAUT DÉVELOPPER LES NICHES SENSORIELLES DE L’ENFANT
LES 3 000 PREMIERS JOURS
De 0 à 7 ans, les étapes clés du développement
par Boris Cyrulnik
3 000
LES PREMIERS JOURS De 0 à 7 ans, les étapes clés du développement
SYNDROME DE LA TOURETTE QUAND TIKTOK DONNE DES TICS
NEUROSCIENCES LA NOUVELLE CARTE SÉMANTIQUE DU CERVEAU PÈRES ET FILLES LA RELATION QUI FAIT DU BIEN
DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 12,00 FS – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 100 XPF
● Émotions ● Motricité ● Langage
en direct de l’auditorium — en replay sur cite-sciences.fr — accès libre
En mai, ne manquez pas : mercredi 18 mai à 14h30 Décarboner l’aviation, de nouvelles avancées L’aviation face au défi climatique La lutte contre le changement climatique conduit tous les secteurs économiques à opérer une transition énergétique qui s’avère difficile pour le secteur aérien. Avec Philippe Novelli, directeur Propulsion & Environnement à l’Onera.
Mise en service d’une flotte d’avions électriques En partenariat avec
Comment initier la transition énergétique pour une aviation plus sobre, moins bruyante et, à terme, totalement décarbonée ? La FFA s’appuie sur des innovations concrètes développées grâce au projet FabLab. Avec Jean-Luc Charron, président de la Fédération française aéronautique, délégué général du Conseil national des fédérations aéronautiques et sportives.
jeudi 19 mai à 14h Microbiote : des microbes qui nous font du bien
(Ma première conférence - Pour les jeunes publics de cycle 2 / 6-8 ans) Nous sommes microbiens… Notre organisme abrite des milliards de microbes. Ce sont des bactéries, des champignons, ou encore des virus nécessaires à notre santé. Observons, décrivons et apprenons à prendre soin de ce monde vivant avec lequel nous entretenons une relation de chaque instant. Avec Joël Doré, chercheur en microbiologie, Inrae.
Avec le soutien de
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NOS CONTRIBUTEURS
ÉDITORIAL
p. 22-29
SÉBASTIEN BOHLER
Jennifer M. Mitchell
Professeuse au département de neurologie et de psychiatrie de l’université de Californie, à San Francisco, elle a mené les premiers essais cliniques pour valider l’emploi de l’ecstasy dans le traitement contre le trauma.
p. 32-43
Agnès Florin
Professeuse émérite de psychologie de l’enfant et de l’éducation, à Nantes Université, elle réalise des évaluations de la qualité de l’éducation de la petite enfance dans différents pays et des enquêtes sur le bien-être et la satisfaction de vie des jeunes en contexte de pandémie, afin d’améliorer leur bien-être à l’école.
p. 44-49
Boris Cyrulnik
Psychologue et neuropsychiatre, il a présidé la commission d’experts « 1 000 premiers jours », qui a rendu ses conclusions en septembre 2020. Avec, à la clé, des pistes pour aider nos enfants à s’épanouir.
p. 70-71
Andreas Hartmann
Neurologue spécialiste du syndrome de La Tourette à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, il décrit les tics apparus chez ses patients après avoir visionné des vidéos d’influenceurs mettant en scène ce syndrome.
Rédacteur en chef
Suivez le ruban de la vie !
C
’est une vision fascinante que proposent les chercheurs de l’université de Berkeley dans l’article que nous publions en page 16 de ce numéro. On y voit la surface d’un cerveau humain. Cette surface est parcourue par un ruban bleu : ce sont les neurones qui font naître en nous la vision des images qui nous entourent, comme celles d’un visage, d’une fleur ou d’un stylo. Et ce ruban entoure des îlots de lumière jaune, constitués par les neurones qui représentent les concepts correspondants – le concept de visage, de fleur, de stylo… Spectacle troublant, le ruban des images se colle à celui des concepts, dans une correspondance parfaite. C’est – peutêtre – ce qui fait naître le sens des choses dans notre esprit. Ce cerveau met des années à se construire, et les correspondances entre les images du monde et les mots qui nous servent à le décrire commencent à se former dès l’enfance, durant ces sept années si cruciales qui conduisent à l’âge de raison. C’est pourquoi nous vous proposons un autre ruban (en page 40) : celui d’un parcours balisé qui visite les principaux stades du développement de l’enfant. Car même si ce chemin est sinueux, il arrive généralement à bon port si l’on sait mettre en place les bonnes conditions pour son épanouissement. Mais pour tous ces enfants, que diront les mots de demain sur un monde dont les images nous submergent, à la télévision et sur nos écrans de smartphones ? Aujourd’hui, ils se focalisent sur l’affect et l’émotion, comme nous l’indique Nicolas Gauvrit en page 74, peut-être parce que le monde des images charrie souvent une puissante charge émotionnelle. Alors, verra-t-on un jour changer la danse des rubans bleus et jaunes dans notre cerveau, à mesure que notre monde acquerra de nouveaux concepts dominants, et se tournera vers de nouveaux formats d’images ? C’est ce que nous apprendra peut-être l’avenir de la recherche sur le cerveau… £
N° 143 - Mai 2022
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SOMMAIRE N° 143 MAI 2022
p. 10
p. 12
p. 16
p. 31-55
Dossier
p. 22
p. 31
LES
p. 6-30
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Les chefs, puissants mais fragiles ! Amour : les cœurs se synchronisent Décès : notre vie défilerait bien sous nos yeux Pas juste ! Souffrir fait grossir… Minorités : une illusion perceptive En décolleté par – 5 °C p. 12 FOCUS
La mobilité retrouvée grâce à la stimulation électrique
p. 22 THÉRAPIE
3 000
PREMIERS JOURS
Trauma : premiers succès cliniques pour l’ecstasy
p. 32 NEURODÉVELOPPEMENT
Jennifer M. Mitchell
Comment faire fructifier les talents innés du bébé pour l’amener jusqu’à l’âge de raison ?
Loin des « rave parties », la MDMA pourrait bien devenir la première drogue psychédélique autorisée pour un usage médical.
GRANDIR JOUR APRÈS JOUR Agnès Florin
p. 40 INFOGRAPHIE
LES ÉTAPES CLÉS DU DÉVELOPPEMENT
Après un seul jour de traitement, des personnes entièrement paralysées se remettent à marcher.
Quand l’enfant se reconnaît-il dans le miroir ? Quand marche-t-il ? Les principales étapes résumées de 0 à 7 ans.
Bret Stetka
p. 16 NEUROSCIENCES
Mémoire : jamais sans les mots
Agnès Florin
p. 44 SCIENCES AFFECTIVES
IL FAUT ENRICHIR LES NICHES SENSORIELLES DU BÉBÉ
Dans notre cerveau, des milliers d’images sont stockées avec l’étiquette du nom correspondant. Quand notre mémoire les exhume, les mots refont surface… Jordana Cepelewicz
Entretien avec Boris Cyrulnik
p. 50 COGNITION
LE SECRET DE L’APPRENTISSAGE DES ENFANTS
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, broché en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Jose Luis Pelaez Inc/DigitalVision/Gettyimages
Leur grande force : l’apprentissage implicite. Daniela Schönberger
N° 143 - Mai 2022
5
p. 56
p. 62
p. 78
p. 88
p. 82
p. 86
p. 94
p. 92
p. 56-76
p. 78-87
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 56 PSYCHOLOGIE SOCIALE
p. 78 PSYCHOLOGIE
Bullshit, la profondeur du vide
Pourquoi on se laisse parfois avoir par des phrases bien tournées mais vides de sens. Steve Ayan
p. 62 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
p. 92-97
Père et fille : duo gagnant !
