REGARDS
EST UNE
SCOP
INVITÉ·E·S DANS CE NUMÉRO
CHRISTOPHE NAUDIN FRANÇOISE LANTHEAUME THOMAS HUCHON GUILLEMETTE FAURE JEAN BIRNBAUM MICHEL WIEVIORKA ALAIN BERTHO BRUNO FULIGNI ARNAUD-DOMINIQUE HOUTE CHRISTIAN MOUHANNA SÉBASTIAN ROCHÉ FABIEN JOBARD JEANNE BALIBAR LE CORBUSIER PAUL CHEMETOV
CRISE DU CRÉDIT Alors que la parole politique est toujours aussi fortement contestée et que les médias sont significativement discrédités, c’est désormais au tour de la science et des scientifiques d’être dans le viseur des Français. La crise sanitaire, la diversification et la multiplication des sources scientifiques, les controverses, la mise en scène des débats académiques sur les chaînes d’info en continu ou encore l’instrumentalisation politique des expertises ont probablement conduit à ce constat : les Français font de moins en moins confiance à la science – notamment les plus jeunes. Selon un baromètre Ipsos commandé par l’Institut Sapiens en plein milieu de la crise du Covid-19, 58 % des Français estiment que les scientifiques dépendent d’intérêts privés, soit douze
points de plus qu’en 2013. 57 % d’entre eux seulement font confiance aux scientifiques pour dire la vérité sur les vaccins. Enfin, un sur deux pense qu’on pourra vivre mieux grâce à la science – contre 62 % en 2013. Cette défiance est aussi nouvelle qu’inquiétante. Si la parole des scientifiques est à ce point mise à mal, qui croire, et sur quelle base, solide et objective, fonder le débat public ? Quel crédit accorder à la parole autorisée ? Le mélange des genres – entre médecins, experts en tout, épidémiologistes, chercheurs, directeurs d’hôpitaux – et la complexité d’un phénomène largement inconnu ont participé au brouillage politique et intellectuel. Le fait que la France n’a pas été capable de produire son propre vaccin, quand les États-Unis, l’Allemagne, Cuba, la Russie et d’autres
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ÉDITO
y sont parvenus dans un temps record, n’a sans doute pas aidé à rapprocher les citoyens de la communauté scientifique. Pour autant, c’est moins le fait de celle-ci que de l’appauvrissement de la science en général, abandonnée par des politiques publiques plus obsédées par la réduction des dépenses que par l’investissement dans la recherche. Si la parole scientifique s’est démultipliée, c’est aussi parce que les médias eux-mêmes se sont diversifiés. L’offre est pléthorique. Et les contenus de qualités très divers. Qui croire ? Où puiser l’information, la bonne information ? Comment comprendre les termes du débat public – quel qu’il soit – quand la priorité est donnée à la caricature, aux clashes, aux raccourcis permanents ou au commentaire de 280 caractères sur Twitter ? Les débats existent. Ils sont partout. Tout le temps. Sur à peu près tout et parfois sur rien. Le problème n’est pas tant lié à la quantité de ces débats qu’à leur qualité. D’où cette interrogation : où sont passés nos espaces de dialogue communs ? C’est à ces questions que nous avons essayé de répondre dans ce numéro consacré à l’ère du bruit. Vous y trouverez nos analyses et celles de nos invités : sociologues, anthropologues, journalistes, experts en réseaux sociaux… qui avancent aussi quelques pistes de progrès.
Si la parole des scientifiques est à ce point mise à mal, qui croire, et sur quelle base solide et objective fonder le débat public ? Loin du vacarme médiatique, ce numéro vous conduira également dans les pas de la comédienne Jeanne Balibar et dans ceux de Le Corbusier, qui livre à l’architecte Paul Chemetov son interview posthume. Vous prendrez la pause le temps d’une visite de la place Beauvau, vue « de l’Intérieur » avec un retour historique – et passionnant – sur les grandes heures du ministère. Vous ferez un détour par les États-Unis d’un Joe Biden plus surprenant que jamais et retrouverez les rendez-vous habituels du semestriel : entretien croisé sur l’apprentissage des valeurs de la République à l’école, rubriques « Le mot » et « L’objet », chroniques de Rokhaya Diallo et d’Arnaud Viviant. Bonne lecture, au calme… et tout en nuances ! pierre jacquemain
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SOMMAIRE
06 ANALYSE
BIDEN, LA GAUCHE OÙ ON NE L’ATTENDAIT PAS
16 ENTRETIEN CROISÉ
COMMENT ENSEIGNER LA LAÏCITÉ SANS TOMBER DANS LES CARICATURES ?
24 CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO
LE TYRAN PLUTÔT QUE SES VICTIMES 26 ANALYSE
« ENNEMIS D’ÉTAT » : LA POLITIQUE DEVENUE GUERRE
38 LE MOT
WOKE
84 ENQUÊTE
LA RÉPUBLIQUE VERROUILLÉE DE L’INTÉRIEUR
40 DOSSIER
L’ÈRE DU BRUIT 94 CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT
WEINSTEIN, EINSTEIN ET JIM
96 L’OBJET
L’AVION
98 DANS L’ATELIER
JEANNE BALIBAR
112 INTERVIEW POSTHUME
LE CORBUSIER PAR PAUL CHEMETOV
ANALYSE
BIDEN, LA GAUCHE OÙ ON NE L’ATTENDAIT PAS
Contre toute probabilité, le nouveau président des États-Unis a imposé des mesures sociales et économiques en rupture avec les doctrines néolibérales. Un vieux briscard de l’establishment démocrate peut-il inspirer les gauches européennes ? analyse de gildas le dem
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L
e 23 avril 2021, lors d’une intervention sur YouTube, et alors que les États-Unis semblent déjà sortir de la crise sanitaire, Alexandria Ocasio-Cortez loue le président Biden et son administration d’avoir, en cent jours, « dépassé les espérances que les progressistes pouvaient nourrir ». Cette déclaration de l’une des jeunes leaders, au côté de Bernie Sanders, de l’aile gauche du Parti démocrate a pu surprendre autant que les prises de position du nouveau président. Il faut dire que, durant ses premiers cent jours au pouvoir, Joe Biden a fait sensation en annonçant un plan de relance de 2 300 milliards de dollars, en affectant une allocation supplémentaire de 400 dollars par semaine aux chômeurs et en accordant une allocation de 1 400 dollars par mois à chaque foyer américain. Il faut, pour être honnête, préciser que face à l’ampleur d’une crise économique sans précédent depuis les années 1930, Donald Trump était parvenu à imposer une allocation de 2 000 dollars aux parlementaires républicains… qui ont en revanche refusé d’accorder ce même montant à l’administration Biden. Joe Biden a également annoncé son refus de nouveaux traités de libre-échange, dont les négociations s’étaient multipliées sous les administrations Clinton
et Obama. Le président exauce en cela la volonté des travailleurs de l’industrie américaine, et notamment des électeurs du Midwest, qui avaient été incités par les ravages de ces accords commerciaux à voter pour Donald Trump en 2016. Mais il rompt franchement avec son prédécesseur en réintégrant les accords de Paris sur l’environnement, en interrompant des projets de création de pipelines et de gazoducs. Idem en annonçant son souhait de porter le taux d’impôt sur les sociétés à 28 %, de lutter contre l’évasion fiscale et d’instaurer une taxe mondiale sur les plus-values des grandes multinationales. LE GLAS DES REAGANOMICS
Acmé de ces annonces, le 27 avril, Biden porte par décret à quinze dollars le salaire minimum pour les travailleurs liés à l’administration fédérale (un salaire plafonné, jusque-là, à tout juste plus de dix dollars). Enfin, le 29 avril, dans une annonce devant le Congrès au retentissement mondial, Joe Biden déclare, sur un ton tranquille et assuré : « La théorie du ruissellement n’a jamais fonctionné. » Lapidaire, le propos désavoue quarante années de reaganomics. Inaugurées par l’administration Reagan et poursuivies par ses successeurs républicains George Bush puis George W. Bush, ces politiques économiques néolibérales n’ont jamais réellement été re-
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ANALYSE
Tout semblait concourir à ce que Joe Biden se comporte comme ses prédécesseurs Bill Clinton et Barack Obama, et que, comme eux, il renforce le consensus néolibéral.
mises en cause par les administrations démocrates Clinton et Obama – en dépit même de la crise de 2008. De telles inspirations économiques, si influentes en raison du rôle central des États-Unis dans une économie-monde globalisée et de l’impulsion donnée par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, ont dominé les discours économiques de gauche comme de droite de tous les acteurs mondiaux. Elles ont aussi subverti le consensus social-démocrate bâti au sortir de la seconde guerre mondiale autour du rôle central de l’État-providence et de son intervention dans l’économie.
Cette prise de position sans appel de Joe Biden renvoie ainsi au passé, par exemple, le discours macroniste sur les « premiers de cordée ». Et Emmanuel Macron, qui avait fondé son entrée en politique et son élection sur la « modernité », la « libération des énergies individuelles » ou la mondialisation néolibérale heureuse, qui avait joué de son image d’homme nouveau et réformateur, apparaît soudain comme biologiquement jeune, mais intellectuellement et politiquement dépassé. Comment comprendre, dès lors, que Joe Biden, soixante-dix-huit ans, homme de l’establishment démocrate s’il en est, a pu ainsi faire sensation et insuffler un vent de fraîcheur intellectuelle et politique ? CHANGEMENT D’AILE
Joe Biden est en effet celui qui, en 1973, devient dans le Delaware le plus jeune sénateur démocrate et se situe sans conteste à l’aile droite de son parti. Il vote, entre autres exemples, des dispositions ségrégationnistes dans le domaine scolaire (1975). Il se comporte de manière outrageusement sexiste lors de l’audition d’Anita Hill devant le sénat américain qui opposait cette dernière à Clarence Thomas, futur juge à la Cour suprême accusé de harcèlement sexuel à l’encontre de la jeune femme (1996). Et, après avoir voté en 1986 le Tax Reform Act – une réforme de l’impôt sur le
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À soixante-dix-huit ans, Joe Biden peut difficilement envisager de se présenter pour un second mandat. Il lui faut donc aller vite et fort pour imprimer sa marque dans l’histoire.
revenu voulue par l’administration Reagan –, il se met sans sourciller dans les pas du tournant néolibéral de son parti acté par la présidence Clinton. Il devient enfin le vice-président de Barack Obama, qui l’adoube en 2020, puis organise de main de maître sa victoire contre Bernie Sanders dans la primaire démocrate, à l’issue du Super Tuesday : tous les candidats démocrates de l’establishment se rallient à lui, alors qu’Elizabeth Warren se refuse, contre toute logique, à soutenir Bernie Sanders. Tout semblait donc concourir à ce que Joe Biden se comporte comme ses prédécesseurs Bill Clinton et Barack Obama, et que, comme eux, il renforce le
consensus néolibéral. D’autant que, élu sur les ruines des années Trump, il semblait vouloir prioritairement réconcilier une nation déchirée, et assez logiquement plaider en faveur d’un nouveau consensus au centre. « PRÉSIDENT ANTI-BUSINESS »
Il est permis, pour expliquer ce revirement, de prendre en compte différents aspects personnels et psychologiques. En raison de son âge, Joe Biden peut difficilement envisager de se présenter pour un second mandat. Il lui faut donc aller vite et fort pour imprimer sa marque dans l’histoire. L’homme, sans doute opportuniste, mais également chaleureux, entretient des rapports de sympathie avec tous les leaders démocrates. En premier lieu avec Bernie Sanders, à qui il exprime des marques d’amitié et un soutien public lors des tentatives de dénigrement médiatique menées, notamment, par Hillary Clinton lors de la primaire de 2020 (« Personne ne l’aime », avait-elle asséné). Durant la campagne, Biden accorde à Bernie Sanders et à ses soutiens la création d’un comité de liaison programmatique dans lequel entrera, par exemple, Alexandria Ocasio-Cortez. Mais ces dispositions personnelles n’expliquent rien des raisons politiques pour lesquelles Biden est enclin à opérer une forme de rupture avec ses prédéces-
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ANALYSE
seurs. Pour cela, il faut plutôt revenir aux résultats des élections présidentielles et législatives. S’il a sans conteste remporté ce qu’on appelle le « vote populaire », une fraction des classes populaires désespérées et désorientées par la conversion néolibérale des démocrates est restée attachée à Donald Trump. Cela a pu conduire à des résultats électoraux paradoxaux, comme ceux de la Floride, où les électeurs se prononçaient à la fois pour Trump et pour Medicare For All, un projet d’assurance-maladie universel et radical, notamment porté par Bernie Sanders. D’autre part, les élections intermédiaires de janvier 2021 en Géorgie ont marqué les esprits des leaders démocrates, ou du moins de l’aile gauche du parti et de l’administration Biden : avec le triomphe de Jon Ossof et de Raphael Warnock dans un état réputé conservateur, les démocrates ont obtenu une courte et précieuse majorité de deux sièges au Sénat. Or cette victoire est le fruit d’une campagne de terrain menée dans la durée par l’activiste Stacey Abrams autour de la revendication d’un salaire minimum à quinze dollars. En honorant cette promesse, Biden tient compte du poids décisif des représentants de son aile gauche dans sa victoire, et surtout de leurs revendications. C’est une première rupture avec l’ère Obama. Depuis 2008, la gauche amé-
Depuis 2008, la gauche américaine a dépassé l’illusion citoyenniste d’Occupy Wall Street. Elle veut accéder au pouvoir en s’organisant autour de demandes populaires à la fois audibles et radicales.
ricaine a dépassé l’illusion citoyenniste d’Occupy Wall Street. Elle veut désormais accéder au pouvoir, ou a minima peser sur lui, en s’organisant politiquement autour de demandes populaires à la fois audibles et radicales. L’administration Biden, en se mettant à l’écoute de ces demandes et en les satisfaisant plus ou moins, espère une synergie politique susceptible d’entamer le consensus au centre qui légitimait le consensus néolibéral. Cette entame d’une politique au centre rompt également avec la tradition américaine d’une politique bipartisane, derrière laquelle les présidences Clinton et Obama avaient camouflé leurs pro-
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ANALYSE
grammes économiques néolibéraux et leur volonté de rallier les votes et la bienveillance des républicains. Le très vénérable et conservateur Wall Street Journal s’en est d’ailleurs inquiété, déplorant que l’administration Biden négligeât les fondements du « consensus bipartisan » qui dominait jusqu’ici la politique américaine. Consensus qui supposait que « le secteur public soit intrinsèquement moins efficace que le secteur privé et que les bureaucrates s’en remettent au marché ». Joe Biden serait ainsi « le président le plus anti-business depuis Franklin Delano Roosevelt. Son administration ferait avancer un agenda Bernie Sanders – Elizabeth Warren qui étendrait de manière considérable le contrôle du gouvernement sur les affaires et l’économie ». EN FINIR AVEC LE CONSENSUS BIPARTISAN
Tout se passe donc comme si, contrairement à son prédécesseur, Joe Biden semblait disposé à prendre au sérieux son aile gauche et l’électorat populaire. Comme s’il semblait avoir pris la mesure, après les années Trump, d’une radicalisation de la base et des représentants républicains ainsi que des fondés de pouvoir de Wall Street. Il sait qu’il n’y a rien à attendre, au moins jusqu’au midterms, des représentants républicains. Ces derniers, en refusant de se pronon-
Biden renoue avec une démarche fondée sur la conflictualité partisane, là où ses prédécesseurs démocrates avaient cédé aux intimidations d’un Parti républicain fanatisé.
cer en faveur de la création d’une commission d’enquête sur la prise d’assaut du Capitole, le 6 janvier, ont signifié que les avatars du trumpisme pèseraient autant sur les décisions du nouveau gouvernement que les évangélistes sous Clinton ou le Tea Party sous Obama. Joe Biden fait tout simplement de la politique, et de la bonne politique. Il renoue avec une démarche fondée sur une forme de conflictualité partisane, là où ses prédécesseurs démocrates avaient non seulement cédé aux intimidations d’un Parti républicain fanatisé, mais aus-
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si contribué à renforcer et radicaliser ce dernier de mandats en mandats et, de renoncements en renoncements, à affaiblir la gauche. Pour comprendre les dispositions politiques de Biden en ce début de mandat, il convient d’examiner de quelles équipes et personnalités le nouveau président américain s’est entouré. Les rapports politiques d’un dirigeant avec le cercle de ses conseillers et la composition de celui-ci préfigurent souvent sa manière de gouverner et son rapport aux demandes populaires. C’est Joel Wertheimer qui, pour le Guardian, en a donné la meilleure description. Dans une tribune qui constitue, en filigrane, la première autocritique publique d’un ancien membre de l’équipe d’Obama, l’ancien consultant fait en effet remarquer que les membres de l’administration Biden sont issus, pour partie, des staffs de campagne de Bernie Sanders et d’Elizabeth Warren. En outre, ces conseillers sont dans leur ensemble plus jeunes, ce qui signifie qu’ils ont été socialisés et éveillés à la politique après la crise de 2008. Aussi seraient-ils, selon Joel Wertheimer, plus sensibles aux souffrances des Américains moyens, ayant eux-mêmes dû revoir leurs espérances sociales et économiques à la baisse, et parfois vu leurs proches sombrer dans la pauvreté ou la précarité. Ces conseillers, qui
n’ont jamais connu qu’un Parti républicain trumpisé, seraient conscients de la nécessité d’en finir avec toute forme de consensus bipartisan, mais également avec les injonctions des faiseurs d’opinion qui, dans les grands journaux ou sur les plateaux de télévision des médias mainstream, rappellent à l’ordre quiconque manifeste une volonté de briser le consensus néolibéral. LE RISQUE D’UNE RÉDUCTION DE VOILURE
Pour autant, tout ceci fait-il de Joe Biden et de son administration, comme on a pu le dire imprudemment, les héritiers de Roosevelt et de son New Deal, ou même de l’administration Johnson et de sa promotion des droits civiques ? Non, bien entendu. Joe Biden ne dispose en effet ni d’une majorité démocrate à sa main ni, comme Roosevelt ou Johnson, d’une dynamique sociale et politique comparable. Si les mouvements de grève et les mouvements sociaux comme Black Lives Matter ou le Sunrise Mouvement se sont incontestablement multipliés et intensifiés ces dernières années, ils n’ont ni l’ampleur, ni encore l’ancrage profond des mobilisations pour les droits civiques des années 1960. Et malgré l’appui de Bernie Sanders, les travailleurs d’Amazon ont échoué à créer un syndicat à même de contrecarrer la politique salariale de la
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ANALYSE
multinationale numérique dirigée d’une main de fer par le multimilliardaire Jeff Bezos. Du côté des parlementaires, certains sénateurs démocrates issus d’États conservateurs ou élus à la faveur de la vague anti-Trump (avec à leur tête Joe Machin et Kyrsten Sinema) bloquent toute initiative permettant de dépasser le consensus bipartisan, et rognent des législations économiques déjà sous-dimensionnées au regard de ce que représentait le New Deal de Roosevelt, ou de ce qu’auraient pu représenter des mesures radicales comme Medicare For All ou le Green New Deal porté par Alexandria Ocasio-Cortez et le sénateur Ed Markey. Ainsi, le plan d’investissements et de relance écologique de l’administration Biden pourrait être ramené de 2 300 à 928 milliards de dollars. Cette réduction de voilure affecterait sans doute les mesures concernant les infrastructures, dans lesquelles le plan Biden avait prévu d’inclure les transports et les bâtiments publics, mais également – inflexion politique majeure – la santé et l’enseignement. Le taux de prélèvement global sur les multinationales pourrait être abaissé à 15 %. On peine également à discerner une rupture avec les options migratoires d’Obama et de Trump, pas plus qu’une démarche convaincante sur la détention d’armes et les politiques carcérales qui affectent
Plus jeunes, les conseillers de Biden seraient plus sensibles aux souffrances des Américains, ayant eux-mêmes dû revoir leurs espérances à la baisse et parfois vu leurs proches sombrer dans la précarité.
les communautés noires et latinos. Enfin, et ce n’est hélas pas une surprise, on n’aperçoit aucun changement substantiel en matière de politique étrangère, qu’il s’agisse de la question israélo-palestinienne ou des rapports avec Puerto Rico, Cuba et l’Amérique du Sud en général. Bref, si les gauches européennes ont raison de considérer l’administration Biden comme un « point d’appui », c’est au sens d’un point de départ, non d’un point d’arrivée. gildas le dem
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égalité
f raternité liberté laïcité ? --------
ENTRETIEN CROISÉ
COMMENT ENSEIGNER LA LAÏCITÉ SANS TOMBER DANS LES CARICATURES ? Sommés d’inculquer les « valeurs de la République » à leurs élèves, les enseignants restent livrés à eux-mêmes et à des situations complexes. Mais le débat a bel et bien lieu dans les classes, expliquent Françoise Lantheaume et Christophe Naudin. entretien croisé réalisé par marion rousset
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E
n octobre 2020, Samuel P a t y, p r o f e s s e u r d ’ h i s toire-géographie à Conflans-Sainte-Honorine, a été décapité en pleine rue, peu de temps après avoir présenté à ses élèves des caricatures de Charlie Hebdo dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression. Un événement tragique qui vient réactiver les puissantes attentes pesant sur l’école française, dont la mission historique consiste à former des citoyens. Selon une enquête de l’Ifop, les enseignants ressentiraient une montée de la contestation des valeurs républicaines en milieu scolaire. Qu’en pensez-vous ? christophe naudin.
