Balade Cotentinaise Noël Mouchel
Balade Cotentinaise Une promenade poétique et artistique Hommage au Cotentin, presqu’île de lumière
Textes et peintures de Noël Mouchel
À Anne-Marie mon épouse, à mes enfants et petits enfants dont la créativité m’étonne et me rend fier.
Préambule
C’est sans doute mon père Alfred, artiste et auteur patoisant, qui m’a, à sa façon, transmis le goût des arts. Gamin, je le regardais dessiner et peindre, bien souvent le dimanche après-midi, seul jour de repos de la semaine pour un paysan, à une époque où l’on ne rencontrait guère un cultivateur taquinant le pinceau et les couleurs. Avec quelle passion il dessinait et peignait les animaux de son élevage ! N’avait-il pas le don inné de les présenter, impeccablement coiffés avec le peigne et le ciseau comme le ferait un maître coiffeur talentueux ? Je pense au défi qu’il se lançait de rechercher la perfection, de maîtriser son talent d’artiste. Je n’oublierai jamais cette leçon d’expérience irremplaçable. Autoportrait
Voilà maintenant une quarantaine d’années que je m’exprime picturalement. C’est une collection de plus de mille toiles que j’ai « barbouillées », pris parfois par une passion débordante, me mettant à peindre à onze heures du soir quand une idée venait me titiller l’esprit. Je suis amoureux de la nature et de mon pays natal du Cotentin, ce beau coin normand semblant éperonner la Manche de sa façade nordique. Des paysages insoupçonnés pour ceux qui n’ont jamais posé les pieds sur cette terre généreuse. Quand on aime son Cotentin, on l’exprime d’une manière plus intime, en dépassant la parole, en y mettant une certaine passion, à travers la littérature, le dessin, la peinture, la photographie, voire la danse et la musique. Je suis ébloui par la beauté de la nature et le savoir-faire des hommes qui l’ont façonnée. Je peins avec le cœur comme un rêveur pour enchanter un peu plus l’âme qui est en nous.
2
Le Cotentin n’a plus de secrets pour moi, je l’ai parcouru tant et tant de fois tout au long de ma vie professionnelle. Allant à la rencontre des gens de la terre, attachés à la presqu’île, épouse de la mer, embrassant le ciel de ses lumières. L’amour et l’art ont un lien invisible qui appartient à l’homme, non pas comme une valeur monnayable, mais comme une valeur d’idéal, image d’une parfaite adhésion. L’art et l’amour sont peut-être des constructions idéalisées. Mais ils possèdent le pouvoir de nous bouleverser. L’art est un plaisir désintéressé, le seul moment où l’admiration est à son comble, un moment de fusion qu’on retrouve dans l’amour, une fusion de l’esprit et de l’objet. C’est ainsi que depuis le temps où je contemplais le travail des artistes et le moment de me jeter à l’eau en prenant un pinceau, j’ai découvert un peu plus ce qui m’animait, me poussait plus loin que la simple matérialité de la vie. En peignant, j’ai l’impression de mieux connaître ce qui m’entoure en ressentant un peu ce sentiment d’appartenance. Il y a aussi cet immense plaisir à voir surgir de soi la concrétisation de ses idées. La balade cotentinaise est une promenade singulière pour faire découvrir et apprécier la presqu’île de lumière. Noël Mouchel
3
Cherbourg, le marché aux fleurs
4
Cœur du Cotentin Alauna, l’antique............................................................................... 8 Wallonia............................................................................................10 Et si Valognes était encore une ville aristocratique ?..............13 Plaisirs d’automne au Cotentin...................................................18
Le Val de Saire Portrait ou Ma terre natale et celle de mes aïeux...................23 Ici, je vois la mer..............................................................................30 Le Vast..............................................................................................31 Chez moi ou le temps d’autrefois...............................................35 La grand-messe La vie en Normandie, mœurs et coutumes sociales...............39 Gens du Cotentin et l’appel du large..........................................46
La Hague Blanc d’écume.................................................................................51 Goury.................................................................................................54 Gélétan ou la lande désolée.........................................................61 La Hague, jour de tempête...........................................................64
Le Bocage et la Côte Ouest Un spectre sur le mont..................................................................69 Un lieu aurevillien............................................................................79 5
6
Valognes, Hôtel Chantore
Et si Valognes était un tantinet bourgeoise ?
Cœur du Cotentin 7
Alauna, l’antique Poème acrostiche en alexandrin
Alauna1, ancienne cité gallo-romaine du Cotentin Longtemps disparue, parlons du premier siècle, Avec l’édifice thermal de style impérial Unique témoin d’un passé prestigieux, pompeux Néron2, l’empereur n’y vint probablement pas Antique cité, seul le vestige des thermes parle. Tournons-nous vers le passé, vers la Rome céleste, Essayons d’imager cet empire florissant, Piscine, sources, théâtre, il reste les belles villas ? Ignorées à nos jours ! Demeures comme Papyrus, D ans lesquelles, statues, fontaines, entourent l’impluvium3 Arboré de jeunes arbres posés sur un tapis. Rêves d’un site, théâtre des belles manières, Initiés aux plaisirs, aux rituels, aux pouvoirs. Un therme bâti suivant un plan impérial 4 Mène ici à la salle chaude et plus loin à la froide.
Avec cette mémoire d’eau, Alauna se confond Nature indiscrète, elle veut révéler Rome, Tapi dans un site que nul n’imaginerait ! Installé sur les ruines du peuple unelli, Que César a cité. Nommé Crouciatonum par Un savant Ptolémée5, l’auteur d’Almageste. Etonnante, cette histoire, au regard des pierres. Sans les fouilles, nous ne saurions que peu de choses ! Impérial témoin, on a voulu des recherches, En puisant dans un puits, des amphores sont sorties, Comme pour mieux révéler l’état d’esprit de La tribu romaine, jetant ses débris aux égouts Et enfouir l’histoire jusqu’à la chute de l’Empire. Sous la terre végétale, les lambeaux de salles Imprécis tout d’abord, ont été rehaussés, Tablinum6, Hypocauste, frigidarium, fourneau, Et l’archéologie a encore de beaux jours.
1 Cité romaine Valognes Manche, capitale des peuples unelli. 2 Néron, Lucius Domitius Claudius (37 à 68 après J.-C.), empereur romain, se fit volontairement égorger et dit en mourant : « Quel grand artiste périt avec moi ! » 3 Bassin aménagé dans les villas pour recevoir les eaux de pluie. 4 Tépidarium : Salle des thermes à température tiède 5 Auteur grec sur l’astronomie. 6 Salle de la maison romaine.
8
Valognes, ruines d’Alleaume
9
Wallonia Sur la place Vicq-d’Azir, à l’ombre du clocher, S’étalent les vitrines du boucher, du crémier, Depuis quelques années, les banques, leurs coffres-forts, Semblent pousser les murs, sans beaucoup de remords. Oh ! Valognes chérie, blottie dans le vallon, Tu sembles bien transie, quand la pluie est glaçon, Et que le vent, venant du très proche océan, Agite tes vieilles girouettes au soleil du couchant. Ta naissance est lointaine, on pourrait l’oublier, Tes deux millénaires et ton dernier clocher, Alauna la romaine fut détruite, incendiée, Mais dans le vallon, tout près du Gravier, On arracha, brûla, pour bâtir quelques huttes.
Mais de loin je préfère la majesté des murs De la longue et vieille rue, si splendide, si pure, Celle des Religieuses. Le voile, les cornettes Ont presque disparu, mais l’ombre chevaleresque Du grand et fier Barbey hante encore comme une fresque. De toutes ses portes cochères, ses portails anoblis, Ses fenêtres romantiques aux frontons arrondis, On pénètre dans un lieu de très loin historique Qu’il me semble percevoir des aristocrates bien tristes.
Les Saxons étendirent leur fière hégémonie, Les tribus pénétrèrent pour s’en faire une patrie, Transformant au plus vite le vieux nom d’Alauna Imposant le wallon, pour être Wallonia.
La grille du vieil hôtel du comte de Maquillé N’ouvre plus le passage aux carrosses dorés, Marie-Louise la Régente de sa robe a frôlé Les vieux parquets de chêne, pour s’asseoir déjeuner.
Des huttes de bois et de terre jaunie Bien vite la belle pierre remplaça le bâti Pour donner au Grand Siècle, au temps des Lumières, De grands et fiers hôtels, remplis de luminaires.
À quelques pas de là, l’étroite rue Pelouze L’ancienne Trois-Tisons n’a guère de barbouze, Les pavés ont repris l’image du passé, Que déjà on contemple les hauts murs beaumontais.
Aux confins de la ville s’élèvent des maisonnettes, Où gîtent des artisans raclant la peau des bêtes, Les gamins aux joues rouges se chamaillent, chapardent, Laissant dans les rigoles traîner leurs sales hardes.
Le fronton que supportent quatre colonnes ioniques, Doublé d’une architrave à facture simpliste, Semble saluer bien haut les curieux visiteurs, Invitant à franchir le seuil de la demeure.
J’aime déambuler le long des trottoirs Discerner tous les bruits, plus résonnants le soir, Tout ce murmure urbain, c’est la ville qui vit Chaque jour, elle respire, elle s’anime à midi.
Mais les rues, les hôtels, ne sont pas tout Valognes, Il faut poursuivre sa marche, loin des colonnes, Pour s’engager tranquille dans la verte nature, Et humer les senteurs, en oubliant les murs.
10
Valognes, musée du cidre
11
Valognes, Broc-House
12
Et si Valognes était encore une ville aristocratique ?