Pour une fille, avoir une bonne relation avec son père est souvent un gage de réussite et d’épanouissement dans la vie. Nina Ayerle
p. 82 L’ÉCOLE DES CERVEAUX
p. 92 SÉLECTION DE LIVRES Les Pouvoirs insoupçonnés de votre mémoire Histoires naturelles et extraordinaires des animaux de La Fontaine L’Énigme de la raison Toxic data Vaincre sa peur de l’échec p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
YVES-ALEXANDRE THALMANN
Le paradoxe du porno p. 66 NEUROLOGIE
Tourette : ça s’attrape sur Internet ? Des influenceurs atteints du syndrome de la Tourette transmettent leurs tics à leurs followers ! Michaela Maya-Mrschtik
p. 74 RAISON ET DÉRAISONS
JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Apprendre : les cinq étapes du succès
Les bons réflexes pour résoudre des problèmes à l’école, fondés sur les règles du fonctionnement cérébral. p. 86 LA QUESTION DU MOIS
Pourquoi secoue-t-on la tête pour dire « non » ? Fabian Bross
NICOLAS GAUVRIT
Émotion : 1 Raison : 0
Comment le vocabulaire de l’affect s’est imposé face à celui de la logique.
p. 88 MÉDECINE
Couvertures lestées : quels bénéfices ? Dépression, anxiété, hyperactivité : dormir sous une couverture alourdie aurait de multiples bienfaits. Nele Langosch
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SEBASTIAN DIEGUEZ
Le gardien de but qui manquait d’imagination
Incapable de former des images mentales visuelles, le héros du roman « L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty » est un cas typique d’« aphantasie ».
DÉCOUVERTES
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p. 12 Focus p. 16 Mémoire : jamais sans les mots p. 22 Trauma : premiers succès pour l’ecstasy
Actualités Par la rédaction PSYCHOLOGIE
Les chefs, puissants mais fragiles ! Ils sont influents et respectés… mais recèlent des vulnérabilités psychologiques et physiques dont on commence à découvrir l’origine. Z. Song et al., Genetics, leadership position, and well-being : An investigation with a large-scale GWAS, PNAS, 2022.
© Rommel Canlas/Shutterstock
B
eaucoup de personnes aimeraient être influentes, avoir des responsabilités, voire commander aux autres, et bénéficier d’un salaire et d’avantages associés. Mais s’il y avait un prix à payer pour cela ? Si les responsabilités et le pouvoir allaient de pair avec d’autres désavantages moins évidents ? Depuis quelques années, on sait que la tendance au leadership est en partie innée. Autrement dit, elle repose en partie sur une base génétique. En 2006, une étude réalisée sur environ 400 jumeaux a montré que les jumeaux monozygotes, dont les gènes sont identiques, exercent en moyenne dans la société des responsabilités plus proches que celles des jumeaux dizygotes, qui ne partagent que la moitié de leurs gènes. Les calculs ont alors mis en évidence que 30 % des variations de leadership entre les individus dans la population seraient d’origine génétique. L’existence d’une contribution génétique au leadership a conduit des chercheurs des universités de
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NEUROSCIENCES AFFECTIVES RETROUVEZ NOUS SUR
Amour : les cœurs se synchronisent E. Procházková et al., Nature Human Behaviour, 2022.
HEUREUX, INTELLIGENTS… ET CARDIAQUES ! Qu’est-ce que cela signifie ? Eh bien… que le leadership serait comme une monnaie à double face : côté face, les chefs seraient plus heureux, plus extravertis et plus intelligents en moyenne que les personnes occupant des responsabilités moins importantes (attention, il s’agit d’une statistique, et il existe des chefs malheureux et stupides, tout comme il existe des personnes brillantes et épanouies à des postes de responsabilités moins importants). Mais côté pile, ils vivraient en moyenne moins longtemps, souffriraient plus fréquemment de troubles
cardiovasculaires, de schizophrénie ou de troubles bipolaires ! Et une des régions chromosomiques impliquées dans le leadership est aussi associée à une vulnérabilité à l’alcool. Le mythe du chef qui a un penchant pour la bouteille ne serait donc peut-être pas entièrement surfait ! Deux réflexions s’imposent : premièrement, si une bonne fée venait vous proposer de faire un vœu, réfléchissez-y à deux fois avant de souhaiter être un boss respecté et puissant. Bizarrement, vous seriez peut-être plus heureux, mais vous vivriez moins longtemps et risqueriez des ennuis de santé. Ensuite, nous pouvons peut-être nous féliciter que la dominance sociale ait aussi des désavantages. On sait en effet que le statut social est associé à une plus forte descendance. Des gènes sous-tendant de telles caractéristiques auraient donc tendance à se répandre comme une traînée de poudre dans la population si rien ne venait les arrêter. Nous vivrions alors dans un monde où tout le monde serait le chef, et je vous laisse imaginer le cauchemar ! Cela dit, cette vision à la Pangloss (pour qui nous vivons « dans le meilleur des mondes possibles ») n’explique en rien comment l’évolution génétique aurait abouti à cette sorte d’équilibre. Ce serait un sujet de recherche en soi… £ Sébastien Bohler
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Q
u’est-ce qui fait qu’on tombe amoureux d’un(e) inconnu(e) ? Pour le savoir, Eliška Procházková et ses collègues de l’université de Leyde, aux Pays-Bas, ont réuni des hommes et des femmes dans des séances de speed dating tout en leur demandant de porter des capteurs mesurant leur fréquence cardiaque et leur conductance électrodermale, qui reflète le niveau d’activation émotionnelle. Les participants disposaient de deux minutes face à face pour discuter, puis deux minutes sans se parler. Des caméras filmaient en outre le moindre de leurs mouvements. Ensuite, ils devaient indiquer à quel point la personne qu’ils avaient rencontrée leur plaisait et s’ils désiraient la revoir. Résultat : la synchronisation des fréquences cardiaques des participants et les variations conjointes de leur conductance électrodermale étaient les facteurs clés qui permettaient de prédire s’ils allaient se revoir et, donc, si le « courant » était passé entre eux. Ces facteurs étaient bien plus importants que la synchronisation de leurs mouvements ou de leurs regards, notamment. Ces mesures rejoignent des observations analogues réalisées par le passé, comme le fait que des individus ayant regardé ensemble un film provoquant une forte activation émotionnelle sont plus attirés l’un vers l’autre que s’ils ont vu un film calme. Lorsque les cœurs battent en rythme, l’amour n’est pas loin, et c’est sans doute aussi pourquoi la danse a formé tant de couples ! £ S. B.
©TCC Gallery/Shutterstock
Hong Kong et de Singapour à établir une liste des régions chromosomiques associées au fait d’être un chef. Leur découverte, fruit de recoupements sur 250 000 Britanniques de la base de données UK Biobank, montre que huit régions chromosomiques (rassemblant un grand nombre de gènes) sont statistiquement associées au niveau de responsabilité d’un individu dans la société. Or ces régions ont par le passé été impliquées également dans d’autres dimensions de la personnalité : l’extraversion, l’intelligence, le niveau de bien-être subjectif, mais aussi la vulnérabilité à la schizophrénie, le trouble bipolaire, les troubles cardiovasculaires et… une moindre espérance de vie !
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Mémoire
Jamais sans les mots Par Jordana Cepelewicz, journaliste scientifique à New York.