Après l’assassinat de Samuel Paty, on nous a demandé de transmettre à nos élèves des valeurs de
FRANÇOISE LANTHEAUME Professeure des universités en sciences de l’éducation et de la formation à l’université Lumière Lyon-2. Elle a codirigé, avec Jocelyn Létourneau, Le récit du commun. L’histoire nationale racontée par les élèves (éd. PUL, 2016). CHRISTOPHE NAUDIN Historien, professeur d’histoire-géographie au collège et auteur de Journal d’un rescapé du Bataclan. Être historien et victime d’attentat (éd. Libertalia, 2020).
la République qui ne sont jamais précisément définies par notre ministre. Ce sont bien sûr la liberté, l’égalité et la fraternité. Mais on y ajoute souvent la laïcité, alors que c’est un principe et non une valeur, que l’on associe à la liberté d’expression sans que les deux soient forcément liées. Dans mon collège, très mixte socialement, nous avons choisi d’écouter les élèves, ce qu’ils avaient envie de dire sur cet événement tragique et ce qu’ils pensaient de la satire vis-à-vis de la religion. Nous n’avons assisté à aucune contestation ni provocation dans le cadre de cet hommage. Juste un sentiment de choc. Et beaucoup de réactions de curiosité chez les élèves les moins passifs. J’ai cependant constaté une évolution au fil des ans : les élèves ont parfois du mal à accepter qu’on puisse critiquer une religion qu’ils placent du côté de l’intime. Mais ils ne refusent pas l’échange. Autour de l’assassinat de Samuel Paty, de l’attentat contre Charlie Hebdo comme lors des enseignements habituels, la plupart sont friands de discussions. Je n’ai jamais vu de collégiens se braquer complètement. françoise lantheaume. Les questions posées par le sondage de l’Ifop sont orientées et les résultats ne sont pas congruents avec les autres données dont nous disposons. Une étude réalisée par le Centre national d’étude des
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ENTRETIEN CROISÉ
systèmes scolaires (Cnesco) montre au contraire que les élèves adhèrent très majoritairement aux valeurs de la République. C’est aussi ce qui ressort de l’enquête que je conduis depuis cinq ans sur les religions, les discriminations et le racisme en milieu scolaire. Au collège et au lycée, les élèves sont très curieux, intéressés par ces questions. Nous n’avons pas constaté d’opposition auxdites valeurs de la République – non seulement floues, mais aussi interprétées de différentes façons selon les politiques et les enseignants. On a souvent entendu que les enseignants s’autocensureraient. Ne sontils pas désarmés, plutôt ? christophe naudin. Je n’ai jamais rencontré d’autocensure chez des collègues. Moi-même, je n’hésite pas à montrer en classe les caricatures de Charlie Hebdo – mais, évidemment, en les comparant avec d’autres caricatures. Le problème est qu’on nous en demande trop. On veut que l’école transmette les valeurs de la République et, en même temps, on incrimine les enseignants lorsque des jeunes basculent dans le terrorisme. Et nous devons nous débrouiller avec ça. Même si les rectorats ont mis des outils intéressants à notre disposition, nous sommes dans le flou. Nous nous
sommes rendu compte, en faisant un petit sondage dans mon collège, de la méconnaissance de beaucoup d’enseignants d’autres disciplines que la mienne, qui sont cependant avides d’échanges et d’informations. Par exemple, une jeune collègue de SVT était embêtée car elle n’était pas sûre de savoir réagir aux questions que peuvent susciter ses cours sur l’évolution et la reproduction. C’est compliqué, aussi, parce que nous nous sentons instrumentalisés politiquement par un ministère qui attend de nous que nous distillions une sorte de catéchisme républicain. Une enquête récente indique que les élèves auraient une vision dite « à l’anglo-saxonne » de la laïcité. Ils seraient très tolérants par rapport à la religion, ce qui a donné lieu à des commentaires acrimonieux contre les enseignants, accusés de ne pas faire leur travail. Notre rôle est de transmettre des notions comme la liberté de conscience et la neutralité de l’État, qui sont au fondement de la laïcité. françoise lantheaume.
Selon la discipline enseignée, les professeurs sont plus ou moins à l’aise avec ces questions. En histoire-géographie, ils sont investis d’une mission qu’ils maîtrisent. Ce n’est pas forcément le cas des professeurs de maths, par exemple. Et la tâche est plus difficile pour quelqu’un
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qui débute dans le métier, plus susceptible d’être « bizuté » par les collégiens sur une question qu’ils savent sensible, qui manque de ressources pour réagir quand il n’existe pas de collectif enseignant sur lequel s’appuyer, et qui exerce dans un établissement où il n’y a pas de mixité sociale ou culturelle. Entre parenthèses, je m’interroge sur l’obsession française de montrer des caricatures de Mahomet, comme si c’était l’alpha et l’oméga du bon enseignement des valeurs de la République. Cela me semble absurde ! Quant à la montée d’une conception plus libérale de la laïcité, c’est un fait de société. La conception et la pratique des religions et de leur coexistence entre elles, ainsi qu’avec l’agnosticisme ou l’athéisme, ont évolué dans toutes les sociétés démocratiques vers un sens libéral, assorti d’une demande de reconnaissance. Les enseignants prennent appui sur ce mouvement pour amener les élèves à une conception inclusive de la laïcité. christophe naudin.
J’ai montré des caricatures après l’attentat contre Charlie Hebdo, mais je ne me sens pas obligé de le faire tous les ans. Là encore, une injonction pèse sur nous, a fortiori depuis l’assassinat de Samuel Paty. C’était dit quasiment mot pour mot par le gouvernement et les médias : nous avions presque le devoir de les afficher,
à commencer par celle sur laquelle avait travaillé notre confrère. Cela n’a aucun intérêt pédagogique. Quand je travaille sur de telles images, je ne les présente jamais hors contexte. J’essaye de les inscrire dans une histoire des caricatures depuis la fin de la Révolution, au XIXe siècle autour de l’affaire Dreyfus, au détour de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État… Depuis la Révolution française, on demande à l’école d’asseoir ou de sauver la République… Ce n’est donc pas une nouveauté ? christophe naudin.
La différence, depuis quelques années, est le retour de la question de la laïcité dans la sphère politique et médiatique. Il engendre une confusion, dans la tête de nos élèves, entre ce qu’on leur apprend et ce qu’ils entendent par ailleurs. Beaucoup de collégiens musulmans voient la laïcité comme anti-musulmane, ou plus largement antireligieuse.
françoise lantheaume.
Avant l’affaire de Creil [en 1989, trois collégiennes sont exclues pour avoir refusé d’enlever leur voile en classe], la laïcité ne faisait pas l’objet d’un apprentissage spécifique dans les établissements scolaires. Le retour de cette question est associé au projet d’un islam politique, lequel a im-
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ENTRETIEN CROISÉ
« Je m’interroge sur l’obsession française de montrer des caricatures de Mahomet, comme si c’était l’alpha et l’oméga du bon enseignement des valeurs de la République. » Françoise Lantheaume
prégné le discours institutionnel sur la laïcité d’une méfiance qui s’est parfois élargie à l’islam tout entier. À tel point que l’on retrouve aujourd’hui chez certains enseignants – les plus perméables au discours public et les moins formés – l’idée qu’une élève qui porte le voile dans la rue porte atteinte à la laïcité. Quant aux élèves qui ne seraient pas d’accord avec ce principe, c’est leur droit ! Le rôle de l’école est de les amener à comprendre et intégrer ce principe qu’ils connaissent très mal. Ils n’arrivent pas à l’école avec tous les codes, toutes les connaissances. Et être dans la provocation, cela correspond à leur âge. Toute la question est d’en débattre, de
mener un travail pédagogique comme celui que mènent les enseignants. Au-delà de la transmission de contenus, quel rôle joue l’expérience du débat dans la formation à la citoyenneté ? christophe naudin.
Les élèves ne demandent que ça, de débattre ! De plus en plus, ils nous demandent quand on va faire de l’EMC, cette éducation morale et civique qui est souvent le parent pauvre de notre enseignement, même si tous les professeurs sont censés en faire. Les collégiens attendent la séance sur les discriminations en cinquième ou sur la liberté en quatrième. Si le débat est cadré et ne part pas dans tous les sens, ils apprennent à écouter l’autre, argumenter, mettre en forme leurs idées, accepter que nous ne soyons pas tous d’accord, à critiquer certains concepts.
françoise lantheaume.
Le programme de l’EMC a évolué. Au début, il était fondé sur le débat. Aujourd’hui, la conception de cet enseignement est beaucoup plus normative, assertive. Ce qui n’empêche pas les enseignants de mettre en place des dispositifs pour déconstruire les stéréotypes des élèves, en partant de leur parole afin de savoir d’abord ce qu’ils ont dans la tête. Pour cela, ils ne s’appuient pas sur les discours publics, mais sur leur discipline – les SVT, la phi-
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losophie, les lettres ou l’histoire. La difficulté à laquelle sont confrontés les enseignants est que débattre n’est pas du tout naturel hors des couches moyennes éduquées, des milieux populaires politisés, syndiqués, militants. Tout centrer sur le débat peut mettre en difficulté des élèves qui n’ont pas les outils intellectuels et langagiers pour construire les argumentaires.
Les formations délivrées aux enseignants sont-elles trop théoriques ? christophe naudin. Il faut déjà se battre pour obtenir une formation théorique sur la laïcité, alors ne parlons pas des stages de mise en pratique… Il y a là une grosse lacune. Le passage au concret est pourtant compliqué, y compris pour des enseignants armés intellectuellement.
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ENTRETIEN CROISÉ
françoise lantheaume.
Quand on demande aux professeurs ce qu’ils attendent d’une formation à la laïcité, ils répondent qu’ils aimeraient travailler sur des situations locales, des cas précis. Dans les métiers de relation à autrui, les compétences « prudentielles », qui reposent sur la délibération, permettent de trouver les meilleures solutions. Les enseignants manquent d’espaces-temps pour échanger sur les cas humains, concrets, qui sont toujours complexes. Il ne suffit pas de mettre sur un tableau Excel un élève X en relation avec une solution Y pour que ça marche.
« Si le débat est cadré et ne part pas dans tous les sens, les collégiens apprennent là à écouter l’autre, argumenter, mettre en forme leurs idées, accepter que nous ne soyons pas tous d’accord. » Christophe Naudin
La question de la formation citoyenne prend tellement de place qu’elle finit par occulter celle des inégalitaires scolaires. Ne faut-il pas penser les deux ensemble ? françoise lantheaume.
Les politiques publiques devraient le faire. Quand on ne met pas en place les conditions d’une mixité sociale à l’école, il ne faut pas s’étonner que dans les établissements les plus homogènes, on rencontre des problèmes liés à la religion – quelle qu’elle soit. Les enseignants sont confrontés à une contradiction, que ressentent les élèves, entre les valeurs de la République et leur expérience sociale. Comment leur parler d’égalité alors qu’ils font l’expérience permanente des
inégalités ? Les discours sur les valeurs de la République télescopent les conditions de vie de certains élèves qui sont dans la pauvreté. christophe naudin. Parfois, on a l’impression que les injonctions sur les valeurs de la République servent de paravent. On nous dit que nous devons former des citoyens qui vont respecter ces valeurs, et ainsi on évite de parler des inégalités sociales.
propos recueillis par marion rousset
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LE TYRAN PLUTÔT QUE SES VICTIMES
M
arquant les vingt ans de la loi dite Taubira « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité », l’année 2021 aurait dû donner lieu à une célébration à la hauteur de cet anniversaire. D’autant que la France est le premier et seul pays qui a fait de l’esclavage un crime contre l’humanité. Elle a d’ailleurs inspiré le Parlement européen qui, le 19 juin 2020, dans le sillage de la vague d’indignation contre le racisme portée par le mouvement Black Lives Matter, a voté une résolution symbolique reconnaissant la traite transatlantique comme un crime contre l’humanité. Depuis 2006, le 10 mai est une journée dédiée aux abolitions de l’esclavage, au cours de laquelle une cérémonie se déroule en présence du président de la République, qui prononce un discours en hommage notamment des victimes de cette tragédie. Or en cette année particulière, pour la première fois de l’histoire de cette journée, Emmanuel Macron a choisi… le silence. Une incroyable décision, fustigée par l’ancienne garde des sceaux Christiane Taubira, dont les mots
n’ont pas épargné le chef de l’État : « Un silence peut être solennel. Ceci étant, il est quand même édifiant de constater que le président de la République n’a rien trouvé à dire sur plus de deux siècles de l’Histoire de France alors qu’il y a cinq jours, il faisait des gammes sur Napoléon Bonaparte. » En effet, c’est un Macron bien plus loquace qui tressait des lauriers à Bonaparte, à l’occasion de la commémoration du bicentenaire de sa mort, sous les ors d’une République qui n’avait pas gratifié le dictateur d’un tel honneur depuis 1969. La décision du président a été critiquée notamment parce que « l’empereur » avait pris la décision de rétablir l’esclavage – que notre droit, rappelons-le, considère comme un crime contre l’humanité – après sa première abolition en 1794. Et les méfaits à porter au crédit de Napoléon sont nombreux : le « bâtisseur » glorifié par Macron est en réalité l’emblème de la destruction. Alors qu’il est de bon ton de célébrer la République, il est étonnant de voir le fossoyeur des idéaux révolutionnaires ainsi salué. C’est en effet le coup d’État napoléonien instaurant le Premier Empire
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LA CHRONIQUE DE ROKHAYA DIALLO
qui porte un coup fatal à la Première République. Non content de saccager l’héritage de libertés de son propre pays, il s’engage dans de sanglantes invasions qui mettent l’Europe à feu et à sang. Et bien trop souvent, on lui fait crédit total de la conception du Code civil en oubliant que son œuvre de compilation se place dans la continuité des travaux commencés par les juristes révolutionnaires. LE CAMP DE LA VIOLENCE Par ailleurs, les dispositions du fameux code napoléonien constituent une véritable régression pour les droits des femmes, consacrant leur infériorité légale et mettant celles qui sont mariées à la merci de leurs époux. Ceux-ci se voient ainsi octroyer le droit de surveiller leurs correspondances, de les battre ou encore de les violer. Les textes justifient également les féminicides en créant les « crimes passionnels ». Les citoyens juifs ne sont guère épargnés, puisque les acquis révolutionnaires en leur faveur sont également remis en cause : un véritable régime discriminatoire de suspicion antisémite sera désormais à l’œuvre.
Le « génie militaire » de Napoléon salué par Macron est en réalité une succession de massacres sans précédents. Notre président s’est bien gardé de décrire l’atrocité des techniques déployées par Napoléon pour réprimer les révoltes des victimes de l’esclavage. À Saint-Domingue, noyades, gazages et envoi de chiens pour « manger du n*gre » préfigurent les exterminations qui seront orchestrées par d’autres dictateurs durant les décennies suivantes. Sans ambiguïté, Napoléon affirme : « Je suis pour les Blancs, car je suis Blanc ; je n’en ai pas d’autres raisons. (…) Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation ? » C’est aux pieds de ce tyran sanguinaire qu’Emmanuel Macron a décidé de déposer une gerbe de fleurs, alors qu’il aurait pu célébrer les héros et héroïnes qui se dressèrent fièrement contre Napoléon et le joug esclavagiste : Toussaint Louverture, Solitude, Marthe-Rose Toto ou encore Louis Delgrès, Macron a choisi le camp du pouvoir et de la violence. Le message est clair. ROKHAYA DIALLO
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ANALYSE
« ENNEMIS D’ÉTAT » : LA POLITIQUE DEVENUE GUERRE L’extension du domaine de l’antiterrorisme radicalise les pratiques répressives et le débat politique. L’opération « Ombres rouges » est emblématique de cette dérive mortelle pour la démocratie, explique l’anthropologue Alain Bertho.
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« Face à l’ennemi, toute la société doit être mobilisée et peut donc s’abstenir de respecter les principes de l’État de droit. (…) Mais si ces réformes ont vocation à se normaliser (…), une loi scélérate a-t-elle pour conséquence de transformer tous les citoyens en ennemis de l’État ? » Raphaël Kempf, Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes (éd. La Fabrique, 2019).
«
Le combat contre le terrorisme, c’est un combat européen. » Tel est, pour Éric Dupont-Moretti, le 2 mai, le sens de la décision française de lancer des procédures d’extradition contre ces « ombres rouges » que seraient dix Italiennes et Italiens réfugiés en France depuis les « Années de plomb ». Après un an et demi de pandémie, alors que la crise sociale s’avère dévastatrice, on aurait pu imaginer que le gouvernement avait d’autres priorités européennes que de dérouler son agenda sécuritaire, scandé par les débats parlementaires et l’escalade législative. Il semble n’avoir rien de plus urgent que d’organiser le débat public entre maccarthysme paranoïaque contre « l’islamogauchisme » intellectuel, loi contre le « séparatisme » et loi de sécurité intérieure. L’urgence d’une menace mondiale justifie-t-elle un tel zèle alors qu’on sait que le nombre des victimes de terrorisme dans le monde a baissé de 59 % en cinq ans (rapport annuel de l’Institut pour l’économie et la paix) ? Alors qu’on sait que la menace djihadiste est
en recul en Europe et en Amérique du Nord, et que l’essentiel des pays touchés sont les pays en guerre ? La vérité est que le terrorisme qui a triplé en cinq ans et qui frappe principalement les pays occidentaux est un terrorisme d’extrême droite. Mais curieusement, ce dernier ne semble pas beaucoup mobiliser le pouvoir alors que le survivalisme armé commence à faire des victimes en France, et qu’on a pu voir, sur YouTube le 7 juin 2021, un « tuto » pour tuer un « fils de pute de gauchiste » qui obtient cent mille vues en vingt-quatre heures. LES « OMBRES ROUGES » : CETTE TRAQUE QUI VIENT À POINT
Il est vrai que le principal souci gouvernemental est plutôt d’établir un pont entre la peur de d’islam et la stigmatisation du « gauchisme », entre la chasse au « séparatisme » et la mise en accusation de la moralité « parfois curieuse » (Éric Dupont-Moretti, le 2 mai) de cette « gauche intellectuelle qui pense que l’intention prime tout » (Éric Zemmour). En arrêtant le 28 avril, par une opération de police simultanée, sept Italiennes et
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ANALYSE
Italiens en exil en France depuis quarante ans, le gouvernement n’a pas seulement renié la parole de la France honorée par quatre présidents successifs. Il n’a pas seulement décidé par cette opération « Ombres rouges », concertée avec l’Italie, que ces femmes et ces hommes devaient finir leurs jours en prison quarante années après les faits qui leur sont reprochés. Il a donné droit à une volonté de vengeance d’un État refusant, durant ces décennies, toute perspective d’amnistie, quand la France, de son côté, a amnistié les militants de l’OAS par les lois des 23 décembre 1964, 17 juin 1966 et 31 juillet 1968. Le gouvernement français a décidé, par cet acte fondateur d’un nouveau récit d’État sur le terrorisme, de légitimer les conditions policières et judiciaires d’exception qui avaient alors permis ces condamnations. Il tire un trait sur ce qu’on a nommé la « doctrine Mitterrand » – qui fut en réalité élaborée par un grand juriste, Louis Joinet, fondateur du syndicat de la magistrature. Le symbole est presque trop parfait. Les années qui ont suivi Mai-68 en Italie ont été des années de grande mobilisation populaire et ouvrière, et des années de grande répression. Peu de pays européens ont alors connu un tel niveau de violence politique. À une violence exceptionnelle de l’État a répondu une violence croissante d’une partie du
La vérité est que le terrorisme qui a triplé en cinq ans et qui frappe principalement les pays occidentaux est un terrorisme d’extrême droite. mouvement populaire. À la puissance de ce dernier a répondu une « stratégie de la tension » téléguidant des attentats fascistes de masse pour justifier une escalade de l’État d’exception. Si les récits officiels mettent d’abord en avant l’action d’organisations comme les Brigades rouges – principale cible de la législation d’exception –, entre 1969 et 1975, sur les 4 384 actes de violence politique recensés, 83 % sont le fait des néofascistes ou de la droite radicale, responsables de 83 homicides politiques sur 92. La déstabilisation des institutions a alors généré un consensus répressif alliant la démocratie chrétienne et la gauche – y compris le Parti communiste Italien en pleine stratégie de « compromis historique ». L’opération « Ombres rouges », en réécrivant l’histoire, donne une légitimité
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« historique » aux logiques liberticides actuelles du pouvoir français. Elle permet au ministre français de la Justice de faire du « terrorisme » un invariant de l’histoire européenne, de comparer le massacre du Bataclan, le 13 novembre 2015, non avec l’attentat fasciste de la gare de Bologne du 2 août 1980, qui fit 85 morts, mais avec des Brigades rouges dont la stratégie n’était pas celle des attentats aveugles. Elle conforte, ici et maintenant, le consensus répressif qui s’opère en France entre des responsables politiques de l’extrême droite, de la droite, du centre, du Parti socialiste, des Verts et du Parti communiste, symbolisé par leur participation commune à la manifestation du 19 mai 2021 derrière des syndicats de police, réclamant que l’État et sa justice obéissent aux injonctions policières. L’ITALIE EN AVANCE D’UN DEMI-SIÈCLE ?
