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Mehdi-Georges Lahlou Et si rien ne prend racine dans cette oasis… présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen et au Musée des Antiquités de Rouen au travers du regard de Florence Calame-Levert
Mehdi-Georges Lahlou, plasticien franco-marocain, a été artiste associé au Centre dramatique national de Normandie-Rouen en 2017 et 2018. C’est ainsi que le Musée des Beaux-Arts et le Musée des Antiquités l’ont invité à présenter ses pièces au sein de leurs parcours permanents. L’univers de Mehdi-Georges Lahlou s’apparente à une oasis. Il est le lieu, tous azimuts, de mille et une coïncidences : celle d’imaginaires aux horizons multiples, de codes et références culturelles mêlés. L’artiste s’applique à détourner sujets, techniques et matériaux bien identifiés au sein de nos héritages culturels. La série It’s more sexy ou Vierge à l’enfant est emblématique de cette démarche qui consiste à détourner les références pour générer de l’ambigu, approfondir la surface des évidences, mettre en branle toute une mécanique de questionnements. Des représentations de Vierges à l’Enfant, sujet majeur s’il en est de l’art européen jusqu’au XIXe siècle, sont ici rendues presqu’invisibles par la superposition d’un motif de moucharabieh, cet écran en bois ouvragé de l’architecture traditionnelle arabe. À la Vierge, qui se voit tant et plus, répondent les ombres situées à l’arrière des moucharabiehs, lesquelles ne sont perceptibles qu’en se dérobant à la vue. À l’omniprésence de la figure, à la culture de l’incarnation, vient se superposer l’interdit de la représentation. Au dogme de l’Immaculée Conception réplique, farceur, le fantasme de la femme orientale. Le voile de la Vierge questionne cet autre voile qui fait tant débat aujourd’hui.
Le titre même de l’œuvre, bilingue et en diptyque, invite lui aussi à la relativité et ouvre le champ des possibles. Qu’est-ce qui est « plus sexy »? Cacher ou montrer ? Ou bien les deux à la fois ? Imaginer l’invisible ? Se soumettre à l’interdit ? « It’s more sexy ». Avec les mots de l’Anglais, un retour sur une histoire de l’impérialisme – d’autant plus longue sans doute que le mot « sexy » occupe en réalité un angle mort de la traduction – et sur celle d’une offre toujours grandissante et d’un désir qui croît avec elle. Pour autant, un mot aux accents désormais un peu surannés et dont la valeur performative est en voie d’être lessivée, des mots usés jusqu’à la corde de désirs inassouvis, un signifiant désincarné, une coquille creuse. Profusion d’images ou d’interdit ; frustration intrinsèque à tout désir, quel qu’il soit. Mehdi-Georges Lahlou crée des images hybrides faites de signes, de matériaux et de styles issus d’une pluralité de contextes culturels. Ces éléments, clairement identifiés comme porteurs de sens auprès de femmes et d’hommes d’horizons diversifiés, sont néanmoins lourds de significations, connotations et valeurs qui sont tout sauf unanimement partagées. Leur force dans notre monde est à la mesure de leur caractère équivoque : l’artiste nous en fait la démonstration. Combinant des éléments des cultures dont il est issu, l’artiste crée des chimères douées du pouvoir de nous faire lever le voile sur ce que nous sommes, sur ce que nous voyons, sur la place de l’imaginaire dans cette perception, sur notre rapport au monde et aux autres.
Mehdi-Georges Lahlou It’s more sexy ou Vierge à l’enfant 2010-2014 C-Print 40 x 30 cm Courtesy Galerie Roubouan Moussion et de l’artiste
La pièce intitulée Les Talons d’Abraham, pour la réalisation de laquelle Mehdi-Georges Lahlou, chaussé d’escarpins à talons aiguilles, a imprimé la marque de ses pas dans une couche de cannelle, joue elle aussi sur l’association dialogique des contraires et la mise en mouvement d’interactions en cascade. À la pierre portant la marque du talon d’Abraham et sur laquelle est construite la Kaaba, lieu le plus sacré de l’Islam à La Mecque et où affluent chaque année des millions de pèlerins, répondent l’éphémère, la pulvérulence d’une trace à la fois sacrilège et triviale. Au pied nu d’Abraham, patriarche commun aux trois monothéismes, fait écho l’artificialité du soulier à talon haut, accessoire de séduction s’il en est. À la séparation des hommes et des femmes dans l’Islam radical tel qu’il régente la société en Arabie saoudite, l’artiste répond en utilisant l’escarpin comme véhicule transgenre. Dans Tawb, ce qui semble à première vue être un précieux fragment archéologique se révèle être en réalité constitué de semoule de couscous. La graine, matière éphémère et banale, constitue dans le même temps une substance nourricière, substantielle, régénératrice. Pierre angulaire d’une culture, la semoule de blé à la fois fragile et éternelle, nous rappelle le Croissant fertile, la naissance de l’agriculture et la sédentarisation ; elle nous dit aussi, de fait, l’essence de la ruine. La pièce de Medhi Georges Lahlou nous renvoie ainsi – avec humour tout autant que gravement – à une histoire universelle commune.