Nos souvenirs sont-ils une simple répétition neuronale des expériences vécues ? Probablement pas si l’on en croit des chercheurs qui viennent d’associer, dans le cerveau, des centaines de concepts sémantiques aux minuscules régions du cortex qui les représentent dans notre mémoire et nos perceptions. Or des « décalages » existent…
Q Cet article a d’abord été publié en anglais par Quanta Magazine, sous le titre « New Map of Meaning in the Brain Changes Ideas About Memory » : https://www. quantamagazine.org/ new-map-of-meaningin-the-brain-changesideas-aboutmemory-20220208/
u’est-ce que la mémoire ? Une répétition du passé, une reproduction mentale des événements et des sensations que nous avons vécus ? C’est en général ce que nous pensons. Dans le cerveau, cela reviendrait à ce que les mêmes schémas d’activité neuronale se réactivent : par exemple, se souvenir du visage d’une personne activerait les mêmes réseaux de neurones que ceux permettant effectivement de voir son visage. Et, en effet, pour certains processus mnésiques, quelque chose comme ça se produit… QU’EST-CE QUE LA MÉMOIRE ? Mais ces dernières années, les chercheurs ont mis le doigt, à plusieurs reprises, sur quelques phénomènes atypiques : ils ont identifié des
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distinctions subtiles, mais significatives, entre les représentations visuelles et les représentations mnésiques correspondantes, ces dernières apparaissant – se matérialisant sous forme d’activités neuronales – toujours à des endroits légèrement différents du cerveau. Or les scientifiques ne savaient trop que penser de cette translation, de ce décalage : quelle est sa fonction ? Qu’est-ce que cela signifie pour la nature même de la mémoire ? Aujourd’hui, ils ont peut-être trouvé une réponse, grâce à des travaux reposant sur le langage, et non sur la mémoire. En effet, une équipe de neuroscientifiques a créé une carte dite « sémantique » du cerveau qui révèle, de façon remarquablement détaillée, quelles sont les régions du cortex qui réagissent aux informations linguistiques concernant un large panel de concepts, allant des visages aux lieux en passant par les relations sociales, les phénomènes météorologiques… Et lorsqu’ils ont comparé cette carte cérébrale à une autre mettant en évidence où le cerveau se représente les catégories d’informations visuelles, ils ont observé des différences surprenantes… Qui ressemblaient
© Alexander Huth / The Regents of the University of California
DÉCOUVERTES Neurosciences
fortement à celles signalées entre les représentations visuelles et mnésiques. Cette découverte, publiée en octobre 2021 dans la revue Nature Neuroscience, suggère que, dans de nombreux cas, un souvenir n’est pas un fac-similé de perceptions ou d’expériences passées qui sont rejouées à l’identique dans le cerveau. Il s’agit plutôt d’une reconstruction de l’événement original, reposant sur son contenu sémantique. Cette idée, nouvelle, répondrait à bien des interrogations que se posent les chercheurs depuis de nombreuses années, notamment pourquoi la mémoire est si souvent un enregistrement si imparfait du passé… Ce qui expliquerait, entre autres, les faux souvenirs et ce que signifie réellement le fait de se rappeler quelque chose. CE N’EST PAS UN FAC-SIMILÉ DES EXPÉRIENCES VÉCUES Ces nouveaux travaux sur la sémantique étaient complètement indépendants de ceux menés sur la mémoire, des équipes de chercheurs travaillant à leurs cartes cérébrales respectives à peu près au même moment, mais à
des extrémités diamétralement opposées des États-Unis. Reprenons leur histoire. En 2012, Jack Gallant, neuroscientifique cognitiviste à l’université de Californie à Berkeley, avait passé la majeure partie de la dernière décennie à développer des outils et des modèles d’IRMf (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle) pour étudier le système visuel humain. En effet, l’IRMf permet de mesurer des variations du flux sanguin et de l’activité électrique dans le cerveau, de sorte que les neuroscientifiques l’utilisent souvent pour déterminer les régions du cortex réagissant à différents stimuli. L’un des étudiants de Gallant à l’époque, Alex Huth, a bénéficié des techniques de pointe de leur laboratoire pour analyser où le cerveau « encode » différents types d’informations visuelles, en demandant à des volontaires de regarder des heures de vidéos (sans aucun son) à l’intérieur de scanners d’IRMf. Puis, en segmentant les données en enregistrements pour des volumes de tissu cérébral minuscules, de la taille d’un pois et appelés « voxels » (un voxel étant l’équivalent d’un pixel, mais en trois dimensions), les chercheurs
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En 2016, des neuroscientifiques ont cartographié comment des régions du cortex de la taille d’un pois – et nommées « voxels » – réagissent à des centaines de concepts sémantiques. Ils s’appuient désormais sur ces travaux pour comprendre les liens entre les représentations visuelles, linguistiques et mnésiques dans le cerveau.
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DÉCOUVERTES Thérapie
Trauma
Premiers succès cliniques pour l’ecstasy Par Jennifer M. Mitchell, professeuse de psychiatrie et de neurologie à l’université de Californie, à San Francisco.
Loin des « rave parties », la MDMA (l’autre nom de l’ecstasy) pourrait bien devenir la première drogue psychédélique autorisée pour un usage médical. Et pas n’importe lequel : le traitement du trouble de stress post-traumatique.
© svekloid/Shutterstock
A
u printemps 2017, j’ai été invitée par hasard à ce qui semblait être en toute apparence une mauvaise conférence scientifique. L’invitation m’était parvenue de troisième main, mais un fond de curiosité m’a conduite jusqu’à cette salle de réunion d’un banal hôtel de centre-ville. La Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies (l’Association multidisciplinaire pour l’étude des psychédéliques) y tenait conseil pour rien de moins que le lancement d’un essai clinique de phase 3 sur les effets bénéfiques de la MDMA (ou ecstasy, ou 3,4-méthylènedioxy-N-méthylamphétamine…) sur le syndrome de stress post-traumatique sévère. Improbable projet. Mais quand Berra Yazar-Klosinski en personne, la directrice scientifique de cette éminente association, m’a conviée à participer à l’aventure et à m’associer à ce projet, je n’ai pas pu résister.
EN BREF £ Pour la première fois, l’ecstasy a passé avec succès les principales étapes des essais cliniques pour être approuvée par l’agence du médicament aux États-Unis. £ Ses bénéfices dans le traitement du trauma semblent à présent avérés, et ses effets neurotoxiques écartés. £ En France, cette évolution se heurte aux réticences d’une partie du corps médical qui la voit toujours comme une drogue festive.
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Le syndrome (SSPT), ou trouble de stress post-traumatique (TSPT), se développe chez des personnes qui ont été victimes ou témoins d’un événement traumatisant (guerre, attentat, agression physique, catastrophe…) et face auquel elles ont ressenti une peur intense et un sentiment d’impuissance. Il se manifeste par la reviviscence régulière de souvenirs traumatiques, accompagnée de manifestations physiques et psychologiques qui altèrent profondément la vie personnelle, sociale et professionnelle. Selon le National Center for Post-Traumatic Stress Disorder (PTSD), aux États-Unis, ce trouble anxieux est diagnostiqué chez plus de 15 millions d’Américains chaque année. Et l’utilisation de la MDMA, plus connue sous les noms de Molly ou d’ecstasy, en appoint des psychothérapies, pourrait bien changer la donne dans leur vie.
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Dossier
GRANDIR JOUR APRÈS JOUR Dès la naissance, un enfant est doté de nombreuses capacités. Celles-ci ne demandent qu’à évoluer pour atteindre l’âge de raison, environ trois mille jours après la conception. Connaître les grandes étapes de son développement permet d’éviter que des déficits s’installent… Par Agnès Florin, professeuse émérite de psychologie de l’enfant et de l’éducation, à Nantes Université.
© Jose Luis Pelaez Inc/DigitalVision/Gettyimages
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EN BREF £ Bien qu’elles varient d’un enfant à l’autre, les étapes du développement moteur et sensoriel, social et affectif, langagier et cognitif d’un petit vont de pair avec celles de son cerveau et sont cruciales pour son bien-être physique et mental. £ Mais tous les enfants n’évoluent pas de la même façon ! Par exemple, certains marchent plus tôt que d’autres qui, quant à eux, développeront plus rapidement leur langage. Il faut laisser le temps aux petits de grandir, à leur rythme. £ Toutefois, le fait de connaître ces étapes permet de repérer des difficultés, qu’elles soient biologiques, psychologiques ou liées à l’environnement familial, social ou scolaire.
Q
uel bonheur ! Vous venez d’avoir un bébé et vous vous posez certainement des questions quant à son développement à venir : quand se tiendra-t-il assis tout seul ? Quand dirat-il pour la première fois « maman » ou « papa » ? Quand sourira-t-il ou proférera-t-il son premier « non » de contestation ? Il est bien difficile de découper précisément l’évolution de l’enfant en périodes distinctes, car les âges correspondant à chaque acquisition – de la marche, du langage, du raisonnement… – varient quelque peu d’un petit à l’autre, en
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DOSSIER LES 3 000 PREMIERS JOURS
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LES ÉTAPES CLÉS DU DÉVELOPPEMENT Quand l’enfant se reconnaît-il dans le miroir ? Quand marche-t-il ? Quand parle-t-il ? Voici un résumé de son développement pendant les trois mille premiers jours. Par Agnès Florin, professeuse émérite de psychologie de l’enfant et de l’éducation, à Nantes Université.
Naissance
0 à 1 mois
Développe ses sens : le toucher à partir de la 12e semaine de vie fœtale, l’olfaction et la gustation à la 25e semaine, l’audition à la 28e semaine, et la vision juste avant la naissance. Commence à bouger son corps et met sa main à sa bouche. Reconnaît la voix de sa mère au 3e trimestre de la grossesse. Préfère les voix de ses proches et bouge en les entendant. Réagit par des mouvements aux paroles apaisantes.
Localise un objet du regard. Réagit à la voix de sa mère.