Ce ne sont pas les responsables néofascistes des attentats de masse que la France a accueillis au début des années 1980, mais les militants des groupes armés, Brigades rouges ou autres, ayant pris l’engagement de déposer les armes. Elles et ils ont reçu, sous cette condition, l’assurance de ne pas être extradés et les moyens légaux de résidence et de travail en France, en raison des législations d’exception – contraires
Cette chasse à ce qu’on nommait autrefois la « cinquième colonne » prend des allures de complotisme d’État. Le champ de la suspicion en « intelligence avec l’ennemi » ne connaît pas de limites.
aux principes français du droit – qui étaient mobilisées en Italie contre l’extrême gauche. Il est vrai que, dans les dérives de l’État Italien des années 1970, on peut lire une sorte d’anticipation sinistre. Ainsi, la loi Reale du 22 mai 1975, sorte d’extension d’une loi visant les mafiosi et l’extrême droite, permet « d’arrêter une personne soupçonnée d’avoir commis un délit » sur « intime conviction et sans mandat de juge d’instruction » (article 3), de l’interroger sans avocat et sans saisissement du juge, de le perquisitionner sans mandat (article 4). Cette « loi des suspects » viole allègrement l’article 27 de
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ANALYSE
la constitution italienne sur la présomption d’innocence. Le décret-loi Cossiga de 1979 allonge la liste des délits suscitant soupçon de terrorisme, punit l’usage de casques, foulards, lunettes noires lors des manifestations, autorise les écoutes téléphoniques et augmente encore la durée de la détention préventive. Cette dernière avait été portée à quatre ans en 1970 (loi 406 1970), mais allongée à six ans jusqu’à l’appel et huit ans jusqu’au jugement en 1974 (loi 11 4 1974), en raison de l’encombrement des tribunaux qui ne parvenaient pas à faire face au caractère déjà massif de la répression. Ainsi, en 1978, 62 % des détenus en Italie étaient en attente d’un jugement définitif. La seconde loi Cossiga, adoptée en février 1980, instaure de plus la culpabilité collective et déclare passibles à égalité de peine les individus appartenant au même groupe, quelle que soit la nature des délits commis individuellement, qu’ils soient membres de l’organisation ou simplement sympathisants. Enfin, suggérées dans la loi Reale, affirmées dans la loi Cossiga, les remises de peines « à ceux qui collaborent sous l’autorité judiciaire » instaurent le système dit des « repentis », libérés pour avoir dénoncé des complices présumés, y compris certains qui, à l’instar de Patrizio Peci, avaient commis plusieurs homicides. Ils seront entre 200 et 250
de 1980 à mi-1981, 389 dans une deuxième vague (78 « collaborateurs » ou grands repentis, 134 « simples » repentis, 177 « dissociés ») à bénéficier de ce système. Leurs récits furent dans bien des cas les seuls éléments de preuve conduisant à des condamnations lourdes. LE « DROIT PÉNAL DE L’ENNEMI »
Depuis cette époque, et singulièrement depuis les années 1980, la France s’est dotée de son côté d’une législation antiterroriste. À commencer par la loi n° 861020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’État, qui en est une étape fondatrice. Elle s’articule autour de trois principes : la dépolitisation de l’acte luimême, la responsabilité collective et la surpolitisation de la surveillance préventive. La dépolitisation de l’acte est essentielle car elle met ainsi à l’abri de tout soupçon d’atteinte aux libertés politiques le droit pénal dérogatoire qui est instauré. Elle transforme l’opposant en ennemi et le combattant en criminel. La logique est ancienne. « Terroristes » étaient déjà les résistants contre le nazisme, « terroristes » les combattants du FLN algérien, « terroriste » Bobby Sand mort dans les prisons britanniques le 5 mai 1981 après deux mois de grève de la faim, « terroristes » les troupes d’Aqmi com-
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ANALYSE
battues par l’armée française au Mali, comme sont « terroristes », aujourd’hui, de simples lanceurs de pierre aux yeux de la justice israélienne. La responsabilité collective par le crime « d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » est définie par la loi du 22 juillet 1996. On peut désormais condamner des personnes qui n’ont pas commis elles-mêmes des actes terroristes. Surtout, on peut ainsi ouvrir la voie à une stratégie judiciaire préventive, voire à une répression anticipée. Depuis 2015, au-delà de « l’association de malfaiteurs », l’entourage lui-même devient suspect. La responsabilité collective englobe maintenant la famille. La loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 fait obligation pour les parents et la fratrie de dénoncer tout crime ou tentative de crime constituant une atteinte aux intérêts de la nation ou actes de terrorisme. De suspect, l’entourage devient vite « complice » en aidant financièrement les enfants, en envoyant des médicaments, en allant chercher quelqu’un à l’aéroport. Car si les lois dépolitisent les actes, la stratégie de surveillance qui en découle est à l’inverse très politique. Elle génère l’extension de système de fichage et de traitement automatisé de données nominatives par la police et la gendarmerie à partir de la loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003, puis la loi « renseigne-
ment » du 24 juillet 2015 modifiée en 2021. La menace terroriste diffuse est devenue la menace incarnée de terroristes supposés. La logique du suspect (fiché S) l’emporte sur la surveillance des situations, au risque de réagir trop tardivement à des engrenages comme celui qui a conduit à l’assassinat de Samuel Paty. DE LA DANGEROSITÉ À LA CULPABILITÉ : LE PARADIGME DE LA « RADICALISATION »1 Depuis 2015, cette législation antiterroriste a diffusé largement ses logiques dérogatoires, tant dans le domaine législatif que dans les pratiques policières ou le débat public. « Nous sommes en guerre » devient une évidence martelée. La France, comme l’Italie des Années de plomb, pratique le « droit pénal de l’ennemi ». Si le traitement judiciaire des « ennemis d’État » a été préalablement défini, ce supposé « état de guerre » en démultiplie la menace potentielle et l’exigence préventive. À partir de là, le film Minority Report n’est plus une fiction ! La stratégie de neutralisation des sujets considérés en tant que menaces, véritable « renoncement à l’universalisme et à l’indivisibilité des droits de l’homme », selon la présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, « opère la substitution de la dangerosité à la culpabilité ». Comme
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La législation liberticide peut s’articuler au « grand récit » officiel qui réécrit l’histoire du siècle : celui d’un terrorisme intemporel, et d’une intelligentsia toujours prête à se rendre complice des ennemis d’État.
des peines moyennes de quatre ans et six mois sanctionnant non un acte, mais une simple intention supposée ! Comment identifier la menace avant même qu’elle se pense ? Radicalisation est devenu le maître mot du diagnostic. Il est le mot-valise de tous les dispositifs de surveillance éthiquement incontrôlés. Il devient le complément nécessaire à toute politique de prévention, à commencer par le Comité interministériel de prévention de la délinquance créé en 2006, devenu en 2016 Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. L’identification de cette « radicalisation » génère de multiples financements de recherche, dont le principal effet est de banaliser massivement l’usage des concepts policiers dans la production académique comme dans le débat public.
en Italie dans les Années de plomb, le suspect devient coupable potentiel et vite coupable tout court. Ce « principe de précaution » s’applique par exemple depuis 2012 à tous les ressortissants français partis vers les zones de guerre irako-syriennes, systématiquement judiciarisés voire jugés pour l’infraction d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Depuis 2014, la simple volonté de départ sur des zones de conflit est l’objet de poursuites judiciaires, avec
DE LA MENACE TERRORISTE À LA DÉFENSE DE LA COHÉSION NATIONALE : LE PARADIGME DU SÉPARATISME Ce « droit pénal de l’ennemi », en ciblant les djihadistes, a participé de la stigmatisation voire de la criminalisation de l’islam. Il a permis la mise en place d’une surveillance politique. Il a permis, enfin, d’établir la légitimité de la notion de « séparatisme ». Les suspects potentiels sont innombrables. Quand Manuel Valls proclame, le 12 octobre 2012 lors
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ANALYSE
d’un congrès du syndicat Alliance, que « cet ennemi intérieur, nous devons le combattre », il parle de « dizaines d’individus » qui, « par leurs profils, sont susceptibles de passer à l’acte », « en particulier dans nos quartiers populaires ». La surveillance de la « radicalisation » et de ses « signaux » met la dérive policière, et politique, en abyme. Ces « signaux » signifiants vont jusqu’au choix de ne plus boire du Coca-Cola ou de ne pas acheter des chaussures Nike, présenté dans un procès de 2017 comme « preuve » de refus du système économique français et de non-allégeance au système. Le « séparatisme », devenu concept et délit en 2020, s’enracine dans cette traque culturelle de l’ennemi intérieur. Le site du comité interministériel est sans ambiguïté : les trois axes mis à égalité en une sont : « prévenir la délinquance », « prévenir la radicalisation » et « lutter contre le séparatisme ». Sur ce dernier point, le site gouvernemental est explicite : « Au-delà de la radicalisation violente », il s’agit de lutter contre « le repli communautaire » qui, « dans certains quartiers, a servi de terreau à des départs de jeunes Français (…) qui ont basculé dans le djihadisme ». Le glissement se fait facilement entre la lutte policière contre la menace terroriste (risques d’attentats) et la lutte administrative contre un « projet politique antidémocratique et antirépublicain ».
Derrière la radicalisation, il faut traquer ce « séparatisme » contre lequel le président de la République expose son plan à Mulhouse, le 18 février 2020. Telle est la démarche que met en œuvre le projet de loi « confortant le respect des principes de la République », présenté en Conseil des ministres le 9 décembre 2020 afin de « permettre à la République d’agir contre ceux qui veulent la déstabiliser afin de renforcer la cohésion nationale ». LA FUSION DES MENACES ET « L’EFFET DE HALO » Mais, de la même façon que toute loi d’exception a pour vocation de devenir une loi ordinaire, la paranoïa islamophobe semble avoir vocation à devenir une paranoïa politique beaucoup plus large. Le gouvernement italien en donne l’exemple avec Cesare Battisti, extradé finalement en 2019 depuis le territoire bolivien, où il avait trouvé refuge. Au terme de son procès pour des meurtres qu’il a reconnus, le procureur antiterroriste de Milan, le docteur Alberto Nobili, a déclaré publiquement qu’il « ne représente plus aucun danger pour la société ». Quarante ans après les faits, il est pourtant traité comme tel. Incarcéré au quartier AS2 de la prison de Rossano, il a rejoint dans des conditions de détention inhumaines les prisonniers enfermés pour terrorisme islamique et a entamé une grève de la faim le 2 juin.
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En France, des éléments se mettent en place depuis trois ans dans deux directions : la violence de la répression sociale et politique et l’extension du domaine de la responsabilité morale collective. Avec le mouvement des Gilets jaunes à partir de décembre 2018, la répression des manifestations de rue a connu une escalade exceptionnelle de la violence et une dérive liberticide des pratiques policières. Les plus spectaculaires sont le nassage et la « charge préventive », dont l’exemple le plus abouti est sans doute la répression de la manifestation contre la loi de sécurité globale du 12 décembre 2020 à Paris. Comme toutes les infractions juridiques du pouvoir contre la liberté, ces dérives finissent par faire culture au sein des forces de l’ordre dans une sorte « d’effet de halo » sur les pratiques policières. Les enquêteurs qui, à Viry-Châtillon, ont transformé des innocents en coupables n’ont-ils pas obéi à une logique de loi des suspects, de primat du policier sur le judiciaire, de responsabilité collective du quartier et de punition systématique de ceux qui ne dénoncent pas les vrais coupables ? Une logique de guerre est en place : comme l’avait dit froidement le préfet Didier Lallement à une manifestante, en novembre 2019 : « Madame, nous ne sommes pas dans le même camp. »
L’ISLAMOGAUCHISME COMME « CINQUIÈME COLONNE » Dans le même temps, la chasse à l’islamogauchisme traque une prétendue responsabilité morale de celles et ceux qui, selon Caroline Fourest, auraient armé le bras des assassins de Samuel Paty et de l’équipe de Charlie Hebdo. Cette chasse à ce qu’on nommait autrefois la « cinquième colonne » prend des allures de complotisme d’État. Le champ de la suspicion en « intelligence avec l’ennemi » ne connaît pas de limites : on a vu Audrey Pulvar mise en accusation pour avoir tenté de mettre de la nuance dans la curée contre les réunions « non mixtes » à l’Unef, et Michel Wieviorka mis au pilori pour un livre plutôt pondéré sur les débats académiques autour du racisme. La plus-value apportée par l’opération « Ombres rouges » est évidente : elle rend concrète la fusion des menaces, donne au maccarthysme déchaîné contre l’islamogauchisme une justification historique tangible. En mobilisant les fantômes d’une violence politique d’une autre époque, elle permet de suggérer tous les amalgames. La législation liberticide peut s’articuler au « grand récit » officiel qui réécrit l’histoire du siècle : celui d’un terrorisme intemporel, et d’une intelligentsia toujours prête à se rendre complice des ennemis d’État. Telle la « menace fantôme » de l’épisode I de La Guerre
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ANALYSE
L’extension du domaine de l’antiterrorisme ne répond pas à une montée des menaces, mais noie la démocratie dans la surveillance généralisée et fait de toute critique de l’ordre un appel au meurtre potentiel.
L’extension sans limite du domaine de l’antiterrorisme ne répond pas à une montée des menaces, mais noie la démocratie dans la surveillance généralisée et fait de toute critique de l’ordre un appel au meurtre potentiel. La logique de guerre se substitue à la politique, étend sans limite le champ des « ennemis » à combattre, disqualifie gravement la liberté comme la démocratie elle-même. Alors, effectivement, Michel Onfray peut remettre en cause la présomption d’innocence à propos de l’affaire de Viry-Châtillon, Raphaël Enthoven préférer la « laïcité » de Marine Le Pen à l’islamogauchisme de JeanLuc Mélenchon, et Éric Zemmour affirmer tranquillement : « L’extrême droite n’existe pas, il y a la France et les ennemis de la France. » CQFD. alain bertho
des étoiles, la peur qu’on fait peser sur le pays nous conduit au pire. D’ores et déjà, dans un texte collectif publié le 21 avril 2021, quelques généraux en retraite et autres gradés peuvent se permettre de prédire « l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes » car, ajoutent-ils, « il n’est plus temps de tergiverser, sinon, demain la guerre civile mettra un terme à ce chaos croissant ».
1. Cette partie s’appuie sur le travail de l’anthropologue Marta Lotto « L’antiterrorisme au prisme du droit pénal de l’ennemi La dangerosité comme critère, l’allégeance comme repère », dans le cadre d’une recherche collective sous ma direction, financée en 2017-2018 par le Réseau national des maisons des sciences de l’homme sur les familles de jeunes partis en Syrie, à laquelle ont participé, outre Marta Lotto, Montassir Sakhi (docteur en anthropologie), Hamza Esmili (docteur en sociologie), Wael Garnaoui (docteur en psychanalyse) et Imen Tewa (psychologue, doctorante).
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WOKE DEUXIÈME SEMESTRE 2021 REGARDS 38
LE MOT POLITIQUE
WOKE
Être ou ne pas être woke, telle est vraiment la question ? Assurément non. Le concept, dont on peut aller chercher l’origine dans des organisations américaines proches d’Abraham Lincoln, regroupées dans leur fervente opposition à l’esclavage, a ressurgi avec la naissance à partir de 2014 de Black Lives Matter, mouvement politique et social de protestation contre la violence raciste de la police. Woke renvoie ainsi à la prise en compte et à la pleine conscience des enjeux sociaux, sociétaux et raciaux, en particulier dans le cadre des mobilisations liées aux questions de justice sociale et d’égalité raciale. En réalité, dans son usage courant, le wokisme n’est pas tant une revendication qu’une insulte des conservateurs pour moquer celles et ceux qui accorderaient trop d’importance aux questions d’identité, moteurs pourtant puissants de nombreuses luttes contemporaines. Pour ceux-là, les woke sont les promoteurs diligents de la cancel culture, une forme de censure dont seraient victimes certains réactionnaires. Une censure qui ne repose pourtant sur aucune réalité factuelle. Et si l’usage du mot woke était jusqu’à récemment circonscrit aux États-Unis, la droite conservatrice française l’a rapidement adopté en France. Comme quoi, si les luttes s’inspirent mutuellement de part et d’autre de l’Atlantique, elles n’échappent pas non plus à l’attention des réacs. pablo pillaud-vivien
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DOSSIER
L’ÈRE DU BRUIT Manipulation, confusion, polarisation, radicalisation… le débat public dégénère et entraîne la démocratie par le fond. Même la science en perd la raison. Comment enrayer la fragmentation et reconstruire des espaces politiques communs ?
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SOMMAIRE DU DOSSIER En plongeant l'humanité dans une situation incertaine et angoissante, la pandémie a exacerbé les ressentis, divisé les opinions et noyé la vérité dans les certitudes personnelles (p. 43). Alors que l'épidémie offrait une chance d'éclairer la décision politique par l'expertise scientifique, les pouvoirs ont préféré se faire leur propre religion, au prix d'erreurs tragiques que déplore le journaliste spécialisé Sylvestre Huet (p. 46). Face aux défis sanitaires et environnementaux, les industriels, eux, produisent et font répandre par leurs alliés une fausse science pour brouiller les débats et protéger leurs intérêts (p. 52). Démissionnaires face à la toute-puissance des plateformes, les pouvoirs publics laissent les réseaux sociaux devenir des champs de bataille, expliquent Guillemette Faure et Thomas Huchon (p. 62). Le sociologue Michel Wieworka déplore la casse intellectuelle organisée par des médias qui alimentent ainsi la droitisation générale (p. 68), tandis que Jean Birnbaum plaide pour le retour de la mesure et de la nuance (p. 73). Plus optimiste, l'anthropologue Alain Bertho veut voir dans les luttes contemporaines les signes d'une revanche de la délibération citoyenne face à une démocratie représentative exsangue (p. 77).
DOSSIER
L'ÉMOTION, LA VÉRITÉ, LA DÉMOCRATIE
Les controverses et les antagonismes que l'épidémie a suscités, la défiance envers le discours scientifique ont illustré la difficulté croissante à faire pensée commune quand chacun se barricade dans ses certitudes. Au commencement était l’émotion. Structurée par des expériences socialement construites, elle trouve ses fondements et ses causes dans les matérialités des réalités individuelles pour se transformer en joie, en colère, en espoir ou en ressentiment. C’est alors que, dans le verbe et les imaginaires partagés, s’élaborent collectivement des raisonnements qui, d’intuitifs, peuvent devenir politiques. L’enjeu démocratique est alors de créer des espaces communs pour que, dans ces troubles qui deviennent des convictions, puissent demeurer des passerelles et du conflit rationnel et maîtrisé. DÉBAT SCIENTIFIQUE, DÉBAT PUBLIC
Seulement, le périmètre du « débat public » est particulièrement mouvant selon que l’on se place du point de vue des institutions publiques ou privées (Parlement, associations, syndicats, médias traditionnels) ou des individus (famille, lieux de vie). À tous ceux-là, il faut ajou-
ter les réseaux sociaux qui sont venus, depuis quelques années, compliquer davantage la fragile et lente construction démocratique de nos sociétés. D’autant qu’en parallèle, dans un dialogue permanent, parfois autoritaire et surplombant, parfois plus horizontal et constructif, s’est élaborée la délicate architecture du débat scientifique. Avec ses codes et ses usages, ses révolutions et ses oukases, ce débat s’est construit autour de techniques et de savoirs, d’allers-retours entre le monde des universités et celui des spécialistes. La pandémie du Covid-19 en a parfaitement montré les puissances et les limites. D’un côté, jamais les spécialistes d’un sujet n’ont autant été mis en avant, les médecins ayant constamment occupé les plateaux télé ou radio et les colonnes des journaux imprimés ou numériques. D’un autre côté, s’est constitué et affirmé un « alter-savoir », souvent en complète contradiction avec celui des spécialistes : il a notamment fait florès dans les familles, les cercles amicaux et
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dans les groupes Facebook. Constitué en réaction aux propositions des spécialistes, il s’est souvent affranchi des règles de la démonstration et du raisonnement qui fondent la science. Pire : dans une logique éminemment délétère, les médias sociaux comme traditionnels ont organisé un dialogue quasiment à égalité entre ces deux pôles, entre des chercheurs en épidémiologie et des nonspécialistes, dans la même arène. Certains scientifiques, aux premiers rangs desquels le professeur Didier Raoult ou l’épidémiologiste Martin Blachier, ont été jusqu’à confondre leur propre gloriole et la rigueur incombant aux disciplines qu’ils représentent. Pour autant, il ne faut pas dissocier le débat scientifique et le débat public, ni considérer une relation hiérarchique entre eux. Au contraire, leur interpénétration et l’organisation de leur dialogue sont la clef d’une saine société. Mais aujourd’hui, des collectifs de pensée s’organisent autour de poches de vérité, toutes étrangères les unes aux autres, mais toutes bardées de certitudes. Paradoxe : le niveau d’éducation et de culture des Français n’a jamais été aussi élevé et pourtant, les bases de notre vivreensemble semblent particulièrement fragiles. C’est que, hélas, les savoirs – ou les prétendus savoirs – ont rendu les femmes et les hommes fats : chacun assoit sa vision du monde sur des intui-
tions ou des convictions qui refusent le doute. Dans le concert tonitruant de nos médiations cannibales, n’arrivent à surnager que les cris les plus déterminés, pas les questionnements et les nuances. DÉSIR DE SAVOIR, DÉSIR DE PUISSANCE
Le fantasme tout autant que la réalité de la démocratie dont beaucoup de sociétés occidentales s’enorgueillissent est le suivant : c’est collectivement que nous pouvons prendre les décisions pour nous tous. Les acquis de la démocratie représentative ou du suffrage universel en sont de beaux exemples, les revendications comme la révocation des élus ou le référendum d’initiative citoyenne des prolongements intéressants. Seulement, deux éléments sont trop souvent oubliés. Le premier est que la démocratie n’est pas qu’une histoire de vote. C’est un échafaudage patiemment construit sur un environnement qui va d'un tissu associatif dense à des syndicats puissants en passant par des médias indépendants et un niveau d’éducation suffisant. Le second a trait à la notion de spécialités : on confond trop souvent contrôle citoyen et contrôle par les pairs. Qui, à part un autre cardiologue, peut vraiment juger du travail d’un cardiologue ? Pour autant, un champ doit aussi nécessairement laisser entrer des personnalités extérieures,
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sous peine de se rabougrir et de réduire ses possibilités d’action. Cela rappelle la nécessité de rapports de force, les plus apaisés possible, pour assurer le juste équilibre des directions que nos collectifs peuvent prendre. Et l’émotion, qui était le point de départ dans tout cela ? Elle peine à trouver sa place théorique – car, dans les faits, c’est souvent elle qui domine tout l’espace public et, dans le pire des cas, elle est utilisée à des fins tactiques pour asseoir des hégémonies ou des pouvoirs alors qu’elle devrait résider au cœur de tous nos raisonnements. Les sciences, aussi dures soient-elles, ne sont pas des objets froids : elles résonnent avec nos intimités et nos désirs. Désir de puissance, désir d’être rassuré sont les mobiles principaux de notre envie de savoir ce qui se passe à la surface du soleil, de connaître la façon dont se transmet le Covid-19, la manière dont les êtres humains interagissent entre eux dans les métropoles ou la généalogie historique du concept de République. Et la vérité ? Certains s’y accrochent désespérément – ou plutôt s’inscrivent dans une logique liée à sa recherche perpétuelle. Mais la vérité, en démocratie, n’est pas une vérité de même nature que celles de la science. Elle est éminemment historique, donc mobile. Elle ne peut être que dialectique, c’est-à-dire le fruit politique de luttes de pouvoirs et
Le niveau d’éducation et de culture des Français n’a jamais été aussi élevé et pourtant, les bases de notre vivreensemble semblent particulièrement fragiles.
