12 minute read
Le dossier Où est le beau ?
from Zut Strasbourg n°49
by Zut Magazine
La Cité—Le dossier Le beau : un concept apparemment d’un autre temps. Pourtant, la recherche de la beauté n’est-elle pas ce qui caractérise l’homme et ses productions ? Mais alors, où est-il passé ou en quoi s’est-il transformé ? Nous avons pisté plusieurs « experts » pour tenter de retrouver sa trace. Ils nous éclairent sur le sens qu’ils lui donnent, chacun dans son domaine. Où il est question de regard, d’attention, d’émotion, de surprise.
Propos recueillis par Sylvia Dubost
Advertisement
Où est le beau ?
Didier Laroche Archéologue, architecte, enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg
« À l’école, beau est un mot tabou. Ça fait un peu beauf de parler du beau ! Il y a une sorte de consensus autour du fait que ce n’est pas définissable et relatif. Ce n’est pas un critère, donc on parle d’autre chose. C’est maintenant évident mais cela ne l’était pas toujours.
En tant qu’historien, ce qui est intéressant c’est de savoir si le beau existe, sur quels critères il repose et ce qui a changé. Dans les époques anciennes et notamment les périodes classiques, on cherchait à définir le beau. Vitruve* dit que l’architecture repose sur trois qualités : la commodité (la justesse par rapport à l’usage), la solidité et la venustas, la beauté. Mais il parle surtout de la beauté, qui passe par plusieurs notions et surtout par l’harmonie. Il y a des livres entiers de Vitruve consacrés aux proportions qu’il faut donner aux choses. Jusqu’au xixe siècle, les architectes s’en sont souciés et cela et a complètement disparu : on vit dans un monde qui n’a plus de proportions.
Avec le maniérisme, des artistes comme Michel-Ange et Le Bernin ont essayé d’introduire le mouvement, l’irrégulier, ce qui déroge à la règle. On savait que la beauté s’appuyait sur des règles canoniques, et on savait aussi que ça faisait un art académique et froid, d’où l’idée de rajouter quelque chose qui fait la différence, qui provoque l’émotion, donne l’idée d’une vibration. On aura le même phénomène dans les années 1920-1930, avec des artistes comme Picasso. Et c’est la même chose en architecture. Dans La complexité et les contradictions de l’architecture, qui a été une bible pour les architectes, Robert Venturi montre pourquoi les bâtiments les plus intéressants ont toujours un petit quelque chose de différent. Même ceux de Mies van der Rohe. Car il n’y a rien de plus barbant que la symétrie. »
« Avant les choses étaient belles car on pouvait expliquer leur composition. Maintenant non. Les références sont 50 fois plus éclectiques. La définition est impossible, il y a autant de beautés que d’individus. À l’école, on essaye de donner aux étudiants la compétence, les outils pour qu’ils puissent réaliser ce qu’ils veulent. On devrait leur donner aussi à comprendre les différents systèmes de beauté. En tout cas, chacun la recherche quand même. Mais c’est votre histoire personnelle, on ne vous jugera pas là-dessus. »
De haut en bas et de gauche à droite — Alice Pernão et Audrey Becker dans Annonciation, chorégraphie d’Angelin Preljocaj, BOnR 2021 Photo : Agathe Poupeney. — Cruche indienne rapportée par Morgane Lozahic « Les objets cabossés par la vie me touchent. » — Villa Stein de Le Corbusier (1927-1928), dessinée selon le principe du tracé régulateur, proportions entre deux dimensions. — Centre culturel Heydar-Aliyev de Zaha Hadid à Bakou (2007), ou « le mouvement introduit en architecture, jusque-là statique » (Didier Laroche). — Shell de Kelly Weiss, huile sur toile, 2019 « Les gestes et matériaux employés tiennent à la fois de la peinture en bâtiment et de la peinture dite « beaux-arts ». Je cherche ainsi à leur donner une présence et une consistance trouble. »
Philippe Obliger Botaniste et plasticien
« Le beau, c’est abstrait, il n’y a rien pour le qualifier que la subjectivité, et j’ai toujours su que c’était un couple avec le laid. Une partie détermine l’autre, selon les critères du temps et le formatage des sociétés. Nous sommes par exemple formatés pour trouver beau le ciel bleu et trouver beau un arbre… On a intérêt, car on n’a que ça !
Je cultive le beau car j’ai une attirance pour ce qui est agréable à l’œil et provoque des sentiments. Botaniste de formation, j’ai d’abord été confronté à une autre sorte de vivant : celle du végétal, qu’on s’use à comprendre si on ne fait pas de biologie. Je trouve beau qu’il arrive à s’ériger avec très peu de tissus, sans système nerveux, et surtout sans centre de décision. Les arbres peuvent monter à plus de 100 mètres, y envoyer de l’eau sans moteur. Le tout en vivant parfois allègrement jusqu’à 400 ans. En comparaison, on est une espèce ratée.