Tient sa tête droite. Perçoit les objets en trois dimensions.
Tourne les yeux en direction de la partie du corps touchée.
Sourit « socialement ». A des relations de face-à-face et des mimiques de surprise.
Distingue des stimuli visuels et auditifs. Manifeste un soi écologique (considère son corps comme une entité distincte de l’environnement).
Préfère la nouveauté. Anticipe du regard la trajectoire d’un objet.
Crie à la naissance, puis crie différemment selon les stimulations. Préfère la voix de sa mère et sa langue maternelle à une autre.
Gazouille, joue avec la voix, rit et produit des vocalises de deux syllabes. Est sensible à la prosodie et au rythme de la voix. Reconnaît une syllabe dans des énoncés distincts.
2 à 3 mois
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9 à 12 mois Montre un objet du doigt. Fait ses premiers pas. Coordonne plusieurs actions.
4 à 5 mois
Utilise ses mains comme support. Tourne sa tête vers un bruit. Interagit en souriant. Tourne la tête vers une source sonore. Reproduit des événements fortuits intéressants. Catégorise des objets distincts. Babille, émet des vocalises plus complexes et contrôle la phonation. Préfère le langage motherese * (débit ralenti, intonation exagérée, vocabulaire simple). Distingue les voyelles.
Prend et transfère des objets. Contrôle ses mains. S’assoit seul sans support. Se tient debout avec support. Échange intentionnellement avec autrui. S’attache différemment aux personnes. Vocalise devant le miroir. Différencie les visages selon le sexe. Ajuste ses comportements à l’objet (forme, volume, poids). Produit plusieurs syllabes et des phrases simples renvoyant à des objets concrets. Chantonne. Comprend le « non », son nom et des mots en contexte. Détecte les frontières des groupes de mots.
Réagit différemment aux proches et aux inconnus. S’ajuste à des demandes. Construit une tour (de cinq cubes). Anticipe les événements. Suit une ligne du regard. Produit ses premiers mots isolés. Essaie de nommer les objets désignés par l’adulte. Comprend 30 mots en contexte et d’autres hors contexte. Détecte les frontières de mots.
* Ou « mamanais », en français
6 à 8 mois
© lukpedclub/Leremy/Shutterstock
Développement sensoriel et moteur Développement social et affectif Développement cognitif Développement langagier
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LE SECRET DE L’APPRENTISSAGE DES ENFANTS
Les enfants apprennent à faire de la draisienne – ou du vélo – d’une manière qualifiée d’implicite : ils ne suivent pas de règles explicites pour découvrir comment se tenir en équilibre.
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Comment font les petits pour apprendre tant de choses en si peu de temps ? Parler, marcher, reconnaître ce qui les entoure… Ils ont une arme secrète : l’apprentissage implicite. Une capacité naturelle qui se perd ensuite, mais qui pourrait être restaurée afin de dynamiser les apprentissages chez l’adulte. Par Daniela Schönberger, psychologue et doctorante à l’université de Hambourg, sa thèse portant sur l’évolution des modes d’apprentissage au cours de l’enfance.
EN BREF
£ Dans de nombreux domaines, comme l’apprentissage d’une langue, les jeunes enfants semblent plus performants que les adultes.
© Peter Cade/Stone/Gettyimages
£ Cette supériorité reposerait en partie sur un mode d’apprentissage implicite et automatique, qui cède peu à peu la place à un apprentissage explicite lorsque l’enfant grandit. £ Ce changement est lié à la maturation de deux régions cérébrales, l’hippocampe et le cortex préfrontal ; quand on inhibe ce dernier chez les adultes, ils retrouvent d’ailleurs un mode d’apprentissage implicite, similaire à celui des jeunes enfants.
O
n dit souvent que les enfants sont des éponges. C’est vrai. Ils absorbent tout ce qu’on leur montre. Ce sont de véritables champions de l’apprentissage. Sans effort apparent, ils assimilent les nuances subtiles de leur langue maternelle, là où les adultes suent sang et eau pour intégrer la grammaire d’une langue nouvelle, souvent de manière bien plus imparfaite. Et cela ne vaut pas que pour le langage. Dans d’autres domaines, comme la musique ou le sport professionnels, commencer dès le plus jeune âge est un atout. Comment nos charmants bambins font-ils donc pour être si doués ? En 1989, une étude menée par les psychologues américaines Jacqueline Johnson et Elissa Newport auprès d’immigrés coréens et chinois a fourni de premiers indices de l’importance des premières années pour l’apprentissage. Les résultats ont montré que seuls ceux qui étaient arrivés aux États-Unis avant l’âge de 8 ans maîtrisaient aussi bien l’anglais que leur langue maternelle. Mais il restait difficile, en toute rigueur, de conclure à une relation de cause à effet : il se pouvait notamment que les enfants arrivés tout petits aient reçu plus d’encouragements, d’attention et de soutien pédagogique de la part de leurs aînés, par rapport aux enfants plus âgés. Depuis, les chercheurs ont donc mis en place des expériences en laboratoire dans des conditions contrôlées, souvent avec des langues inventées, pour comprendre comment les nourrissons et les enfants apprennent. Alors, les mécanismes en jeu diffèrent-ils de ceux des adultes ? Il semble bien que oui : les recherches indiquent que
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ÉCLAIRAGES
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p. 62 Le paradoxe du porno p. 66 Tourette : ça s'attrape sur internet ? p. 74 Le crépuscule de la raison
Bullshit
La profondeur du vide Par Steve Ayan, psychologue et journaliste scientifique.
«L
e bullshit est l’une des caractéristiques les plus frappantes de notre culture », commence Harry Gordon Frankfurt dans son essai d’à peine 80 pages, On Bullshit, publié en 2005. Le philosophe américain vient de toucher une corde sensible. Il évoque ici l’émergence d’une communication « appellative », qui n’est pas tenue de dire la vérité. Et qui a démarré bien avant la carrière politique de Donald Trump. Pour une personne qui propage du bullshit, l’important n’est pas de dire des contre-vérités. La vérité et le mensonge ne l’intéressent pas. Ce qui compte pour elle, c’est de marquer les esprits. Pour Frankfurt, le désintérêt profond pour la vérité, un désintérêt encouragé par les réseaux sociaux, a des conséquences dévastatrices. Dans une société où les faits et l’argumentation précise n’ont plus vraiment d’importance, et sont même dépréciés, il paraît inutile d’y faire référence. Les débats publics se déconnectent de plus en plus de ce qui peut être qualifié de rationnel, de réel, ou de vérifiable.
Mais on parle du bullshit… comment le définir, tout d’abord ? Pour Frankfurt, on entend par ce terme des propos qui ont l’air importants, qui sont d’ailleurs faits d’assemblages de mots connus mais qui, mis bout à bout, n’ont finalement aucun sens ou très peu. Souvent, les auteurs s’expriment de manière vague ou ambiguë et utilisent un vocabulaire qui renvoie une image moderne et positive de son locuteur (« durable », « attentionné », « holistique »…). Les exemples les plus frappants sont les sagesses des maîtres spirituels ésotéristes. Mais ces discours circulent aussi dans la publicité et chez les politiques, le monde de l’art et de la culture, l’accompagnement à la personne et la thérapie, et même dans certains domaines des sciences. Ils prospèrent partout où un discours grandiloquent valorise son auteur : chez les orateurs du dimanche, les invités des talk-shows, les coachs d’affaires ou les « experts » en tout. L’essentiel consiste ici à se mettre en scène sur le plan rhétorique pour donner une impression de compétence.
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Pourquoi sommes-nous parfois si réceptifs aux phrases savamment tournées mais totalement vides de sens ? Cette question fait actuellement l’objet d’études poussées en psychologie. Mauvaise nouvelle : être intelligent ne suffit pas pour être protégé contre le « bullshit ».
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Une des formes majeures du bullshit consiste à s’exprimer de manière très professionnelle. En utilisant le terme « ambiguïté » quand on ne sait pas répondre à une question, on se donne vite des airs d’expert. Dans la même veine, on prétend pratiquer des « interventions basées sur des concepts et évaluées empiriquement » pour dire qu’on évalue la réussite d’une personne à une tâche donnée. Mais le mieux est de faire référence à un grand personnage (« comme Freud le savait déjà… ») pour gagner le respect de son auditoire – sans se soucier de savoir si la personne que l’on cite a vraiment contribué à la cause que l’on défend.