Comme l’écrit Jules Barbey d’Aurevilly au xixe siècle : « Valognes la ville de ses spectres ! » Il l’a retrouvée en 1868, triste comme un sarcophage abandonné. Barbey d’Aurevilly, conservateur catholique, s’attache délibérément aux fastes du passé. Un lien viscéral entre lui, le fils l’aristocratie terrienne du Cotentin, et ces terres, ces traditions, cette valeur du bien matériel qui donne un certain pouvoir sur le petit peuple. Est-ce vraiment l’homme obsédé par l’esprit de l’Ancien Régime ? Il eut dans sa prime jeunesse quelques idées rebelles, rejetant l’Église et son clergé pour humer un vent de liberté. Mais Jules Barbey d’Aurevilly revient quelques années plus tard à sa condition première. Il renoue avec ses idées monarchistes, devient autoritaire dans ses principes et ses goûts. Valognes, ville aristocratique ? Elle le fut, personne ne peut le nier. Il suffit d’arpenter ses vieilles rues pour se rendre compte de l’éclat qu’elle avait au temps des Lumières. En juin 1944, les terribles bombardements eurent raison d’elle, anéantissant son vénérable passé. Le centre, complètement détruit, ne ressemble en rien à la période d’avant-guerre. Ce n’est pas la vénérable collégiale Saint-Malo qui peut relever le défi, rafistolée par l’architecte Froidevaux, faute de fonds suffisants. Comment approuver ce recollage d’un chœur gothique flamboyant, parfaitement restauré,
à ce bloc de béton sans style à toit plat, qui choque l’œil habitué aux canons de l’esthétique du beau ? La cinquantaine d’hôtels particuliers restant debout est incontestablement un témoignage vivant du passé. L’ombre et la lumière y jouent des effets de contraste saisissants. Plus encore, certaines restaurations ont redonné du goût à la petite ville huppée. Aujourd’hui, Valognes sort de sa période d’après-guerre, les murs de la reconstruction se sont patinés, insérés dans un décor plus moderne avec le mobilier de la ville. Les rues anciennes ont retrouvé un macadam plus étudié, alliant le pavage et les nouveaux revêtements. Cela apporte une poésie mélancolique au Cotentin, que l’on dit souvent voilé à cause de son temps gris, de ses pluies et du vent qui souffle parfois très fort. Mais le Cotentin est presque une île, encerclée de toutes parts par l’eau et la mer. Cette particularité en fait une entité singulière. Les habitants ont une certaine fierté faite d’un attachement insulaire qui donne une force de caractère, de cette indépendance d’esprit apportée par les Vikings. Le charme cotentinais appartient aux contrées de l’Ouest, régions marquées par de splendides paysages vallonnés où les basses prairies côtoient les grosses collines fleuries de bruyères et le damier impressionnant des champs délimités par des haies touffues et verdoyantes. 13
Le patrimoine de pierre est immuable, présent depuis plusieurs siècles. Les mains des hommes ont su façonner et dessiner cet art de bâtir en respectant l’environnement. Les moyens matériels n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Nos nouvelles constructions, parfois démesurées ou mal implantées, atteignent parfois d’une manière regrettable l’immuable beauté de la nature. Si Valognes s’est endormie au temps passé, il n’y a rien d’étonnant. La position qu’elle occupait dans la presqu’île était importante. Le pouvoir politique, judiciaire et religieux était largement représenté. Les hôtels abritaient les plus grands seigneurs du Clos du Cotentin, qui avaient fait de Valognes leur principale résidence d’hiver. Il y a belle lurette que cette classe sociale aisée a disparu, même s’il existe encore de nombreux descendants à travers les multiples ramifications généalogiques. Les noms se sont éteints ou bien perdu leur particule. On ne peut pas dire aujourd’hui que Valognes respire encore l’air des salons dorés. Le souffle est passé. Ce serait plutôt la présence d’une bonne bourgeoisie, détenant quelques cordons de l’économie, mais qui n’est pas forcément intégrée au pouvoir local. L’évolution de la démocratie bouleverse certaines mentalités, elle fait prendre conscience des responsabilités de chacun pour ne pas se comporter comme des moutons de Panurge. Je pense à cette période d’après-guerre où Valognes se reconstruit. La ville est encore sous le choc de la Libération. Elle semble dormir, reste sans vie, comme figée dans le passé. Lorsque je suis arrivé en mai 1968, il faisait un temps splendide, un ciel écrasé de lumière, presque une torpeur s’abattant sur les maisons, les rues, les places désertes où l’absence du végétal se faisait sentir. Les arbres sont encore de jeunes pousses fragiles et indécises. Les pierres sont trop propres, on devine les striures de ciment parcourant les édifices, comme si les maçons, pressés par le temps, avaient mis de côté l’esthétique. Mais l’âme des Valognais n’habite pas 14
encore les nouveaux lieux, elle se sent à côté, encore déboussolée, meurtrie par ce qui s’est passé. Il a fallu beaucoup de persévérance pour percer le noyau dur des indigènes et comprendre ce qu’ils pouvaient bien dissimuler derrière leur attitude réservée. Les milieux sociaux me semblaient très cloisonnés. J’ai constaté maintes fois les différences sensibles entre les milieux aisés bourgeois et commerçant et celui des petits artisans, fonctionnaires et ouvriers. Le boum économique des Trente Glorieuses n’avait pas encore percé et les édiles locaux semblaient aussi réfrigérés, refusant d’accueillir des entreprises nouvelles pour ne pas voir partir les employés chargés des tâches de servitude au sein de la bourgeoisie locale. Piètre vue de l’avenir et tendance à mener une politique antisociale qui a durablement marqué Valognes. En mai 1968, la ville est encore dans ses quartiers, point de zone d’activités ni de grandes surfaces, seulement quelques entreprises importantes liées au secteur secondaire. Le commerce reste traditionnel. Les petites épiceries sont nombreuses. Ma jeune épouse a eu bien du mal à s’approvisionner pendant ce fameux mois de 1968, faute d’être connue. Lorsque mon père a appris que j’emménageais à Valognes, il m’a dit ces quelques mots surprenants : - Tu sais, c’est un honneur d’habiter Valognes ! J’étais étonné par ces propos. Que mettait-il derrière le mot « honneur » avec tant d’emphase ? Valognes devait être pour lui la ville chérie de son enfance, il était ébloui par son bâti, lui qui a martelé de ses galoches les trottoirs de Saint-Malo et des Religieuses à l’époque où il fréquentait l’école libre qui ne lui a laissé que de piètres souvenirs. J’ai compris un peu plus tard que, étant le fils d’agriculteurs hubervillais, mon père avait vécu son enfance imprégnée de cette morale terrienne fidèle aux traditions, au respect des personnes dont la notoriété faisait foi simplement par l’apparence de la richesse. Valognes à l’époque
de la grande guerre devait encore ressembler à la ville de Barbey, recouverte du voile aristocratique flottant sur la centaine d’hôtels particuliers. Les ruraux étaient respectueux de la classe dirigeante, celle des propriétaires fonciers, même si l’auteur de mes jours n’appréciait guère les gens de la noblesse dans leurs manières d’exprimer les règles de politesse qu’ils se donnaient, trouvant leurs façons ostentatoires, déplacées et vieillies. Comment analyser l’image d’un passé et de ce que l’on perçoit aujourd’hui de cette vie mouvementée d’une société transformée qui se cherche et qui veut échapper aux lourdeurs de l’ancien temps, qui veut s’affirmer plus indépendante et responsable, portée par une démocratie qui estomperait les frontières humaines ?
maisons de caractère n’a pas d’égal. Elles sont le témoin d’un passé heureux, un passé qui demeure et qui procure encore un des éléments principaux du bonheur. Valognes la bourgeoise ! Comment l’éviter ? Si la ville ne peut tirer un trait sur son passé, c’est que l’histoire fait partie de son existence. Depuis quelques décennies, une jeune population est arrivée avec les grands chantiers du nucléaire et a permis une certaine ouverture d’esprit qui évite je ne sais quoi d’enfermement, un état qui guette constamment les peuples insulaires.
Le pouvoir par l’argent continue à régner mais il s’est déplacé, a changé de niveau. Les classes dirigeantes sont montées à Paris, le phénomène de la mondialisation s’est amplifié, marquant un peu plus la faiblesse et l’identité des territoires éloignés du pouvoir. Que faut-il en penser, alors que parallèlement le développement économique s’est affirmé malgré une perpétuelle incertitude quant à l’avenir, trop lié aux décisions parisiennes ? Valognes offre maintenant un lieu de vie agréable qui ne ressemble en rien aux villes urbaines des banlieues perdues dans la grisaille citadine d’immeubles monotones. Valognes est au cœur d’une campagne verdoyante, les pavillons individuels se sont multipliés, de nouvelles rues sont apparues, bordées par de beaux rectangles de pelouse. Dans le centre historique, il y a de splendides jardins particuliers, cachant pudiquement leur beauté. Ce sont des jardins secrets. On les devine derrière les vieux murs et les portes cochères, il faut se contenter de quelques cimes d’arbres et de frondaisons descendant en cascade le long des murs pour savourer ces petits coins de bonheur. L’amour que je porte aux vieilles 15
L’automne est revenu avec ses ciels parés d’or, sa fraîcheur matinale, ses jours en déclin
Valognes, la chasse côté l’Anglade
16
17
Plaisirs d’automne au Cotentin
L’automne est revenu avec ses ciels parés d’or, sa fraîcheur matinale, ses jours en déclin. C’est aussi une saison transitoire, on quitte les longs jours de l’été pour rentrer doucement dans l’hiver, une période de repos où l’on vit un peu plus au ralenti. L’automne est assurément la saison la plus colorée de l’année, et pour ceux qui adorent la nature c’est un vrai régal. J’aime l’automne parce que j’aime la vie, qui ne peut se résumer à se comporter en simple consommateur. Avec les autres saisons de l’année, l’automne marque le temps à sa façon, il nous fait changer de rythme de vie, il imprime une nouvelle cadence de marche comme si on avait oublié dans les beaux jours insouciants le temps qui passe. Le tic-tac de la pendule se fait à nouveau entendre avec le défilement des secondes qui ne s’arrêtent jamais. L’automne du temps avec ses premières feuilles qui tombent en voletant pour s’échouer sur la pelouse encore bien verte. Le temps a passé pour ces feuilles, elles étaient les premières à quitter leur arbre et leur course si courte leur a donné certainement un instant de liberté. Si l’automne aime changer les tons pour se transformer en parfait coloriste, il donne à la nature entière des instants lumineux qui procurent à ceux qui aiment à ressentir les premières sensations de la beauté révélée. Le ciel d’automne, avec ses nuages 18
gris lilas, bleu violacé, vert turquoise ou encore beige rosé, est à l’heure du coucher un véritable spectacle. Au loin, près de l’horizon, l’astre déjà caché colorie le ciel de sa lumière dorée. J’aime à m’extasier sur les derniers feux du soir en regardant à travers les arbres qui forment des contrastes étonnants. On se croirait sur une autre planète, une planète de couleurs. L’automne, c’est aussi la saison des brumes qui montent soudainement et emprisonnent nos rues, nos maisons. Le froid humide se fait sentir, l’oiseau s’ébroue, mécontent. Sur les fils, les oiseaux migrateurs se regroupent, attendant le signal du départ. Au jardin, les plantes sont arrivées à maturité, c’est la période des récoltes. Les légumes, les fruits sont un peu l’aboutissement d’une année de travail, la récompense d’un labeur. L’automne est généreux. Ici, les poires se sont gonflées en prenant des couleurs pour quitter leur tenue verte, là, ce sont les pommes qui tombent lourdement dans l’herbe de la prairie ; il faut vite les ramasser, ou mieux, les cueillir à l’arbre, un autre plaisir pour apprécier la générosité de la nature. Ce matin encore, en ouvrant les volets de la maison, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir une compagnie de petits champignons sortis de terre pendant la nuit. Leurs petits chapeaux chinois sont à l’image des habitants de Lilliput, le pays imaginaire où séjourne Gulliver.
J’aime l’automne pour les dernières balades dans les sentiers de la nature. Ce sont des moments de plénitude, de décontraction. En marchant, les pensées vont à tous les instants de la vie passée. Il y a comme une communication entre le vécu et ce qu’il y a encore à vivre, une symbiose que la nature accompagne. Je marche dans le creux des sentiers, à l’ombre des arbres, le long des talus enchevêtrés de broussailles, de feuilles brunies et desséchées. La mousse court et tapisse la terre. Les branches mortes craquent sous les pas. Le gros tronc d’un vieil arbre rabougri s’est habillé d’un grand lierre touffu et verdoyant qui brille comme le vert d’une bouteille. Le tapis de feuilles mortes est tellement épais qu’il recouvre complètement le sentier. Le brun rouille des feuilles apporte une note splendide à l’automne des couleurs. Les jeunes noisetiers ont perdu leurs feuilles et les branches créent des traits singuliers de lumière. Le ciel semble filtré et s’amuse à percer ici ou là de ses lueurs intenses. Au sommet des talus, l’horizon court, file vers le lointain. On entend le souffle du vent dans les arbres dénudés, chantant sa romance, c’est la nature qui respire et envoie son haleine fraîche et vivifiante. L’automne signe sa dernière page de lumière avant de transmettre son flambeau à l’hiver.
19
20
Quettehou, pommiers en fleurs
Là où le sourire de la terre est l’un des plus éclatants.