Je collectionne les œuvres d’art brut et d’art primitif. Il n’y pas d’intention derrière, pas d’influence esthétique. Le geste, l’histoire qui a amené à l’objet, le personnage sont aussi intéressants que ce qui est fabriqué. Ces objets ne sont pas fabriqués dans un atelier d’artiste, mais au final ils sont plus extraordinaires. Je les trouve plus beaux. Il y a quelque chose de factice dans l’art contemporain. Cela va pour moi de pair avec ce que j’ai dans le jardin : ce qui compte c’est les formes, les couleurs. Cela ne m’empêche pas d’avoir le culot de faire de la création. Il faut avoir un sacré culot pour prétendre trouver un élément de beauté dans ce qu’on fait ! » @philippeobliger Jardin-musée de l’Outre-Forêt à Schwabwiller
Alice Pernão Danseuse au Ballet de l’Opéra national du Rhin « Dans notre travail, on est toujours à la recherche du beau, dans les mouvements ou des thématiques qui touchent le public. Chaque jour, on commence par une heure et demie d’entraînement technique, où on cherche à rendre chaque mouvement le plus beau possible, même les petits pas. On recherche les bonnes lignes, les bons angles pour le public, et ce sera différent pour chacun. Avec le contemporain, c’est vrai que parfois, ce n’est plus le même beau que dans le ballet classique : on cherche plutôt à transmettre quelque chose. Ce serait plus un sentiment, quelque chose qui reste, auquel on pense encore pendant plusieurs jours.
J’ai fait dix ans d’école de danse, on a beaucoup de règles : où placer le poids, le talon… Jusqu’à la fin de la carrière, on ne finit pas de chercher. Mêmes les plus belles et plus beaux danseurs du monde peuvent toujours améliorer quelque chose. Cela donne une motivation, mais physiquement et mentalement c’est difficile. On fait quand même des trucs que le corps n’est pas prêt à faire, et parfois on se blesse. Et se voir dans le miroir tous les jours, ne pas aimer ce qu’on fait… On cherche la perfection et elle n’existe pas ! » Alice Pernão dansera dans West Side Story, une production de l’OnR, à l’Opéra de Strasbourg du 29 mai au 10 juin www.onr.fr
Kelly Weiss Plasticienne « Pendant les études, le beau était au départ presque un mot tabou. On apprend plutôt la justesse, par rapport au contexte, à l’environnement, une conscience par rapport au travail. En ce moment, je dirais que revient un peu une forme d’appétence pour la technique, pour la forme, l’idée qu’il est important que la chose ait une première accroche esthétique. On a longtemps été complexés en peinture car c’était désuet, alors il fallait que ce soit très référencé. Je vois beaucoup d’amis qui maintenant ont des démarches libres, comme un pied de nez, un retour à une certaine spontanéité.
Quant à moi, j’ai grandi en zone industrielle. Les graffitis, les portes rouillés, les bâches des camions, ce sont des surfaces qui m’interpellaient, et je les recopie en peinture. Je crée des formes qui font écho à un quotidien, le subliment – ou l’inverse – et nous incitent à le regarder différemment. Je peins aussi sur les murs en même temps que sur la toile, parfois je les ponce pour faire réapparaître les surfaces. C’est de l’ordre de l’ordinaire, sublimé parce que dans des espaces d’exposition. Je suis à l’opposé de la virtuosité, je recherche l’authenticité, l’impression qu’on peut lire le geste. Le beau c’est quoi ? C’est une forme de sincérité à une démarche, à un support, à des outils, des matériaux. Et ça a beaucoup à voir avec le geste. Il y a un côté émotionnel aussi, que je voudrais donner à lire. Quand on parle de la peinture abstraite, on a l’impression que c’est de l’ordre du systémique, mais il n’y a pas que ça. Ce sont aussi des surfaces sensibles. Il faut s’approcher pour le voir. » Atelier au 8c rue de Chalon-sur-Saône
Morgane Lozahic Céramiste / atelier Bouillons « À partir du moment où on rentre en école d’art, on a forcément une sensibilité à ce sujet : les belles choses. On cherche ensuite comment créer des récits. Cela passe par le visuel, la courbe d’un bol, quelque chose d’agréable pour les yeux, pour le toucher. Pour nous, la beauté réside dans tout le process. Elle n’est pas forcément tout de suite visible et demande du travail. On aime raconter comment on a récolté la terre pour cette céramique, les plantes pour cette teinture, quelles personnes nous ont aidé à le fabriquer. Quelque chose de beau a une âme, même les objets abîmés vont me raconter quelque chose de leur histoire. Le tout est de pouvoir le rendre visible, de pouvoir le partager, et de toucher des consciences. Notamment sur nos modes de consommation et de fabrication. L’atelier Bouillons est né de l’envie de créer de belles choses, de manière artisanale et à échelle raisonnable.