de rapports de force. Le comprendre, c’est déjà avoir en mains une partie de la résolution du problème. Le mettre en pratique, c’est-à-dire s’atteler à l’organisation de réseaux d’éducation populaire où les savoirs seraient transmis autant que critiqués, c’est s’assurer une société plus pacifique. Mais surtout, il faut lui donner un sens : car il n’existe de causes ou d’hypothèses qui ne puissent exister sans conséquences voire sans objectifs. C’est le projet commun émancipateur, débattu et remis en question systématiquement, qui sera seul en mesure de consolider les bases d’une entente commune, à quelque échelle que ce soit. pablo pillaud-vivien
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COVID : LE POUVOIR SOURD À LA SCIENCE Les succès éclatants de la recherche sur le coronavirus ont été compromis par des gouvernants incapables de s'appuyer sur l'expertise scientifique pour lutter efficacement contre l'épidémie. La crise sanitaire a souligné la nécessaire mobilisation des scientifiques pour conseiller les pouvoirs publics et les citoyens quant aux actions à conduire. L’échec de la plupart des gouvernement européens, dont celui d’Emmanuel Macron en France, pour gérer « au mieux » la menace du Sars-Cov-2 a également montré que cette mobilisation de l’expertise peut faillir. Que déduire du rapport de nos gouvernants à l’expertise scientifique ? Ont-ils su la respecter, la mettre en place et prendre sans hésiter les décisions recommandées ? Emmanuel Macron a fait répandre par ses conseillers
et ministres l'idée qu'il lisait la littérature scientifique sur le coronavirus et l'épidémie, et qu'il était capable d'une réflexion personnelle susceptible d'être opposée à celle des médecins, virologues et épidémiologistes. Par exemple pour repousser la date d'un confinement. Les dirigeants chinois, vietnamiens, coréens, néo-zélandais ou australiens n'ont pour leur part jamais prétendu à cette expertise personnelle. Modestement, ils se sont contentés d'écouter leurs experts. On peut juger aux résultats. La date même de la mise en place du conseil scientifique Covid-19, présidé
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par Jean-François Delfraissy, sonne comme une condamnation de la procrastination gouvernementale : le 10 mars 2020. Deux mois après la décision du Vietnam de surveiller toute entrée à ses frontières, et de les fermer si besoin. Deux mois moins six jours après la publication par le Vietnam de son plan de lutte anti-coronavirus. Fin janvier, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, déclarait encore que le virus n'arriverait probablement pas en France... alors qu'il avait déjà tué en Italie, et alors que l'OMS, le 30 janvier 2020, avait jugé « élevé » le
Lexique Anses : Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation de l'environnement et du travail. APHP : Assistance publiqueHôpitaux de Paris. ASN : Autorité de sûreté nucléaire. CNRS : Centre national de la recherche scientifique. Inserm : Institut national de la santé et de la recherche médicale. IRSN : Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire.
risque de pandémie au niveau mondial. Durant deux mois, Emmanuel Macron et le gouvernement ont donc considéré qu'ils n'avaient pas besoin d'organiser une expertise scientifique spécifique pour être conseillé, alors que le nombre de morts grimpait déjà en Italie, avec 827 décès le 11 mars 2020 pour plus de 12 000 cas confirmés – un chiffre très en dessous de la réalité. « UNE ERREUR IMPARDONNABLE »
La mise en place tardive de ce conseil s'est faite dans la précipitation, au point que dès son premier avis, publié le 12 mars (deux jours après sa désignation), il doit constater qu'il est trop tard pour la stratégie « détecter, tracer, isoler ». Il avertit que laisser se propager le virus dans 50 % de la population causerait « des centaines de milliers de morts » – un chiffre confirmé par la suite : un peu moins de 20 % des Français ont contracté le virus, 100 000 en sont morts. Il n'y a donc plus d'autre solution qu'un premier confinement, dont le conseil scientifique prévient que son relâchement se traduira par une deuxième vague épidémique. Cette manière critique d'apprécier le rapport à l'expertise scientifique du gouvernement est-elle exagérée, guidée par une opposition politique à celui-ci ? Reportons-nous à l'opinion du Britannique Samuel Horton, rédacteur en chef de la revue scientifique médicale internatio-
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nale The Lancet, qui s'exprimait dans Le Monde du 26 juin 2020 : « Nous avons publié à la fin du mois de janvier cinq articles qui décrivaient parfaitement cette nouvelle maladie pour laquelle il n’y avait ni traitement ni vaccin, qui présentait une assez forte mortalité, et qui se transmettait entre humains. Pour reprendre les mots de Gabriel Leung (université de Hongkong), “ce mode de transmission indiquait une forte probabilité de pandémie mondiale”. On savait tout cela le 31 janvier. La veille, l’Organisation mondiale de la santé avait déclaré une urgence de santé publique de portée internationale. Et, pendant les six semaines qui ont suivi, la plupart des pays occidentaux n’ont absolument rien fait. C’est une erreur impardonnable. » Et Samuel Horton d'avouer son incompréhension face à l'inaction des chefs d'État français, italien, britannique et étatsunien : « Les preuves étaient très claires, dès fin janvier. Donc je pense que les politiciens vont devoir s’expliquer. » Le retard dans l'organisation d'une expertise scientifique sur le Sars-Cov-2, qui a directement déterminé le retard de l'action publique, met en cause le pouvoir politique et les directions des institutions scientifiques où travaillent les experts disponibles. Il revenait au pouvoir politique de prendre conscience de son déficit de savoirs, et donc de la néces-
À trop choisir des personnalités pour leur proximité politique avec le pouvoir, les gouvernements affaiblissent l'autonomie dont les institutions et l'activité scientifiques ont besoin.
sité d'organiser un collectif susceptible de le combler. En pareil cas, soit un tel collectif existe de manière permanente – par exemple l'Anses, ou le duo IRSNASN concernant la sûreté nucléaire et la radioprotection. Soit il faut le constituer ad hoc pour un sujet émergent ou temporaire. Mais il ne semble pas que les directions de l'Inserm ou de l'Institut des sciences de la vie au CNRS, l'Institut Pasteur, la direction de l'APHP aient pris l'initiative, en janvier et février 2020, de s'adresser au gouvernement pour souligner la nécessité de mobiliser en urgence une telle expertise.
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Difficile de faire plus efficace qu'Emmanuel Macron pour miner la confiance envers le conseil scientifique qu'il avait lui-même mis en place.
Cette défaillance pose le problème de la nomination de ces directions. À trop choisir des personnalités pour leur proximité politique avec le pouvoir, les gouvernements affaiblissent l'autonomie relative vis à vis d'eux-mêmes dont ces institutions et l'activité scientifique ont besoin pour se déployer. Nommer des dirigeants capables de rudoyer le pouvoir politique – parce qu'ils en ont le caractère et la légitimité scientifique personnelle – s'avère plutôt une précaution qu'un risque lorsqu'on considère ce retard à réagir face à l'urgence. SCIENCE ET CONFIANCE
Ce retard dans la mise en place d'une expertise fiable et les errements du gouvernement au début de la crise sanitaire
(« Les masques ne servent à rien… ») ont pesé sur la capacité de la société et des citoyens à utiliser cette expertise. Le conseil scientifique, malgré les incertitudes et sa composition décidée à la hâte, a dans l'ensemble correctement fait son travail. C'est en refusant de l'écouter qu'Emmanuel Macron a pris des décisions qui ont élevé le niveau de la troisième vague épidémique. Dans le même temps, des médias, des citoyens, des responsables politiques de tous partis se sont trop souvent tournés vers d'autres sources. Avec un résultat désastreux, lorsque ces sources se sont révélées totalement frelatées, à l'image des Didier Raoult, Christian Peronne et consorts. En synergie avec les chaînes d'information continue et des centaines de milliers de citoyens sur les réseaux sociaux numériques, les propagateurs de fausses nouvelles ont fait une œuvre dévastatrice. Encore aujourd'hui, des millions de Français font confiance à celui qui avait prédit qu'il y aurait « moins de morts que par accident de trottinettes », que « ce [serait] l'infection respiratoire la plus facile à traiter avec la chloroquine », que « la deuxième vague [était] une fantaisie », que « l'épidémie [allait] s'arrêter avec l'été » et autres raoulteries. Mais qui est allé parader devant les caméras de télévision au côté de la star marseillaise de BFM, le 9 avril 2020 ?
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Le président Emmanuel Macron. Difficile de faire plus efficace pour miner la confiance envers le conseil scientifique qu'il avait lui-même mis en place. Or, en légitimant et en favorisant des comportements à risque, ces fausses nouvelles ont augmenté le nombre de morts. Les sociologues s'interrogent déjà sur les évolutions que cette crise va provoquer dans les relations que les citoyens entretiennent avec la science et les technologies. Positives, négatives ? Il est trop tôt pour le savoir. Mais le paradoxe est éclatant. Jamais, dans l'histoire de la médecine et de la santé publique, la science n'avait été aussi rapide, efficace, décisive. Le séquençage du génome du virus était disponible dès le 11 janvier 2020, découvert et publié par les biologistes chinois. Dès février, les épidémiologistes, pour la première fois dans l'histoire des pandémies virales, pouvaient en modéliser l'impact avec une précision suffisante pour calibrer les réponses sanitaires. La recherche vaccinale se mit alors en mouvement, avec plusieurs vaccins – notamment ceux utilisant pour la première fois la technologie de l'ARN messager – disponibles en un temps record. Pour l'instant, seule la recherche de traitements efficaces a échoué. Cet épisode restera dans l'histoire de la médecine comme celui d'un succès phénoménal, sans précédent par sa rapidité. Il faudra un gros coup de
Le paradoxe est éclatant. Jamais, dans l'histoire de la médecine et de la santé publique, la science n'avait été aussi rapide, efficace, décisive.
chance du virus pour que ses variants échappent aux vaccins existants ou en développement. Cet épisode aurait donc pu être une démonstration de bonne utilisation de la science et de son expertise par les pouvoirs publics de tous pays. Un grand moment de vulgarisation de la méthode scientifique en direction du grand public. Un moment d'humilité des gouvernants, reconnaissant qu'ils ne peuvent utiliser la science en s'appuyant sur leur seule réflexion personnelle. Nous en sommes restés vraiment très loin. sylvestre huet
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LES INDUSTRIELS À CONTRE-SCIENCE En mobilisant une légion de défenseurs de la raison et de la « bonne science », les industries et leurs officines parviennent à obscurcir le débat public sur les questions de santé et d'environnement. Qui aurait envie de se retrouver aux côtés des anti-vaccins, des partisans de la Terre plate, des conspirationnistes et autres obscurantistes contemporains ? Pas nous, évidemment. Prenons garde, tout de même : ceux qui flattent notre fibre cartésienne en agitant de tels repoussoirs ont souvent l'intention de nous rallier à leur propre camp. Moins celui de la « vraie science » qu'ils invoquent que celui d'une science instrumentalisée au profit des industriels de la chimie, de l'agrochimie, des biotechnologies, de l'agroalimentaire, des énergies fossiles ou du nucléaire. Eux, ce sont les « pseudo-rationalistes », tels que les baptise le physicien Bruno Andreotti dans un article de la revue Zilsel, ou encore les « gardiens de la raison », selon le titre l'ouvrage publié l'an dernier par Stéphane Foucart, Stéphane Horel (tous deux journalistes au Monde) et Sylvain Laurens (sociologue). « Les arguments de l'industrie étaient parés des atours de la science, ils sont maintenant dissimulés derrière une défense de la science comme bien commun »,
s'alarment ces derniers. Selon eux, « une grande bataille pour le contrôle de l'information scientifique est bel et bien en cours ». Une bataille entamée dans les milieux industriels et les cercles néoconservateurs américains, dont nos militants pro-science ne sont que les petits soldats. L'ENNEMIE, C'EST L'ÉCOLOGIE
Les visages de cette mouvance très active sur les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter, sont ceux des journalistes Emmanuelle Ducros (L’Opinion), Géraldine Woessner (Le Point) et Peggy Sastre (Le Point et Causeur), de l'animateur de télévision Olivier Lesgourgues dit Mac Lesggy, de l'entrepreneur « libertarien »* Laurent Alexandre ou du sociologue médiatique Gérald Bronner. Comme après la diffusion d'enquêtes de « Cash Investigation » (2016) et « Envoyé spécial » (2019), ils se déchaînent notamment sur la question des pesticides et du glyphosate de Monsanto – un de leurs principaux
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Les termes suivis d’un astérisque sont définis p. 46.
chevaux de bataille – pour fustiger une désinformation dont les causes seraient une écologie irrationnelle par nature et un « journalisme d'insinuation » inculte scientifiquement, sensationnaliste, militant voire malhonnête. La tribune « NoFakeScience », publiée en juillet 2019 par L'Opinion, a constitué un moment fédérateur pour cette nébuleuse dont l'Association française pour l’information scientifique (Afis) est la principale vitrine institutionnelle. Le profil de ces activistes pondère cependant leur statut de scientifiques, nombreux étant parmi eux les ingénieurs, agriculteurs et agronomes de la vieille école,
« Les arguments de l'industrie étaient parés des atours de la science, ils sont maintenant dissimulés derrière une défense de la science comme bien commun. » S. Foucart, S. Horel et S. Laurens (in Les Gardiens de la raison)
étudiants et jeunes chercheurs, universitaires à la retraite, journalistes spécialisés, cadres de grandes entreprises, « zététiciens »*, Youtubeurs convertis à la vulgarisation ou simples amateurs de science. Souvent sincèrement heurtés dans leurs convictions, ils appartiennent plutôt aux franges dominées du champ scientifique, ont rarement produit des travaux de recherche et s'aventurent régulièrement dans des domaines très éloignés de leurs compétences. Une chose est sûre : leurs combats épousent systématiquement le point de vue des industriels, contre une cible obsessionnelle : l'écologie. « La raison d’être du mouvement pseudo-rationaliste semble être de déprécier tous ceux qui s’alarment du réchauffement climatique et de l’effondrement des espèces », résume Bruno Andreotti. Des phénomènes qui produisent « une dissonance cognitive avec leurs convictions politiques, fondées sur l’expansion illimitée de la maîtrise “rationnelle” de la nature et des hommes, dans une vision “techniciste” de la raison. » La plupart des alertes sanitaires et environnementales seraient grossièrement exagérées, livrées à l'émotion, à l'hystérie, à la désinformation et à un militantisme falsificateur. Contre la légion des anti-technologie, des anti-science, des technophobes, des catastrophistes, des « marchands de peur », contre la junk
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La « science » des libertariens « Promouvoir un marché de l’opinion dérégulé » est un des objectifs du courant libertarien, né aux États-Unis et au sein duquel ont été élaborées les techniques confusionnistes les plus pernicieuses. Pour les libertariens, « le prix de la vérité est indexé sur les milliards d'euros injectés dans l'espace public par des industriels pollueurs », lit-on dans Les Gardiens de la raison. Ils cherchent ainsi à « propager la science industrielle au nom de la liberté d'expression ». « Intellectuels et amateurs de sciences français se sont approprié les mots d'ordre libertariens sous une forme dégriffée, à peine adaptée au contexte hexagonal. » Le danger est d'autant plus grand que, pour Bruno Andreotti, la fonction des think tanks libertariens est de « servir de lien entre une frange du milieu scientifique politiquement libérale
et attachée au productivisme et l’extrême droite identitaire ». « Il y a trois cents ans, les progrès scientifiques se heurtaient à l'Église. Aujourd'hui, c'est le marché qui a pris sa place », remarque Lindsey McGoey, sociologue des sciences, dans le documentaire La Fabrique de l'ignorance (Arte, 2020). Le projet idéologique libertarien regarde audelà de la médiation scientifique. Les frères Koch, milliardaires américains, se sont ainsi alliés avec l'économiste devenu propagandiste James McGill Buchanan, qui veut « former des intellectuels pour mener la bataille des idées » et « une nouvelle élite dirigeante en se servant des ressources offertes par les universités ». Or ce courant a pris pied en France avec une antenne de l'organisation Students for Liberty qui intervient dans les grandes écoles…
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Sociobiologie, génétique comportementale, évolutionnisme psychologique
Transhumanisme Mouvement qui prône le dépassement des limites humaines à l'aide de la science et des technologies, en flirtant avec l'eugénisme.
Disciplines contestées qui expliquent les comportements humains par des facteurs génétiques, biologiques ou cognitifs en mobilisant un néodarwinisme opposé aux sciences sociales.
Free speech COURANTS DE PENSÉE
Libertarianisme Doctrine radicalisant le libéralisme pour promouvoir une absolue liberté des individus (à vendre leurs données personnelles ou leur corps, par exemple). Elle prêche l'effacement de l'État, la libre exploitation des ressources pétrolières ou la suppression de la bioéthique.
Zététique Démarche définie par le biophysicien Henri Broch comme un « art du doute » supposant l'exercice d'un scepticisme radical, au départ conçue pour lutter contre l'ésotérisme. Ses partisans actuels condamnent toute défiance envers les technologies.
Conception étatsunienne de la liberté d'expression qui peut être détournée pour légitimer comme de simples opinions des discours discrédités.
Solutionnisme technologique Notion forgée par le chercheur américain Evgueni Morozov, elle désigne la croyance selon laquelle sciences et techniques trouveront toujours des solutions aux problèmes qu'elles engendrent.
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Tabac et climat, les fabriques du doute Dans Les Marchands de doute, Naomi Oreskes et Erik Conway ont montré comment à la fin des années 1990, les industriels du tabac – de longue date adeptes de l'utilisation de la science contre la science – avaient réussi, au travers d'une myriade d'entités occultes mobilisées pour produire des informations contrefaites, à retarder la prise de conscience des dangers sanitaires du tabagisme passif et la mise en œuvre de politiques publiques nuisant à leurs intérêts. Ces méthodes avaient ensuite fait école auprès des industries fossiles afin de lutter contre un consensus scientifique pourtant très large, conduisant à fabriquer de toutes pièces un puissant mouvement climatosceptique. Selon une étude universitaire, près de sept milliards de dollars ont été dépensés par un conglomérat d'entreprises pour produire et diffuser des opinions trompeuses sur le climat. Les « Monsanto Papers » ont révélé comment la firme s'est approprié des armes analogues pour dévoyer le débat sur ses pesticides et ses OGM.
science (« science poubelle »), ils incarneraient la rigueur d'une sound science* (« bonne science »). Avec ce genre d'étiquetages infamants et une solide maîtrise du harcèlement sur les réseaux sociaux, leur rhétorique expéditive consiste d'abord à discréditer leurs cibles en les réduisant à leurs expressions les plus caricaturales ou en se jetant sur les failles et les simplifications du discours des écologistes. Ils peuvent aussi se déguiser en fact checkers (fonction un temps occupée par Géraldine Woessner sur Europe 1). NOUVELLES STRATÉGIES D'INFLUENCE
Mais leur arsenal est plus large et il ne s'embarrasse pas de l'éthique scientifique revendiquée : arguments d'autorité, disqualification par association (avec les défenseurs de l'homéopathie ou les complotistes anti-5G, par exemple), amalgames et simplifications, coupes dans les citations de la littérature savante, omission d'études et de pans entiers des problématiques abordées, proclamation de faux consensus, lancement de controverses fallacieuses, etc. Et quelques ruses : si l'Afis publiait encore des manifestes climatosceptiques il y a quelques années, les néorationalistes rangent désormais la négation du changement climatique parmi les fake news…
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« La raison d’être du mouvement pseudorationaliste semble être de déprécier tous ceux qui s’alarment du réchauffement climatique et de l’effondrement des espèces. » Bruno Andreotti, physicien
Loin d'éclairer des débats complexes, ils alimentent au nom du scepticisme une confusion qui profite au statu quo. « L’inculture scientifique de ceux qui se posent en rivaux des scientifiques, en prétendant s’exprimer “au nom de la science” est stupéfiante, cingle Bruno Andreotti. Les figures saillantes du pseudo-rationalisme nous sont étrangement familières, car elles évoquent celles des
Nouveaux philosophes. » Ces figures font peu de cas des conflits d'intérêts et des liens souvent étroits qu'elles entretiennent avec le monde industriel – sous la forme de « ménages » ou d'activités de conseil. On trouve ainsi à leurs côtés des consultants, conseillers, communicants d'entreprise, lobbyistes plus ou moins déclarés. Ces mobilisations sont en effet encouragées et équipées par une myriade de think tanks, pseudo-instituts, associations et syndicats professionnels, agences de communication. « Produire et disséminer des idées sont des activités stratégiques pour les industriels », qui « s'emploient à faire passer leur matériau de lobbying scientifique pour l'état de la science », écrivent les auteurs des Gardiens de la raison. Affectés par une litanie de scandales sanitaires et environnementaux, par une défiance citoyenne croissante et par le déploiement des controverses sur la place publique, ils ont dû reconfigurer leurs « stratégies d'influence ». Plus seulement pour utiliser la science contre elle-même, mener des recherches de diversion et débaucher le doute scientifique, mais pour répandre ce doute. Sans renoncer à la discrétion du lobbying direct auprès des décideurs publics, ils se sont lancés dans la création de faux nez citoyens, de faux mouvements, de faux comptes Twitter ou de fausses associations. Mais ils ont aussi compris
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l'intérêt de trouver des relais auprès de sympathisants dans la « société civile », moins suspects. « Plus les porteurs de message semblent désintéressés et de bonne volonté, et plus leur message sonne vrai et peut essaimer. » L'éducation à la bonne science est plus efficace lorsqu'elle est spontanément dispensée par des « micro-influenceurs » sans lien apparent avec les officines qui leur fournissent des arguments et des contenus prêts à l'emploi. « Le milieu pseudo-rationaliste se contente de psalmodier des éléments de communication produits par les groupes industriels », déplore Bruno Andreotti. Des éléments produits avec tout le cynisme que les « Monsanto Papers » ont révélé en 2017.