Le Val de Saire 21
Morsalines, Anse le Cul du Loup
22
Portrait ou Ma terre natale et celle de mes aïeux C’est un petit coin de la côte du Cotentin, mais je crois que je vais le garder pour moi, car cela fait près de soixante ans que j’ai traîné mes galoches, tout gamin, au bord du Cul-de-Loup, pour retrouver les copains d’école, ou encore l’été, lorsque j’allais en famille, une fois par an, pique-niquer sur le sable, avant de me lancer à l’assaut de la baie pour pêcher des coques. C’est un coin atypique formé par la nature et les hommes. Le paysage se présente comme un véritable tableau impressionniste, où les couleurs et la lumière se donnent rendez-vous. Le peintre Antoine Guillemet a su saisir cette petite perle avec sa palette aux couleurs chaudes et sa note de touche, pleine de délicatesse et de sensibilité. Si le charme de cette contrée m’a toujours attiré, j’essaie de temps à autre de fouler son unique sentier qui serpente entre les buissons d’épines et les tamaris, charmants arbustes des bords de côte au climat tempéré et dont les petits chatons rosés du printemps se balancent au gré du vent. La mer, toute proche, joue à cache-cache, elle vous guette, vous attire. Lorsqu’elle bat son ressac, je la regarde inlassablement malmener une branche d’épinette, l’embarquer, puis la rejeter, la reprendre à nouveau pour la faire rouler comme une pauvre victime, l’épuiser, pour finir par l’abandonner lorsque les flots se retirent. Au cœur de la baie, les mouettes font
leur tapage à coups de cris stridents qui résonnent dans l’atmosphère vide et grandiose. Plus loin, sur la digue, la fortification de Vauban veille comme une sentinelle inlassable à toute menace pouvant surgir de l’horizon. L’unique sentier incite à la balade, on le prend comme un compagnon de route, il nous sert de guide pour nous emmener plus loin dans la découverte, comme cet ancien moulin du Dic (qui veut dire « terre levée »), devenu une ruine avec ses murs lézardés et verdis, croulant sous une épaisse carapace de lierre aux feuilles charnues et luisantes. On y devine encore l’emplacement de la roue entraînée par le ruisseau du Vaupreux. Plus loin, le sentier fait un écart pour se perdre dans une prairie rendue à la nature. Ici, la mer a grignoté les terres en faisant disparaître l’antique village d’Isemberville. Sur le bord de la grève, les pierres de schiste rouge finissent de s’effriter, mêlées au sable fin et à la terre végétale. Au bord de l’eau, au creux du sentier, au milieu des haies, le silence est grand et ce n’est pas les premières maisons du rivage qui modifieront cette belle quiétude propre à la campagne, qui vous met l’esprit à rêver, à profiter du simple bonheur de la vie. La première bâtisse tourne le dos au sentier, elle est basse et trapue, une pelouse d’herbe rase l’entoure. Le long d’une haie, une barque de 23
pêcheur est couchée sur le flanc et ne semble guère disposée à reprendre le large. Deux ou trois pins maritimes courbent leur port pour résister aux vents des tempêtes. Un chien vient vous saluer en vous reniflant, s’apprêtant à vous lécher les jambes. Au croisement d’un chemin bitumé, le village se resserre, s’amplifie pour former une ruelle ou plutôt une impasse qui se jette dans la mer. À marée haute, il faut bifurquer et rentrer dans les terres pour longer le troupeau de maisons. Si la marée est basse, la flânerie se prolongera sur l’étroite plage de sable gris, jonchée de coquillages et de longues laisses de varech brun séchées par le soleil et les embruns. Les odeurs sont fortes, enivrantes, c’est l’odeur de la mer, de la pêche, du poisson dans les casiers. En face, la longue digue, mince et élégante, de la Hougue, s’étire presque nonchalante, indifférente à l’agitation fébrile des travailleurs de la mer circulant à marée basse avec leurs tracteurs entre les tables à huîtres. Du rivage, les formes s’estompent et se présentent comme un modelé de couleurs minérales que la lumière modifie, faisant apparaître par instants une richesse de coloris mouvants et insoupçonnés. Passé le minuscule ruisseau qui vient fendre le sable d’une petite rigole, on se trouve sur le territoire de Morsalines, bourgade charmante aussi discrète que curieuse et pittoresque. Mais, n’exagérons rien, le village reste en bonne harmonie avec celui de Quettehou, sa voisine, avec un petit plus marqué par la construction de quelques belles villas à l’époque de la vague des bains de mer. Aujourd’hui, tout est calme et les gens d’ici restent fidèles à leur paradis terrestre. Le filet unique de la rue contourne parfois des bâtisses enchevêtrées, aussi coquettes les unes que les autres et qui tiennent à ouvrir leurs volets face à la baie. Certaines ont même les pieds dans l’eau, leur base épouse la forme d’un navire renversé. En hiver, le hameau semble bien seul, les portes sont closes, les treilles des glycines ont perdu leurs opulentes fleurs, les rosiers sont desséchés, les barrières des jardinets restent fermées. Parfois, 24
le froufroutement d’une brise légère au parfum subtil et envoûtant de la mer s’insinue entre les coulées que forment les maisons. Un chat rôde le long des murs en schiste et vous guette avec méfiance, prêt à sauter sur un muret pour aller se cacher. L’herbe folle reprend ses domaines préférés. Un long mur forteresse protégé par des galets entassés et maintenus par de gros pieux protège les maisons des attaques et de l’acharnement de la houle lors des grandes marées… Le faîte peut servir de sentier, et de là, le regard ne peut éviter de découvrir les élégantes villas et leurs beaux jardins bordés de palmiers ou de mimosas. Plus loin, les dernières fortifications de la Redoute apparaissent, ce sont les vestiges d’une construction qui a servi à surveiller et à défendre la côte à l’époque du grand amiral de Tourville. Comment oublier ce qui nous accompagne tout au long du parcours, la vue sur l’arrière-pays avec ses collines boisées et verdoyantes, là où se nichent encore quelques vieilles pierres de manoir, mais aussi deux beaux clochers fortifiés, l’un de SaintVigor sur son promontoire, l’autre de Notre-Dame de Morsalines bordant le marais et la grève ? Dans son écrin de verdure, ce dernier semble dormir, lassé peut-être de guetter l’horizon, mais juste derrière lui, un petit phare campe sur les hauteurs, tout de blanc vêtu, pareil à un fantôme sortant du bois environnant. La randonnée peut se poursuivre, car l’ancien sentier des douaniers est entretenu. Il longe la grève et une zone très marécageuse, que la mer recouvre aux grandes marées. C’est un endroit solitaire, un peu désolé. Seule, comme pour braver cette solitude angoissante, une vieille maison, aussi triste qu’austère avec ses volets fermés, semble attendre patiemment la fin de son existence. La grande Berthe, sa propriétaire, l’a quittée depuis un demisiècle. Cette femme haute perchée, chaussée de grandes bottes noires, le visage taillé à angles vifs, les cheveux s’effilochant au vent, semblait toujours très active lorsqu’elle traversait d’un pas décidé le
hameau du Pont, menant à la corde ses deux vaches à la pâture par la chasse de la Montagne. Ainsi, ce Cul-de-Loup dont la dénomination n’a rien à voir avec l’animal, puisque l’origine viendrait du mot scandinave kreyta, qui veut dire « marais » et « vallon », mots déformés par le parler local, devenus keytalaut et tchudlou. La version française retint le Cul-du-Loup, nom que l’on retrouve dans divers endroits de la côte.
Réville, Manoir le Houguet
Mon « tchudlou » est ainsi, aussi singulier qu’émouvant, aussi simple que beau, au milieu d’un pays verdoyant et plantureux qui sut donner quelques belles lettres de noblesse au domaine de l’élevage, mais encore avec ses cultures légumières et son histoire chevaleresque et maritime.
25
Morsalines, le rivage
> Saint Vaast, le port et Tatihou
26
Quettehou, Cul du Loup
27
28
29
Ici, je vois la mer
Ici, Je vois la mer, La Hougue et Tatihou Je respire le grand air Qui me rend un peu fou. Ici, La brise caresse Comme une jeune épouse, Elle vous fouette parfois Avec la hardiesse D’un jeune palefroi. Ici, L’azur se confond Avec l’océan Et insuffle à l’esprit Abandon et sentiments. Ô Cotentin Terre de nos ancêtres Comment ne pas être Heureux Sous tes cieux.
Le fort de Tatihou
30
Le Vast
Le Vast, un si joli village Qu’on ne saurait passer Sans voir le vrai visage De son vieux passé. Ses charmantes maisonnettes Sont comme des boutons d’or Ou bien des pâquerettes Se mirant près du bord De la Saire toujours verte. Les grandes maisons bourgeoises Rivalisent de beauté Avec leurs toits d’ardoise Aux belles nuances bleutées. Au milieu d’un grand parc Le château semble dormir On y joue de la harpe Avant de s’endormir Dans un coin du salon Et entendre gémir Le vent frais du vallon. Les hameaux dispersés Se cachent dans les arbres Ils semblent s’amuser En jouant à cache-cache, Leurs toits font des reflets Comme un kaléidoscope À usage de philosophes.
Le Vast, les rues
31
32
Le Vast, les pavillons
Les grandes maisons bourgeoises Rivalisent de beauté Avec leurs toits d’ardoise Aux belles nuances bleutées.
33
Quettehou, le porche de Thybosville
34
Chez moi ou le temps d’autrefois
Le chat Pipo de la maison a la fâcheuse habitude d’occuper son temps à mener une chasse terrible dans le jardin d’agrément. Cet été, j’ai sauvé trois adorables passereaux de ses griffes. Deux rougesgorges et une mésange superbement colorée. Dans ces moments-là, Pipo n’est plus mon compagnon à quatre pattes, il prend un bon savon et file se cacher dans les buissons pour quelques heures. Dernièrement, le félin s’amusait sur la pelouse avec une libellule, petit insecte au long corps taché de jaune et doté d’ailes transparentes. Pipo fila bien vite dès qu’il m’aperçut. Je pris avec délicatesse l’odonate pour le déposer sur la haie.
dans une époque où la matérialisation n’était pas développée, il va sans dire, à une vie « terre à terre » dénuée de tout superflu. Les années quarantecinq, cinquante-cinq étaient encore dans le sillage de l’après-guerre, qui avait mis le pays dans un état d’insuffisance, de manque de moyens pour progresser et se relever rapidement.
Depuis ma plus tendre enfance, la nature m’est précieuse, je lui voue une reconnaissance sans limites. J’aime à me fondre dans l’environnement naturel, contempler la beauté des paysages, apprécier le silence et la sérénité qui se dégagent. La nature est reine lorsqu’elle reçoit la pluie, le soleil et l’amour.
La vie quotidienne à la maison était rustique et le foyer de la cheminée était un endroit où chacun se retrouvait. La salle commune tenait lieu de cuisine, de salle de séjour et de salle de bains, même si à l’époque la baignoire et la douche n’étaient pas inconnues. La cheminée, toujours allumée, permettait de faire la cuisine dans des poêles posées sur un trépied ou bien dans la marmite en fonte suspendue à une crémaillère. C’était la soupe à la graisse, goûtue et appétissante, qui cuisait lentement toute la soirée sur les flammes léchantes d’un bon feu de chêne. J’aimais humer la vapeur qui se dégageait du couvercle, assis près du feu sur
Je suis né à la campagne et j’ai vécu toute ma jeunesse dans une ferme. Mes parents étaient éleveurs d’animaux (vaches laitières et taureaux reproducteurs de sélection). De là, j’ai été habitué à côtoyer cet entourage immédiat, à la façon de vivre
Ce mode de vie, presque autarcique, d’autoconsommation, où l’on respectait les principaux éléments de la nature (l’eau, par exemple) en évitant le gaspillage. Nous vivions au rythme des saisons, suivant le temps et les périodes de travaux indispensables.