LA QUESTION DE LA RÉCEPTIVITÉ AU BULLSHIT Dix ans après la publication de Frankfurt, des psychologues de l’université de Toronto ont repris ses travaux. En 2015, une équipe dirigée par les Canadiens Gordon Pennycook (université de Regina) et Jonathan Fugelsang (université de Waterloo) a lancé plusieurs études sur la réceptivité au bullshit, en s’appuyant sur des tests et des questionnaires. Pour cela, les chercheurs ont demandé à des volontaires d’évaluer des affirmations construites au hasard à partir de mots et d’expressions choisis – par exemple : « Le sens
Inconscient végétal Transcendez l'œuf Spiritualité cosmique quantique
Neurosagesse
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ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
YVES-ALEXANDRE THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.
LE PARADOXE DU PORNO
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Visionner des vidéos pornographiques semble augmenter la satisfaction sexuelle globale… chez les femmes. L’inverse se passe plutôt chez les hommes. Comment expliquer cette différence ?
ous arrive-t-il de vous encanailler devant un film coquin ? Allez, il n’y a pas de quoi rougir : à l’heure d’internet et des chaînes de télévision offrant des vidéos à la demande, il est facile de visionner des séquences classées X en toute tranquillité chez soi ! Nul besoin de fréquenter des sex-shops à la réputation douteuse au risque d’y être surpris par une connaissance ou un collègue. Mais n’est-ce pas une dépravation, avec tout le mal qui a déjà été dit à ce sujet ? Ne risque-t-on pas d’intégrer des stéréotypes de genre éculés et dégradants envers les femmes ? De contribuer à l’instrumentalisation et l’exploitation de leur corps ? Sans même mentionner les dangers d’addiction ou de passages à l’acte violents visant à reproduire ce qui a été vu à l’écran ? Consommer de la pornographie semble aux antipodes de toute volonté de développement personnel…
Mais, au risque de signer une chronique sulfureuse, j’aimerais soulever la question suivante : y a-t-il des bénéfices à visionner des films sexuellement explicites ? C’est en tout cas ce que semble revéler une étude de grande envergure qui vient de paraître : la consommation de matériel pornographique pourrait rejaillir positivement sur votre sexualité… mais uniquement si vous êtes une femme. Ai-je déjà perdu une partie de mon lectorat avec pareille assertion ? UNE ÉTUDE SOUS X Nicolas Sommet et Jacques Berent, des universités de Lausanne et de Genève, en arrivent à cette conclusion décapante sur la base d’une recherche impliquant pas moins de 100 000 personnes dans leur vingtaine. Les participants devaient répondre à différentes questions relatives à leur sexualité et
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leur usage de la pornographie sur une période s’étendant jusqu’à trois ans. Il en ressort clairement que leur satisfaction personnelle ainsi que la satisfaction de leurs partenaires sexuels sont corrélées à cette consommation. Mais pas dans le même sens, selon que l’on est un homme ou une femme ! Alors que cette satisfaction décroît significativement en fonction de la fréquence de visionnage chez les hommes, c’est l’inverse qui est constaté chez les femmes : plus elles regardent de films X, plus elles sont satisfaites de leur sexualité et plus leurs partenaires le sont également. Voilà de quoi remettre en question une sacrée idée reçue ! La pornographie étant généralement critiquée pour l’image jugée avilissante qu’elle véhicule du sexe dit « faible », cela a de quoi surprendre ! Face à un tel résultat, une analyse détaillée de l’étude s’impose. La première
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réserve qu’il faut émettre concerne la représentativité de l’échantillon étudié. En effet, celui-ci a été constitué sur la base d’une invitation lancée sur les réseaux sociaux par un influenceur à la mode. Sûr que ce n’est pas le même public que l’on trouverait à la sortie des répétitions d’un chœur paroissial… D’ailleurs, sur les plus de 170 000 internautes ayant commencé à remplir le questionnaire, un peu moins de 60 % l’ont complété intégralement, condition nécessaire pour que leurs données puissent être utilisées. Et sur ce nombre, moins de la moitié ont accepté de laisser une indication permettant d’être recontactés plus tard. Enfin, ils n’étaient plus qu’environ 20 000 trois ans plus tard pour répondre à la deuxième phase du questionnaire. Il n’est pas absurde de penser que ces genslà avaient une attitude particulière visà-vis de la sexualité. Il n’empêche : un tel
nombre, plus de 20 000 sujets suivis sur trois ans, reste respectable pour une étude longitudinale. VOYAGE AU PAYS DES FANTASMES Deuxième point : l’étude est corrélationnelle et non causale. Elle met en lumière un lien, certes significatif, mais ne précise pas la direction de ce lien. Est-ce le fait de visionner davantage de pornographie qui bonifie la sexualité des femmes, ou au contraire les femmes à la sexualité décomplexée et épanouie aimeraient davantage regarder ce genre de production ? Ce dernier point n’étant pas précisé, il serait donc erroné à ce stade d’émettre une injonction du type : Mesdames, regardez des films porno pour améliorer votre sexualité ! Il n’en reste pas moins que le lien corrélationnel est bel et bien établi, de manière significative, pour l’échantillon
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considéré. Comment expliquer ce double mouvement, positif pour les femmes et simultanément négatif pour les hommes ? Le point essentiel à prendre en considération est que la consommation de pornographie vise un objectif central : l’excitation. Or, en la matière, tous les goûts sont dans la nature. Ce qui signifie que les consommateurs et consommat r ices ne cherchent pas uniquement à voir des personnes s’adonner au sexe, mais également et surtout des situations susceptibles d’alimenter leurs fantasmes personnels. Dès lors, le type d’images sexuellement explicites consommées par les hommes et les femmes pourraient différer et expliquer une partie de l’effet mesuré par l’étude suisse. En 2012, deux chercheurs américains, Ogi Ogas et Sai Gaddam, ont sondé les abîmes de la sexualité humaine en
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ÉCLAIRAGES Neurologie
Tourette
ça s’attrape sur internet ?
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Depuis deux ans, des personnes ayant visionné des vidéos d’influenceurs atteints de la maladie de Gilles de La Tourette développent à leur tour ces symptômes. Les spécialistes mettent en cause… la pandémie de Covid-19 ! Par Michaela Maya-Mrschtik, biologiste et journaliste à Gehirn & Geist.
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EN BREF
£ Depuis l’explosion de la pandémie de Covid-19, une autre épidémie semble s’être propagée : des tics involontaires, gesticulations et paroles grossières évoquant la maladie de La Tourette.
£ En réalité, ils développent des « troubles fonctionnels » qui ressemblent seulement à la maladie – mais qui sont néanmoins très handicapants.
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£ Les personnes développant ces troubles ont le plus souvent, cloîtrées chez elles, visionné beaucoup de vidéos d’influenceurs se disant malades de La Tourette.
’est en décembre 2020, pour la première fois, que Lisa est victime de spasmes au niveau du cou et des muscles de la mâchoire. Peu après, elle émet des syllabes incontrôlables, et même des mots entiers, qui sortent de sa bouche sans qu’elle puisse les contrôler. Entre Noël et le Nouvel An, ses troubles s’intensifient à un point tel qu’il faut l’hospitaliser. Quelques jours plus tard, on lui fait passer une IRM. Les médecins veulent savoir ce qui se passe au niveau de son cer veau. Mais l’examen ne livre aucune indication. Et pourtant, la jeune femme est extrêmement affectée par ses symptômes. « Je me sentais très, très mal à l’aise dans mon corps. Je faisais des mouvements malgré moi, je lâchais des paroles incontrô lées, je proférais des jurons et des gros mots, et surtout je n’avais aucune idée d’où cela venait », raconte la jeune femme. PREMIER DIAGNOSTIC Ce n’est que quelques mois plus tard, en juin 2021, qu’un neurologue lui diagnostique un syndrome de Gilles de La Tourette. Autrement dit, un trouble du développement
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ÉCLAIRAGES Raison et déraisons
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NICOLAS GAUVRIT
Psychologue du développement et enseignant-chercheur en sciences cognitives à l’université de Lille.