« Les industriels s'emploient à faire passer leur matériau de lobbying scientifique pour l'état de la science. » S. Foucart, S. Horel et S. Laurens (in Les Gardiens de la raison)
LE POUVOIR AUX EXPERTS
Ceux qui fustigent les biais idéologiques et s'imaginent seulement déterminés par l'exigence scientifique ignorent leur propre bulle de filtre – les militants, les idéologues, ce sont les autres. Leurs détestations les démasquent cependant, comme celle du principe de précaution, rebaptisé « populisme précautionniste » par Gérald Bronner et vu comme une résistance au changement promue par les minorités antiprogressistes. Dans cette conception, la culture scientifique ne doit évidemment pas servir à s'interroger sur l'utilité et les risques des technolo-
gies. Les uns et les autres versent plutôt dans le solutionnisme technologique* : face au défi climatique, par exemple, il ne faut pas se convertir à la sobriété ou à la décroissance, mais s'en remettre à l'innovation. Une manière de « restreindre complètement nos imaginaires politiques », c'est-à-dire notre capacité à agir sur les causes en changeant de modèle, estime Félix Tréguer, chercheur au CNRS, sur le site Lundi Matin.
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Le tropisme pro-industriel, la haine de l'écologie, le rejet des sciences sociales, la technophilie voire la technolâtrie des pseudo-rationalistes, de même que l'accueil à bras ouverts de leurs discours par les médias conservateurs, libéraux ou d'extrême droite (Le Point, L'Express, Valeurs Actuelles, Causeur, Éléments, Contrepoints) donnent une idée de leurs affinités politiques. Tout comme le glissement chronique vers la dénonciation du « camp du bien », des « bien-pensants », du « politiquement correct » voire du « marxisme culturel ». Les plus radicaux
Bibliographie Les Gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, de Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens (éd. La Découverte, 2020). Les Marchands de doute, d'Erik M. Conway et Naomi Oreskes (2010, trad. éd. Le Pommier, 2012).
ne craignent pas de frayer avec le transhumanisme* ou avec l'évolutionnisme psychologique*. Tous les gardiens de la raison ne savent pas que l'ingénierie de l'opinion dont ils sont la cheville ouvrière a été élaborée aux États-Unis dans les cercles néoconservateurs et libertariens, avec une efficacité redoutable, au profit des industriels du tabac et des énergies fossiles (lire l'encadré). Car il s'agit au moins autant de politique que de science. Les problèmes soulevés par les pratiques agricoles, les biotechnologies ou les choix énergétiques devraient, selon les pseudo-rationalistes, n'être abordés et tranchés que comme des questions techniques, et non livrés au débat public en tant qu'enjeux sociaux, sanitaires, environnementaux. Conformément aux préceptes des libertariens, « il s’agit de remettre le pouvoir de décision dans les mains de leaders et d’experts » et, pour y parvenir, « les experts doivent se soustraire au contrôle démocratique tout en cherchant à obtenir le consentement des populations par une apparence de scientificité », note Bruno Andreotti. Alors, quand le ministre de l'Agriculture Julien Denormandie twitte, en février dernier : « Ramenons de la science et de la raison dans le débat politique, notamment sur les questions agricoles », on peut adhérer à la lettre de son propos sans être dupe de son message. jérôme latta
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Agribashing Terme employé pour désigner toute critique de l'agriculture intensive.
Astroturfing (de Astroturf, marque de pelouse artificielle). Création d'organisations ayant l'apparence de mouvements citoyens organisés spontanément.
Ghostwriting Rédaction d'études par des industriels qui les font signer par des scientifiques reconnus, moyennant rémunération.
Dispositifs de suivi et de pilotage des opinions par divers procédés d'influence.
« Let Nothing Go »
Inbound marketing Stratégie consistant à faire porter par d'autres le storytelling de son entreprise, ses arguments, ses chiffres et ses études.
Monitoring
LEXIQUE DE LA MANIPULATION
Programme de Monsanto pour ne pas laisser sans réponse le moindre message critique sur les réseaux sociaux.
Fenêtre d'Overton Allégorie du cadre dans lequel s'inscrivent les idées considérées comme acceptables. La réouverture de débats que la majorité des scientifiques estiment clos consiste à l'élargir.
Sound science / Junk science « Bonne science » / « mauvaise science »
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DÉRAISON DES RÉSEAUX Les réseaux sociaux échappent aux régulations et les plateformes à leurs responsabilités : le débat public se polarise et se dégrade au point de menacer le fonctionnement démocratique, estiment Guillemette Faure et Thomas Huchon. regards. Est-ce qu’on peut être journaliste ou faire de la politique sans être sur Twitter et, finalement, à quoi échappe-t-on quand on n’est pas sur les réseaux sociaux ? thomas huchon. Il faut bien reconnaître que les plateformes privées sont devenues des infrastructures incontournables pour le débat public, et qu'il est très difficile de s’en échapper complètement. Le principal problème est que ces plateformes modifient complètement notre perception de la réalité. Elles jouent avec nos biais cognitifs et nos cerveaux, et les conséquences sont terribles. Les politiques ont une responsabilité, mais les journalistes aussi : en participant à ce jeu, d’une certaine manière, ils cautionnent cette nouvelle vision à la fois du
monde et du débat politique. Finalement, le problème n’est pas tant les réseaux sociaux que ce qu’on en fait. guillemette faure. La question qui se pose à nous n’est plus de décider s’il faut être ou non sur Twitter ou Facebook, mais de savoir comment on limite les biais qu’induisent les réseaux sociaux : l’entre-soi, le fait de se faire dicter les thèmes par des gens qui nous ressemblent, ou le piège consistant à alimenter les polémiques et autres sujets clivants que les réseaux sociaux font remonter. Aujourd’hui, on assiste à une remise en cause de leurs usages. Beaucoup de ceux qui avaient été les premiers à s’intéresser à Twitter, par exemple, tentent de se mettre en retrait. Dans le même temps, j’observe une
GUILLEMETTE FAURE, chroniqueuse pour M Le Mag, est notamment l'autrice de Consommation : le guide de l'anti-manipulation (éd. Castermann, 2020). THOMAS HUCHON, journaliste pour Spicee, a réalisé les documentaires Comment Trump a manipulé l'Amérique (2017) et La Nouvelle fabrique de l'opinion (2019)
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« De plus en plus, chacun cherche son propre espace de débat. Il n’y a plus de lieu où se crée et s’échange le commun. » Guillemette Faure
qu’elles sont des entreprises privées, et qu'à ce titre il leur revient d’énoncer des règles claires. Je préférerais que la justice soit capable de leur imposer des contraintes – à commencer par l'obligation de payer des impôts. Cela dit, leur position supranationale ne les rend responsables devant aucune forme de juridiction. Ce qui fait le plus réagir sur ces plateformes, c’est ce qui passionne et joue le plus sur nos émotions. On doit pouvoir réfléchir à la structure des algorithmes qui impactent la hiérarchie de l’information. Il ne devrait pas être admissible, et encore moins possible, que l’actualité de Twitter se retrouve à la une des journaux. On finit toujours par commenter ce qui a suscité le plus de commentaires sur les réseaux sociaux… Les journalistes ont pourtant entre leurs mains les outils pour éviter les biais qu’introduisent les réseaux dans la lecture qu’ils font de l’actualité. Il y a par ailleurs une grande hypocrisie de la part des géants du numérique et de leurs dirigeants. En 2018, Mark Zuckerberg avait promis de « réparer Facebook ». Dans le même temps, Jack Dorsey s’était engagé à faire travailler des groupes d’études pour promouvoir des conversations plus saines sur Twitter. Il y a des annonces, des promesses, mais jamais rien de concret.
guillemette faure.
quasi-impossibilité, pour ces utilisateurs critiques des réseaux sociaux, de s’en détacher totalement. Cette dépendance doit nous interroger collectivement. regards.
Qui doit réguler les excès et les abus que ces plateformes génèrent ? thomas huchon. D’abord, il est important de rappeler que le temps de la justice n’est pas le temps de l’actualité médiatique et encore moins celui des microéchanges ultrarapides et des algorithmes. J’imagine que, dans la tête des dirigeants de ces plateformes – parce qu’ils ont un peu tous le même comportement –, il y a une réflexion sur le ratio bénéfices / risques. Ensuite, il faut s’interroger sur ce que sont, au fond, ces plateformes. Sont-elles des infrastructures publiques ou bien des entreprises privées ? Selon moi, il n’y a pas de doute
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regards. Pourquoi le politique ne veut-il pas légiférer ? Est-ce à ce point inenvisageable ? thomas huchon. On considère que ces empires ne peuvent pas évoluer, alors qu’ils montrent tous les jours qu’ils le peuvent. Il faut arrêter de voir Facebook ou Twitter comme l’Union soviétique. Ce sont des start-up qui, en un clic, peuvent agir à très grande échelle. Il faut bien comprendre que, si les plateformes imposent un rapport de force au pouvoir politique, il revient au pouvoir politique de l'inverser. On oublie souvent que ces plateformes ont plus besoin de nous que nous n’avons besoin d’elles. Sans nous, sans nos données personnelles et les informations qu’elles utilisent à des fins publicitaires, elles ne sont rien. Il y a donc une responsabilité individuelle. Il faut surtout cesser de croire que ces plateformes ne seraient que de simples tuyaux. Elles admettent elles-mêmes ce qu’elles ont pourtant voulu cacher durant des années : elles sont des médias qui éditorialisent des messages. Leurs algorithmes mettent en avant des messages plus que d’autres. Ça n’est pas comme la une du Monde ou la « der » de Libération, mais il y a quand même cette idée-là. Or si elles éditorialisent, si elles gagnent de l’argent avec des contenus, on ne peut pas éluder leurs responsabi-
« Il faut arrêter de voir Facebook ou Twitter comme l’Union soviétique. Ce sont des start-up qui, en un clic, peuvent agir à très grande échelle. » Thomas Huchon
lités dans ce qu’elles publient. Nos pays, nos systèmes politiques, nos démocraties ne peuvent pas tolérer l’absence de responsabilité dans ce qui est diffusé et surtout amplifié de cette manière-là. La vraie solution ne réside donc pas dans de petites lois. Ces plateformes sont des médias et, à ce titre, elles doivent être régulées comme des médias. Tant qu’elles ne seront pas responsables de leurs contenus, il faut les fermer. guillemette faure. Je vois l’amitié comme un terrain de générosité et de fluidité qui permet en effet de dépasser les rapports de domination. Il n’y a eu qu’au collège que j’ai réussi à être amie avec des filles qui n’étaient pas de mon milieu social. C’est un sentiment qui ne débouche pas sur la recréation d’une cellule familiale : ce n’est pas productif,
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« Si les plateformes imposent un rapport de force au pouvoir politique, il revient au pouvoir politique de l'inverser. » Thomas Huchon
c’est gratuit. Tout l’inverse de ce qu’on nous enseigne par la suite. En France, le monde du travail ne favorise pas le mélange entre classes sociales. À l’heure des fake news et alors que la parole politique, journalistique et même scientifique est démonétisée, existe-t-il un espace commun de débat ? regards.
Aujourd’hui, on passe de Facebook à Twitter pour aller sur d’autres plateformes comme Telegram, WhatsApp ou Signal au gré des circonstances et des polémiques. Au gré aussi des promesses de confidentialité des messages qui y sont diffusés. De plus en plus, chacun cherche son propre espace de débat. Il n’y a plus de lieu où se crée et s’échange le commun. C’est assez contradictoire avec l’idée originelle de ces plateformes, qui voulaient
guillemette
faure.
construire des espaces très ouverts où tout le monde pourrait se rencontrer et discuter. Il faudrait peut-être qu'elles redeviennent tout simplement des lieux de conversation. thomas huchon. Il devient en effet de plus en plus difficile de trouver des espaces de débat communs. Le problème ne vaut pas que pour notre génération, mais aussi pour les plus jeunes qui, au travers de ces plateformes, construisent leur vision du monde – une vision du monde totalement biaisée. Non pas parce qu’ils seraient exposés à des fake news, mais parce que les algorithmes font beaucoup plus appel à nos émotions qu’à notre réflexion. Ces plateformes créent les conditions pour que la parole nuancée et modérée soit effacée. Si on dit que la Terre est plate, on va avoir beaucoup plus d’audience que si on explique qu'elle est ronde. Et c’est un vrai problème. On n’a pas encore de solution, mais on commence à un peu mieux identifier le problème. Il faut déjà arrêter de croire que le problème de Twitter est l’anonymat ou le pseudonymat, et non les logiques économiques et algorithmiques qui nous imposent une nouvelle manière de voir le monde – et donc de construire nos sociétés.
propos recueillis par pierre jacquemain, entretien complet à retrouver en vidéo sur regards.fr
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LA FRANCE TOUCHE LE FOND DU DÉBAT La problème n'est pas l'absence de débat public en France, estime le sociologue Michel Wieviorka, mais sa dégradation et sa droitisation – à mille lieues de l'émulation intellectuelle des années 1970 et 1980. En 2001, deux journalistes, Jérôme Bellay et Yves Calvi, inventaient « C dans l’air », une émission de débat pionnière en son temps. Aujourd’hui, il suffit de circuler sur les chaînes d’information : elles passent leur temps à faire débattre des invités. Elles semblent même avoir été créées à cette fin ! De nombreuses émissions, plus ou moins sérieusement, adoptent un format qui s’apparente à celui de « C dans l’air ». D’autres formules de débat télévisé, sur des chaînes non spécialisées dans l’information, prennent un autre tour, éventuellement sous la houlette d’un animateur à succès faisant du « débat » un élément de spectacle. Les radios, la presse écrite
MICHEL WIEVIORKA sociologue spécialiste de l'étude des mouvements sociaux et des discriminations, a récemment publié Racisme, antisémitisme, antiracisme : apologie pour la recherche (éd. La Boite à Pandore, 2021).
ne sont pas en reste. De même sur les réseaux sociaux : tout le monde discute, s’exprime, prend position, « like » ou pas, à une échelle qui n’a plus rien à voir avec le café du commerce. Le problème n’est donc pas dans l’inexistence du « débat », mais dans sa qualité. Les interrogations commencent là. Pour les aborder, une comparaison historique, dans le temps, peut servir de fil conducteur. VICTOIRE DU « PRÉSENTISME »
Il y a un demi-siècle, la télévision était un monopole au service du pouvoir, avec deux chaînes seulement – la troisième sera créée en décembre 1972. Deux ou trois radios périphériques faisaient souffler un petit air de liberté, mais on était encore éloigné des années 1980 et de l’essor des radios dites « libres ». Internet, les réseaux sociaux n’existaient pas. Et, dans un contexte qui était celui du fantastique essor des sciences humaines et sociales françaises, cellesci rayonnaient dans le monde entier et irriguaient une riche vie intellectuelle, qui pouvait se transcrire dans la presse
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écrite. Le Nouvel Observateur était un haut lieu de cette transcription, et il existait d’autres supports, souvent – mais pas nécessairement – adossés à une orientation voire à un courant ou une force politique. L’offre, depuis, a comme explosé. Des dizaines de chaînes de télévision aisément accessibles, d’innombrables radios dessinent avec la presse écrite un paysage médiatique particulièrement dense. Internet et les réseaux sociaux permettent une circulation illimitée, instantanée et interactive des idées et des opinions, pour le meilleur et aussi, hélas, souvent pour le pire. Mais l’offre, dans l’ensemble, n’autorise pas une réelle structuration des débats. Ceux-ci ne sont généralement pas très exigeants sur le fond, il n’y a que bien peu de journalistes qui, sur un plateau de télévision, savent maintenir le niveau, veiller à une certaine hauteur de vue, exiger des éléments de démonstration, contester une affirmation douteuse. Ceux qui cadrent, animent, dynamisent le débat ne sont généralement pas spécialistes des problèmes dont traitent leurs invités : ils sont « généralistes ». Ils font débattre de ce qui fait l’actualité, ils sont dans l’air du temps – sinon, l’audience tombe. Le « présentisme » l’emporte et, avec lui le manque de goût pour le débat approfondi, sauf ici et là, sur France Culture ou sur Arte par exemple, là où l’audience
Les historiens sont remplacés par des histrions, et l’expertise sur les grands problèmes de société est assurée plutôt par des sondeurs et des consultants que par des chercheurs.
est incomparablement moindre. Et, dans l’ensemble, les sciences humaines et sociales, si centrales dans la vie intellectuelle des années 1970 et encore 1980, n’intéressent plus, ou beaucoup moins ; les historiens professionnels sont remplacés par des histrions, des journalistes amateurs, et l’expertise sur les grands problèmes de société est assurée plutôt par des sondeurs et des consultants que par des chercheurs. La recherche scientifique, s’il s’agit de l’étude de la société, n’irrigue que très imparfaitement le débat public et, dès lors, ce sont des intellectuels publics qui donnent le ton, bien plus que des chercheurs en sciences humaines et
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sociales. Ces derniers ont certainement leur part de responsabilité dans cet état de fait. Mais qui tient le haut du pavé parmi ces intellectuels publics qui animent le débat ? De plus en plus, des écrivains, des penseurs que l’on peut qualifier de droitiers. Les uns mettent en avant une vision identitaire de la nation, s’inquiétant par exemple, à la suite de Renaud Camus, de la perspective d’un « grand remplacement ». D’autres, parmi lesquels on peut rencontrer des universitaires, s’inscrivent surtout dans des orientations mettant en avant une conception pure et dure de la laïcité et de la République, qui témoigne avant tout d’une peur ou d’une hostilité dès qu’il s’agit de l’islam, et pas seulement d’islamisme. Une « islamophobie » dont ils récusent le concept, sans être pourtant gênés par le recours de certains d’entre eux à l’idée de « judéophobie ». GAUCHE DÉCOMPOSÉE
Ainsi, parmi la centaine de signataires d'un « manifeste » (Le Monde, 31 octobre 2020), certains, qui peuvent défendre de manière respectable des positions « républicaines », côtoient des lambeaux de la gauche décomposée à la dérive. Tous se dirigent nettement vers la droite la plus dure. On retrouve quelques-uns d’entre eux dans des textes indignes, comme la tribune me visant ad hominem
dans Marianne, le 3 mai dernier – ma réponse, le 7 mai, s’inquiète du « degré zéro de la vie intellectuelle ». Ou encore la tribune d’Isabelle de Mecquenem, non moins indigne, car témoignant d’un inquiétant inconscient où il est question de chauve-souris, parue fin avril 2021 sur le site du Droit de Vivre, la revue de la Licra (d’où elle a disparu, sauf à farfouiller sur ce site, emportant avec elle avec ma réponse sitôt parvenue, et qui a pour titre « Ad nauseam »). La droitisation des positions prédominantes dans le débat d’idées contemporain n’est évidemment pas un phénomène isolé. Elle entretient un lien avec l’évolution générale de la vie politique de notre pays, et pas seulement. Ainsi, elle a quelque chose à voir avec l’extrêmedroitisation de la politique israélienne depuis l’assassinat de Yitzhak Rabin, qu’elle vient comme relayer en France. La décomposition des grands partis de gauche et de droite a rendu obsolète l’idée d’un débat où s’opposeraient des penseurs de ces deux bords : aujourd’hui, l’essentiel, en politique, se joue entre l’extrême droite, qui a des idées nationalistes, plus ou moins xénophobes et racistes, et un centre-droit pour lequel la vie des idées n’est certainement pas une priorité, tant le pouvoir privilégie des approches top down, « jupitériennes », technocratiques et gestionnaires dans sa conception de l‘action politique. Tant,
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L’essentiel se joue entre l’extrême droite et un centre-droit pour lequel la vie des idées n’est pas une priorité, tant le pouvoir privilégie des approches « jupitériennes », technocratiques et gestionnaires. aussi, il s’est jusqu’ici employé à affaiblir les « corps intermédiaires » : une bonne partie des efforts de ceux qui dérivent vers des positions droitières consiste à compléter la démarche du chef de l’État en s’en prenant aux « esprits intermédiaires », aux porteurs d’idées qui ne s’identifient pas à la radicalité de leurs positions « républicaines », et qu’il s’agit en quelque sorte de cornériser, d’identifier de toute force à l’extrémisme du soi-disant « islamo-gauchisme » et autres perversions. Il n’y a plus guère aujourd’hui de forces politiques importantes à gauche. La France insoumise pèse trois ou quatre
fois moins que le Parti communiste français au temps de sa splendeur, et il y a bientôt dix ans que le Parti socialiste a liquidé un de ses rares espaces de vie intellectuelle, le « Laboratoire des idées », créé par Martine Aubry, alors première secrétaire de ce parti, et disparu le jour même de l’accession de François Hollande à la tête de l’État. Comment, dès lors, le débat pourrait-il se construire, sans attente de la part d’acteurs de gauche, devenus presque introuvables, et alors que les principaux enjeux de l’affrontement politique semblent n’opposer qu’Emmanuel Macron et Marine Le Pen ? Les Français aiment le débat, et celui-ci se déroule, mais sans principe de structuration politique en dehors de la polarité peu exaltante Macron-Le Pen. Ce qui laisse surtout un espace pour des dérapages et des dérives dont les plus toxiques accompagnent la résistible ascension du Rassemblement national, et nourrissent le sentiment que la nuance n’est pas à l’ordre du jour. Quand le débat public devient spectacle et excès, il n’y a guère de place pour l’argumentation détaillée, pour la complexité, et beaucoup plus pour l’invective, les positions tranchées et, finalement, l’invective, les attaques ad hominem, le ressentiment et la haine. Ou pour le désintérêt, s’il s’agit de la vie des idées, et l’abstention, s’il s’agit des comportements électoraux. michel wieviorka
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« FAIRE DROIT À LA NUANCE DEVIENT UN GESTE SUBVERSIF » Directeur du Monde des livres, Jean Birnbaum vient de publier Le Courage de la nuance (éd. Seuil). Un éloge du discernement dont il nous explique l'intérêt et l'urgence, de nos jours. Pourquoi l’effort de nuance serait-il à ce point devenu courageux, aujourd’hui ? Quand le climat idéologique est irrespirable, quand partout la mauvaise foi répond à la mauvaise foi, faire droit à la nuance devient un geste subversif. Quel que soit le débat en jeu, dès que vous refusez de voir le monde en noir et blanc, vous vous mettez à dos les fanatiques de toutes les couleurs. Tenir bon sur votre désir de nommer le réel dans sa complexité, ses contradictions, voilà une attitude qui suffit à faire de vous, aujourd’hui, une sorte de héros solitaire… Dans le livre, vous invoquez des intellectuels comme Camus, Arendt, Aron, Bernanos ou Barthes. Aucun auteur ou penseur actuel ne vous inspire cette invitation à la nuance ? Si je me tourne vers des auteurs morts, c’est pour au moins deux raisons. La
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« Quand la sottise infecte les discours, quand les certitudes étouffent toute parole libre, tenir sa langue est la meilleure des parades. »
rage de la nuance sont inaudibles. Par exemple, j’aurais pu consacrer un chapitre à Georges Didi-Huberman, dont l’œuvre compte de plus en plus pour moi. Mais son importance intellectuelle n’a d’égale que sa discrétion politique, et on voit bien pourquoi : quand la sottise infecte les discours, quand les certitudes étouffent toute parole libre, tenir sa langue est la meilleure des parades. Dans le brouhaha des évidences, le courage de la nuance devient une éthique du silence. Et la plupart des intellectuels qui « font du bruit », aujourd’hui, cèdent au brouhaha idéologique. Dans ce contexte, on comprend que les braves préfèrent se taire.