35
une bancelle tout au fond de l’encoignure de l’âtre… Dès le retour de l’école, après avoir fait collation de larges tranches de pain de six livres tartinées généreusement de beurre et de confiture maison, je me réfugiais au coin du feu pour faire mes devoirs et apprendre le fameux catéchisme avec ses questions : qu’est-ce que Dieu ? À l’heure du souper, toute la famille se retrouvait autour de la grande table de ferme pour manger la soupe, bien souvent dans le silence car il fallait écouter, sur Radio Luxembourg, la famille Duraton et les informations de la journée. Le poste de radio, trônant sur une petite étagère au-dessus de la tête du paternel, me posait beaucoup de questions ; comment pouvait-il loger un homme qui parle dans une si petite boite ? À vingt et une heures, il était temps de rejoindre les chambres – dortoirs sans confort superflu –, occupées par des grands lits haut perchés avec leur imposant matelas et oreiller de plume qui avaient l’avantage d’être confortables, surtout en hiver. L’absence de doubles rideaux aux fenêtres ne cachait pas la nuit, la lune et les éclairs au moment des orages. On ne traînait guère à se déshabiller en plein hiver faute de chauffage et on se coulait rapidement sous les draps, même glacials, pour bien vite se réchauffer dans la douce plume de la literie et des couvertures de laine. Le matin, dès six heures, les triolets étaient debout. L’âne, attelé avec ses hottes et bidons à lait, regagnait les herbages sur le haut du plateau surplombant la côte et la baie de Morsalines. La chasse de la montagne était bien mal entretenue, pleine de fondrières et de gros cailloux qui roulaient sous les pieds. Si le temps était à la pluie, les valeureux triolets s’abritaient en posant sur leurs épaules un vieux sac de jute en guise de capuchon. La traite dans les champs durait jusqu’à Noël, c’était un travail pénible à accomplir avec le froid, l’humidité, la sellette à un pied qui s’enfonçait dans 36
la terre, les coups de pied ou de queue des vaches en pleine figure, tous ses désagréments pour nous faire apprécier un métier proche de la nature. Gamin, avec mon dernier frère, je me levais vers sept heures, le temps de faire ma toilette, de prendre le petit-déjeuner et d’enfiler ma tenue d’écolier. Déjà, les parents étaient debout, le père prenait son petit café noir avant de rejoindre ses taureaux dans les clos derrière la maison. Le feu de la cheminée flambait et ma mère préparait le petitdéjeuner, un grand bol de lait chaud au Banania, ce fameux chocolat venu des pays chauds, avec son emballage jaune à l’effigie d’un beau Noir souriant à pleines dents et coiffé d’un curieux chapeau colonial. Le parfum du chocolat chaud nous titillait les papilles et le nombre de litres ingurgités ne se comptait plus ! À huit heures et demie, le dong de l’horloge annonçait le départ pour l’école, la tenue d’écolier avec la fameuse blouse gris chiné, les galoches qui emprisonnaient les pieds, le capuchon en toile cirée sans manches, le cartable et la gamelle du repas de midi que nous déposions chez Marie qui faisait office de cantinière. Lorsque nous franchissions le seuil du portail près de la mairie, j’éprouvais bien souvent une certaine réticence à pénétrer dans cette enceinte close que je prenais pour une véritable prison et appréhendais avec encore plus de force le visage rébarbatif du maître d’école. Il nous inspectait de la tête aux pieds et nous lui montrions nos mains qu’il retournait sans complaisance. Gare aux ongles noirs, car il lançait au fauteur : « Dégoûtant personnage ! Va te laver au robinet du préau ». La vie champêtre avait de beaux jours, surtout l’été à la période des foins et des moissons. C’était un immense plaisir d’accompagner les grands frères aux champs. Nous montions dans la grande voiture pour aller chercher des voyages de foin préalablement bottelé à la main très tôt le matin. Vers huit heures,
c’était le casse-croûte avec cochonnaille à discrétion, cidre pur jus et café noir, le tout posé sur une nappe au pied des « cabots » de foin. Instant agréable d’un petit-déjeuner sur l’herbe comme au temps des peintres impressionnistes. Le plaisir de se fondre dans la nature parfumée et généreuse était irremplaçable : sentir le parfum des fourrages blonds ou des blés dorés, baignés de lumière, entendre le chant des oiseaux et humer la brise marine de la côte, ou encore percevoir dans le lointain le son des cloches à l’heure des angélus. L’heure où tout s’éveille, l’heure du zénith, l’heure du crépuscule. Un soir de novembre, alors que la nuit était déjà tombée, un vent violent s’abattit bien vite, suivi d’une pluie torrentielle frappant avec force les vitres de la maison. Quelques minutes passèrent et la lumière s’éteignit, plongeant la maisonnée dans l’obscurité. Seuls les charbons ardents du foyer permirent à notre mère d’éviter d’aller chercher à tâtons la vieille lampe à pétrole rangée dans le cagibi de l’escalier. Cette tempête soudaine nous priva d’électricité pendant une semaine. Ce n’était pas rare à l’époque ! Curieusement, j’étais heureux de voir la fée électrique disparue, sans doute content du changement des habitudes et d’avoir un aperçu de ce que pouvait être la vie d’autrefois à l’époque des grands-parents. La brave lampe diffusait un halo de lumière très faible, éclairant seulement la table. Fini la radio ! C’était le moment de parler un peu plus, mais nous n’étions guère habitués. La petite flamme, prisonnière dans son tube en verre, oscillait en laissant échapper un mince filet noirâtre qui me faisait sourire quand je voyais le même éclat danser sur les verres des lunettes de ma mère. L’ambiance avait changé, et le silence renforçait le côté mystérieux des coins sombres. Je me rapprochais instinctivement de maman pour me protéger de ces ombres menaçantes d’où pourraient surgir quelques fantômes indésirables.
C’était amusant de prendre une petite bougie posée sur une coupelle pour monter l’escalier et regagner les chambres en chassant les ombres comme par miracle, mais gare aux courants d’air qui jouaient au malin en soufflant la fragile flamme du bougeoir improvisé. Un beau jour, le quincailler du bourg vint livrer un premier équipement ménager qui allait bousculer nos habitudes. C’était une cuisinière à gaz avec son four, et un meuble pour loger la bouteille… Une petite révolution qui écarta les ustensiles ménagers de la cheminée. À quelque temps de là, les parents s’absentèrent pour assister à un mariage dans la famille. Si la journée se passa bien sous la garde des aînés, le soir vint et au moment d’aller dormir une soudaine inquiétude se fit devant la fameuse cuisinière. Un dilemme se posait : devait-on laisser une bouteille de gaz toute seule la nuit, ouverte ou fermée, et comment opérer ? Nous rongeâmes notre frein, sans prendre une décision. La soirée s’éternisa jusqu’au retour des parents vers deux heures du matin, diablement surpris de voir la maison éveillée. La fameuse cuisinière avait troublé nos esprits et les parents, conscients d’avoir manqué à quelques explications, ne pipèrent mot et nous envoyèrent rapidement au lit.
37
Quettehou, Saint-Vigor
38
La grand-messe La vie en Normandie, mœurs et coutumes sociales
La grand-messe allait commencer. La foule des paroissiens avait pris place dans les bancs de Saint-Vigor. C’était plein, aucun endroit disponible, même dans la petite chapelle latérale dédiée à la bienheureuse Placide Viel, une des saintes de l’abbaye de Saint-Sauveur-le-Vicomte, originaire de la paroisse. C’était jour de Pâques, le soleil resplendissait et donnait à travers les vitraux de l’église un flamboyant coloré, illuminant le chœur de l’édifice. Des taches rouges, bleutées, mauves, rosées se posaient comme des papillons sur les bancs et les stalles. Le retable, paré de ses ornements, resplendissait de beauté. On attendait maintenant monsieur le curé. La petite porte latérale s’ouvrit encore sur un retardataire. Lorsqu’on entendit grincer la porte sur ses gonds, le léger brouhaha s’interrompit. Les têtes se tournèrent vers l’arrivant, zieutant l’intrus. Ah, c’est Jojo, toujours lui ! Il devait encore avoir une vache en train de vêler ou un dernier rang de pommes de terre à faire ! Jojo, tout juste arrangé pour la cérémonie pascale, les cheveux poivre et sel encore ébouriffés, s’avança prudemment en scrutant d’un air presque apeuré l’assistance. Pourtant, Jojo est un habitué, un gars connu dans la bourgade. Il traîne derrière lui toute
sa condition de vieux garçon dont il n’arrive pas à se débarrasser. Il souhaiterait vivement trouver une femme même plus âgée que lui, mais voilà, papa et maman sont là, exigeants, rétifs à toutes les filles ne possédant pas quelques vergées de terre au soleil. Sa mère désespère de voir son fils unique sombrer dans un état devenu presque fantaisiste. Par trois fois, Jojo a été officieusement fiancé, puis les promises ont fini par décliner la promesse de mariage. On ne sait pour quelles raisons, mais ce fils de maison trop couvé ne semble pas encore mûr pour le mariage. Les filles de la bourgade ne manquent pas, celles des hameaux, puis celles du bourg. Pour ces dernières, il ne faut pas trop rêver, elles ne sont pas intéressées par la condition paysanne. Tôt ou tard, ces demoiselles partiront vers d’autres cieux, la grande ville, probablement. Dans cette ambiance décourageante, Jojo se désole et s’accroche tant bien que mal à fréquenter la religion en compensation. Chaque dimanche, il se rend à la grand-messe et chante le latin au gré de sa mesure. Il déforme les mots qui prennent parfois une curieuse résonance. Le sacristain (surnommé Jésus) lui jette un regard mauvais, mais Jojo n’en a que faire, car « Jésus » chante encore plus mal que lui ! Les chants en latin vont paraît-il disparaître avec un profond remaniement de la liturgie, le curé en a parlé. 39
Jojo a très mal pris cette orientation, c’est un conservateur, un gars figé pour qui le modernisme veut dire anti-tradition. Jojo a interpellé monsieur le curé sur le sujet, le pressant de revoir sa copie. Bien que l’éminent ecclésiastique soit traditionaliste de goût, l’homme n’aime pas beaucoup les réclamations. Il a envoyé proprement le gars sur les roses ! Le sujet, il le dévoilera d’ici peu, peut-être par bribes pour ne pas bousculer les bons pratiquants. De cet entretien, Jojo garde une certaine amertume, il maugrée parfois en disant que ce ne sera pas le père curé qui le mariera plus tard, mais pour l’instant, il redoute une réaction verbale un dimanche. Les sermons, il connaît ! Le curé s’emballe parfois, et lui n’est pas disposé à être la vedette d’un dimanche de grand-messe.
pierre. Il a sa place parmi les anciens et les maîtres du coin. Le banc intermédiaire est plutôt occupé par les jeunes d’une vingtaine d’années, puis les petits bancs réservés aux enfants jusqu’à la communion solennelle, étroitement surveillés par une vieille demoiselle acariâtre et pilier d’église. Elle ne sourit jamais. Dès qu’un gamin ne suit plus la messe dans son missel, Mlle Berthe s’abat sur lui comme un véritable épervier afin de remettre le fautif à sa place. Jojo sourit à chaque intervention, il sourit en pensant au bonheur qu’il a d’être célibataire ? Ah ! S’il pouvait lui dire deux mots à cette vieille bigote… Ce n’est guère étonnant qu’elle ne se soit pas mariée. Notre vieux garçon a fini par rejoindre son banc juste au moment où la porte de la sacristie s’est ouverte, laissant apparaître le premier enfant de chœur avec sa croix de procession. Jojo prend le temps de saluer son plus proche voisin, maître Gustave Nicollet, un homme de l’ancienne école, propriétaire foncier et ingénieur de formation. C’est un beau vieillard tout blanc avec sa longue barbe fleurie qui lui descend jusqu’à la poitrine. Été comme hiver, maître Nicollet est vêtu d’un long manteau de laine gris foncé fort bien coupé, qui lui assure un certain prestige et une parfaite dignité. Ses grands yeux sont cernés par d’élégantes bésicles cerclées d’or. Il ne quitte pas des yeux son gros missel de messe dont les pages un peu racornies sont marquées à l’office du jour par des images de piété. Dans sa méditation, ne prêtet-il pas attention à des souvenirs qui rappellent certains événements heureux ou malheureux ?
