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Les trois démarches du graffiti
Cette analyse empirique a dégagé la perception de différentes pratiques du graffiti, reflétées dans leurs lieux ou dans leurs formes. L’une semble être héritière de l’école de New-York, basée sur un ensemble de règles codifiées et intégrées par ses représentants. Elle est formellement très définie et nécessite un temps d’exécution assez long pour les pièces les plus complexes, qui la fait prospérer dans les espaces interstitiels de la ville comme les délaissés urbains. Une autre de ces pratique est celle qui est la plus sujette à une valorisation de la part des pouvoirs publics et qui se retrouve fréquemment dans les quartiers dits « alternatifs ». Ils forment alors de nouveaux pôles d’attraction touristique en créant des parcours urbains potentiellement capables d’évoluer selon la production de nouveaux graffitis. La troisième pratique identifiée est celle d’une communication brute d’informations utilisant des biais non pas graphiques ou spécifiques au graffiti mais bien dépendants de la langue du locuteur qui s’exprime. Nous essaierons ici de mieux définir ces trois démarches.
LA QUÊTE D’AFFIRMATION DE LA DÉMARCHE IDENTITAIRE
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Nous commencerons par définir la démarche qui a le plus longtemps été liée dans l’imaginaire collectif contemporain au mot graffiti, et qui est encore largement considérée comme une dégradation de biens publics. Nous parlons ici de la pratique telle qu’elle est née dans les banlieues New-Yorkaises, que nous qualifierons de démarche identitaire, et
ce pour plusieurs raisons. Formellement, le graffiti qui est effectué dans cette démarche est très codifié, que ce soit dans son esthétique, sa signification ou les espaces dans lesquels il s’insère. Il existe un ensemble de règles tacites ou explicitées par la communauté en interne que les acteurs du milieu ont tous intégré afin de reproduire des schémas s’inscrivant dans la continuité de ceux qui les ont précédé. Ces éléments participent à la création d’une notion de communauté, qui est intégrée dès le plus jeune âge puisque les graffeurs de ce mouvement commencent généralement au début de leur adolescence, comme le montre l’enquête menée par Stéphanie Busquets et Marie-Line Felonneau dans leur ouvrage Tags et grafs, les jeunes à la conquête de la ville publié en 2001.22 . Cette codification formelle repose sur plusieurs notions. Tout d’abord, celle d’une hiérarchie définie à la fois par la technique et l’audace des acteurs impliqués, reconnaissables par le surnom qu’ils décident d’adopter. Ce surnom constitue leur identité de graffeur et il est primordial d’en choisir un qui n’ai pas été pris auparavant. L’identité n’est pas définie seulement par la suite de lettre choisies mais aussi par leur graphie, qui rendra chaque tag effectué par son auteur reconnaissable au premier coup d’œil. Ce graphisme impacte forcément la lisibilité de l’ensemble, ce qui n’est pas important car c’est une identité que l’on veut transmettre et non un message.23 . On distingue alors le tag de la pièce, le premier étant effectué avec des lettre tracées sans remplissage et le second présentant un travail en au moins deux couleurs, une correspondant au contour et l’autre marquant une différence entre l’intérieur et l’extérieur de la lettre. La pièce est alors d’office plus complexe à réaliser et donc plus prestigieuse une fois placée dans un environnement difficile d’accès, protégé ou encore surveillé. La pratique du graffiti correspond alors à un désir de se manifester, d’indiquer sa présence et son passage sans chercher à communiquer un propos autre que celui-là.24. Il apporte un message différent selon le public qui entre en contact avec lui. D’une part on a la perception des membres de la communauté du graffiti, qui reconnaissent au moins par son pseudonyme l’auteur du graffiti et qui peuvent ainsi apprécier ses efforts. D’autre part, la réaction des personnes externes à la communauté du graffiti perçoivent ces éléments comme nuisibles, puisqu’ils occasionnent de façon visible des dégâts matériels sur un environnement partagé par tous. Ils ne font alors pas de différence entre les différents auteurs de ces exactions et catégorisent cette expression comme une incivilité contre laquelle il faut lutter. Par essence intrusive et contestataire, nous choisissons de qualifier cette pratique d’identitaire puisqu’elle permet à ses acteurs de se forger une image d’eux-mêmes au sein d’un groupe social partageant les mêmes codes et pratiques.