« La plupart des intellectuels qui “font du bruit”, aujourd’hui, cèdent au brouhaha idéologique. Dans ce contexte, on comprend que les braves préfèrent se taire. »
Finalement, reste-t-il des espaces de débat communs ? première, c’est que cela me permet de rassembler une petite troupe d’esprits critiques à la fois solitaires et solidaires, qui ont partagé une même expérience, traversé les mêmes périls (la guerre d’Espagne, le fascisme, les conflits coloniaux…) et qui ont réussi à se tenir sur la corde raide. Du reste, ma démarche est purement subjective : quand ça va mal, ces auteurs me font du bien, et je me dis que, dans le bordel ambiant, ils feront du bien à d’autres que moi. Mais il y a sans doute une deuxième raison, que je n’ai pas formulée explicitement : en ce moment, les auteurs qui ont le cou-
Il en existe encore dans les médias, à l’université ou dans le monde associatif et militant, bien sûr. Mais ils se font rares, les choses se sont beaucoup tendues ces dernières années – et c’est pourquoi j’ai voulu écrire ce livre. Dès lors que nous acceptons d’occulter telle vérité ou telle réalité gênante de peur de « faire le jeu » de telle ou telle idéologie « ennemie », eh bien nous renouons avec les réflexes typiques de ce qu’on peut appeler une « guerre civile froide ». J’ai le sentiment que la franche honnêteté et la discussion loyale se sont réfugiées
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dans les espaces de discussion privée, les courriers, les sms, les engueulades entre vieux potes… Bref, dans tous les lieux où l'on parvient encore à se dire les choses avec la tendre frontalité qu’exige l’amitié.
« Les philosophes “radical chic” qui misent sur l’amnésie pour électriser la jeunesse ont tout autre chose en tête que la justice sociale. »
Est-ce que votre appel à la nuance n’invite pas au compromis, voire à la compromission ? La politique peut-elle être nuancée ? L’objectif de mon livre est précisément de montrer que la nuance est tout sauf la tiédeur, qu’elle n’a rien à voir avec le désir d’étouffer l’indignation ou l’action. En somme, que le doute n’est en rien une dérobade. C’est pourquoi j’ai pris en exemple des auteurs dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils se sont engagés. Pensons seulement à Orwell ! Pendant la guerre d’Espagne, il se bat les armes à la main pour le socialisme et contre le franquisme. Ce n’est pas spécialement une manière de démissionner… Mais, en même temps, il refuse de sacrifier la vérité à son combat et de cautionner les mensonges sanglants des staliniens. À sa manière, il incarne l’une des grandes leçons du XXe siècle : oui, il y a mille raisons de se révolter et de se battre pour un monde plus juste, plus humain ; mais si l’on veut que ce combat produise autre chose que le pire, alors il faut essayer de conjuguer indignation et clairvoyance,
colère et lucidité. Certes, dans l’élan de la révolte, le feu de l’action, ce n’est guère facile. Mais il n’y a pas d’espoir sans mémoire, et quiconque prétend lutter pour l’émancipation doit garder en tête cette leçon du XXe siècle. Les philosophes « radical chic » qui misent sur l’amnésie pour électriser la jeunesse ont tout autre chose en tête que la justice sociale. Ils entretiennent leur petit marketing pseudo-subversif et préfèrent attiser la haine qu’éclairer les esprits. Or, si la haine peut procurer quelques moments de jouissance, seule la vérité est révolutionnaire. propos recueillis par pierre jacquemain
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LA PAROLE RETROUVÉE En investissant l'espace public pour y donner de la voix et partager l'expérience des dominations, les luttes du XXIe siècle renouent avec la démocratie délibérative et réhabilitent le savoir populaire. Entre le lancement des forums sociaux mondiaux à Porto Alegre au Brésil, en janvier 2001, et la mort de Carlo Giuliani le 20 juillet 2001 lors des manifestations contre le G8 à Gênes, notre siècle s’est ouvert sur des émeutes et des innovations délibératives. Il est indubitablement marqué par ce double front d’exigence démocratique et de contestation des pouvoirs : celui de la violence croissante des affrontements avec l’État, mais aussi celui de la diffusion exponentielle des pratiques de délibération. Ce paradoxe n’en est pas un. La violence politique éclate à la rencontre des exaspérations populaires face aux pouvoirs autistes et de la panique de ces derniers devant la montée d’exigences et de pratiques démocratiques « ingouvernables ». Dix ans après le premier Forum social mondial, les pratiques de délibération qui s’y sont inventées sont sorties des cercles militants pour envahir les places publiques. Tahrir au Caire, Syntagma à Athènes, Puerta del sol à Madrid en 2011, Taksim à Istanbul en 2013, Maidan à Kiev en 2013-2014, Nuit debout place de la République à Paris en 2016 ont été des lieux fondateurs. Dès
octobre 2011, les occupations délibératives de l’espace public ont aussi marqué des centaines de villes lors du mouvement Occupy Wall Street avant d’investir des centaines de ronds-points en France lors du soulèvement des Gilets jaunes en décembre 2018. L'ARCHIPEL DES RÉSISTANCES
Partout, massivement, une parole y est reconquise et mise en commun. À la crise de la représentation politique, souvent analysée avec crainte par les organisations politiques ou syndicales aspirant à une « représentativité » qui leur échappe, les mobilisations opposent une présentation directe et physique du
ALAIN BERTHO est anthropologue, professeur émérite à l'université de Paris-8 Saint-Denis et coprésident du conseil scientifique de la Maison des sciences de l'homme. Il est notamment l'auteur de Time Over ? Le temps des soulèvements (éd. Le Croquant, 2020).
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peuple en réinventant les formes originelles de la démocratie, celle du forum et de l’agora. Ces pratiques sont d’abord des pratiques de lutte. Elles produisent des dynamiques instituantes en matière de démocratie, voire de formes de vie. Pratiques d’élaboration et de formalisation d’une véritable expertise populaire, elles se diffusent notamment dans l’archipel des résistances territoriales au capitalisme prédateur. Cet archipel mondial, que Naomi Klein nomme la « blocadie », va de la gare de Stuttgart en Allemagne à la route transamazonienne au Brésil, du Center Parc de Roybon en France à la Montagne d’or en Guyane, du Val de Susa en Italie – mobilisé depuis 1990 contre le TAV (treno alta velocita) – aux zones à défendre (ZAD) de Sivens, Bure ou Notre-Dame-des-Landes. Partout, le monopole d’État de l’expertise est combattu par une contre-expertise savante et populaire, une contre-expertise de délibération démocratique. « INCOMPÉTENCE » DU PEUPLE
Investi dans la résistance des bidonvilles de Mumbai, l’anthropologue Arjun Appadurai parle à ce propos de « droit à la recherche » des mobilisations populaires. Dans la Vila Autodromo, à Rio de Janeiro, petite favela au bord d’un plan d’eau que j’avais visitée en septembre 2012, les murs du local de l’associaçao de moradores (comité des résidents) étaient
Partout, le monopole d’État de l’expertise est combattu par une contre-expertise savante et populaire, une contreexpertise de délibération démocratique.
couverts des documents d’un plan alternatif d’urbanisation. Ce plano popular était cartographié, argumenté, chiffré, fruit du métissage de deux expertises : celle des habitants et celle des professionnels pour contrer l’expulsion annoncée, dictée par la spéculation foncière et immobilière autour des Jeux olympiques de 2016. J’ai eu une expérience analogue au Sénégal avec l’équipe de l’Observatoire international des banlieues et des périphéries, lors d’une enquête sur les inondations récurrentes, en période d’hivernage, de quartiers entiers de la banlieue de Dakar. J’y ai vu l’expertise d'habitants parfois illettrés et d'associations de
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La délégation de parole et de pouvoir qui fonde la démocratie représentative est d’abord un déni de la compétence populaire.
quartier tenir la dragée haute aux experts souvent corrompus des ministères, tant sur les causes des inondations que sur les mesures à prendre. Les États supportent mal qu’on les conteste sur ce terrain. Ils supportent mal de voir se dresser devant eux des acteurs collectifs qui refusent les négociations feutrées et les compromis en petits comités « représentatifs ». C’est pourquoi la violence de la répression est souvent au rendez-vous comme à Bure, à Sivens, à Notre-Damedes-Landes, dans le Val de Susa ou à la Vila Autodromo – finalement expulsée le 3 juin 2015. Cette violence d’État est la réponse ultime de pouvoirs ainsi privés d’une de leurs légitimités essentielles : le monopole du savoir.
La démocratie est née dans ces pratiques délibératives directes, dans les assemblées communales qui préparaient les États généraux de 1789, puis dans les clubs de la Révolution comme dans ceux de la Commune ouverts à toutes autant qu’à tous, sans limitation d’âge ni restriction d’origine. La délégation de parole et de pouvoir qui fonde la démocratie représentative est d’abord un déni de cette compétence populaire. LE RÉCIT DES DOMINÉS
Si, comme le dit Jacques Rancière, la démocratie « est le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer un pouvoir », « l’incompétence » du peuple est un thème récurrent. Incompétence de celles et ceux qu’on doit représenter, et même incompétence à se faire représenter de celles et ceux qu’on exclut du « corps électoral » : les plus pauvres (suffrage censitaire en 1795), les femmes (suffrage masculin dit « universel » en France pendant un siècle et demi), les descendant(e)s d’esclaves aux USA un siècle après la guerre de Sécession (le Voting Right Act date de 1965), les plus jeunes… Le retour en force de la légitimité de l’assemblée, de la place aux ronds-points, est plus qu’un retour aux sources. Il consacre la grande réconciliation de la compétence populaire avec la décision politique comme une renaissance
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du peuple, qui redécouvre ainsi sa puissance. À la mise en spectacle des débats politiques et sociaux avant la sanction d’un vote majoritaire, ces assemblées substituent la délibération et la recherche du consensus. C’est pourquoi, contre la délibération des ronds-points, Emmanuel Macron a voulu opposer un « grand débat » comme mise en spectacle d’une parole autorisée : la sienne. C’est pourquoi, depuis un an, refusant de mettre en place des espaces de délibération sur la politique sanitaire, le même Emmanuel Macron – promu grand savant en pandémie – met en scène ses décisions à l’issue d’un « conseil de défense » aux délibérations confidentielles. Cet usage de la « démocratie » spectacle comme technique de pacification, cet usage de la parole publique comme technique de confiscation apparaissent alors comme un gigantesque mensonge. Il ne trompe que celles et ceux qui partagent la morgue de ce pouvoir, son mépris du peuple, cette peur de ses colères que Jacques Rancière nomme la « haine de la démocratie ». Le refus de toute délégation de parole qui traverse les mobilisations depuis trois décennies n’a pas d’autre sens que cette expérience de la puissance de la parole commune. Nous vivons la grande réconciliation des peuples avec la légitimité « sans filtre » de leur parole et de
Le partage du vécu des dominations construit une autre expertise critique de l’ordre social et politique.
leur récit du monde. Le partage du vécu des dominations construit ainsi une autre expertise critique de l’ordre social et politique. Voilà bien le « scandale » de cette démocratie délibérative, voilà bien la menace qui panique la bien-pensance « républicaine », la menace que représentent ces fameuses réunions « non mixtes » de femmes, de racisé(e)s, de Gilets jaunes, de pauvres, de discriminé(e)s. Un nouveau spectre hante le monde : contre le récit des dominants monte le récit commun des dominé(e)s. alain bertho
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OSONS LÉNA
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ENQUÊTE
LA RÉPUBLIQUE VERROUILLÉE DE L’INTÉRIEUR
« Premier flic de France » depuis Clemenceau, le ministre de l’Intérieur a toujours été celui de l’ordre et de la répression, avant de devenir plus exclusivement celui de la police. De Fouché à Darmanin, la place Beauvau est restée l’antre de la République autoritaire. enquête réalisée par jérôme latta
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utoritaire, brutal, intrigant, arriviste, très flic et un peu voyou : le stéréotype du ministre de l’Intérieur français n’est en soi pas très flatteur, et plutôt caricatural, mais ce profil semble à sa place, place Beauvau. De Fouché à Darmanin, en passant par Thiers, Marcellin, Pasqua Sarkozy ou Valls, il y aurait donc une continuité ? « Les personnalités qui se sont succédé à ce poste sont d’une grande diversité, des plus sévères aux plus débonnaires », pondère Bruno Fuligni, historien et maître de conférences à Sciences Po. Ce sont pourtant les seconds que la chronique politique et la culture populaire ont retenus parmi tous ceux qui figurent dans la galerie des portraits de l’hôtel particulier du 8e arrondissement de Paris. Mais cette galerie ne raconte pas les transformations de ce viril ministère (une seule femme à sa tête : Michèle Alliot-Marie, 2007-2009), qui n’occupe les lieux que depuis 1861, et qui n’a pas acquis avant le début du XXe siècle la dimension et les prérogatives qu’on lui connaît aujourd’hui. Il est toutefois tentant de faire de Joseph Fouché une figure originelle. Il assure son ascension comme ministre de la Police, portefeuille qui n’a véritablement existé que sous le Consulat et l’Empire, et il ne dirige l’Intérieur que de juin à octobre 1809. Mais sa brutalité (déchristianisation du Centre et de la
Bourgogne, répression de l’insurrection de Lyon en 1793), son sens de l’intrigue (il participe à la chute de Robespierre, au coup d’État du 18 brumaire et à la restauration de la monarchie à la fin des Cent-Jours) nourrissent son mythe. « La littérature – dont Une ténébreuse affaire, de Balzac – puis le cinéma ont achevé de figer l’image d’un ministre quelque peu diabolique, tirant les ficelles, suscitant des périls pour mieux pouvoir les réprimer… », relève Bruno Fuligni. CLEMENCEAU : L’ORDRE VENAIT DE LA GAUCHE
Cependant, le défilé des ministres sous le Second empire et la IIIe République ne permet pas d’associer une personnalité au maroquin. Le ministre de l’Intérieur est au cœur de l’administration étatique et constitue une sorte de vice-premier ministre, mais ses prérogatives sont peu identifiées, tandis que la police dépend d’une direction très autonome. C’est paradoxalement en étant progressivement dépouillé de ses trop nombreuses tutelles que le ministère acquiert des contours et une identité durables. « Le ministère de l’Intérieur ne devient le ministère associé à la police et à l’ordre public qu’avec la nomination de Georges Clemenceau en 1906, l’année du détachement du ministère du Travail », constate l’historien Arnaud-Dominique Houte. Celui auquel
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ENQUÊTE
on attribue l’expression « premier flic de France » pour se désigner (en réalité : « Je suis le premier des flics ») vient de la gauche. « Les trois ans de son mandat (1906-1909), qu’il cumule avec celui de président du Conseil, correspondent à la fracture de l’alliance des gauches et à l’adoption d’une politique de répression des grèves, rappelle le professeur de Sorbonne Université. L’enjeu étant devenu central dans le débat politique, cela l’amène à surjouer le rôle d’homme de l’ordre, avec un côté provocateur envers les anciens alliés – dont Jean Jaurès auquel il fait incarner le désordre. L’Intérieur acquiert une image de lieu d’où l’on pilote la répression. » Confronté à des grèves insurrectionnelles, Clemenceau fait tirer la troupe et les gendarmes sur des manifestants désarmés à Narbonne, Draveil ou Vigneux, révoque des syndicalistes dans la fonction publique, procède à des arrestations massives au sein de la CGT. Mais il ne fait pas que réprimer, il modernise : création de la police scientifique, de la Sûreté générale, des brigades régionales mobiles (les fameuses « brigades du Tigre »), de services d’archives, de fichiers des récidivistes… Pour ses partisans, « Clemenceau a campé un idéal : celui du bon républicain, démocrate authentique mais ferme sur les principes, capable de réformer la police et de la rendre populaire en démantelant la dé-
« Clemenceau surjoue le rôle d’homme de l’ordre, avec un côté provocateur envers l’ancien allié Jean Jaurès. L’Intérieur acquiert une image de lieu d’où l’on pilote la répression. » Arnaud-Dominique Houte, historien linquance organisée », appuie Bruno Fuligni. « Clemenceau imprime sa marque, et c’est désormais place Beauvau que l’on définit l’ordre et le désordre », résume Arnaud-Dominique Houte. « L’HOMME LE PLUS DÉTESTÉ DE FRANCE »
Il faut attendre 1947 pour retrouver place Beauvau un réformateur d’envergure, et c’est encore un homme de gauche, ancien secrétaire général du gouvernement du Front populaire : Jules Moch (novembre 1947-février 1950), « figure du socialiste anticommuniste qui, comme Clemenceau quarante ans plus tôt, s’appuie sur sa légitimité de gauche pour cogner d’autant plus dur sur sa gauche », analyse Arnaud-Dominique Houte. Prenant ses fonctions lors
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de la première vague des grandes grèves de 1947-1948, Moch « cogne » en effet, notamment grâce aux Compagnies républicaines de sécurité (CRS), créées en 1944, auxquelles il donne la vocation d’intervenir partout sur le territoire. À l’automne 1948, les CRS – tout juste purgés d’élément jugés séditieux, c’està-dire des communistes – sont déployés aux côtés de l’armée face aux mineurs grévistes, qui inaugurent la rime avec « SS », tandis que le ministre encourage une campagne de presse évoquant une situation insurrectionnelle commanditée par le Kominform. Le bilan humain (six morts, des centaines de blessés, des milliers de licenciements et de peines de prison ferme) est lourd. Mais, comme l’écrit la très officielle Histoire du ministère de l’Intérieur (éd. La Documentation française, 1993), « Jules Moch, avec ses CRS, a beaucoup fait pour le maintien de la République ». Le PCF et L’Humanité le proclament « homme le plus détesté de France ». « On renoue alors avec l’identification de l’homme à la fonction : le flic et l’ennemi politique », dit encore Arnaud-Dominique Houte. Sous la Ve République, l’Intérieur appartient résolument à la droite, mais il se partage « entre d’un côté les “policiers modernisateurs”, de l’autre les ministres qui affichent leur proximité et leur soutien aux policiers », expose Christian Mouhanna, sociologue au CNRS et
« Jusque dans les années 1950-1960, les questions de sécurité publique constituent un sujet technique. Elles n’ont pas le caractère central qu’elles acquièrent dans les années 1970. » Arnaud-Dominique Houte, historien directeur du directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip) « Cette opposition s’incarne dans les figures de Christian Fouchet et Raymond Marcellin, le second remplaçant l’autre en mai 1968 au moment où De Gaulle veut un homme à poigne : “Raymond la matraque”, qui sera pendant cinq ans l’incarnation de la répression », confirme Arnaud-Dominique Houte. Comme Clemenceau et Moch, cet ancien « vichysto-résistant » invoque une situation menaçant la République pour imposer ses vues, et l’on prête à De Gaulle la boutade « Enfin Fouché, le vrai ». Marcellin donne à Beauvau une nouvelle dimension. « Jusque dans les années 1950-1960, les questions de sécurité
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publique constituent un sujet technique, qui peut diviser la gauche et la droite, mais elles n’ont pas le caractère central dans le débat public qu’elles acquièrent au cours des années 1970 », relève Arnaud-Dominique Houte. Quand, en 1972, les statistiques policières ne sont plus présentées par la Justice, mais par l’Intérieur, elles font immédiatement l’objet d’une importante médiatisation. « De technicien ou de régulateur, le ministre devient un politique qui doit faire de la communication, ce qui renforce l’identification de l’homme au portefeuille et l’utilité d’une figure autoritaire. L’image de la police et la sienne sont plus étroitement associées. » LA « VICTOIRE CULTURELLE » DE SARKOZY
Cet héritage sera particulièrement assumé par Charles Pasqua (1986-1988 et 1993-1995). Le thème de la sécurité reprend de la vigueur sous Mitterrand, la droite ayant constaté sa rentabilité lors des municipales de 1983. Pasqua veut « terroriser les terroristes », estime que « la démocratie s’arrête là où commence l’intérêt de l’État », durcit comme Marcellin la législation sur l’immigration, fait la chasse à la petite délinquance, réforme le code de la nationalité et milite pour le rétablissement de la peine de mort. Nicolas Sarkozy (2002-2004 et 20052007) retient la leçon de son parrain
L’exception Joxe Pierre Joxe (1984-1986 et 1988-1991), qui refusait le titre de « premier flic de France », « a durablement laissé une image positive au sein des policiers en tant que grand modernisateur de la Police nationale », assure Christian Mouhanna : « Il était autoritaire et respecté au sein de l’institution policière, mais sans verser dans la posture sécuritaire, sans brandir des lois spectaculaires ni verser dans le discours “Je vous protège quoi que vous fassiez”. Il veut moderniser la police, lui donner les moyens de travailler tout en privilégiant la recherche l’efficacité. » « Il met en place des réformes ambitieuses dans le domaine de la formation, de la déontologie, de la rémunération », confirme Arnaud-Dominique Houte, qui souligne aussi son habileté à « placer des hommes pour constituer un appareil qui va subsister au-delà des alternances politiques », au moment où les patrons de l’administration policière sont en écrasante majorité des hommes de droite. Une stratégie que contrecarrera Charles Pasqua en la portant à un degré supérieur.