Le vieux chanoine a peut-être de bonnes raisons de rappeler à ses ouailles quelques préceptes de la vie chrétienne, mais son tempérament autoritaire lui dicte de ne pas y aller par quatre chemins. Souvent, il profite des grandes fêtes pour tancer son monde, penché dans sa chaire et montrant de son long doigt noueux les fautifs. Il accompagne ses paroles par de grands gestes vers le ciel et martèle de sa main la rambarde de la chaire. Il met un point d’honneur à prolonger les offices malgré son teint et ses cheveux gris d’homme vieillissant. Il répète qu’il mourra à la tâche dans son église pour servir le bon Dieu. Si monsieur le curé ne lâche rien, sa paroisse l’aime bien. Que n’a-t-il pas fait sitôt la fin de la dernière guerre, à remettre des splendides vitraux au sanctuaire ! De plus, l’homme est un érudit, chercheur de son état, l’archéologie n’a pas de secrets pour lui et lui fait ressusciter des noms de famille et des histoires de la vie locale.
Jojo n’oublie jamais de le saluer, d’ailleurs, il a quelques clos pour lui, c’est un peu son propriétaire et de ce fait il a des devoirs envers maître Nicollet.
Jojo avance à petits pas pour voir si le célébrant est à l’autel, mais non, la voie est libre, il va pouvoir rejoindre sa place favorite sur le troisième en hauteur à droite, juste sous les élégantes colonnettes qui s’élèvent gracieusement pour former une ogive de
De ma place, j’observe ces mimiques qui font partie du décor, créent une ambiance parfois cocasse, au bord d’un certain folklore modulé par les hommes, de ce folklore populaire enraciné au plus profond de chaque être, dépositaire des traditions, gardien
40
d’un génie du peuple. Lorsqu’on vient à la grandmesse, ce n’est pas seulement pour faire acte de présence ou ne pas fauter, mais pour contribuer à donner une portée morale et visible à un mouvement religieux qui rythme la vie des hommes. Il y a encore dans ce monde rassemblé à l’église des notables et des paysans qui se font appeler « maître » et qui forment une caste bien visible. Ce sont souvent des possédants de cette race viking qui marque profondément le tempérament du Nord Cotentin. Race de gens forts, intelligents mais un peu bornés dans leurs sentiments et leurs émotions par le seul attrait de ce qui les pousse, la terre ; leur seule ambition. À l’église, ils gardent cette suprématie pour défier l’autorité du père curé et du bon Dieu. Ces gens-là n’ont pas besoin de chefs ! Dans l’assistance, la population du bas du bourg n’est guère présente, la profession l’empêche de pratiquer. Le commerce ne s’arrête pas le dimanche matin, surtout à la fin de la grand-messe. Il y a toujours quelques emplettes à faire et les hommes pour aller prendre un verre chez Fernand ou la mère Tata. Le clergé a envahi le chœur de l’église avec beaucoup de solennité, chacun prenant sa place dans un ordre parfait. Les enfants, revêtus de la petite soutane rouge et du surplis blanc brodé, sapés comme des dignitaires de l’Église, s’alignent le long des murs latéraux. Le sacristain et son acolyte, nantis de leur lourde chape dorée, prennent place à gauche de l’autel et deux grands enfants de chœur approchant la vingtaine, habillés d’un simple surplis, précèdent le père célébrant, chanoine en titre, coiffé de sa barrette et revêtu d’une chasuble blanche et dorée, couleur de la fête, de la joie et de la résurrection du Christ. Il semble en pleine forme et pense peut-être au sermon épicé qu’il va délivrer comme d’usage. Dans les premiers bancs de la nef, la chorale de jeunes filles s’est levée, prête à entonner les chants pascals. L’orgue émet quelques notes en sourdine. L’enfant de chœur présente le goupillon au curé qui
va descendre l’allée centrale jusqu’au portail pour asperger les fidèles d’eau bénite. La grand-messe est commencée. Dans la nef, les mères de famille sont regroupées avec leurs plus jeunes enfants, les maris sont à leur côté, ils n’ont pas pris place dans le chœur. Ainsi, Isidore Villain de la ferme des Petites Chouettes se trouve là, près de sa bourgeoise, la belle Artémise née Dufour, une femme svelte, bien charpentée, mère d’une ribambelle de marmots qui ne lui ont pas fait perdre son élégance. Isidore est plus simple, ce n’est pas un féru de la religion mais il fait ses pâques par tradition. C’est aussi le seul jour de l’année où il met son habit de noces et se coiffe d’un chapeau melon. Artémise le trouve décalé par rapport à la mode actuelle, mais rien n’y fait, le mari est un têtu qui ne démord jamais de ses idées. Il met un point d’honneur à vouloir assister à la fête pascale. Pour corser un peu plus sa tenue, il a récupéré auprès d’un jeune soldat revenu d’Algérie de superbes cravates décorées de couleurs vives et chatoyantes. Isidore les exhibe en bombant un peu plus le torse, histoire de crâner un peu. À la messe, il reste indifférent, rêvasse le plus souvent, sauf quand le curé élève la voix du haut de son perchoir. S’il se sent visé, Isidore remet son chapeau, se lève, quitte le plus simplement du monde la communauté paroissienne. Il y a encore Jean Lebas de la ferme du Cul de Loup, près du Rivage, un homme plein de bon sens, tout en rondeurs, même quand il parle, il roule les R. Jean n’est pas un vrai Quettehouais, c’est un horsain comme dirait le curé. Il est moitié cultivateur, moitié pêcheur, il ne résiste pas à l’appel du large. L’église lui est égale, mais Thérèse, sa femme, l’oblige à faire son devoir de baptisé. Thérèse est une cancanière qui passe son temps à gober les nouvelles tout en participant activement à la vie sociale. On ne peut la considérer comme une bavarde, c’est plutôt la rumeur qui est bavarde et qui diffuse des informations amplifiées et souvent erronées. Jean trouve qu’elle en fait trop, il ne la voit guère 41
à la maison. Pour ne plus attendre, il se débrouille, part dans ses clos le matin pour faire une bonne journée. Le midi, il prend son casse-croûte au coin d’une haie, par tous les temps et en toute saison. Sur son bateau, c’est un pêcheur redoutable qui connaît parfaitement les bons coins au large de la Hougue jusqu’aux confins de Saint-Marcouf. Dans ces moments privilégiés, Jean Lebas se sent libéré toute contrainte et heureux de traquer dans ses filets le poisson frétillant. Lorsqu’il fait ses pâques, il se met toujours en retrait de l’assemblée, le plus souvent on le trouve assis sur un prie-Dieu dans la chapelle du clocher, non loin de la chaire. De là, il peut saisir quelques bribes du sermon sans avoir à regarder le spectacle du curé agité. Depuis que Thérèse lui a dit qu’il y aurait quelques changements dans la liturgie, Jean se demande comment cela va se passer… Il a toujours un peu de mal à comprendre. Le chant en latin est resté ancré dans sa mémoire depuis sa tendre enfance, mais ce sont plutôt les intonations qu’il entend, incapable de déchiffrer. Le sermon fut comme par tradition une somme de remontrances. Le curé mit fin à son homélie en prononçant tout un langage se terminant par secundum scripturas, ce qui fit réagir le pauvre Jean sommeillant légèrement. - Ah ! Il n’en faut pas plus, voilà le curé qui nous traite de… ces C… d’hommes ! Et sans plus attendre, il prit la petite porte de sortie. Dehors, le soleil brillait généreusement, l’air était pur. Au loin, on apercevait la presqu’île de la Hougue, Tatihou et les Îles Saint-Marcouf, puis l’immense ligne de la côte normande. Jean Lebas était ravi de tant de beauté lumineuse, oubliant déjà le curé, la messe et les gens endimanchés. Juste au moment de se diriger vers la petite chasse qui rejoint le bourg, qu’elle ne fut pas sa surprise d’apercevoir deux retardataires, M. et Mme Dupéron ! Un couple plus que romantique, image du passé-présent. Ces braves 42
cultivateurs ne connaissaient pas l’heure nouvelle, se fiant uniquement au soleil. Ils descendaient de leur superbe traction, facilement reconnaissable à son capot recouvert en permanence de larges fientes de pigeon. On aurait presque cru à un gâteau d’anniversaire sur lequel on aurait versé une crème fouettée s’étalant sur les côtés. Madame était en grande tenue, sa haute silhouette et sa démarche avaient des relents de noblesse ! C’est vrai, Madame était née Marlène de la Picodière. Il n’y avait rien à ajouter ! À l’encoignure d’une rue, le café de Fernand était ouvert avec ses habitués. Le bistrotier, nanti de son grand tablier bleu, se démenait pour servir sa clientèle, l’ambiance était décontractée. La sortie de la grand-messe se fit vers midi, une foule bigarrée commença à s’éparpiller et quelques femmes attendaient leurs gamins près du portail. Les hommes devisaient entre eux, parlant du beau temps, des travaux de printemps et du curé. Un peu plus tard, le bas du bourg était encombré, les femmes entraient dans les commerces pour quelques achats de bouche. Les hommes rejoignaient les cafés pour prendre un petit blanc ou un petit noir bien arrosé. Chez Lucas, le bistrot débordait. Jojo avait retrouvé ses vieilles connaissances, on se tapait amicalement sur les épaules pour exprimer son amitié. Jean Lebas, fidèle à lui-même, était dans un coin avec trois ou quatre copains. Il interpella Jojo : - Viens prendre un coup, ça fait du bien après le jeûne du petit-déjeuner pour aller communier ! Jojo ne se fit pas prier. - Mais dis donc, Jean, qu’est-ce qui t’as pris de foutre le camp en plein office ? - Je n’aime pas que le curé traite les gens de… ces C... d’hommes ! - Mais tu divagues, Jean, fustigea Jojo, le doyen
n’a pas dit cela, tu t’embrouilles ! Tu mélanges tout ! Le père curé nous a fait un petit speech sur la réforme et il a conclu en reprenant un final de prière en latin, secundum scripturas. C’est tout simple ! - Simple pour toi, Jojo, tu es un bon chrétien qui va à la messe tous les dimanches, moi, je suis plus méfiant, entends-tu ? Les gens qui ont trop de baratin vous content des sornettes, et si tu veux
te noyer comme une grenouille dans un bénitier, je n’y vois pas d’inconvénient, mais moi, je n’y suis pas prêt. Sur ce, Jean Lebas écarta sa chaise, salua la compagnie et regagna sa ferme du Cul de Loup.