.22 BUSQUETS, Stéphanie et FELONNEAU Marie-Line. Tags et graffs : les jeunes à la conquête de la ville. Paris : L’harmattan, 2001. 205p. (Collection Psychologiques).
.23
.24 Thepodcollective. “Your heart is your greatest possession, don’t let it get taken from you”. Thepodcollective [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://thepodcollective.wordpress. com/2010/05/17/your-heart-is-yourgreatest-possession-don%e2%80%99tlet-it-get-taken-from-you/ REMY, Cathy. Le tag au pied du mur. Le Monde [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www. lemonde.fr/arts/article/2015/10/01/le-tagau-pied-du-mur_4779895_1655012.html
Bien qu’initialement non motivée par une volonté artistique propre, cette pratique a été soumise au processus d’artification que nous avons décrit plus tôt, et ce dès les années 1980 chez les galeristes New-Yorkais en quête de nouveautés. On peut toutefois nuancer ce propos en constatant que si des pièces réalisées sur toile ont pu trouver leur place dans les collections artistiques, ce n’est pas le cas des tags, vides d’une signification autre que celle qu’apporte leur premier degré de lectures, et pas formellement aussi développées que les œuvres précédemment citées. C’est là ce qui les protège de toute récupération économique, puisque leur présence dans un lieu signifie une unique chose : leur auteur est passé par là. On comprend donc qu’ils ne puissent pas être valorisés dans un cadre autre que celui de leur contexte de découverte, la rue. Bien qu’il utilise une technique similaire (un trait sans remplissage tracé à la bombe de peinture sur de mobilier urbain), ce n’est par exemple pas le cas des œuvres de Gérard Zlotykamien qui sont sujettes à une introduction sur le marché de l’art puisqu’elles s’inscrivent dès leur origine dans un geste artistique. Lorsqu’il décide de tracer ses silhouettes fantomatiques sur les palissades du chantier des Halles, Zlotykamien ne cherche pas à signifier sa présence en tant qu’individu. Il évoque par ce travail le traumatisme que lui inspire le bombardement nucléaire d’Hiroshima survenu vingt ans plus tôt, en mettant le passant dans une position de témoin de l’effacement d’un corps qui ne fait perdurer que son contour. Nous sommes ici mis face à la démarche d’un artiste qui utilise le medium de la rue pour augmenter l’impact de ses œuvres et placer l’art dans un espace où on ne l’attend pas. Ce travail ne nécessite pas la maîtrise de codes spécifiques pour être apprécié et véhicule visuellement un propos propre à la vision de l’auteur. Il en va de même pour les créations d’Ernest Pignon-Ernest qui suivront et, dans une certaine mesure, pour tous les artistes décidant d’utiliser ce lieu comme support de leurs travaux. La plupart le voient comme un moyen de toucher un public plus large que celui qui fréquente habituellement les musées, tout en alliant à ce geste le frisson de l’interdit. Toute apposition du graffiti dans l’espace urbain est en effet interdite d’office, ce qui implique une pratique illicite demandant préparatifs et réflexion en amont. Certains artistes jouent avec ces interdits pour s’afficher en dénonciateurs d’un système dont ils réfutent les codes par la simple action de tracer un graffiti. Cette prise de position peut être exacerbée par leurs œuvres, qui seront pourtant parfois récupérées par la ville du fait du prestige de leur auteur. D’autres entretiennent un rapport plus apaisé avec l’espace qui leur sert de support, plaçant leurs œuvres de manière à susciter l’intérêt du passant sans afficher un message politique clair ou une revendication contestataire.25. Ils utilisent alors l’espace de la rue comme celui d’une galerie à ciel ouvert, terme fréquemment repris par les comités organisateurs de manifestations d’art
.25 VAN ESSCHE, Eric. L’art urbain, de la subversion à la subvention. The Conversation [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://theconversation.com/lart-urbain-dela-subversion-a-la-subvention-105693
urbain et qui ôte toute la dimension parasitaire et invasive que peut avoir le graffiti dans d’autres contextes. Lorsqu’il est réalisé dans le cadre d’une démarche de recherche plastique et qu’il ne dénote pas d’une simple présence ou d’un propos particulièrement clivant, le graffiti a tendance a être mieux accepté par les populations qui le voient.