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« Alors que les niveaux de violence dans la société ont considérablement baissé, la police a inventé un autre récit : “La société est devenue folle et nous sommes son dernier rempart”. » Sébastian Roché, sociologue politique des Hauts-de-Seine et fait de Beauvau une tribune permanente. « Il met en scène sa “politique du chiffre” en lui donnant une apparence de rationalité et de cohérence, avec des publications tous les mois – ce qui n’a pas grand sens en matière d’évaluation », observe Christian Mouhanna. Sarkozy endosse une posture sécuritaire à laquelle les forces de l’ordre adhèrent de plus en plus. « Les organisations syndicales majoritaires sont plus que pauvres intellectuellement, elles n’ont aucune démarche d’analyse, mais leur discours a le mérite de la constance depuis trente ans : “Nous sommes très bons, mais pas assez nombreux, et la Justice ne sanctionne pas assez” – peu im-
porte que ce soit complètement faux », déplore le sociologue Sébastian Roché, directeur de recherches au CNRS. Manuel Valls (2012-2014) « enfile les bottes de Sarkozy en constatant que l’Intérieur est un formidable tremplin médiatique », commente Arnaud-Dominique Houte. Il reprend aussi son discours. « Avant l’élection de François Hollande, Valls est en concurrence pour l’Intérieur avec François Rebsamen, qui consulte chercheurs et anciens policiers pour élaborer une doctrine. Mais Valls s’impose avec un discours sécuritaire incantatoire, rappelle Christian Mouhanna. On retrouvera auprès de lui les “Pasqua Boys” qui s’étaient épanouis sous Nicolas Sarkozy, tandis que les hauts fonctionnaires de gauche, ceux qui avaient travaillé avec Pierre Joxe, sont encore plus ostracisés. » Manuel Valls ne peut même pas prétendre s’inscrire dans le sillon de JeanPierre Chevènement (1997-2000), vers les positions duquel le PS avait basculé à l’occasion du congrès de Villepinte en 1997. Ce dernier avait médiatisé le « tournant sécuritaire » de la gauche, en réalité antérieur car amorcé depuis les élections de 1977 dans la pratique municipale du PS et du PCF. Réponse de gauche à la demande croissante de sécurité, « Le projet de Chevènement était axé sur la police de proximité : l’expérience locale avait enseigné que, pour
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répondre à cette demande, il fallait se placer au plus près des populations, dans un dialogue avec les élus et les acteurs locaux », explique Arnaud-Dominique Houte. Cette gestion très décentralisée s’oppose au modèle sarkozyste dont le ministre de François Hollande sera le continuateur. « Les socialistes sont prisonniers du cadre culturel défini au tournant des années 2000, selon lequel la bonne police est une police nombreuse assortie d’un système judiciaire assurant beaucoup de places de prison, tranche Sébastian Roché. Sarkozy a remporté une victoire culturelle : il a convaincu les socialistes qu’ils s’étaient trompés, que l’approche de la police de proximité était néfaste et impossible politiquement – contre toute évidence. » Avec Valls, la gauche de gouvernement renonce donc à proposer une alternative et abandonne ses principes sans conjurer sa défaite dans la bataille sécuritaire. « DERNIER REMPART »
« Le ministère ne connaît pas les citoyens et les usagers, il n’a aucun outil pour les connaître et s’ajuster à leurs demandes. Il n’a même aucune analyse sur les phénomènes de délinquance et leurs déterminants », juge Sébastian Roché. Alors la police acte son divorce avec les citoyens et elle assume la brutalisation du maintien de l’ordre. « Les
« Le ministre de l’intérieur se voit comme celui qui accompagne les policiers et non comme celui qui les dirige. Sous des tonalités martiales, une déclaration de subordination. » Fabien Jobard, sociologue
gouvernements s’appuient sur les policiers pour régler des problèmes que l’on pourrait considérer comme politiques, avance Christian Mouhanna. Le contrat tacite entre les policiers et le gouvernement renvoie à une vieille conception de la police française depuis qu’elle a été centralisée en 1941 : celle d’une police avant tout au service de l’État, qui ne se met au service des citoyens que si elle en a le temps. » La cogestion du ministère avec des syndicats radicalisés accentue ce que le sociologue Fabien Jobard décrit comme « la bulle entre le ministre et l’institution policière ». Alors, quand Christophe Castaner tente de fixer des limites, il est écarté sous la pression syndicale. Pour Christian Mouhanna, ces ministres « té-
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tanisés par la peur » de leurs propres administrés expriment la crainte de l’exécutif de voir les forces de l’ordre lui faire défaut, comme le suggéra un moment de panique lorsque des Gilets jaunes s’approchèrent de l’Élysée (et de la place Beauvau). Sébastian Roché abonde : « Alors que les niveaux de violence dans la société ont considérablement baissé, de même que le nombre de policiers morts en service, la police a inventé un autre récit : “La société est devenue folle et nous sommes son dernier rempart”. » Plus le ministre de l’Intérieur devient le ministre de la police, plus il s’affaiblit. Lorsque Nicolas Sarkozy en 2002 et Manuel Valls en 2013 reprennent pour leur compte la formule « premier flic de France », celle-ci signifie « que le politique n’est plus extérieur à l’institution policière, mais qu’il fait partie d’elle, note Fabien Jobard dans un entretien à Mediapart. Le ministre de l’intérieur se voit comme celui qui accompagne les policiers et non comme celui qui les dirige. Sous des tonalités martiales, une déclaration de subordination. » Au point, comme Gérald Darmanin, de se joindre à la manifestation du 19 mai 2021 devant l’Assemblée… pour s’y faire huer. « Aujourd’hui, le gouvernement est faible, d’abord parce qu’il n’a ni idées, ni leadership politique. Il n’y a pas de recherche et développement au ministère
de l’Intérieur, aucun lieu pour produire des idées, de la réflexion stratégique », assène Sébastian Roché, qui parle de « crise de l’intelligence ». Pire, cette démission est générale, selon lui : « Emmanuel Macron et son parti n’ont pas de pensée organisée, le PS n’en a plus. Les partis politiques ne font plus leur travail d’agrégation des idées, aucun n’a produit de document de politique policière. Alors que le RN, qui n’a que des slogans et pas de programme, s’en accommode très bien puisqu’il tient le même discours que les syndicats. » En somme, les récents ministres de l’Intérieur se sont retranchés avec la police dans une impasse. Le déni des violences policières est l’ultime forme d’une intolérance générale à la critique. La police ne veut même plus que son activité soit évaluée, ni même regardée, comme l’indique l’obtention de l’article 24 de la loi sur la sécurité globale. « Précisément parce que le contrôle des policiers ne s’effectue plus que dans la rue, par les gens qui filment avec leur téléphone », analyse Christian Mouhanna, qui ajoute : « La police est une institution en train de mourir de son corporatisme. » Sébastian Roché étend le diagnostic : « Le ministère de l’Intérieur ne se décompose pas, parce qu’il est dans le formol, mais c’est un organisme mort, incapable d’évoluer. » Adieu, Clemenceau. jérôme latta
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WEINSTEIN, EINSTEIN ET JIM
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ne jeune romancière américaine, Emma Cline, a imaginé la dernière journée de semi-liberté du producteur de cinéma Harvey Weinstein avant sa condamnation qui le conduira pour vingt-trois ans derrière les verrous. Il est sous bracelet électronique (dont on apprend au passage qu’il serait waterproof). Pour ne pas avoir d’ennuis, la romancière ne donne que le prénom de son personnage. Dans ce court roman (la romancière ayant peut-être moins d’imagination que prévu), l’homme à l’origine de #MeToo s’est réfugié dans une villa cossue du Connecticut prêtée par un ami. Il découvre que son voisin n’est autre que le grand romancier américain Don DeLillo, qui n’en demandait sans doute pas tant. La jeune romancière ambitieuse veut prouver qu’elle a du culot. La journée passe lentement pour Weinstein et le lecteur. L’après-midi, il regarde Netflix comme feu le cinéma et manque de s’étouffer avec des confiseries comme autrefois George Bush Jr avec un bretzel. Il ne se sent coupable de rien.
Le soir, sa fille et sa petite-fille viennent dîner en sa compagnie. La fiction a tous les droits. On peut grimper dans la tête de Weinstein sans son consentement comme lui grimpait des actrices sans le leur. Sans doute. Mais là non plus, le plaisir n’est pas au rendez-vous. Coïncidence : paraît au même moment en français le dernier très court roman de Don DeLillo. Il s’intitule Le Silence. À quatre-vingt-quatre ans, le très grand écrivain américain nous fait le coup de la panne : d’électricité. Mais aussi d’inspiration. À New York, cinq personnages ont rendez-vous pour regarder à la télé le Super Bowl. Quand, donc, tout s’éteint. Ne restent que la baise et la parole. Parmi les invités, un spécialiste d’Einstein qui monologue. Tout est relatif, même notre bonheur de lecture. À deux reprises, en lisant le sixième roman de Pierric Bailly, j’ai eu la larme à l’œil. Au cinéma, cela m’arrive fréquemment. En littérature, c’est beaucoup plus rare. J’ai souvenir d’avoir chialé dans mon enfance à la fin des Souris et des hommes de John Steinbeck, quand George ne tue pas Lenni, mais qu’il lui
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LA CHRONIQUE D’ARNAUD VIVIANT
donne la mort. J’ai pleuré à la mort de Porthos dans Le Vicomte de Bragelonne, un épisode que je tiens avec la fin de Gavroche pour les plus émouvantes pages de la littérature française. Plus récemment, je me souviens d’avoir ravalé un sanglot (ce qui n’est pas tout à fait la même chose que pleurer) en lisant La Route de Cormac McCarthy. COMME UNE ROBE SUR LE CORPS DU TEXTE Dans Le Roman de Jim, Bailly a choisi pour narrateur un homme éperdu d’amour pour un enfant qui n’est pas son fils, mais qu’il va élever jusqu’à ce que son père biologique fasse un retour mélodramatique dans le récit. Le gosse se prénomme Jim. Avant ma lecture, je trouvais ce titre – Le Roman de Jim – faible et paresseux. Une fois le livre refermé, il me semble parfait : il tombe comme une robe sur le corps du texte. Il faut dire que, dans l’histoire que raconte Bailly, personne n’a de nom de famille, juste des prénoms. Encore faudrat-il attendre les toutes dernières pages pour apprendre celui du narrateur : Aymeric, où l’on entendra peut-être une idée d’aimer. Il a fait un an de prison pour une peccadille. Tout le monde le trouve incroyablement gentil, même si lui proteste. « Je n’étais pas d’accord avec cette idée que la gentillesse c’est
l’exception. J’avais plutôt l’impression inverse, que la plupart des gens sont gentils. On dit le contraire à longueur de temps, que les gens sont fous, que les gens sont mauvais, mais la plupart des gens sont sages, dociles, obéissants, soumis. La grande, l’immense majorité des gens sait très bien se tenir. » Tout le monde est gentil dans le roman de Bailly. C’est la vie qui l’est un peu moins. Le roman n’est pas long, mais s’étale sur vingt ans avec une fluidité remarquable. L’action se passe à Lyon et surtout dans le Haut-Jura. On retrouve un peu les mêmes paysages que dans L’Inconnu de la poste de Florence Aubenas. Aymeric est un type bien. Il raconte sa vie avec une honnêteté rousseauiste. Quand une de ses petites amies le traite de « prolo » il ne s’offusque pas, mais songe : « Le terme m’évoquait de vagues souvenirs de cours d’histoire au lycée (…) C’est le genre de qualificatif qui découle forcément d’un point de vue extérieur. Parce qu’on se qualifie rarement comme il faut. On ne sait jamais dans quelle division on évolue. Et puis, tout simplement, on ne se qualifie pas soi-même. » Lisez Bailly. ARNAUD VIVIANT Emma Cline, Harvey, éd. La Table ronde, 105 p., 14 euros. Don DeLillo, Le Silence, éd. Actes Sud, 112 p., 12 euros. Pierric Bailly, Le Roman de Jim, éd. POL, 251 p., 19 euros.
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L’OBJET POLITIQUE
L’AVION Est-on libre de rêver d’avion ? La polémique a fait grand bruit. « L’aérien ne doit plus faire partie des rêves d’enfants », a déclaré la nouvelle maire écologiste de Poitiers, Léonore Moncond’huy, en mars 2021. En cause, le coût carbone de l’aérien et ses conséquences sur le réchauffement climatique. Pour l’élue, aussitôt étiquetée « ayatollah verte », il y a urgence à déconstruire et à repenser nos imaginaires. Elle appelle à une société de la sobriété à l’heure où explose la pollution liée aux jets privés – rêve de milliardaires s’il en est –, qui représentent environ 10 % des avions au décollage depuis la France et qui polluent dix fois plus que n’importe quel vol commercial et cinquante fois plus qu’un train. Vertigineux. Sauf que… Sauf que l’avion fait rêver. C’est un fait. Un rêve souvent inaccessible pour les plus modestes, qui payent cher la facture climatique, et qui revendiquent pourtant leur liberté de voler sans en avoir le privilège. Une liberté d’aujourd’hui qui nous condamne demain ? L’envie d’ailleurs, de voyages au bout du monde, fait rêver. Le désir de prendre de l’altitude, de la hauteur participe de ce rêve. C’est un fait. S’attaquer à l’aérien, c’est s’attaquer à un rêve de gosse qui irait d’Icare jusqu’au pilote de ligne en passant par Saint-Exupéry. « Coucou Poitiers ! Les rêves restent toujours libres. Signé Icare », a twitté l’insoumis Mélenchon. Un message à peine dissimulé à l’élue poitevine. C’était un peu vite oublier qu’Icare est mort d’avoir volé trop haut – déplumé par la cire fondue. Comme un avion sans ailes. pierre jacquemain, illustration anaïs bergerat
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JEANNE BALIBAR ARTISTE DÉSAXÉE Chanteuse, danseuse et réalisatrice singulière, Jeanne Balibar est à l’affiche d’un spectacle puissant de Frank Castorf, mêlant les écrits de Racine et Antonin Artaud. Entrons dans les coulisses avec une femme dont le sens du décalage marque les prises de position artistiques et politiques. texte caroline châtelet photos mehrak, hans lucas pour regards
DANS L’ATELIER
Depuis le début des années 1990, Jeanne Balibar enchaîne les projets au théâtre et au cinéma.
I
l y a des artistes dont le souvenir s’imprime durablement dans la mémoire. Pour Jeanne Balibar, c’est une voix grave, suave ou piquante, une présence balançant entre délicatesse et détermination, un jeu entier, profond et singulier, capable d’un engagement et d’une versatilité rares. Ce sont aussi des prises de position publiques telle cette tribune publiée dans Le Monde, cosignée durant le premier confinement et interpellant le gouvernement sur son absence de réactivité quant à la crise affectant le secteur de la culture. C’est encore son intervention lors de la Cérémonie des Césars 2021 pour souligner l’invisibilisation des comédiennes après quarante ans et critiquer la réforme de l’assurance-chômage prévue pour le 1er juillet. Mais c’est aussi un parcours d’actrice passionnant, tant au théâtre qu’au cinéma. Car depuis le début des années 1990, Balibar a plus d’une cinquantaine de films – et presque autant de spectacles – à son actif. Née en 1968 du philosophe Étienne Balibar et de la physicienne Françoise Balibar, elle fait d’abord ses humanités à l’École normale supérieure avant d’intégrer le Cours Florent, puis le Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Elle joue ensuite sous la direction de metteurs en scène et réalisateurs prestigieux : Philippe Adrien, Julie Brochen, Alain Fran-
çon ou encore Olivier Py côté théâtre ; Arnaud Desplechin, Jacques Rivette, Maïwenn, Olivier Assayas ou Mathieu Amalric – qui fut son compagnon – côté cinéma. DES RETROUVAILLES PARTICULIÈRES
Aujourd’hui, avec de telles collaborations et une reconnaissance aussi critique que publique (elle reçut le César 2018 de la meilleure actrice pour son rôle dans le film Barbara d’Amalric), Jeanne Balibar aurait pu laisser sa carrière ronronner. Il n’en est rien, et ses derniers projets attestent du goût d’une artiste pour le déplacement et le décentrement. Elle est ainsi passée à la réalisation avec son film Merveilles à Montfermeil, sorti en janvier 2020, et s’est accomplie dans la mise en scène avec Les Historiennes, spectacle plongeant dans la vie de trois femmes narrées par des historiennes. Sa collaboration au long cours avec l’Allemand Frank Castorf, maître du théâtre européen, reste fructueuse : nous avons rencontré Jeanne Balibar à l’occasion des représentations de Bajazet – En considérant Le Théâtre et la peste, monté par Castorf au Théâtre national Dona Maria II de Lisbonne. Lors d’un échange téléphonique précédant le reportage, Jeanne Balibar avait glissé « ne pas être très loquace en ce
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DANS L’ATELIER
Ayant réouvert mi-avril, comme tous les lieux culturels portugais, le Théâtre national Dona Maria II, dirigé par le metteur en scène et auteur Tiago Rodrigues, reçoit le public à mi-jauge.
Dans la grande salle de 428 places au total, le plateau accueille Bajazet (mis en scène par Frank Castorf, scénographie d’Aleksandar Denic). Le comédien Adama Diop y interprète Osmin, le confident d’Acomat.
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À quelques minutes de la représentation, Jeanne Balibar se maquille, se coiffe et s’habille dans sa loge, aidée de l’habilleuse Clara Ognibene. Hanna Lasserre, assistante à la mise en scène, passe la saluer.
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DANS L’ATELIER
moment ». Manière, qui sait, de s’excuser à l’avance, cette précaution se révéla plutôt le signe d’une concentration extrême. Car lorsque nous assistons, le 8 juin après-midi, au filage technique au Théâtre Dona Maria II, la comédienne est entièrement tendue vers la répétition qui s’annonce. Il faut dire que, pour toute l’équipe, ce sont des retrouvailles particulières… Produit par le théâtre de Vidy-Lausanne en Suisse et interprété par quatre autres acteurs (Jean-Damien Barbin, Adama Diop, Mounir Margoum et Claire Sermonne), le spectacle créé en octobre 2019 a vu une grande partie de sa tournée amputée par la pandémie. Hormis deux dates en décembre 2020 à Porto, elle est en suspens depuis février 2020. Une « situation très étrange », confie Balibar, qui explique ainsi la fébrilité palpable dans la salle. L’AMOUR ET LE POUVOIR
D’autant que chaque spectacle de Frank Castorf, qui fut directeur de 1992 à 2016 du théâtre de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, à Berlin, est une œuvre somme, exigeante pour les comédiens. D’une durée de quatre heures, Bajazet mêle à la tragédie en cinq actes de Jean Racine, datant de 1672, plusieurs textes du poète et écrivain Antonin Artaud, ainsi que quelques citations de Blaise Pascal et de Fiodor Dostoïevski. La pièce de Racine s’ins-
« L’écriture des pièces reflète en général des hiérarchies sociales, avec les premiers rôles, etc. Chez Castorf, ce n’est jamais comme ça, il redistribue les cartes. » pire d’un épisode de l’histoire ottomane, auquel la scénographie donne, à jardin, le décor d’une tente bleue évoquant une burqa, tandis qu’à cour, une cuisine (dont l’intérieur est caché à nos regards) est surplombée par une enseigne lumineuse « Babylon 0-24 » et par le portrait du sultan Amurat. La tragédie se déroule dans le sérail de celui-ci. Tenant le siège de Babylone, le souverain a placé au pouvoir sa favorite Roxane. Omniprésent par sa puissance, quoiqu’absent de toute la pièce hormis via son portrait, Amurat souhaite la mort de son frère Bajazet, alors que Roxane, amoureuse de ce dernier, conspire pour le mettre sur le trône. Au fil de la pièce, les intrigues se nouent et se dénouent entre Roxane, Bajazet, Atalide son amante, le vizir Acomat et son confident Osmin. Redistribuée par
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« Le pouvoir de Roxane est illusoire. Sa soi-disant toute puissance féminine est un leurre absolu et toute la pièce raconte comment elle tente de croire au pouvoir que font semblant de lui donner les hommes. »
Castorf entre les cinq acteurs, la tragédie constitue, explique Jeanne Balibar, « une pièce sur la folie, le délire amoureux, ainsi que sur le pouvoir des hommes sur les femmes ». Un mouvement souligné par l’adjonction de nombreux textes d’Artaud, dont les écrits, en appelant un théâtre pensé comme un rituel vital, amplifient les états émotionnels et les réflexions des personnages. Ce remaniement et cette manière de faire se frotter plusieurs écrits, habituels chez Castorf, participent d’un geste de
décentrement du texte. « C’est l’une des raisons pour lesquelles j’aime tellement son théâtre, précise l’actrice. Je serais bien en peine de dire où est le centre de la pièce, quel acteur représente le centre de la mise en scène. C’est presque cela le plus beau, dans son travail : cette contestation de la hiérarchie des nécessités. L’écriture des pièces reflète en général des hiérarchies sociales, avec les premiers rôles, etc. Chez lui, ce n’est jamais comme ça, il redistribue les cartes. » Pendant une poignée d’heures, l’équipe retraverse le spectacle. Texte en main pour certains acteurs, d’autres sollicitant parfois l’assistante à la mise en scène Hanna Lasserre pour une réplique, chacun reprend ses marques. Interrogée sur cette longue interruption, Jeanne Balibar confie le caractère « un peu flippant de cette répétition » en même temps que le plaisir de reprendre. « C’était le même bonheur avant que le spectacle ne s’arrête, et je retrouve la continuation de la même recherche. » Le filage consiste, pour elle, à « retrouver la gestuelle et la mémoire des incantations. Mais au fond, quand on s’est re-souvenu, cela agit de manière magique immédiatement. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de changements, mais ceux-ci sont liés au fait que je ne m’intéresse plus aux mêmes choses qu’il y a un an et demi. On change… »
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DANS L’ATELIER
Durant le filage technique, Hanna Lasserre et les comédiens Jeanne Balibar et Adama Diop enchaînent le texte.