Quettehou, barque au rivage > Barfleur
43
44
45
Gens du Cotentin et l’appel du large
Au bout de notre Cotentin si beau et tant aimé, on ne saurait oublier l’accent que le horsain sait dénicher, caractérisant les gens d’ici, une intonation de voix qui se transmet sans doute aux nouveaux arrivants souvent fiers de leurs discours ou de leur bagou. Le signe distinctif donne une note colorée et même délicieuse, celle d’un milieu provincial et unique. Cette particularité nous mène à l’identité, ce timbre de voix et une note musicale qui font le charme de la diction. On a le plaisir d’entendre et d’écouter. Nos origines vikings sont devenues bien lointaines, mais elles sont les racines de notre existence. C’est une appartenance à une caste d’hommes audacieux et téméraires, envahisseurs, qui bousculèrent sans égard les indigènes de la Neustrie. De ce lien puissant, nous sommes devenus au fil des générations les dépositaires d’une tradition orale, un peu comme des griots de Rollon, ce chef scandinave pillant un territoire pour fonder la douce et grasse Normandie. Le grand chasseur des mers a-t-il laissé le souffle venu d’ailleurs imprégner nos cœurs d’écume, de grain blanc et de noroît ? Les Normands cotentinais ne sont pas des gens volubiles, leurs mots sont comptés, mesurés, parfois rares. La rapidité est souvent excessive, ce qui ne facilite pas la compréhension. Dans le milieu rural, on serait plutôt du genre taiseux, préférant laisser 46
dire que de s’impliquer. Dans ce genre de relation, on ressent une légère tension faite d’agacement et le dialogue n’est guère plus qu’un placotage. On parle de tout et de rien, la pluie et le vent en font les frais, surtout dans cette presqu’île ventée ouverte aux quatre points cardinaux. La jactance n’a jamais été bien considérée, et la langue bien pendue qualifie le « porte-parole » de superficiel. Nos aînés ont souvent parlé à voix basse, susurrant les mots, évitant de s’exprimer franchement pour garder cette liberté farouche afin de n’être pas dérangé ou mêlé fortuitement à des débats qui ne sont pas les leurs, n’aspirant aucunement à être catalogué dans un coin ou un autre. Ohé, les gars ! Vous partez pour la pêche, une tâche rude et parfois périlleuse. Les hommes rompus au métier de la mer ont un réel entrain à s’activer sur les ponts des chalutiers déjà ronronnants, prêts à partir vers le large. Au bord du quai encore encombré de chaînes et de casiers, les hommes revêtus d’une vareuse et d’une cotte à bretelles imperméables d’un jaune criard pouvaient affronter les embruns en haute mer. Ils s’interpellaient d’une voix stridente qui semblait résonner dans l’air, une intonation chargée d’émotion à retrouver l’immensité silencieuse de l’océan, loin de l’agitation continentale.
Sur les quais, l’ambiance était fébrile dans cette attente du départ. Les femmes et les enfants étaient regroupés, attendant avec une certaine résignation le moment ultime de la séparation d’avec leurs truculents et courageux compagnons. Lorsque les bateaux commençaient à s’écarter du quai, les moteurs montant en puissance faisaient vibrer les entrailles des navires avec ce léger roulis qui entravait la stabilité des hommes, mais ces derniers, habitués au pied marin, semblaient amusés, ivres de partir une nouvelle fois vers l’aventure. Les bras
Quettehou, le rivage et la Hougue
levés étaient le dernier signe lancé à la foule de badauds et les mômes, se rapprochant de leurs mères, semblaient se protéger, se mettre à l’abri d’un hypothétique retour. Les mouettes tournoyaient au-dessus du port dans un ciel gris perlé. Au large, Tatihou semblait flotter ou s’admirer dans l’eau calme et turquoise. L’appel du large était irrésistible, et derrière l’île aux mouettes d’Islet, une légère brume commençait à monter, brisant la ligne parfaite de l’horizon. Dans quelques instants, les chalutiers allaient se fondre dans l’horizon, laissant le port orphelin de ses chalutiers.
47
48
Auderville, le sémaphore
La proue du Cotentin comme un mât de beaupré !
La Hague 49
Le prieuré de Vauville
50
Blanc d’écume
C’était un jour de tempête, un jour sombre marqué par un vent d’Ouest furieux à écorner les bœufs. La veille encore, la journée avait été lumineuse malgré la présence de quelques cirrus, ces longs nuages de haute altitude qui ressemblent à de longs cheveux blancs, puis le vent s’était levé subitement, enlevant les dernières feuilles brunes de l’automne. Le matin, à mon lever, je sus que la tempête était là ! D’ailleurs, je n’avais qu’à consulter mon baromètre qui avait fait une descente vertigineuse dans la nuit, frôlant les sept cent trente millibars des tempêtes. Avec prudence, j’ouvris les volets de la maison. Le ciel était chargé d’énormes nuages couleur d’encre et les lampadaires de la rue étaient allumés malgré l’heure avancée. Les arbres dépouillés de leurs feuilles semblaient tristes à pleurer, gémissaient sous les coups du vent. De jeunes branches s’étaient brisées et jonchaient la pelouse gorgée d’eau. Les feuilles mortes s’envolaient, tournoyant dans les bourrasques pour aller plus loin se déposer le long des haies ou des façades des maisons. La pluie tombait en rafales, cinglait le visage. Je ne m’attardais pas pour rentrer, mais ma décision était prise : j’irais voir tout à l’heure la tempête au Cap de la Hague. Avec Séverine, ma fille, et Benoît, mon gendre, grand amoureux de notre presqu’île du Cotentin, nous eûmes à notre arrivée une salve d’honneur donnée gratuitement par le bruit du ressac explosant littéralement à nos pieds. Ce que nous vîmes fut un choc formidable : Goury sous la tempête !
Nous étions obligés de lutter ardemment pour tenir sur nos jambes et avancer vers le front de mer. Sur un petit promontoire et sans aucun abri, nous pûmes regarder l’océan en furie. Ce n’était que de l’écume blanche striée de gris foncé en perpétuel mouvement, tel un dragon crachant sa colère inapaisable. La mer se confondait avec le ciel et la terre, nous avions l’impression d’être au cœur des éléments, luttant pour notre survie dans un naufrage funeste. Au milieu de ce désastre, la haute colonne grise du vieux phare semblait se débattre avec force et fracas en pointant sa lanterne allumée comme un appel de détresse, Au loin, sur l’invisible ligne d’horizon, le raz Blanchard semblait heureux dans son élément, Il donnait toute sa mesure, bouillonnant sans répit comme une immense marmite en surchauffe. L’écume blanche retombait, s’étalait, s’accumulait pour rebondir en repartant à l’assaut. Plus près de nous, sur les rochers et la sortie Rigolet du canot de sauvetage, les pierres étaient couvertes d’un linceul immaculé et transparent qui ondulait parfois, laissant des myriades de papillons aussi légers que vaporeux. Leur vol éphémère ressemblait à une immense note de musique menée au gré du vent. Au cœur de cette dépression, nous avions l’impression d’être intouchables malgré cet affrontement direct, notre entêtement à braver la furie nous semblait sublime ! Grandeur ! Oh ! Noblesse ! Oh ! Beauté intouchable !
51
52
Jobourg d’après Buhot
La Hague, Nez de Jobourg
53
Goury
Un jour, Goury M’offrit Un des plus beaux cadeaux, La nature et l’eau Dans un écrin Pittoresque et divin. Le dieu de la nature N’a fait aucune rature Et la main de l’homme L’a peaufinée, faut voir comme ! Goury, devenu ami. Avec son souffle sauvage Et la mer pas sage, Qui gronde et court Comme un grand chien pressé Qui n’aime guère être caressé.
Goury, port et phare
> Tempête sur Goury >> La roche à Goury
54
Diguleville, chemin
55
56
57
58
59
60
Gélétan ou la lande désolée Sur la lande désolée, Gélétan surgit Tel un monstre engourdi Par le vent mauvais, Les arbres sont rabougris Et ne tiennent plus leur tête Les branches filent au vent Comme la fumée d’une loco Le chemin est désert Il ne sert plus à rien, Les murets s’effritent En marquant les enclos Et les barrières vieillissent Sous leur mousse grisâtre Attendant un troupeau Qui ne vient que rarement. La lande de Gélétan Est le dernier morceau de terre De la presqu’île lumière Que forme le Cotentin.
La Hague, Baie d’Écalgrain
> Goury, Gélétan
61
62
63
La Hague, jour de tempête Dans le petit hameau, Les maisons sont blotties Groupées comme un troupeau de moutons Autour d’un vieux berger. Elles résistent au vent, à la pluie Et semblent parfois pleurer Lorsque l’eau, l’humidité Les pénètrent. Elles prennent un visage gris Et finissent par se confondre avec le paysage. La Hague sauvage n’est pas loin, On entend les rumeurs de la mer, Le cri des mouettes, Le bruit des girouettes qui grincent… Dans les ruelles étroites, Le vent chasse les habitants En laissant un grand vide Comme si toutes les demeures, le pays S’étaient vidés de leurs compagnons.
Tempête sur la Hague
64
65
66
La Rougie du « Sei »
L’eau joue avec la campagne, les haies et les bois sont touffus et la côte s’illumine avec l’ocre de ses dunes.
Le Bocage et la Côte Ouest 67
Doville, l’église du Mont
68
Un spectre sur le mont Texte écrit en hommage à Barbey d’Aurevilly.
Maître Jules Lafouasse de la ferme-manoir de PierreBas est fermier de père en fils, des Du Villiers de La Haye, vieille famille cotentine dont les générations gardent jalousement quelques belles propriétés sur le territoire communal de Doville. Maître Jules, comme dit la contrée, est un homme respecté et fait partie de ces gens pour qui le terroir est un bien précieux. Les hommes, les bêtes, tout ce qui se rattache à la terre est un trésor important que maître Jules n’admet pas d’être désavoué. C’est par respect pour ses propriétaires qu’il cultive et entretient les terres, pour sa famille aussi, qu‘il s’emploie avec Hortense, son épouse, à élever dans la tradition afin que tous ses membres deviennent après lui de fidèles serviteurs de la terre. Maître Jules aime aussi entretenir l’image des événements dramatiques qui se sont déroulés durant la Révolution, il raconte parfois quelques faits qui ont enflammé la région, mais aussi toutes les fameuses histoires liées au brigandage et à la sorcellerie, tout près de chez lui, dans la forêt du mont Étenclin, un massif forestier parmi les plus épais du coin. Le mont de Doville qui lui fait face n’est pas en reste non plus. Pour l’un, c’était la fameuse Charlotte Sidy partant et galopant toute nue sur le dos d’un énorme taureau pour se rendre aux sabbats au plus profond des bois en pleine nuit. À Doville, sur le mont, on voyait pendant
les grandes nuits d’été des flammèches de langue de feu parcourir le haut de la lande désertique. Maintenant que l’ordre semble revenu, que la monarchie est de retour, Jules se sent satisfait, même s’il comprend les événements passés, ceux de la Révolution de l’empereur à qui il vouait une véritable vénération. Avec lui, n’y avait-il pas eu le renouveau lié à l’ordre et à la puissance conquérante de son armée ? Le monde paysan avait pu traverser des années florissantes. Jules n’oublierait jamais la grandeur napoléonienne. À la ferme de Terre-Bas, Maître Jules est secondé par sa solide femme, une fille du cru, formée pour être une vraie patronne de la terre. La famille a grandi rapidement. Pratiquement chaque année, le couple ajoute un petit « drôle ». Les premiers gars sont de taille à mener les travaux de labour, Jules est heureux. Cette année encore, les récoltes ne sont pas mauvaises. Les moissons touchent à leur fin. En cette fin de soirée, après la soupe, le paysan sort de sa maison pour aller respirer l’air de la nuit et tirer quelques bonnes bouffées de sa pipe en merisier. La nuit est belle en cette période de l’année lorsque la mi-août est passée. On sent la douce fraîcheur après la torpeur du jour et le parfum de la moisson 69
engrangée qui ressemble à l’odeur du pain chaud du fournil. On remplit ses yeux de la voûte étoilée et on aperçoit filer les comètes, même si celles-ci traînent derrière elles de mauvais présages. En brave paysan, Jules connaît les étoiles, celle du Berger, bien sûr, mais aussi, les « larmes de saint Laurent » visibles à l’œil nu sous forme de traînées lumineuses. Un vrai feu d’artifice ! En poursuivant sa petite sortie, l’homme passe sous le vieux porche d’entrée pour s’engager dans l’avenue bordée de chênes séculaires, puis il oblique sur la droite pour fouler le champ du pré mouillé. De là, il assiste à un véritable concert de crapauds dont les croassements résonnent dans la nuit profonde. Face à lui, l’ombre du mont se fait pressante. Ce mont secret, solitaire, l’attire. Il se trouve bien petit devant lui, se sent presque gamin de le craindre. Les étoiles brillent, scintillent dans le voile sombre de l’immensité ; il y en a une, un peu à l’écart, plus proche de lui, qui l’intrigue. Cette étoile n’en est pas une, ce serait plutôt un feu sur la lande, du côté de l’église Notre-Dame. La lueur est vive, si vive qu’il décide de grimper là-haut pour en avoir le cœur net. Hâtant ses pas pour retourner à la maison, il interpelle sa femme et ses gars : - Je monte là-haut ! C’est anormal… - Anormal ? Mais tu es fou, réplique Hortense, tu n’as pas vu l’heure qu’il est ? Il est plus de onze heures. Là-haut, il n’y a personne ! À part des « goublins » ! Et les loups, penses-tu aux loups ? - Y a pas de loup ni d’heure qui tiennent, je monte là-haut ! Et d’un geste décidé, maître Jules enfile sa grosse veste de velours côtelé, prend son bâton et s’enfonce dans la nuit. Les garçons sont surpris mais ils lui emboîtent le pas. La chasse des grêlettes qui longe le pré mouillé aborde un peu plus loin un 70
dénivellement important. Le sentier n’est guère pratiqué, les Lafouasse marchent avec précaution et en silence. Parfois, les ronces se prennent à leurs vêtements, étrillent leurs visages. Jules parle tout bas pour préciser qu’arrivés là-haut il ira voir d’abord. - Surtout, restez bien en arrière, les gars, on ne sait jamais ce qui peut se tramer à cette heure dans un endroit isolé ! À mi-pente, au carrefour des Sornettes, le groupe s’arrête. - Toi, Jean, prends à droite avec Tiennot par la passe des Merles, vous arriverez au pied des chênes qui bordent la sacristie et vous m’attendrez, surtout, ne bougez pas ! Moi je continue avec Pierrot par le chemin des Râbusquets, il est à découvert, il faut être prudent. L’ascension devient de plus en plus pénible, mais la marche se prolonge entre les genêts et les ajoncs. Maintenant, la petite lumière vive est bien visible, elle provient de l’église. Que se passe-t-il ? Longeant la petite croix des Pendus, Jules retrouve son aîné impatient, qui lui lance : - Je vais voir au portail en éclaireur ! Et sans plus attendre, il se met à courir comme un lièvre poursuivi par une meute de chiens de chasse. Jules fulmine mais attend. Le silence est impressionnant, les vitraux du sanctuaire brillent de toutes leurs couleurs, quelque chose d’étonnant qui ne peut provenir du petit candélabre du transept. Jean, arrivé au porche d’entrée, retient son souffle. Il se décide à jeter un coup d’œil entre les interstices du portail. Ce qu’il voit lui semble impensable. Devant le petit autel, il distingue une forme humaine lumineuse, d’un tel éclat qu’il ne peut résister à l’aveuglement. Comme un dératé, il rejoint le paternel et ses frères, tapis derrière les genêts. - Qu’as-tu vu ? lui lance Jules.