LES INTERVENTIONS TEXTUELLES DE LA DÉMARCHE ASSERTIVE
La troisième démarche que l’on a pu identifier est faite dans un pur souci de communication avec le passant. Elle peut être particulièrement libre et spontanée ou au contraire porter des messages réfléchis et lourds de sens mais garde formellement un point commun qui est le désir de transmission d’un message clair. Contrairement à la démarche identitaire que l’on a qualifiée auparavant, elle ne nécessite pas la maîtrise d’un code de lecture spécifique à une communauté définie, si ce n’est celui de la langue. De même elle ne s’inscrit pas dans une démarche de recherche plastique telle qu’on la trouve dans la démarche artistique, qui se veut innovante dans la perception que l’usager de la ville a des espaces qu’il fréquente. Nous qualifierons donc cette dernière démarche d’assertive, puisqu’elle propose au passant une vérité personnelle à l’auteur sans chercher à l’étayer d’une quelconque façon. Techniquement très simple, les travaux produits dans le cadre de cette démarche sont ceux qui nécessitent le moins de connaissances au préalable, de préparation et de matériel puisqu’ils se matérialisent souvent par une simple phrase tracée sur un mur.26 . On peut citer l’emblématique « Sous les pavés, la plage » que l’on a déjà évoqué dans ces lignes et qui a une portée politique indéniable, mais aussi les très classiques graffitis amoureux que l’on peut trouver sur de nombreux arbres, barrières et autres lieux de rendez-vous tout autour du monde. Si le passage des manifestations laisse souvent fleurir les florilèges protestataires dans leur traînée cela n’empêche donc pas la ville d’être le support de messages bien plus légers. Souvent réalisés à l’improviste pour signifier un événement qui peut relever du banal, ces graffitis sont particulièrement interactifs dans le sens où l’on voit souvent de véritables conversations avoir lieu par écritures interposées. Ces écritures allant du simple mot à la rédaction d’un paragraphe entier ne demandent pour être comprises que la maîtrise de la langue dans laquelle elles sont rédigées, dans la plupart des cas celle du pays où l’œuvre est trouvée ou l’anglais lorsque le message vise une diffusion facilitée de son propos auprès d’un public international. Si elle peut être spontanée et sans être effectuée sans réflexion au préalable, la démarche assertive peut aussi être le vecteur de revendications qui s’assurent ainsi de toucher un nombre important de cibles venant de tous les milieux fréquentant l’espace servant de cadre au graffiti. On ne parle pas ici des traces laissées par les cortèges des manifestations, dont les graffitis sont souvent l’une des conséquences, mais d’interventions planifiées dans des
.26 De nombreux exemples sont visibles dans l’ouvrage suivant: PAGÈS, Yves. Tiens, ils ont repeint ! Paris : La Découverte, 2018. 216p.
lieux stratégiques de l’espace public pensées pour toucher un grand nombre de personnes. La lettre n’est alors pas prise pour sa graphie comme c’est le cas pour le graffiti-signature mais bien considérée pour sa capacité à former des mots qui véhiculent un sens. La lisibilité et la rapidité d’action étant de mise on préférera des propos courts, souvent sous la forme de slogans ou de phrases choc, avec pour but la compréhension rapide du message communiqué. Bien que cette démarche puisse être le vecteur de propos sans conséquences et de témoignages spontanés, elle peut donc également être un vecteur de protestation.
Les observations menées au cours de nombreuses enquêtes de terrain complétées d’échanges avec des acteurs du milieu ont pu mener à l’identification de trois démarches distinguées comme pouvant être à l’origine de la création d’un graffiti. La démarche identitaire suit une logique d’affirmation de soi au sein d’une communauté de spécialistes. Elle permet l’intégration à un groupe social par la maîtrise technique des outils et l’audace des implantations, contestant ainsi l’autorité des personnes extérieures à ce groupe. La démarche artistique correspond à une recherche plastique inscrivant le graffiti dans une continuité avec l’art contemporain. L’utilisation de la rue comme support est une provocation vis-à-vis d’institutions qui seraient jugées inaptes à recevoir cette expression artistique spécifique, qui devrait donc en sortir. La démarche assertive enfin s’adresse au passant dans une expression à lire au premier degré utilisant le langage comme biais de communication. Les inscriptions laissées sur les surfaces de la villes témoignent d’un passage de leur auteur et d’un désir d’en laisser trace, même de façon anonyme, en portant une part de son discours au regard d’autres personnes.