Les formes imparfaites, c’est ce qui nous rassemble depuis le début. Elles nous touchent, on leur trouve plus d’identité, comme un corps. L’imperfection va créer une pièce qui a quelque chose à elle. D’ailleurs, la perfection, je ne sais pas trop ce que ce serait, sans doute quelque chose de produit en série, qui n’a pas d’odeur. Comme une fleur en plastique comparée à une vraie fleur. » bouillons-atelier.fr @bouillons.atelier
David Le Breton Anthropologue « Je crois que je définirais la beauté comme ce qui nous arrête, ça peut être un arbre, un visage, un lac… C’est le surgissement du sacré dans la vie familière, un moment qui se détache des autres. Je distingue évidemment le sacré de la religion, le sacré reste très intime, très personnel. C’est ce qui fait qu’on est soudain dans un sentiment d’arrachement à soi, une forme de transcendance profane. Il n’y a pas de dieux mais quelque chose qui se déroule sous nos yeux, c’est un peu cosmique et personnel.
La beauté est aussi toujours subjective. Je relaterais cette anecdote de Roland Barthes discutant avec un fermier, lui disant qu’il trou-
Certains philosophes argumentent pour montrer que la beauté est une propriété objective des choses et non un sentiment.
Alessandro Arbo
vait les collines belles. Et le fermier lui répond : « Vous voulez dire qu’elles produisent bien ? » Pour un esthète parisien, c’est beau parce qu’il n’a pas ça sous les yeux tous les jours. Pour un fermier, c’est beau parce que productif. Les parents sont émerveillés devant des enfants que d’autres trouvent infernaux, et dans les relations amoureuses, on se demande parfois : « Mais qu’est-ce qu’elle lui trouve ? » Il n’y aucune objectivité de la beauté, c’est un sentiment. Elle est dans le regard qu’on pose sur le monde.
Je dirais aussi que la beauté nous surprend d’avantage qu’on la recherche. On peut voir un visage qui nous touche, une lumière qui nous surprend : le mouvement de la vie ordinaire s’arrête alors dans l’émerveillement. Si on voyage hors des sentiers battus, on va être confronté à de nombreux paysages, des sourires. Et si quelque chose nous surprend dans la ville que l’on connaît par cœur, cela va profondément nous marquer. Un des moments de beauté à Strasbourg, pour moi, c’est la floraison des tilleuls. Ça pour moi, c’est la beauté, un moment de transcendance. Aussi la neige qui tombe, on est toujours bouleversé. La beauté exige une attention au monde. On ne peut pas être prosterné devant son portable. Ça c’est l’anti-beauté, la profanation.
J’ajouterais enfin à ma définition que la beauté est ce qui nous donne un sentiment de gratitude. » À lire : David Le Breton, Sourire. Une anthropologie de l’énigmatique, éd. Métailié, paru le 1er avril.
Alessandro Arbo Philosophe, professeur d’esthétique à l’Université de Strasbourg « Ce qu’on imagine sous l’adjectif d’esthétique dans le langage commun, c’est ce qui a trait à la beauté et ses caractères connexes : la grâce, l’élégance… La discipline philosophique, née au xviiie avec le philosophe allemand Baumgarten, regroupe quant à elle une multiplicité de points d’intérêts : la théorie de la sensibilité, la philosophie de l’art, la réflexion sur le goût et, bien entendu, le beau et la beauté. Or, l’art n’a pas forcément vocation à poursuivre un idéal de beauté et on peut penser aux caractères réalistes de la sculpture de la Rome antique, au sublime romantique ou aux avant-gardes au xxe siècle, où il y a eu des détours visiblement provocateurs. Les philosophes se sont surtout employés à expliquer ces formes d’expression, éventuellement à perfectionner le projet d’une esthétique conçue comme une théorie de la perception orientée sur l’expérience.
Par ailleurs, si on part du principe que la beauté est entièrement relative et subjective, il semble impossible de formuler un discours cohérent à son propos. Ainsi, à partir de Kant, certains philosophes ont cherché à fonder le jugement esthétique sur une subjectivité transcendantale. D’autres, depuis 20-30 ans, argumentent en revanche pour montrer que la beauté est en quelque sorte une propriété objective des choses et non un sentiment. Il y a de bonnes raisons de penser, en effet, que le jugement de beauté n’est pas fondé sur des réactions subjectives. Dans le livre Real Beauty (1997), Eddy Zemach a défendu l’idée d’une beauté réelle. Roger Scruton s’est également demandé ce qui rend un objet beau, dans l’art comme dans la nature. En effet, l’aspiration à la beauté est une constante propre à toute culture. Prenons une œuvre de Mozart sur laquelle il y a consensus pour la qualifier de chef d’œuvre : pourrait-on dire que, dans une culture différente de la nôtre, elle ne serait pas vue comme belle ? Si nous sommes tentés de répondre par l’affirmative, il resterait encore une question : pourquoi ? Est-ce parce que la beauté est subjective ? Ne serait-il pas plus raisonnable d’affirmer que l’œuvre est objectivement belle et que ce qui manque, à quelqu’un qui ne la verrait pas comme telle, ce sont les dispositions susceptibles de lui faire reconnaître sa beauté ? »