- Du feu ! Oui, le feu du diable ! Alors, comme poursuivi par la foudre, Jules s’élance vers l’entrée, scrute rapidement par le trou de la serrure l’intérieur du sanctuaire, et ce qu’il voit le laisse sidéré. Un prêtre, vêtu d’une étole lumineuse, lui tourne le dos, il dit la messe et élève entre ses mains le ciboire face au tabernacle et à la statue de la Vierge et l’enfant. - Mais, je ne rêve pas on dirait le curé Terrot, celui qui a été assassiné un 15 août en pleine messe ! Alors il se met à tourner le loquet de l’entrée et entrebâille la lourde porte de la nef. L’église est vide, un froid sépulcral se dégage ; le prêtre est toujours là, face à la Vierge et l’enfant. Marie pleure abondamment, ses larmes coulent sur la tête de son fils et se transforment en larmes de sang. C’est affreux ! Les mains du prêtre, qui portent le calice, ne sont que squelette, puis soudain, l’officiant se retourne comme pour bénir l’assemblée et Jules aperçoit la face horrible d’un crâne. La blancheur aveuglante du surplis l’empêche de résister. Il se sent paralysé.
Jean, Tiennot et Pierrot, paniqués par le cri perçu, déguerpissent du lieu, mais un peu plus loin, pris de remords, ils appellent le paternel sans obtenir de réponse. Avec précaution, les jeunes gars se rapprochent de l’édifice pour constater qu’il n’y a plus personne. À l’aube, ils finissent par apercevoir un homme errer bizarrement sur la lande. Jules, dans un état second, semble avoir perdu toute sa raison. Dès qu’il sent une présence, l’homme est pris d’effroi, il se met à crier puis s’enfonce dans les fourrés. On ne put le retrouver malgré de longues recherches. On ne sait trop ce que devint la grande famille Lafouasse, mais quelque temps après, la belle ferme des Du Villiers de La Haye sombra dans l’abandon. Nul ne s’aventure dans ces lieux tragiques. Là-haut, sur le mont, l’église tomba partiellement en ruine. Les Dovillais, choqués, ne se rendirent plus à l’église Notre-Dame-de-Bon-Secours et élevèrent un peu plus bas, au flanc de la colline, une nouvelle église, tournant le dos au mont pour devenir Doville, le domaine de la vie.
Subitement, un énorme cri s’échappe du revenant, l’église sombre immédiatement dans les ténèbres. Jules Lafouasse tombe terrassé sur le seuil de l’entrée.
71
Saint-Côme-du-Mont, marais
Saint-Côme-du-Mont, marais
72
73
74
Les Écréhous
Portbail, le havre
75
Baubigny, les dunes
Baubigny, vers Sercq
76
77
Saint-Sauveur-le Vicomte, le porche du Quesnay
78
Un lieu aurevillien
Maître Tainnebouy était là, au pied du vieux porche, le dernier vestige du château du Quesnay. Avec sa grosse veste brune en velours côtelé, ses chaussures et ses guêtres en cuir à boutons dorés qui lui serraient les mollets, il semblait appartenir à un autre âge, à une époque révolue, celle des seigneurs de l’Ancien Régime. Il me serrait la main de sa grosse main trapue, presque malhabile, plus habituée à tâter l’épaisseur du gras entre les côtes de ses bœufs qu’à accomplir des gestes amicaux. Il avait fini par racheter, après plusieurs années d’abandon, les murs du Quesnay, encore frémissants de la ténébreuse histoire de Sombreval. Il régnait ici en maître absolu, fier de sa position de propriétaire, fort de sa musculature et de son impétueux caractère. Il se mêlait en lui une puissance singulière, faite de supériorité, d’argent et de notabilité. En devenant le propriétaire du Quesnay, il savait qu’il pourrait rivaliser avec quelques riches fermiers des alentours, étaler au grand jour les vieux murs et les champs qui bordent la route départementale reliant Saint-Sauveur à Bricquebec. L’entrée principale du Quesnay a quelque chose de majestueux, de puissant. Le large porche s’enfonce dans la cour. Il est coiffé d’un fronton triangulaire percé d’un œilde-bœuf où le lierre s’enhardit, s’incruste dans les moindres interstices, courant le long des bandeaux cerclant l’édifice. Maître Tainnebouy tient à garder
cette chevelure naturelle, comme pour mieux garantir le poids du passé. Sous le porche, on pouvait remiser quatre grandes voitures à foin que l’on faisait atteler par deux ou trois percherons, ces chevaux lourds et puissants. Dans cette poignée de main, je ressentais toute la symbolique du milieu rural, cette ampleur démesurée pour marquer un milieu social pour qui la présence était liée au visible, à l’image réelle des pierres, des bâtiments et des champs avec le matériel et les animaux qui les occupaient. Tainnebouy portait son regard au-delà de la route, vers les prairies, jubilant presque à l’excès. Son troupeau de vaches normandes paissait tranquillement. Certaines bêtes étaient couchées et ruminaient, la tête droite, imperturbables. La vache normande, avec sa robe tricolore, évoque la Normandie traditionnelle et éternelle, celle de Guillaume, fière et indépendante, presque rebelle. La terre verdoyante et généreuse ressemble à des parcs parfaitement entretenus. Chaque frondaison apporte la touche nécessaire à la beauté des lieux. En terrien avisé, Maître Tainnebouy préservait les haies pour donner de l’abri aux animaux, surtout sur la façade ouest avec ses vents dominants. Derrière lui, au-delà de la zone d’ombre du porche, s’étale la clarté lumineuse de l’immense cour sablée, 79
encadrée par des bâtiments. La belle façade de la maison de maître aligne un ensemble régulier de portes et de fenêtres qui rappelle la demeure de Jean Sombreval. Avant lui, Le Quesnay abritait un haras royal institué par Louis XIV en Normandie. En suivant maître Tainnebouy, je rêvais de voir apparaître la belle Calixte derrière les rideaux des pièces du premier étage, un peu comme si son âme était restée prisonnière de ce lieu sombrevalien, funeste par les destins de ses habitants, et de Néel de Néhou, déchiré par l’amour ambivalent de deux femmes, Bernardine de Lieusaint et Calixte, la fille de Jean Gourges, dit Sombreval. Le porche garde encore la trace du passage mouvementé et fougueux de l’équipage de Néel de Néhou surgissant du chemin venant de la lande, entrant dans la cour dans le paroxysme d’une rage destinée à éblouir la femme de ses rêves. Le gazon central a disparu, mais le manège d’impatience des chevaux de Néel continue. J’entends les coups sourds des sabots des juments piaffant dans les stalles des écuries jouxtant la maison d’habitation. La belle Calixte hante encore la demeure. Elle ne s’échappe plus pour rôder vers les berges de l’étang, aujourd’hui comblé. Dans l’immense salle de la ferme, la beauté du lieu n’a pas d’égal. Le décor est simple, presque dépouillé, solennel. La pièce est à l’image de Calixte, d’une beauté sauvage et frémissante, envoûtante, par le parfum qui s’en dégage, fait de fraîcheur et de senteurs mêlées d’herbes sauvages, ramassées par la Grande Malgaigne, une femme mi-sorcière, miensorcelée, voisine du père de Calixte lorsqu’il était enfant. Maître Tainnebouy, si fier de sa prestance, a perçu mon embarras. Un trouble emmené par l’émotion et la perplexité soudaine provoquée par les lectures trop assidues des romans de Barbey d’Aurevilly. L’hôte n’aurait guère apprécié le pouvoir ambigu et démoniaque de la Grande Malgaigne, celle qui ne pouvait s’enticher d’un basset court sur pattes et suffisamment à sa hauteur pour être capable de la mesurer. 80
Son épouse a tout de la femme aimante, presque effacée. Elle appartient à ce milieu rural bourgeois qui lui a remis une dot suffisamment conséquente pour se détacher de la condition moyenne de la population environnante. La maîtresse du lieu reste distante, laisse parler son époux. La maison est son territoire. Elle éprouve rarement le besoin d’accompagner Tainnebouy au bourg du chef-lieu, ou encore à Cherbourg. La ville est trop active, bruyante, trop lointaine de ses sentiments. Elle n’apprécie guère la mouvance créée par l’activité moderne du commerce et de l’industrie. Le cadre de sa maison lui apporte une noblesse de cœur et sa présence contribue à perpétuer l’image surannée d’une époque, celle de Barbey d’Aurevilly et de ses héros. Son mari a parfois l’œil coquin lorsqu’il porte son regard sur la légère échancrure de son corsage, laissant apparaître un coin de peau d’une couleur rose pomme, lançant des reflets étincelants comme peuvent le faire les vergers au printemps Malgré sa réserve naturelle qui la rend indolente, elle voue tout son attachement à l’homme qu’elle aime, en dépit de son côté campagnard un peu lourdaud. Mme Tainnebouy porte à son cou une belle chaîne en or à laquelle pend une croix Jeannette qui lui vient de sa famille. Ce bijou normand était déjà mentionné dans un contrat de mariage d’une aïeule au xixe siècle. Cette croix est presque un symbole, d’abord pour sa fidélité à la religion chrétienne, mais aussi pour Calixte qui en portait une en stigmate sur le front, et qu’elle cachait sous un large bandeau incarnat, pour expier la faute de son père défroqué. Si Le Quesnay avait été le lieu de drames, la maîtresse de la maison ne pouvait se détacher de la pensée de cette jeune femme fragile et tourmentée. Le bijou peut faire oublier l’écrin, tout comme le regard de l’écrin peut brouiller le bijou. Maître Tainnebouy aime à voir la gent féminine arborer de belles toilettes. Il conçoit cet usage comme nécessaire pour apporter une pigmentation particulière à la grâce féminine. Il ne peut s’empêcher d’être attiré.