ÉMOTION : 1 RAISON : 0
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Depuis cinquante ans, la littérature, la philosophie et le discours public ont donné une préférence de plus en plus nette aux termes liés à l’affect, au détriment de ceux qui se rapportent à la logique. Une vraie menace pour notre capacité à créer du consensus autour de forts enjeux collectifs.
e 29 septembre 2021, Emmanuel Macron envoyait une lettre au sociologue Gérald Bronner, le missionnant pour la création d’un groupe d’experts chargés de rédiger un rapport qui fasse le point sur les effets de la dérégulation des informations à l’ère d’internet. Les craintes du président, partagées par de nombreux observateurs, proviennent du sentiment qu’internet a précipité le public dans un univers informationnel certes riche mais nébuleux, pour ne pas dire obscur. Que, par l’effet des bulles informationnelles, des algorithmes qui les renforcent et de la polarisation des opinions, on aboutit à une situation où le dialogue n’est plus possible entre concitoyens.
Cette lettre de mission s’appuyait ainsi sur un postulat et une inquiétude : le postulat est que la raison est indispensable à la création d’un espace mental commun, délibératif et démocratique ; l’inquiétude est liée au fait qu’internet, en dépit de ses nombreuses qualités, aurait provoqué un effondrement de la raison. Si la recherche de la vérité est remplacée par celle d’une vision personnelle du monde qui convient à chaque individu, s’il n’existe plus de base rationnelle universelle pour échanger, convaincre et être convaincu, on perd l’espoir d’une convergence vers une perception partagée du réel. Le 11 janvier 2022, le site de l’Élysée publiait le rapport en question. Sous le titre « Les Lumières à l’ère du
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numérique », ce document de 124 pages expose et discute différents risques liés à internet, et propose des recommandations pour en limiter les effets tout en préservant le principe réaffirmé de liberté d’expression. En première ligne des observations, la perte d’un « espace épistémique commun », pourtant nécessaire à la démocratie, fait écho aux appréhensions de l’exécutif. LE RÉEL BALKANISÉ Théories du complot, fake news et autres désinformations pullulent sur le terrain d’un désintérêt pour la vérité, de la primauté de l’opinion sur le fait, et de l’offense sur l’argumentation. Mais le phénomène augmente-t-il véritablement depuis l’avènement d’internet ? Et si oui,
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Verite
@martinshovel
Je pense, donc je suis
s’accompagne-t-il du repli identitaire, de cette « balkanisation des perceptions de la réalité » que dénonce le rapport ? Une étude publiée en 2021 semble en partie confirmer cette intuition des experts, mais montre aussi que cette tendance a démarré avant la création des réseaux sociaux, et même d’internet. Marten Scheffer, de l’université de Wageningen, aux Pays-Bas, et ses collègues Ingrid van de Leemput, Els Weinans et Johan Bollen ont analysé le contenu de plusieurs millions de livres publiés entre 1850 et 2019, en anglais et en espagnol. Parmi les 5 000 mots les plus fréquents de la langue anglaise, certains ont été classés au moyen de calculs statistiques dans la catégorie de l’émotion et de l’intuition (merveilleux,
Post-verite Je crois, donc j’ai raison
parfait, joie, briller, éveil, adhésion, voir, supposer…), d’autres dans le champ de la raison et de la logique (programme, taux, données, laboratoire, démonstration…). Les auteurs ont étudié l’évolution de la fréquence de ces deux groupes de mots dans la littérature, dans les textes documentaires, ainsi que, pour vérification, dans les pages du New York Times. Les courbes sont similaires les unes aux autres, et elles le sont également d’une langue à l’autre, en anglais et en espagnol pour le moins. En clair : le vocabulaire de l’émotion et de l’intuition a reculé de 1850 à 1975 au profit de celui de la logique et de la raison. Mais cette tendance s’est inversée dans les années 1975-1980. Depuis 1980, la
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raison perd continûment du terrain face aux émotions dans les ouvrages, y compris si on exclut la fiction. L’IRRÉSISTIBLE MONTÉE DES RESSENTIS Les auteurs interprètent les données – avec prudence car l’exercice est délicat – comme le reflet d’un basculement culturel : alors que la raison des Lumières montait depuis 1850 au moins, la fin des années 1970 marque le tournant vers un monde tourné vers le soi, l’émotion, le ressenti, l’intuition. Ce constat fait d’ailleurs écho à la montée de l’intérêt scientifique pour l’affectif, avec la montée des « sciences affectives » depuis les années 1980, attestée et quantifiée par une étude globale
VIE QUOTIDIENNE
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p. 82 Apprendre : les 5 étapes du succès p. 86 Pourquoi secoue-t-on la tête pour dire « non » ? p. 88 Couvertures lestées : quels bénéfices ?
Père et fille : duo gagnant ! Par Nina Ayerle, psychologue et journaliste scientifique.
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Les études le montrent : pour une fille, avoir une bonne relation avec son père est le gage d’une réussite professionnelle et d’un équilibre dans sa future relation de couple. Une nouvelle donne qui change les dynamiques familiales .
es pères qui jouent avec leurs filles, font les quatre cents coups avec elles, les encouragent et les défient : ce spectacle n’est plus très rare et devrait apporter mille bienfaits aux intéressées. Physicien, journaliste scientifique et présentateur télé en Allemagne, Ranga Yogeshwar expliquait il y a quelques années lors d’une interview ce qu’il considérait comme sa mission principale : apprendre à ses trois filles à ne pas avoir peur. Pour ce faire, il les envoie un beau jour dans New York, alors qu’elles sont encore adolescentes, avec un plan de la ville en leur disant : « Revenez ce soir. En attendant, regardez donc un peu Big Apple. » Aujourd’hui elles travaillent comme ingénieure en mécanique, informaticienne et neuroscientifique. Elles se sont plutôt orientées professionnellement comme leur père. Leur mère est chanteuse d’opéra. Que les pères aient une certaine influence sur le choix professionnel de leurs enfants ne devrait pas étonner grand monde. Mais cette influence est particulièrement grande chez les filles, et cela surprend davantage. Ce n’est pas tant le métier
EN BREF
£ Alors qu’une bonne relation avec la mère profite indifféremment à l’estime de soi des garçons et des filles, la relation au père bénéficie plus directement à ses filles. £ Un père qui s’occupe de sa fille, l’emmène à l’école, joue avec elle ou lui raconte des histoires, augmente statistiquement ses chances de réussite professionnelle et de satisfaction dans sa future vie de couple. £ Les pères aussi sont plus heureux et productifs au travail quand ils prennent soin de leurs filles. Et ils favorisent davantage la réussite de leurs collègues femmes.
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du père qui va orienter celui de ses filles, que l’image qu’il donne de façon générale à travers son comportement. Telle est en tout cas la conclusion des travaux d’une équipe de l’université de Colombie-Britannique, à Vancouver, qui ont porté sur plus de 300 enfants âgés de 7 à 13 ans. Auteurs de cette étude, la psychologue Alyssa Croft et ses collègues écrivent ainsi : « Lorsque les pères pratiquent une répartition plus égalitaire des tâches ménagères, leurs filles, en particulier, se montrent ensuite plus intéressées par des activités et des métiers moins stéréotypés et moins typiquement féminins. » DES CARRIÈRES BRILLANTES En outre, lorsqu’elles établissent une relation de confiance avec leur père, les filles connaissent ultérieurement une meilleure réussite professionnelle. Eirini Flouri, de l’University College London, a conclu, à partir des données de 13 000 enfants suivis aux États-Unis de leur naissance à leur trente-troisième année, que la carrière professionnelle des femmes dépendait, plus que celle des hommes, de la qualité d’une telle relation.
