/ CHRISTINE MOUEZ-GOJON CÔTÉ PILE /
AUTO-PSY Tu semblais pourtant en forme. Moins replet peut-être. Pas grand monde n’a remarqué que tu as un peu fondu ces derniers temps. Mais « fondu », tu l’as toujours été. Toi, le curieux, l’insolent, le provocateur, à l’humeur et à l’humour décalés. Le contexte économique t’a cloué le bec. Un titre de presse disparaît. On arrête les frais.
J
e regrette qu’on me sépare de toi. On se connait depuis si longtemps. J’ai assisté à tes débuts. Maigrichon, tu as cancané, caqueté, nasillé avec quelques maladresses et hésitations. Mais tu n’as jamais battu de l’aile. Tes deux « mères nourricières » successives, énergiques et exigeantes ont formaté ton ADN. Tu as trouvé ton identité. Dans les starting-blocks sur la piste de décollage, tu es devenu connu, reconnu, attendu par toutes celles et ceux qui te tiennent en main, tournent tes pages émaillées de reportages, d’aventures contées, d’états d’âmes ponctués d’émotion… Une ligne rédactionnelle drolatique, truculente, sans tabou. Une performance chaque mois pour que le canard reste pimpant. La fin approche, et cela me déchire le cœur. C’est la première fois que je parle à un canard bientôt déplumé. De toute façon, je ne parle jamais aux canards… ça vous colle des puces à l’oreille. Cette aventure, tu l’as partagée avec une équipe de drôles de poulettes, et de quelques spécimens mâles, tous recrutés, pour leurs traits d’esprit acérés, leurs plumes affûtées, par une «¨meneuse de revue¨» en ébullition, audacieuse et espiègle. On t’en a fait voir de toutes les couleurs, mon
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Saturnin. Le bec hors de l’eau et les ailes trempées à l’encre noire, tu n’avais pas froid aux yeux. Pas canard boiteux : dans la tempête, tu te rebiffes, tu redresses ton cou avec vaillance. Tu ne finiras pas enchaîné, pas plus « laquais » à Pékin, ni puni dans un coin-coin. Dernier envol. Tu vas me manquer. Je me rappelle ces réunions de rédaction, les échanges volaient haut dans la basse-cour. Tu te demandais à quelle sauce tu allais être mangé au prochain numéro. On mettait tous notre grain de sel pour que la recette soit bonne. Pas question de rabattre ton caquet. Je garde en mémoire ces rubriques que je vous ai proposées chaque mois au cours de toutes ces années. Conseils et astuces pour vous faire belles, vous insuffler forme et énergie. Tandis qu’avec mes mots pour stéthoscope, j’ai joué au docteur sans ordonnance ni diagnostic. De la vulgarisation des maux, un exercice que j’ai pratiqué avec humilité, et grand plaisir qui, je l’espère, vous a intéressés, amusés, renseignés… Vous allez me manquer. Fin de l’histoire. « Voici la fin, la fin de nos plans raffinés… La fin de tout ce qui était debout » (« The End ». Jim Morrison.) Les portes se ferment avec les Doors.
© Sonsedskaya
PAR CHRISTINE MOUEZ-GOJON