Sa femme représente le symbole de la tenue, de l’ordre parfait dans l’échiquier du ménage paysan. J’ai quitté Le Quesnay à l’heure où le soleil se rapproche de l’horizon. Le temps est devenu chagrin. Une humidité poisseuse enlace les hautes futées des alentours, posant un léger linceul d’argent sur le paysage. La forêt domaniale n’est pas loin, elle projette une ombre enveloppante, marquant une frontière avec le lointain. Les oiseaux se sont tus. Le domaine de la nuit va peu à peu prendre ses quartiers. Sur ma droite, en direction de SaintSauveur, sitôt les bâtiments quittés, apparaît une large prairie recouverte d’une herbe jaunie, presque rachitique, qui semble se nourrir d’un sol aride ; c’est l’emplacement de l’étang. Les pierres blanches du vieux château ont servi à combler l’immense pièce d’eau dormante, partant du fond des bois et venant lécher le bas de la route. Il faut donc oublier les fameux bouquets de saules mouillés et entourés par les crêpes blancs d’un brouillard éternel. Oublier aussi cette prairie devenue la tombe de Sombreval. Barbey a voulu laisser ici les os de cet homme emporté par la folie en se noyant avec sa fille morte. Le diable l’a tiré par les pieds pour l’enfoncer dans la zone la plus vaseuse et profonde de l’étang. Calixte fut retirée de l’abîme par Néel, pour être à nouveau déposée dans le cercueil profané au cimetière de Néhou. Dans le rétroviseur de la voiture, Le Quesnay s’éloigne. Il semble rentrer dans la solitude et forme maintenant une ombre fantomatique étalant ses longs bras autour des trois chemins qui l’entourent. Vers le nord, la route plonge soudainement dans le creux d’un vallon, aspirée, comme pour mieux se perdre. À l’opposé, en direction du vieux bourg de SaintSauveur, le paysage change subitement. Sur ma gauche apparaît la lande bleue de Rauville, prise elle aussi dans les filaments de la brume. Elle se déroule avec grâce, différente de l’image désolée que l’on confère bien souvent à ces espaces éloignés et solitaires. Les landes sont presque nécessaires
pour qui veut rêver. La vie a encore besoin de ces instants… Si le soleil brillait, on pourrait admirer la luminosité du jaune des genêts qui courent entre les roches ocre. Plus loin encore, c’est un rideau d’arbres recroquevillés, marquant une perspective agréable à la vue. Les arbres sont à l’image de cavaliers courant au triple galop au sommet d’une colline. Je ne suis pas loin de penser à la folle chevauchée solitaire de l’abbé de La Croix-Jugan, filant, toutes brides abattues, sur la grande lande de Lessay pour rejoindre la comtesse Jacqueline de Ferjol… Le cavalier est revêtu d’une large tunique noire battant au vent, d’un noir profond de la même veine que la robe de sa jument et du noir de la nuit qui m’entoure soudainement sur le chemin du retour. Les réverbères du bourg de Saint-Sauveur diffusent une lumière orangée dans laquelle l’ombre imposante du vieux château vient se dessiner. J’ai fait un petit écart pour traverser l’ancienne place du fruitier et jeter un coup d’œil sur le charmant hôtel particulier du chevalier de Montressel, grand-oncle de Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly, là où l’écrivain naquit un jour d’hiver sombre et glacé, le jour des soupirs et des larmes, un soir de Toussaint 1808. La maison natale est toujours là, bien entretenue, une partie de la façade a été transformée pour faire place à une pharmacie. La petite place dégage un charme très romantique. Barbey serait heureux, même si Valognes lui était plus intime. Je ne m’arrêterai pas au Rideau cramoisi, une enseigne d’auberge rappelant le titre d’un passage des Diaboliques. Barbey n’a pas dû y manger ! Qui sait ? À Valognes, le Louvre garde encore ce souvenir. La salle du restaurant conserve le décor et la splendide rue des Religieuses qui reste indélébilement marquée par le « Walter Scott normand », l’ensorcelé du Cotentin.
81
Saint-Pierre-d’Arthéglise, chasse
82
Il n’y a pas de création sans passion.
83
Tableaux Autoportrait, 2011 Pastel de 30 x 25 cm, p. 2
Auderville, le sémaphore, 2017 Acrylique, 40 x 40 cm, p. 48
Cherbourg, le marché aux fleurs, 2019 Huile, 50 x 40 cm, p. 4
Le prieuré de Vauville, 2020 Acrylique, 16 x 25 cm, p. 50
Valognes, Hôtel Chantore, 2007 Acrylique, 50 x 70 cm, p. 6 Valognes, ruines d’Alleaume, 2000 Collage, 22 x 28 cm, p. 9 Valognes, musée du cidre, 2009 Acrylique, 110 x 90 cm, p. 11 Valognes, Broc-House, 2000 Acrylique, 30 x 40 cm, p. 12 Valognes, la chasse côté l’Anglade, 2019 Huile, 50 x 60 cm, p. 17 Quettehou, Pommiers en fleurs, 2004 Acrylique, 115 x 60 cm, p. 20 Quettehou, anse le Cul du Loup, 2015 Huile, 38 x 46 cm, p. 22 et 4e de couv. Réville, Manoir le Houguet, 2021 Acrylique, 13 x 18 cm, p. 25 Morsalines, le rivage, 2020 Huile, 38 x 46 cm, p. 26 Quettehou, Cul du Loup, 2020 Huile, 38 x 46 cm, p. 27 Saint-Vaast, le port et Tatihou, 2021 Gouache, 50 x 65 cm, p. 28 Le fort de Tatihou, 2004 Acrylique, 35 x 40 cm, p. 30 Le Vast, les rues, 2013 Acrylique, 80 x 80 cm, p. 31 Le Vast, les pavillons, 2017 Huile, 50 x 80 cm, p. 32 Quettehou, le porche de Thybosville, 2021 Collage, 15 x 22 cm, p. 34 Quettehou, église Saint-Vigor, 2021 Collage, 13,6 x 21 cm, p. 38 Quettehou, barque au rivage, 2018 Pastel, 28 x 35 cm, p. 43 Barfleur, 2021 Pastel, 40 x 60 cm, p. 44 Quettehou, le rivage et la Hougue, 2018 Huile, 40 x 50 cm, p. 47
84
La Hague, Nez de Jobourg, 2017 Pastel, 30 x 40 cm, p. 52 Jobourg d’après Buhot, 2010 Aquarelle, 13,5 x 20 cm, p. 53 Goury, port et phare, 2020 Pastel, 29 x 23 cm, p. 54 Diguleville, chemin, 2003 Huile, 45 x 50 cm, p. 55 Tempête sur Goury, 2017 Gouache, 26 x 54 cm, couv. et p. 56 La roche à Goury, 2017 Gouache, 26 x 54 cm, p. 58 La Hague, Baie d’Écalgrain, 2010 Pastel, 23 x 30 cm, p. 60 Goury, Gélétan, 2017 Gouache, 26 x 54 cm, p. 62 Tempête sur la Hague, 2015 Huile, 60 x 90 cm, p. 64 La Rougie du « Sei », 2020 Huile, 30 x 40 cm, p. 66 Doville, l’église du Mont, 2010 Encre, 15 x 20 cm, p. 68 Saint-Côme-du-Mont, marais, 2015 Pastel, 28 x 40 cm, p. 72 Saint-Côme-du-Mont, marais, 2015 Pastel, 28 x 40 cm, p. 73 Portbail, le havre, 2020 Huile, 60 x 80 cm, p. 74 Les Écréhous, 2017 Pastel, 28 x 39 cm, p. 75 Baubigny, les dunes, 2021 Acrylique, 19,5 x 26,5 cm, p. 76 Baubigny, vers Sercq, 2021 Acrylique, 50 x 70 cm, p. 77 Saint-Sauveur-le Vicomte, le porche du Quesnay, 2008 Dessin à l’encre, 15 x 23 cm, p. 78 Saint-Pierre-d’Arthéglise, chasse, 2016 Pastel, 22 x 30 cm, p. 82
Écrits
Remerciements
Alauna, l’antique, 2006 Poème Acrostiche en alexandrin atelier d’écriture de Valognes Sentiers de vie à l’occasion du Salon du livre de Valognes, p. 8
Mes vifs remerciements à Anne-Marie, mon épouse qui a contribué à développer mon goût pour l’expression artistique et poétique en mettant en place des ateliers de peinture et d‘écriture, à Séverine et Benoît Eliot, mes enfants qui m’ont vivement encouragé à faire un pas de plus dans la connaissance de mon travail avec le grand public et à ma fille Bénédicte pour son attention mise à la relecture.
Wallonia, 2006 Poème, p. 10 Et si Valognes était encore une ville aristocratique ? 2011 Récit, p. 13 Plaisirs d’automne au Cotentin, 2019 Récit, p. 18
Contact : mouchel.noma@orange.fr
Portrait ou Ma terre natale et celle de mes aïeux, 2013 Récit, atelier d’écriture de Valognes Sentiers de vie, p. 23 Ici, je vois la mer, 2004 Poème, p. 30 Le Vast, 2019 Poème, p. 31 Chez moi ou le temps d’autrefois, 2021 Récit, p. 35 La grand-messe La vie en Normandie, mœurs et coutumes sociales, 2021 Nouvelle, p. 39 Gens du Cotentin et l’appel du large, 2018 Récit, p. 46 Blanc d’écume, 2012 Récit, p. 51 Goury, 2014 Poème, p. 54 Gélétan ou la lande désolée, 2015 Poème, p. 61 La Hague, jour de tempête, 2015 Poème, p. 64 Un spectre sur le mont, 2014 Entre conte et légende, hommage à Barbey d’Aurevilly, p. 69 Un lieu aurevillien, 2008 Récit, atelier d’écriture de Valognes Sentiers de vie pour marquer le bicentenaire de la naissance de Jules Barbey d’Aurevilly, p. 79
Conception, design graphique, photogravure : Benoît et Séverine Eliot Octopus • Oissel-sur-Seine • Baubigny Relecture : Anaïs Pournin, Bénédicte Legoupil © Noël Mouchel © Éditions Octopus, juin 2022 ISBN : 978-2-900314-34-0 Imprimé en Union européenne
Balade Cotentinaise Noël Mouchel Je suis amoureux de la nature et de mon pays natal du Cotentin, ce beau coin normand semblant éperonner la Manche de sa façade nordique. Des paysages insoupçonnés pour ceux qui n’ont jamais posé les pieds sur cette terre généreuse. Quand on aime son Cotentin, on l’exprime d’une manière plus intime, en dépassant la parole, en y mettant une certaine passion, à travers la littérature, le dessin, la peinture, la photographie. Je suis ébloui par la beauté de la nature et le savoir-faire des hommes qui l’ont façonnée. Je peins avec le cœur comme un rêveur pour enchanter un peu plus l’âme qui est en nous. Cette balade cotentinaise est une promenade singulière pour faire découvrir et apprécier notre presqu’île de lumière.
20 €
OCTOPUS éditions