Si la tragédie de Racine est menée à son terme, le spectacle se prolonge après la mort des personnages. Ici Roxane (Jeanne Balibar), Bajazet (Jean-Damien Barbin) et Osmin (Adama Diop).
N’ayant quasiment pas été joué depuis février 2020, le spectacle impose divers réglages techniques.
Dans une scène évoquant un film noir, Roxane (Jeanne Balibar), filmée par Severin Renke, presse Bajazet de lui déclarer son amour.
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« On fabrique de moi une image de militante d’extrême gauche, alors que j’ai le sentiment de faire juste preuve d’un peu de civisme. On change plus le monde par ses œuvres qu’en prenant position dans le débat public. »
Le lendemain, mercredi 9 et jour de première, il est environ 22 heures lorsque le spectacle se termine sous une ovation du public, les quelque deux cents spectateurs du soir – la jauge du théâtre étant divisée par deux en raison des restrictions sanitaires – applaudissant à tout rompre. La représentation a été magistrale. Exit les incertitudes de la veille, les acteurs ont parfaitement maîtrisé leur rôle et leur engagement a été total. Toute la puissance du travail de Castorf s’est déployée, avec son art raffiné du montage, sa manière d’entremêler les niveaux de discours, la vidéo et le théâtre, de superposer les périodes historiques.
Tandis que l’emboîtement des langues de Racine et d’Artaud fait saillir les actions et mouvements intimes des personnages, des références contemporaines (deux unes du journal suisse Le Temps, l’une dédiée à Emmanuel Macron, l’autre à Donald Trump) ancrent ces luttes pour le pouvoir dans le monde contemporain. Certains costumes outrageusement siglés Louis Vuitton ou Chanel disent la collusion entre grands groupes de luxe (et de médias) et pouvoir politique. UN THÉÂTRE DU CONFLIT
Dense et complexe, tout entier fondé sur le jeu de ses interprètes, truffé d’humour et d’ironie, travaillant avec la vidéo la question des intrigues et autres secrets d’alcôve noués loin de nos regards, ce théâtre en état d’urgence interpelle et bouscule le spectateur. Cette sensation de n’y rien comprendre, mais de tout ressentir, n’empêche pas la réflexion. Ainsi, la prolongation du spectacle après la mort des personnages de la tragédie racinienne produit une critique pertinente. Critique des structures de pouvoir, critique du patriarcat qui s’incarne dans le retour ironique en cuisine de Roxane et Atalide et la fuite d’Osmin et Acomat. Comme le rappelle Jeanne Balibar, « le pouvoir de Roxane est totalement illusoire. Sa soi-disant toute puissance féminine est un leurre absolu et toute la pièce raconte comment
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elle tente de croire au pouvoir que font semblant de lui donner les hommes. Ceux qui s’en sortent sont les combinards, ceux qui ont les mains dans le cambouis de la politique. » Si « le récit est fini, la structure, elle, continue et n’a pas disparu… » C’est depuis 2012 que la comédienne travaille avec Frank Castorf – qui est également son compagnon. Une expérience essentielle qui « a tout déplacé » pour elle. « À la Volksbühne, j’ai participé à l’une des rares grandes histoires de troupe du théâtre européen depuis les années 1970. Cette histoire a une signification artistique, esthétique, politique, sociologique, urbaine, quotidienne – dans la vie des habitants d’une ville comme de celle des acteurs et techniciens qui y participent. » Elle identifie dans cette capacité à faire du théâtre dans la cité « la vérité d’une troupe de théâtre », bien au-delà d’une « association d’intérêts symboliques et pécuniaires ». Une définition à laquelle seul le Théâtre du Soleil répondrait en France, selon elle. Avec le metteur en scène allemand, la comédienne a rencontré ce qui l’anime intimement : l’idée que l’art « expose le conflit ». « Castorf prend acte que le théâtre est fait pour raconter les contradictions entre les personnes, les idées, les groupes, les pulsions. La matière du poème théâtral est l’antagonisme. »
Sa propre personnalité, qu’elle décrit comme « labourée par les contradictions », expliquerait le choix de son métier. « La fiction, le jeu explorent comment je ne suis pas toi et comment je ne suis même pas moi. C’est le rapport à l’autre, sachant que tous les “je” sont des autres et que “je” est aussi un autre. » Considérant « la langue des poètes, la langue de la fiction comme des langues étrangères », Jeanne Balibar cultive sa curiosité : « Je m’intéresse à écouter la langue de l’autre, à comprendre comment j’entends. » Cette recherche est aussi celle de son film Merveilles à Montfermeil. Racontant les itinéraires d’une équipe municipale, le film réunit aux côtés d’acteurs reconnus (Emmanuelle Béart, François Chattot, Valérie Dréville, Mounir Margoum, Ramzi Bedia, etc.) « d’autres acteurs du monde, qui sont des habitants de Clichy-Montfermeil ». L’œuvre est aussi fantasque par certaines de ses scènes que sensée dans son propos, notamment dans sa manière de donner à voir la façon dont l’intime infuse le politique. Le 10 au matin, la comédienne – comme le reste de l’équipe – semble apaisée par la représentation de la veille. On en profite pour l’interroger sur ses engagements politiques et ses déclarations récentes, à propos de la politique d’Emmanuel Macron ou du sexisme. « Je suis toujours très étonnée, car j’ai l’im-
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pression que l’on fabrique de moi une image de militante d’extrême gauche, alors que j’ai le sentiment de faire juste preuve d’un peu de civisme. » Si ses prises de paroles répondent à une nécessité de l’instant, elle se dit convaincue « qu’en tant qu’artiste, on change plus le monde par ses œuvres qu’en prenant position dans le débat public ». LES FEMMES QUI DISPARAISSENT
Pour autant, lui a-t-on fait payer certaines de ses interventions ? « Non. Mais cela soulève la question dont j’ai parlé aux Césars 2021, qui est l’invisibilisation des femmes après quarante ans dans notre société. Nous, les actrices, sommes à la fois soumises à cela et instrumentalisées pour cela. Faire disparaître les femmes qui ont acquis de
Bajazet – En considérant Le Théâtre et la peste, Jean Racine / Antonin Artaud, mise en scène Frank Castorf. En tournée du 2 au 5 décembre 2021 à Bobigny (MC93) et du 6 au 10 avril 2022 à Strasbourg (TNS/Le Maillon).
l’expérience implique que la représentation de la société par le cinéma opère la même chose. » Car le cinéma et le théâtre transposent une situation plus générale. « Le corollaire de cela, c’est le principe capitaliste de la concentration du pouvoir entre les mains de trois ou quatre femmes – elles-mêmes pas d’accord avec ce système –, qui donne l’illusion que celles qui restent sont celles qui ont le plus de talent. » Il y va aussi d’une tromperie, analyse la comédienne : « Lorsque les femmes débutent, on leur fait croire qu’elles sont les bienvenues. Elles se tranquillisent, consolident leurs compétences, prennent de l’expérience. Puis tout à coup, fini, elles sont mises au rebut. » Et d’y voir le sort de Roxane à la fin du spectacle : « Il ne s’agit pas seulement d’histoires de sultan, c’est réellement la condition féminine. » Jeanne Balibar considère le mouvement #MeToo comme une chance de rouvrir le chantier des conquêtes féministes. Une lutte qui, à l’image de la majorité de ses engagements politiques et projets artistiques, se fonde sur la nécessité… d’un décentrement. « Le féminisme consiste à ne pas se mettre au centre. C’est une lourde erreur de vouloir occuper le centre à la place des hommes. Contester cette notion de centre, c’est le seul moyen de contester les hiérarchies. » caroline châtelet
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Dans sa loge, la comédienne se concentre, relisant son texte jusqu’aux derniers instants.
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OSONS LÉNA
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INTERVIEW POSTHUME
« JE NE SAIS PAS QUEL DIABLE J’AI EN MOI » Les mutations actuelles interrogent le travail, le logement, la ville et la campagne, elles appellent des idées et des visions. L’architecte Paul Chemetov a sollicité Le Corbusier… qui se révèle plus illuminé que jamais.
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paul chemetov. La pandémie de Covid-19 a provoqué la parution d’innombrables textes sur le monde d’après… Mais l’avenir de la région parisienne reste impensé, un Ouest nickel, un Est pauvre, des transports difficiles hors de la zone centrale, un manque criant de logements. Depuis le plan Voisin pour le centre de Paris (1925), vos propositions pour Moscou (1933), Alger, La Rochelle, SaintDié, Orléans dans les années 45 et la construction de Chandigarh en Inde, mais aussi des immeubles de Marseille, de Nantes, de Briey, vous avez, tout au long de votre vie, déclaré que vous aviez la solution. Ces solutions, quelles sont-elles aujourd’hui ? le corbusier. Le problème urbain ? Il est entièrement neuf. Il n’est pas limité à Paris, il est immense, car sur toute la terre, le machinisme a transformé les conditions de l’existence, la manière de penser, celle de sentir, celle d’agir. Urbaniser ? C’est, aujourd’hui, reclasser le phénomène social à la suite de la révolution machiniste. C’est considérer que les villes sont devenues inhabitables parce que les organes de l’habitation y sont pêle-mêle avec les organes de travail. Depuis un siècle, l’industrie s’est improvisée et installée sans règle dans les villes radioconcentriques d’échanges qui n’étaient pas faites pour la recevoir et fomentant un désordre effroyable,
les villes tentaculaires. Aujourd’hui apparaît donc le troisième établissement humain : la cité linéaire industrielle installée au long des routes de terre, d’eau et de fer qui relient sur le territoire deux villes radioconcentriques d’échanges. La modification de la texture d’une ville radioconcentrique ne peut se faire que par deux méthodes : soit l’extension en tache d’huile, soit l’extension en hauteur. La hauteur est un phénomène nouveau autorisé par les techniques modernes, et il en peut être fait un usage magnifique. Or, la situation est devenue critique, elle est devenue inadmissible. Le transport en commun, c’est le transport d’une communauté entière tous les jours dans les vingt-quatre heures. C’est cette frénésie, cette bougeotte épouvantable qui a saisi la société moderne et qui coûte, à l’économie d’un pays, des sommes fantastiques et qui déprave purement et simplement la société qui s’y trouve livrée bien malgré elle. Une telle confusion a pour effet de vicier les conditions du repos et par là d’affecter dangereusement l’avenir de la race ; de paralyser les moyens de travail, de mettre le pays en état d’infériorité devant la concurrence internationale. Ce classement, ne faut-il pas que quelqu’un l’opère ? Qui donc ? Le Saint-Esprit ? Non, il faut un homme, disposant dans le temps d’un pouvoir continu. Dans l’histoire, parfois, des hommes supérieurs, des conducteurs
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ont su veiller, agir à temps, laissant à leurs peuples le fruit de leur prévoyance. Des rois, des tribuns, des intendants… Aujourd’hui, nous avons des ministres. Il nous faut un Colbert. Admettons qu’il se trouve un dirigeant avec une ampleur de vue… Pour quelle action urbaine ? La ville restant une question centrale de notre temps… Je suis atterré de voir que les gens de la politique ne sont pas ignorants de l’urbanisme, mais étrangers au phénomène de l’urbanisme qui est celui de gérer l’activité d’une société, quelle qu’elle soit. À vrai dire, l’urbanisme est une fausse expression, qui implique l’activité même d’une société, plus exactement d’une civilisation. Architecture et urbanisme sont solidaires, indissociables. Je dois décider que je mettrai des organes d’une certaine nature pour faire des organismes urbanistiques, et qui s’appellent des villes ! Et cela, je l’ai fait dès le début. J’ai fait ma ville de deux millions d’habitants en 1922, quand je suis rené à l’architecture, et j’ai poursuivi cette tâche régulièrement. Urbaniser n’est pas dépenser de l’argent. Urbaniser, c’est faire de l’argent. Remplacer un objet vétuste par un objet neuf d’une efficacité quadruple ou décuple rapporte trois ou neuf fois autant que l’objet remplacé. En l’espèce, tenter de déplacer le centre
de Paris hors Paris serait ruiner la valeur foncière la plus haute de la ville, anéantir la plus forte puissance d’argent. Sous la présidence De Gaulle, Paul Delouvrier a eu les pouvoirs et les objectifs que vous évoquez, et il a initié les villes nouvelles de la région parisienne, qui n’ont pas résolu le problème parisien. Et si le centre que vous souhaitez pour Paris n’a pas été réalisé, le choix de la Défense fut bel et bien celui d’un nouveau centre pour la capitale… On ne peut pas déplacer le centre d’une capitale. La géographie, la géométrie, la biologie le démontrent. Si on le faisait, les valeurs économiques seraient faussées. On croit voir aujourd’hui le centre se déplacer vers l’ouest : tout simplement, les affaires vont là où il y a des rues capables de recevoir les automobiles. Le problème du centre comporte donc, à sa base, l’organisation de la circulation. Remplacer un centre pourri par un centre neuf, quatre ou dix fois plus efficient, c’est multiplier d’autant les bénéfices. C’est automatiquement, par une décision, faire surgir au centre de la ville la mine de diamants. La technique moderne permet de bâtir dix fois plus haut que jusqu’ici ; de rassembler le centre de la ville sur une surface bâtie de 5 % ; de donner ainsi 95 % à la circulation et à la respiration ; de payer
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Photo ©FLC/ADAGP
Maquette du « plan Voisin ».
l’aménagement des villes-satellites et celui de leur accès. Une capitale comporte un centre d’affaires au centre, lieu géométrique, fatal ; concentration supprimant les distances. Les villes-satellites sont faites pour habiter, le centre d’affaires pour travailler : deux fonctions distinctes. Principal obstacle , le morcellement à l’infini de la propriété. Il y a donc lieu d’édicter une loi préalable et indispensable de remembrement du sol. Une loi qui doit permettre de fixer le prixbase de la propriété et de déterminer, par suite de travaux d’intérêt commun, le partage des plus-values entre le propriétaire détenant le terrain plus-évalué
et l’organisme qui a pris l’initiative et a fait les frais des travaux d’intérêt public. C’est donc, en face d’une crise imminente, la mobilisation du territoire pour cause de salut public. Vous proposez la municipalisation des sols et du bail à construire, condition d’un urbanisme non spéculatif ? Des moyens neufs étant à la disposition (acier et béton), les limites imposées aux constructions par les réglementations d’État ou municipales doivent être complètement révisées, sur la base des ressources nouvelles. Il s’agit tout d’abord de la hauteur limite des constructions.
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Mais, simultanément, intervient le problème des surfaces circulables et des surfaces plantées pour des raisons d’hygiène. On peut fixer, en pourcentage, le rapport de densité de population avec les surfaces de circulation et de plantations. Divisant les villes en zones de densité de population, on peut souplement consacrer le principe que le centre des villes doit avoir une très forte densité pour une très grande surface de circulation et de plantations. C’est tout ce que l’on reproche au zonage… Tenant compte de l’économie générale de la capitale, des ressources de la technique, des nécessités de la circulation, de l’hygiène publique, l’urbanisme rendra obligatoire le toit-jardin et, suivant les besoins, les rues sur pilotis. L’urbanisme devra, en toutes circonstances, permettre que le sport puisse développer ses effets à proximité même de la maison (hygiène, récupération des forces nerveuses, etc.). D’immenses espaces verdoyants sont autour de vous. Un air sain, presque pas de bruit. Vous apercevez dans le ciel, à de très grandes distances les unes des autres, des masses de cristal, gigantesques, plus hautes que n’importe quel édifice du monde. Du cristal qui miroite dans l’azur, qui luit dans les ciels gris de l’hiver, qui semble plutôt flotter dans l’air qu’il ne
« Je suis atterré de voir que les gens de la politique ne sont pas ignorants de l’urbanisme, mais étrangers au phénomène de l’urbanisme qui est celui de gérer l’activité d’une société, quelle qu’elle soit. » pèse sur le sol, qui est un étincellement ; le soir, une magie électrique. Ces bâtiments se construisent aujourd’hui. Ils ne recueillent guère l’assentiment populaire et ne répondent pas aux besoins du logement. Une station de métro est sous chacun de ces prismes limpides. Ceci dit la distance qui les sépare. Ce sont les immeubles des bureaux. La ville est trois ou quatre fois plus dense qu’aujourd’hui ; les distances à parcourir sont donc trois ou quatre fois plus petites et la fatigue est diminuée de trois ou quatre fois. Les édifices couvrent 5 à 10 % seulement de la surface de ce quartier de la ville : voilà pourquoi vous êtes dans les parcs et pourquoi les autostrades sont loin de
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vous. À travers les branchages, on voit des immenses bureaux. De quatre cents mètres en quatre cents mètres, ils se dressent, ne s’occupant pas des directions que prennent les artères à autos et celles des piétons. Ici, tout à coup, on est devant une charmante église gothique, bercée par les feuillages : c’est Saint-Martin ou Saint-Merri, du XIVe ou du XVe siècle. Là, voici un club installé dans un hôtel Henri IV ; des allées y conduisent. Vous reprenez ce que vous aviez proposé à l’époque du plan Voisin qui, à mon avis, n’était qu’une illustration provocatrice, et ne pouvait se concrétiser que si le centre de Paris était détruit, ce qui a failli arriver en août 1944. Le centre est une valeur fondamentale que la technique moderne permet de valoriser. Il serait fou de songer à l’annuler. Donc : reconstruction du centre. Aménagement des villes-satellites. Ce programme, d’une envergure impressionnante, ne peut être que le fait d’un organisme central commandé par une haute personnalité compétente et responsable agissant dans le temps. L’espace vert que vous proposez n’est pas un espace public, un lieu partagé commun par ses usages. Vos unités d’habitation sont autonomes :
à Marseille, une rue commerçante, une école sur le toit. N’avez-vous pas une conception célibataire de la vie ? Les forêts urbaines ponctuées de bâtiments autosuffisants sont la négation même de l’espace public, de tout ce qui fait société. De telles images sont plus destructives de Paris que les percées haussmanniennes… Vous espérez qu’un dirigeant, qu’un chef reconnaisse en vous l’homme de la situation ? Le principe, c’est que j’ai une tête assez bien organisée. Je suis un autodidacte, j’ai un esprit de curiosité très grand, avide et insatiable : je suis étudiant plus fort maintenant que jamais. Oui, j’ai un droit à la gloire. C’est que je suis sans diplôme, que je ne suis jamais entré dans une école, parce que je n’ai pas eu à désapprendre ce qu’on m’aurait appris. Enfin, j’ai soi-disant mauvais caractère. Je suis le type le plus charmant qu’on puisse rencontrer, mais cela n’apparaît pas à l’œil nu. Je ne sais pas quel diable j’ai en moi, mais j’ai fait des choses… des villes entières, j’ai voyagé dans le monde entier pendant cinquante années, on m’a demandé des conseils, on m’a demandé de faire des plans, je les ai faits. On m’a volé, on m’a payé. Je n’ai aucune rancœur, c’est comme ça. Et en attendant, l’urbanisme du monde entier a été transformé. Raoul Dautry, ministre de la Construction, m’a dit un jour, en 1944 :
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« Qu’est-ce que vous bâtissez ? » J’ai dit : « Zéro depuis quatre ans ». « Qu’est-ce que vous faites, quelles villes avez-vous construites ? » « Aucune. » « Eh bien, vous allez faire La Rochelle. » « Bon. ». Les Allemands étaient encore à La Rochelle en ce moment-là. Et puis il m’a dit : « Faites un de ces gros machins comme vous avez envie de faire, une fois, pour loger des gens. » Et il a même eu ce mot : « Vous pourrez faire cela à Marseille, par exemple, où ce sont des communistes. » J’ai répondu : « Je me fiche pas mal que ce soit communiste ou quoi que ce soit d’autre. » Une maison, c’est une communauté et je veux mettre dans des bâtiments, des unités d’habitation de grandeur conforme, les dimensions, les quantités, la contenance d’une communauté qu’on puisse gérer. Et cela, je vous en parle non pas en politicien, car je n’ai jamais fait de politique de ma vie et je n’ai aucun goût pour la politique, mais je vous en parle en tant que faisant de l’urbanisme par métier, étudiant l’homme dans ses labeurs et toute l’étude des lieux et conditions de travail nous conduit à traverser la géographie. L’autre jour, en avion, le commandant de bord m’a prié d’aller le visiter dans sa cabine. Nous traversions les océans, les glaces et les forêts. « Commandant, sentez-vous un choc quand on passe les frontières, les frontières politiques ? » Vu de haut, on se rend très bien compte que
« J’ai voyagé dans le monde entier pendant cinquante années, on m’a demandé des conseils, on m’a demandé de faire des plans, je les ai faits. On m’a volé, on m’a payé. » ces choses-là sont dépassées. Je pense que le danger auquel la civilisation moderne est arrivée, c’est la persistance de frontières et de limites politiques, alors que tous les phénomènes économiques et sociaux ont conduit à un débordement de ces frontières. On comprend très bien que la jeunesse soit d’une part révoltée, de l’autre conformiste. Avez-vous confiance dans la jeunesse ? Disons, dans les enfants. Oh, oui, c’est le seul espoir. paul chemetov
Sources des réponses de le Corbusier : « On demande un Colbert » republié dans le numéro 50 de La Construction moderne (juin 1987) ; entretiens avec Robert Mallet, François le Lyonnais et Jean Rives ; enregistrement à l’occasion de l’inauguration de l’exposition au Musée d’Art Moderne en 1962, publié en annexe du livre de Gérard Monnier, Le Corbusier (éd. la Manufacture, 1992).
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