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VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux
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JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Apprendre
Les cinq étapes du succès
I
Comment réussir dans (presque) tous ses apprentissages ? En s’appropriant cinq règles de fonctionnement de nos neurones, pressenties par des psychologues depuis trente ans, et enfin mises au jour par les neurosciences.
l y a de cela trente ans, John Bransford et Barry Stein, deux chercheurs américains de l’université Vanderbilt spécialisés dans la psychologie de l’apprentissage, ont publié une méthode étonnante, censée pouvoir venir à bout de n’importe quel problème : la méthode Ideal. Cette méthode s’organise autour de six étapes. 1. « Identify » : d’abord identifier le problème, c’est-àdire ce qui ne va pas, ce qui ne marche pas et que l’on souhaite changer. Puis, 2. « Define » : définir un objectif qui, une fois atteint, ferait que ce problème soit résolu. Si j’ai comme problème actuel d’éprouver une désagréable sensation de faim, alors manger un sandwich constitue une solution à ce problème ; jusquelà, rien de bien compliqué. Ensuite vient
l’étape 3. « Explore » : une phase d’exploration où je ne « fais » rien, si ce n’est envisager plusieurs manières d’atteindre l’objectif que je viens de me fixer. À ce stade, les auteurs soulignent l’importance de prendre bien le temps d’imaginer plusieurs voies possibles, et de ne surtout pas s’arrêter à la première qui nous vienne à l’esprit. La phase suivante, 4. « Anticipate », n’est pas encore une phase d’action, mais d’anticipation : il faut parcourir mentalement chacun des chemins qui viennent d’être imaginés afin d’anticiper d’éventuels problèmes et de choisir le meilleur. Ensuite seulement vient le moment de l’action, 5. « Act », en suivant la voie qui vient d’être tracée jusqu’à atteindre – ou non – l’objectif. Enfin, la méthode ajoute une dernière
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étape au moment où la plupart d’entre nous auraient tendance à passer à autre chose si le problème est réglé : 6. « Look back and learn », soit se retourner sur ce qu’on vient de faire et d’apprendre. C’est le moment de comparer le scénario qui avait été anticipé à ce qui s’est vraiment déroulé. J’adopte alors la posture d’un observateur omniscient regardant avec bienveillance le « moi » de l’étape 3, qui s’efforçait de deviner ce qui allait se passer en empruntant la voie que j’ai finalement choisie. En sachant maintenant tout ce qui s’est passé, je constate tout ce que je n’avais pas su prévoir et j’apprends, pour être meilleur la prochaine fois (par exemple, en tenant mieux compte du temps que prennent vraiment les choses). Voilà
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Anticiper les difficultés qui peuvent se présenter sur chaque chemin
« Look back », refaire mentalement le chemin qui a réussi
A Explorer E les chemins possibles
L D
I
Identifier le problème
Définir un objectif
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donc la méthode Ideal, ou Ideaall, qui a le grand mérite de remettre sur les rails ceux qui abordent chaque problème en suivant tête baissée une vague intuition de solution et qui passent immédiatement à autre chose dès que le problème est réglé. UN NEURONE S’ALLUME DEVANT LE FRIGO Pourquoi parler de cette méthode ? Parce que plusieurs découvertes en neurosciences – parmi les plus importantes depuis la parution de cet ouvrage – attestent que notre cerveau affectionne particulièrement la méthode Ideal. Et deux articles récents consacrés à une région cérébrale essentielle pour l’apprentissage décrivent des mécanismes qui rappellent étrangement ses étapes. C’est assez remarquable pour être souligné, et cela montre à quel point la prise de conscience de notre propre fonctionnement mental – la fameuse métacognition – peut mener à des techniques totalement adaptées à nos mécanismes neurobiologiques : j’envoie ce message d’encouragement à tous les enseignants. La région en question occupe la partie médiane du lobe temporal, et inclut
Quand on trouve la solution d’un problème, des neurones dans notre cerveau rejouent à l’envers le « chemin » qui y a mené… et mémorisent ainsi l’enchaînement d’idées.
l’hippocampe et le cortex entorhinal, sièges de neurones particuliers dont la compréhension a été récompensée par deux prix Nobel au cours de ces dernières années. Parmi ces neurones, les place cells (« cellules de lieu ») et les grid cells (« cellules de grille ») fonctionnent comme de petits détecteurs qui repèrent à chaque instant l’endroit que nous occupons dans notre environnement immédiat : si vous venez de passer devant votre frigo avant de vous asseoir dans le canapé, certains de ces neurones l’ont signalé par une petite bouffée d’activité. Alors, que se passe-t-il concrètement quand on est un élève en situation d’apprentissage ? Mettons que cet élève doive réaliser un exposé devant sa classe. La première étape est d’identifier le problème. En l’occurrence, il va s’agir d’identifier un sujet sur lequel faire l’exposé. C’est à la fois facile et compliqué, parce que le maître a laissé le choix libre, mais que du coup il faut bien réfléchir à ce qu’on veut présenter. Une fois le sujet identifié (mettons, le recyclage des matières plastiques), il faut définir un objectif. Par exemple : « Je vais aller me documenter sur internet pour rédiger un plan en trois parties et récolter
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des images que je vais coller sur des panneaux en carton ». Une fois cet objectif défini, je vais alors devoir explorer, anticiper, puis « revenir en arrière » (look back). Pour l’instant, tout cela semble assez abstrait, mais justement le fonctionnement des neurones qu’on appelle « cellules de lieu » et « cellules de grille » va prendre en charge ces trois étapes. Voyons comment. EXPLORER, ANTICIPER… ET REMBOBINER ! Sans m’attarder sur les différences entre ces deux types de neurones, j’ai besoin de rappeler quelques résultats importants sur leur comportement, pour aider à comprendre le lien avec la méthode Ideal. Sachez d’abord que l’activation séquentielle de plusieurs de ces neurones permet de représenter une trajectoire, c’est-à-dire un ensemble d’étapes allant d’un point à un autre. Si vous visualisez un sol couvert de dalles lumineuses qui s’allumeraient quand les neurones chargés de surveiller une dalle en particulier s’activent, vos déplacements (exploration) dans la pièce s’accompagneraient d’un flux lumineux sous vos pieds décrivant votre trajectoire. Le
VIE QUOTIDIENNE La question du mois
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ÉVOLUTION
Pourquoi secoue-t-on la tête pour dire « non » ? LA RÉPONSE DE
FABIAN BROSS
Docteur et enseignant en linguistique aux universités de Hambourg et de Stuttgart, en Allemagne.
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ous avez probablement déjà entendu dire, ou constaté par vousmême si vous êtes un grand voyageur, que, dans certains pays comme la Bulgarie, on hoche la tête pour exprimer son désaccord alors qu’on la secoue de gauche à droite en signe d’approbation. Exactement l’inverse de ce qui se passe chez nous. En fait, cela surprend d’autant plus que, dans presque toutes les régions du monde, on secoue bien la tête en signe de dénégation. Alors pourquoi ce fait quasi universel ?
L’HYPOTHÈSE DE DARWIN Charles Darwin se posait déjà cette question. Et son hypothèse pour y répondre reste à ce jour, probablement, la meilleure. On la trouve exposée dans son livre L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, paru en 1872. Il écrit : « Chez l’enfant, le premier acte de dénégation consiste à refuser la nourri ture qu’on lui présente, ce qu’il fait en écartant latéralement son visage du sein ou de la cuillère dans laquelle on lui offre un aliment quelconque ; s’il accepte, au
contraire, et reçoit les aliments dans sa bouche, il tend la tête en avant. J’ai fait bien souvent cette observation chez mes propres enfants. » Darwin attribuait ainsi le hochement et le secouement de la tête à des compor tements de la petite enfance : l’accepta tion et le refus de nourriture. Cela paraît plausible. En effet, au début de la vie, les bébés contrôlent difficilement leur motricité et leurs muscles sont encore faibles, notamment ceux du cou (parce que leur tête est lourde en comparaison de leur taille), de sorte que l’on doit sou vent leur soutenir la tête, entre autres lors de l’allaitement. Et comme, en plus, les toutpetits sont incapables de bloquer leur réflexe de succion, s’ils veulent arrê ter de s’alimenter, ils doivent donc nécessairement détourner la tête – sur la gauche ou sur la droite (c’est le mouve ment fait par un nourrisson lorsqu’il refuse le sein quand il n’a plus faim). Mais comment vérifier cette théorie de Darwin par l’expérience ? Il n’existe pro bablement aucun moyen, du moins éthi quement acceptable, de le prouver !
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Néanmoins, on peut examiner à quelles conditions cette thèse pourrait être validée. Tout d’abord, il faudrait que la rotation latérale de la tête soit présente dans toutes les populations de la Terre. Ce qui est pour ainsi dire le cas : à de très rares exceptions près, elle est observée dans toutes les cultures. Et les quelques exceptions ne plaident pas forcément contre Darwin, car sa théorie n’exclut pas que d’autres gestes puissent se sur ajouter, pour des raisons culturelles, au comportement de dénégation de base. TOUT LE MONDE SECOUE LA TÊTE (OU PRESQUE) Dans certains pays en effet, les gens rejettent la tête en arrière pour signifier leur désaccord, par exemple dans quelques endroits de la Turquie, de la Bulgarie, de la Grèce et du sud de l’Ita lie. Mais dans ces régions, le fait de secouer la tête de gauche à droite existe également. Ces gestes remplissent sim plement deux fonctions distinctes : le fait de jeter la tête en arrière exprime le rejet catégorique – « non ! » –, tandis
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« Chez l’enfant, le premier acte de dénégation consiste à refuser la nourriture qu’on lui présente, ce qu’il fait en écartant latéralement son visage du sein. »
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Charles Darwin
que le fait de la secouer indique qu’une affirmation n’est pas valable – « ce n’est pas comme ça ». Ensuite, la théorie de Darwin sug gère que le fait de secouer la tête devrait être l’un des premiers gestes que les enfants apprennent, car il existe un lien naturel et inné entre les mouvements et le sens qu’ils véhiculent. Et, de fait, cette gestuelle est bien une des pre mières à apparaître dans le registre comportemental des toutpetits. On pourrait penser que c’est par mimé tisme, en voyant les adultes ou les enfants plus grands exprimer leur désaccord de cette façon. D’où une autre prédiction de Darwin : si cette interprétation est valable, il faudrait s’attendre à ce que les enfants nés aveugles secouent également la tête pour exprimer leur désaccord, bien qu’ils n’aient jamais pu observer ce geste. Les quelques études sur la ges tuelle des bébés aveugles indiquent que c’est aussi une réalité. Comme dans la plupart des raison nements évolutionnistes sur nos
comportements, se pose également la question de l’apparition graduelle de cer tains agissements au fil de l’évolution des espèces. L’homme ayant évolué à partir d’espèces de primates plus anciennes, peuton faire l’hypothèse que le lien entre dénégation de la tête et refus de s’alimen ter ait existé avant l’apparition de l’homme et se retrouve chez des espèces cousines comme les grands singes ? BONOBO PAS D’ACCORD En allant voir chez les bonobos, nos plus proches cousins sur l’arbre de la vie, on constate que ceuxci remuent aussi la tête de gauche à droite pour exprimer leur désaccord. En revanche, les autres espèces de singes ne semblent pas le faire. Pourquoi ? Il faut dire que de nombreux primates n’auraient tout simplement jamais besoin d’exprimer de refus car, en général, ils se contentent de s’en aller quand ils n’ont plus envie de manger. Disons qu’à ce jour il existe donc un fais ceau d’arguments en faveur de la théorie de Darwin. Sans qu’il soit possible d’affir mer avec certitude qu’elle est vraie. £
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Bibliographie F. Bross, Why do we shake our heads ? On the origin of the headshake, Gesture, 2020.
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VIE QUOTIDIENNE Médecine
Couvertures lestées : quels bénéfices ? Par Nele Langosch, psychologue et journaliste à Hambourg, en Allemagne.
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Une couverture pesant jusqu’à 12 kilos pour dormir, ça vous dit ? À la mode aujourd’hui, ces objets seraient recommandés – par leurs fabricants – en cas de troubles du sommeil, d’anxiété, de dépression, d’hyperactivité ou d’autisme. Des promesses qui demandent vérification.
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EN BREF
£ Les couvertures lestées, d’un poids allant jusqu’à 12 kilos, sont censées nous aider à nous détendre pour bien dormir. Elles soulageraient aussi les troubles du sommeil, l’anxiété, la dépression, l’autisme… £ Leur effet serait dû à la pression profonde qu’elles exercent sur une grande surface du corps, à la manière d’un massage ou d’une forte étreinte. £ Une étude a montré que les patients atteints de troubles psychiques dorment mieux sous une couverture lestée que sous une légère. Mais aucune ne révèle encore leur utilité médicale dans d’autres cas ni leur mécanisme d’action…
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exercent sur le corps est supposée procurer un sentiment de détente, d’apaisement et de sécurité, un peu comme l’étreinte protectrice ressentie par l’enfant dans les bras de sa mère – ou sous un épais édredon.
n général, quand on se couche, on se couvre le corps d’un drap léger, d’une couverture, d’une épaisse couette… Ce qui favorise le sommeil, quelle que soit la température ambiante. « Nous avons besoin d’être couverts pour maintenir la température centrale de notre corps constante durant la nuit », explique le psychologue Hans-Günter Weess, qui dirige le Centre interdisciplinaire du sommeil à la clinique Pfalz de Klingenmünster, en Allemagne. « Mais le fait de se recouvrir le corps a aussi un effet psychologique : nous nous sentons à l’aise, confortablement blottis dans notre lit et plus détendus. » De fait, depuis quelques années, un nouveau type de couvertures, très en vogue en ce moment, arrive sur le devant de la scène, car elles amélioreraient considérablement la qualité du sommeil : il s’agit des couvertures lestées. Des billes ou des chaînes, par exemple en verre ou en métal, sont cousues entre les couches de tissu, de sorte que la couverture pèse jusqu’à 12 kilos – en pratique, son poids varie et doit correspondre à environ 10 % de celui du dormeur. La pression qu’elles
N° 143 - Mai 2022
JAPONAIS EMMAILLOTÉS COMME DES BÉBÉS L’idée n’est pas nouvelle : certains parents enveloppent parfois fermement leur bébé dans un linge pour le calmer, une technique appelée « emmaillotage ». Et depuis quelques années, au Japon, même des adultes se font envelopper dans un ou plusieurs tissus pour lutter contre le stress, une méthode de relaxation répandue là-bas et nommée otona maki, « l’art de se faire emmailloter ». Tel est, d’une certaine façon, le principe de la couverture lestée. Aujourd’hui, ces objets sont recommandés (par leurs fabricants…) pour toute une série d’indications : troubles du sommeil en premier lieu, mais aussi stress, anxiété, dépression ou trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Et même pour les personnes souffrant d’un trouble du spectre de l’autisme, du syndrome des jambes sans repos, de démence ou de la maladie de Parkinson. L’utilisation est la suivante : soit dormir toute la nuit sous une couverture pesant environ 10 % du poids du corps, soit passer 5 à 15 minutes sous une couverture de 12 kilos, par exemple dans le
À retrouver dans ce numéro
p. 62
PORNO COOL
Le visionnage de films X aurait un effet désinhibiteur sur les femmes, en faisant sauter les carcans de l’éducation traditionnelle qui a longtemps bridé leur libido. La satisfaction sexuelle semble y gagner ! p. 86
NON, C’EST NON !
En faisant « non » de la tête, nous reproduirions le premier geste de refus de notre vie, lorsque nous n’avions plus faim et refusions la tétée en détournant la tête. C’est l’hypothèse la plus sérieuse à ce jour pour expliquer ce geste presque universel. p. 78
p. 88
MAKIS HUMAINS
La technique japonaise de l’otona maki consiste à enrouler une personne anxieuse dans des linges étroits (comme un maki) pour faire baisser son anxiété. En occident, on utilise des couvertures lestées (d’un poids atteignant 12 kilos) qui semblent avoir une certaine efficacité, également contre les troubles du sommeil ou de l’attention.
PÈRE AU FOURNEAU
« Quand un père participe équitablement aux tâches ménagères, sa fille s’oriente davantage vers des métiers moins stéréotypés “féminins”. » Alyssa Croft, université de l’Arizona
p. 94
4%
de la population serait aphantasique, c’est-à-dire incapable de former des images mentales ou de dessiner une scène de mémoire…
p. 56
p. 66
DOIGT D’HONNEUR
Ces derniers temps, des patients se présentent en consultation neurologique en faisant des doigts d’honneur, en gesticulant et en proférant des obscénités : ils ont développé ces « troubles fonctionnels » en voyant des influenceurs atteints du syndrome de La Tourette sur YouTube…
L’EFFET DALAÏ-LAMA
Une phrase complètement creuse, à consonance ésotérique et vide de sens, suscite de profondes réflexions chez des individus cultivés, dès lors qu’on leur dit qu’elle a été prononcée par le Dalaï-Lama.
p. 12
MARCHE ACCÉLÉRÉE
Des électrodes implantées judicieusement dans la moelle épinière permettent à des personnes paralysées de refaire leurs premiers pas après une journée de traitement.
Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes – Dépôt légal : mai 2022 – N° d’édition : M0760143-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 261 794 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot