#LA La revue d’art contemporain des musées de la Métropole Rouen Normandie
Sous la direction de Joanne Snrech, Florence Calame-Levert et Sylvain Amic
RONDE
MMXX – MMXXI
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Chère Madame, Cher Monsieur,
La Ronde, rendez-vous annuel pour l’art contemporain dans les musées, revient du 11 juin au 20 septembre 2021 pour une 5e édition pleine de nouveautés ! En cinq ans à peine, La Ronde est devenue le rendez-vous incontournable des arts contemporains sur le territoire de la Métropole Rouen Normandie. Vitrine du dynamisme de nos musées et de leur capacité à sans cesse se réinventer, miroir aussi de la créativité des acteurs locaux et de la belle curiosité d’un public diversifié, La Ronde rayonne désormais bien au-delà de nos frontières métropolitaines. Née en 2017 dans le giron de la toute nouvelle Réunion des Musées Métropolitains (RMM), La Ronde a une vocation joyeuse : ouvrir grand nos portes, nos yeux et nos oreilles, nous emporter dans le flux des propositions artistiques - d’une institution à l’autre -, sans autre boussole que celle de la curiosité, du plaisir vivifiant de la découverte ! La Ronde fédère un réseau de professionnels engagés qui ne cesse de croître au fil des années, qu’ils soient implantés dans le voisinage immédiat (Frac Normandie-Rouen, Le Shed, Centre photographique de Rouen Normandie, Hangar 107, Centre d’art contemporain de la Matmut…), ou à Paris et au-delà de nos frontières nationales. La Ronde, c’est aussi l’éclectisme des propositions artistiques (vidéo, volume, peinture, performance…) avec de plus en plus d’acteurs engagés dans l’exploration des limites disciplinaires. C’est le cas cette année, notamment avec l’artiste rouennaise Julie Tocqueville, le Belge Patrick Carpentier ou bien encore le Japonais Keita Mori. La Ronde, c’est aussi de grandes voix féminines du monde de l’art avec ces dernières années Esther Ferrer, Valérie Belin, Rina Banerjee, Ann Veronika Janssens, et bien d’autres… La Ronde, c’est encore de jeunes artistes de la scène émergente tel que Simon Boudvin, présenté en 2018, et aujourd’hui pensionnaire à la prestigieuse Villa Médicis à Rome. Nous sommes fiers de vous présenter ce rendez-vous annuel, après de si longs mois de fermeture. La Métropole Rouen Normandie met tout en œuvre pour vous préparer un été culturel, sous le signe des jours heureux retrouvés ! Chaleureusement à vous,
Nicolas MAYER-ROSSIGNOL Président de la Métropole Rouen Normandie Laurence RENOU Vice-Présidente de la Métropole Rouen Normandie en charge de la Culture
LA RONDE #6 11 JUIN 20 SEPTEMBRE MMXXI Ce qu’il reste de l’art À la fin de sa vie, Goethe revient sur son Faust pour lui ajouter un long développement où sont convoqués à la fois l’écho de la mythologie grecque et celui des temps modernes. C’est ainsi que dans ce grand poème situé en plein gothique tardif apparaît l’antique Hélène, celle dont le rapt fut la cause de la guerre de Troie. Parmi les manuscrits de l’acte III, « l’acte d’Hélène », figure au verso d’un feuillet un poème énigmatique, Der Bräutigam (Le marié), probablement écrit vers 1824. Dans ce court texte de quatre quatrains, Goethe semble raviver le souvenir d’un amour de jeunesse, celui d’Anna Elisabeth (Lili) Schönemann, avec qui il fut engagé quelques semaines avant de devoir rompre ses fiançailles, cédant aux pressions familiales. Comme régénéré par l’évocation de la beauté d’Hélène, Goethe, après avoir évoqué les tourments et les transports de cet amour perdu, conclut sur un vers méditatif : « Wie es auch sei, das Leben, es ist gut. » Cette formule ramassée, que l’on peut traduire par « Quoi que ce soit, la vie, elle est bonne », ou encore « Quelle que soit la vie, vivre est bon », vient à l’esprit alors qu’est mis sous presse ce cinquième volume de La Ronde, et qu’à travers la noirceur de ces temps dramatiques apparaît la possibilité d’un rétablissement des fonctions vitales du pays. Dans la distance du regard rétrospectif de Goethe, qui n’ignore rien des drames traversés, quelque chose d’apaisé vient poser, sur le spectacle de la vie, un baume. Comme celui des oiseaux migrateurs, le retour des artistes est l’indice d’un imperceptible changement, une annonce des jours meilleurs. Publié en 1829, le poème de Goethe est resté longtemps ignoré avant de connaître au XXe siècle de nombreuses exégèses. Dès 1878, Nietzsche en reprend le dernier vers dans son ouvrage Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres : la fiancée perdue de Goethe devient pour le philosophe la métaphore de la fonction religieuse ou métaphysique dont l’art, à ses yeux, est désormais dépouillé. Quelle place reste-t-il à l’art, s’interroge-t-il alors ? « Avant tout, il a enseigné, des millénaires durant, à considérer la vie sous toutes ses formes avec intérêt et avec plaisir et à pousser notre sentiment jusqu’au point où nous finissons par nous écrier : Quoi que ce soit, la vie, elle est bonne. » L’art donc aura permis à Goethe de surmonter la perte de ce premier - et dernier - amour, et de continuer à vivre. De même, La Ronde, qui fait entrer l’art et les artistes d’aujourd’hui dans les musées, nous invite à y ramener la vie et dissiper les ténèbres où nous étions plongés. Ce qu’il reste de l’art, c’est beaucoup.
Sylvain AMIC Conservateur en chef Directeur de la Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie Le 9 mai 2021
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Mehdi-Georges Lahlou It’s more sexy ou Vierge à l’enfant 2010-2014 C-Print 40 x 30 cm Courtesy Galerie Rabouan Moussion et de l’artiste
SOMMAIRE
Pusha Petrov Bobine d’Ariane 2019
Jean-Baptiste Bernadet Untitled (Fugue 2016-12) 2016 © Jean-Baptiste Bernadet, ADAGP, Paris, 2021
Lynette Yiadom-Boakye Uncle of the Garden 2014
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MMXXI
MMXX
SO BRITISH
6 Patrick Carpentier 10 Jonathan Loppin 14 Keita Mori 18 Julie Tocqueville 22 Studio Marlot & Chopard 26 Kokou Ferdinand Makouvia 30 Mehryl Levisse 34 Keen Souhlal 38 Pusha Petrov 44 Charlotte Salvanès 48 Aurélien David 52 Mongo Béti à Rouen 56 John Akomfrah 60 Ndary Lô 64 Malala Andrialavidrazana 70 Judit Reigl
76 Simon Hantaï 82 Claire Tabouret 86 Jean-Baptiste Bernadet 90 Almine Rech 92 Claudie Baudry 94 Philippe Favier 96 Faire Fer 100 Mehdi-Georges Lahlou
106 Lynette Yiadom-Boakye 108 Gilbert & George 110 Damien Hirst 112 Paul Fryer 114 Toby Ziegler 116 David Nash 118 Jonathan Wateridge 120 Keith Tyson 122 Nigel Cooke 124 Thomas Houseago
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Patrick Carpentier La couleur seule présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen au travers du regard de Benoît Dusart
Les écrits, films, sculptures, installations et images de Patrick Carpentier sont autant d’essais de captures du temps, d’états ou de lieux. Sous ses aspects systématiquement épurés, le travail s’inscrit dans une poétique du creux, du pli et des interstices. La forme révèle ici l’absence ou le manque ; le silence et les vides concourent à la densité conceptuelle d’un propos qui, de l’anecdote à la grande histoire, dialectise la pensée aux formes. Son intervention dans le Musée des Beaux-Arts de Rouen s’inscrit dans une tradition qui, de Michel François à Steve Mc Queen, de Lawrence Weiner à Félix Gonzalez Torres (pour ne citer que ceux qui me viennent directement à l’esprit) attribue au spectateur la possibilité d’une prise en charge de leurs travaux. Par « prise en charge », j’entends la façon très pratique de répondre à l’invitation d’emporter avec soi une production qui ne s’activera réellement qu’à l’occasion de ses reconfigurations hors les murs. Il serait utopique de suivre chaque chemin pris, mais on peut s’amuser à imaginer le destin de chacune de ces images : écornées sur le trajet de retour, animant un espace de travail, exposées dans une cuisine, une chambre ou un salon, collées, punaisées, encadrées… rangées et parfois jetées. L’œuvre n’est pas une somme d’impressions mais un réseau d’usages et de réappropriations, irréductibles aux intentions de l’artiste. Les affiches réalisées pour ce projet, ainsi que la couverture de la revue,
sont constituées chacune d’un détail d’un tableau faisant partie de la collection du musée. Morceaux choisis à rebours d’une identification évidente des artistes et d’une mise en valeur des aspects les plus communément admis comme virtuoses. Recadrées et privées de leurs couleurs, ces images lorgnent vers l’abstraction et s’appréhendent telle une surface concrète, rythmée par les dégradés de gris et le pur tracé des formes. La présence très forte des bandes colorées tient à la fois d’un appât et d’une coupure, d’un assemblage disjonctif et arbitraire qui, littéralement, trouble et déroute. Autant de mises à distance jouant sur l’illusion et la fabrique des représentations. Par ces interventions, l’artiste invite à voir – de façon oblique mais radicale – la matière même de la peinture : une pure surface qui en appelle à toutes les projections subjectives : histoire et passion, lumière et profondeur… Plus qu’un détournement ou une recomposition picturale, ces affiches nous exposent, ne dévoilant rien d’autres que les liens qui nous unissent aux images, à l’engagement qu’elles appellent, à ce mystère qui, en deçà ou de delà de l’artifice, résiste à la raison. Patrick Carpentier - www.patrickcarpentier.be Graphisme, Isabel Debry, trois barres point www.troisbarres.com Avec le soutien de Wallonie-Bruxelles International et de la Fédération Wallonie-Bruxelles
Patrick Carpentier La couleur seule 2021 Impressions couleur sur papier offset 84,1 cm x 59,4 D’après Gerard David, La Vierge entre les vierges, 1509, Rouen, Musée des Beaux-Arts Inv. MBA TD.1803.4 D’après Eugène Delacroix, Autoportrait, vers 1818, Musée des Beaux-Arts Inv. MBA 1893.3 D’après Élise Bruyère, Fleurs dans une corbeille, 1833, Musée des Beaux-Arts Inv. MBA TD. 1836.1
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Jonathan Loppin Produire l’informe
Direct de l’usine au musée, ou presque
Jonathan Loppin Produire l’informe, débordement et filtration 2019 Installation in-situ, huile et acier sur papier tendu sur châssis, aluminium Dimensions variables Photographie de Yoann Groslambert
présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen au travers du regard de Pauline de Laboulaye
« Ce projet est un cycle, il est amené à comporter plusieurs chapitres. Il s’appuie sur un rythme de travail générant des objets. Ce n’est pas moi, en tant qu’artiste, qui les produis. Par contre, je les provoque et leur attribue un nouveau statut par leur déplacement. Je les “sauve” en quelque sorte. Ces objets sont aujourd’hui des œuvres. Mes œuvres. » Si l’art consiste à sublimer le quotidien, que ce soit pour le rendre supportable, le sauver du mépris ou de l’oubli, l’élever à un statut anoblissant pour ceux qui en vivent, lui donner un sens métaphorique ou expressif, (qui sait ?), si c’est le rôle de l’art, on peut dire que Marcel Duchamp a réussi son coup. Plus besoin de passer par des opérations complexes de peinture ou de sculpture, il suffit de prélever les objets directement là où ils se trouvent et de les installer dans le musée. Car le musée, comme la galerie ou le centre d’art, joue le rôle d’une chambre de transformation. C’est le « grand convertisseur » qui « fait de l’art » avec les choses1. Ainsi Duchamp, gloire de Rouen, a dévoilé le musée à lui-même. Il en a fait le sanctuaire qui offre les objets du monde à la contemplation, parfois perplexe, du spectateur, comme l’ossement déposé dans une église devient une relique offerte à la vénération du croyant. L’objet, ainsi « sauvé » par celui qui l’a guetté, repéré, « provoqué » et choisi entre mille autres, se trouve un protecteur dans la personne de l’artiste. Sa signature, même invisible, atteste de la subjectivité de son choix et lui donne force d’intention, voire d’expression ; elle en fait son œuvre. Pourquoi l’informe ? Jonathan Loppin est un sauveur d’invisible, de non
conforme, de périmé, de ce qui résiste à la machine à former, de ce qui s’échappe du moule, de ce qui coule ailleurs selon ses propres lois de matière pas tout à fait inerte, de ce qui se libère, de ce qui provoque la surprise, l’émerveillement de celui qui sait voir – bref, il offre une rédemption. Lorsqu’il parvient, à la faveur d’une résidence d’artiste organisée par le ministère de la Culture, à pénétrer le mastodonte de l’usine Renault de Cléon, avec ses 5 600 ouvriers en travail continu et son organisation quasi militaire, il est aux aguets. Il observe, il apprend, il apprivoise l’immense machine, ses rythmes et ses hommes. Il repère rapidement les coulures, les petits accidents qui produisent des formes non prévisibles, les instruments déformés qui rappellent l’origine artisanale des gestes. Il tente de les prélever avant leur sortie vers la benne où disparaissent les témoins honteux d’infimes défaillances. Ce sont ces défaillances qui l’intéressent. Débordement provient d’une injection d’aluminium dans les moules de moteur qui n’a pas été arrêtée à temps. Sa coulure au sol, avec ses bulles et ses crasses, produit un bas-relief aléatoire dont la forme s’ouvre à l’imaginaire. Filtration témoigne d’une légère transformation. Le filtre à huile de machine a été découpé sur la chaîne de travail puis tendu sur un châssis. Il se présente sous la forme d’un tableau suspendu au mur, littéralement d’une « huile sur toile ». Avec sa matière à la fois terne et scintillante, chargée d’huile sale et de poussières de métal, elle figure parmi les précieuses autres
Photographie du service communication Renault Cléon
huiles sur toile du musée, comme un ouvrier égaré dans un banquet avec son tablier taché. Et même avec son air de faux Soulages, elle sème le trouble. L’univers de l’usine entre d’un coup sur les cimaises sacralisantes du musée, dans l’espoir d’y recueillir la part de noblesse qui lui revient.
1 • Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, préfacé par Patricia Falguières, Paris, Presses du réel, collection « Lectures maison rouge », 2008.
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Jonathan Loppin Produire l’informe, écumoires, louches, racloirs et crasse 2019 Installation in-situ Dimensions variables Photographie de Marc Domage
Jonathan Loppin Produire l’informe, débordement et filtration 2019 Installation in-situ, huile et acier sur papier tendu sur châssis, aluminium Dimensions variables Photographies de Yoann Groslambert
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Keita Mori Bug report (Corpus) présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen au travers du regard de Julie Ackermann
Ma pratique est née d’un accident. Alors que j’étais encore étudiant en école d’art, je voulais construire une maison en 3D avec des fils mais la structure s’est écroulée. Les formes déployées par cet effondrement m’ont intrigué et je les ai stabilisées en les collant à même le sol. J’ai ensuite développé cette méthode née de l’inattendu afin d’élargir les capacités du dessin en le plaçant au croisement de l’architecture et de la sculpture. Aujourd’hui, je suis un principe d’accumulation, collant des fils sur un papier ou sur un mur à l’aide d’un pistolet à colle. Certains de mes dessins sont capables de rester dans leur état original pendant près de dix ans. D’autres évoluent avec le temps, prennent la poussière, se décollent ou sont tout simplement arrachés après une exposition… Les images rhizomatiques que je conçois évoluent donc plus ou moins et cela rejoint ma volonté de représenter des réalités provisoires. Je ne réalise en fait aucun dessin préparatoire détaillé. J’imagine mes compositions en temps réel, dans une concomitance intime entre les déplacements de mes yeux et ceux de ma main. Mon processus de création a des qualités performatives. Je tisse ma toile comme une araignée, un réseau Internet ou le raisonnement d’une intelligence artificielle.
Mon dessin n’est en réalité que répétition de formes géométriques précaires. Chaque fois que j’ajoute une ligne avec une pointe de colle, je rapporte une fissure ou un bug et les accumule. C’est pour cela que mes œuvres sont toutes nommées Bug report. Les lignes créées par mes fils sont la métaphore des composantes d’une « société » ou d’un « système » plus ou moins fonctionnel. S’ils représentent des flux mondiaux, des hyper-espaces, des non-lieux ou encore l’architecture du néolibéralisme financiarisé ? Tout est possible. Les invisibilités produites par mes dessins en sont les représentations.
Portrait de Keita Mori Photographie de Takashi Sugiura
Il est en tout cas certain que le fait d’habiter à Paris et d’avoir étudié au Japon m’influence. Le voisinage, le contact, la tension, la déformation, l’entrecroisement et la disposition qu’offre une grande ville sont des processus que je digère, organise et réintègre dans les matrices de mes dessins. Œuvre réalisée avec le soutien de la Pola Art Foundation. Ce texte a été publié pour la première fois dans l’ouvrage suivant : Paula Aisemberg et Gaël Cahrbau (éd.), 5 ans du Prix Révélations Emerige, Paris, Les Éditions Particules, 2019, p. 216– 221.
Keita Mori Projet d’implantation pour Bug report (Corpus) 2021 Crayon graphite sur papier imprimé © Keita Mori
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Keita Mori Strings 2017 Vidéo en boucle, 12 minutes Production DrawingLab Paris Courtesy Galerie Catherine Putman, Paris © Keita Mori, ADAGP, Paris, 2021
Keita Mori Bug report (Ritournelle) 2018 Fil de coton et fil de soie, fil métallique sur mur Vue de l’exposition « (MO)TION », Aomori Contemporary Art Center (Japon) Photographie de Masanori Matsuda Courtesy Aomori Contemporary Art Centre
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Julie Tocqueville sur une proposition de Nos Années Sauvages Sic vos non vobis présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen au travers du regard de Julie Crenn
Arracher les rideaux Depuis ses études à l’école des Beaux-Arts de Rouen, Julie Tocqueville observe les paysages de son quotidien avec une grande attention. Elle commence par travailler à partir d’objets dont elle détourne la fonction pour ouvrir les imaginaires. Elle fabrique ainsi un sapin de Noël à partir de coquilles d’huîtres ou habille un arbrisseau de taillures de crayons de couleur. Le déplacement proche du surréalisme génère de nouvelles projections. Très vite, la présence végétale, qu’elle soit naturelle ou artificielle, s’impose dans sa pratique artistique. À Bruxelles, elle sème par exemple des graines dans les fissures des murs, entre les lattes du plancher et dans tous les interstices de l’espace d’exposition (Hémérochorie, 2017). À Rouen, le tronc d’un arbre mort traverse la vitrine d’un centre d’art. L’artiste parle d’une « catastrophe sans effet », d’une situation qui aurait un caractère fortuit ou magique. Progressivement, l’espace d’exposition — son potentiel et son histoire — joue un rôle important dans l’élaboration d’une rencontre sensorielle. Pensées pour des lieux spécifiques, les installations de Julie Tocqueville invitent à la curiosité et à l’expérience. L’artiste dessine et sculpte des éléments souvent praticables. À la manière d’un Étant Donnés de Marcel Duchamp, il nous faut regarder à travers une estrade pour découvrir une vie aquatique (Si on savait les trous on prendrait les loups, 2013), ou encore à travers des percées dans une palissade recouverte d’un poster
d’une forêt tropicale pour y voir une véritable vie végétale (Hors du réel dans un ailleurs, 2017) 1. En ce sens, Julie Tocqueville compose des paysages intérieurs qu’elle adapte à l’échelle des lieux investis. Dans l’abbatiale Saint-Ouen de Rouen, elle présente un paysage factice imprimé sur un rouleau de papier d’architecte mesurant 12 mètres de haut. Après avoir pris plus de 900 photographies des falaises des bords de Seine, elle recompose un paysage fictif, que nos corps, dans le réel, peinent à appréhender dans sa totalité (Falaise, 2018). L’artiste nous engage, au sein de ses décors, à vivre une expérience des faux-semblants, d’un trouble où le faux est créé et où le vrai est simulé. Dans cette cohabitation, elle recherche un écart entre ce qui serait potentiellement construit et/ou naturel, entre le concret et le spéculatif. Dans le cadre de La Ronde MMXXI au Musée des Beaux-Arts de Rouen, Julie Tocqueville réactive une œuvre réalisée pour la Maison des Arts de GrandQuevilly. Intitulée Alpes du Sud (2019), l’œuvre est formée d’une impression grande échelle d’une image d’un paysage montagneux, idéal et paradisiaque. L’artiste la revisite en procédant à ce qu’elle appelle « une réalité augmentée artisanale2 ». Entre les plaques de bois découpées aux formes du paysage sont disposées des plantes (réelles et artificielles) mises en mouvement par un ventilateur. En plus d’une scénographie lumineuse qui sculpte les ombres et les éclaircies, une bande sonore diffuse des chants d’oiseaux et des bruissements
d’eau. Sur le même principe, Julie Tocqueville fouille d’abord le site Internet du musée, elle choisit dans la collection une peinture d’Hippolyte (Victor Valentin) Sebron, intitulée Les Chutes du Niagara en hiver (1857). Sur place, elle est informée que l’œuvre ne sera pas pour le moment réintégrée aux salles d’exposition de la collection. L’œuvre échappe au regard de Julie Tocqueville qui travaille uniquement à partir d’une reproduction. Celle-ci est transposée dans l’espace sous la forme d’une installation sculpturale et sensitive (Sic vos non vobis, 2021) 3. Plan par plan, l’image trouve une dimension physique : neige artificielle, résine, bois, végétaux factices, scénographie lumineuse et le son à peine perceptible des bourdonnements de l’hiver. Par là, l’artiste s’inscrit dans une tradition, celle de la copie. Si elle n’est pas munie d’une feuille de papier ou d’une toile, Julie Tocqueville réalise une copie non pas picturale mais sculpturale de l’œuvre de Sebron. L’image devient sculpture. « Alors, il faut essayer de copier simplement pour se rendre un peu compte de ce qu’on voit. C’est comme si la réalité était continuellement derrière les rideaux qu’on arrache… Il y en a encore
une autre… toujours une autre. »4 La copie, la citation ou l’appropriation de l’œuvre de Sebron permettent dans un premier temps de nous donner à voir une œuvre absente à nos yeux, elle ouvre ensuite une nouvelle réalité, une nouvelle expérience du paysage pensé comme un décor. Inspirée par les dioramas, Julie Tocqueville construit des installations envisagées comme « des tableaux actifs », des petits théâtres voués à la contemplation, à la rêverie et à l’invention de nouveaux récits5. Les œuvres sèment aussi une étrange inquiétude quant au devenir des paysages réels qui, dans un futur trop proche, seront peutêtre réduits à des objets construits, des paysages intérieurs considérés avec nostalgie et fantasme.
1 • Entre 1946 et 1966, Marcel Duchamp élabore dans le secret de son atelier newyorkais une œuvre intitulée Étant donnés : 1°la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage. À travers un trou percé dans une vieille porte en bois, nous sommes invités à observer une étrange scène : le corps d’une femme nue est étendu au sein d’un paysage champêtre. Entre le diorama et chambre optique, Marcel Duchamp construit plan par plan une situation surréaliste.
Recherches autour de l’œuvre Les Chutes du Niagara en hiver d’Hippolyte Victor Valentin Sebron 2020 Photographie de Julie Tocqueville
2 • Les citations de l’artiste sont extraites d’une conversation téléphonique datée du 19 août 2019. 3 • Le titre de l’œuvre de Julie Tocqueville fait référence au plagiat entre artistes dans la seconde moitié du XIXe siècle. En effet, de nombreuses toiles signées Daguerre furent en fait peintes par Hippolyte Sebron. Comme il l’explique dans son mémoire : « Sic su vos non vobis (ainsi vous travaillez et ce n’est pas pour vous), me fut appliqué dans toute sa rigueur. » Daguerre, contre une compensation financière, utilisait les toiles de Sebron. 4 • Alberto Giacometti, Pourquoi je suis sculpteur, Paris, fondation Giacometti, 2016, p. 38. 5 • Coïncidence heureuse, Hippolyte Sebron (1801-1879) était un peintre paysagiste qui a aussi réalisé de nombreux décors et qui a collaboré avec Louis Daguerre à la réalisation de dioramas.
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Vues d’atelier, étapes de réalisation de l’œuvre Sic vos non vobis [Ainsi (vous travaillez) mais non pour vous] 2021 Technique mixte, bois, papier peint, végétaux, ambiance sonore et lumineuse 210 x 260 x 120 cm Photographies de Thomas Cartron
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Studio Marlot & Chopard Chimères présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen au travers du regard d’Ariane Chopard-Guillaumot
L’exposition Chimères présente un ensemble de photographies autour des représentations du vivant, dont la série éponyme inédite, réalisée en 2019. Elle dialogue avec les collections du Musée des Beaux-Arts et celles du Muséum d’Histoire naturelle de Rouen où de nombreuses photographies ont été prises. Les Chimères viennent s’inscrire dans la lignée des séries en noir et blanc réalisées depuis 2006 par le studio Marlot & Chopard. Mêlant des images argentiques et numériques dans des scènes fantastiques à l’aspect nocturne qui peuvent faire penser à autant de dioramas, cet ensemble poursuit les thèmes précédemment abordés avec les séries Black houses, Vitrines et Souvenirs d’Italie. Elle trouve également son origine dans cinq photographies argentiques prises de nuit durant l’hiver 2011 à Paris, représentant des éléments d’architecture agrémentés d’un bestiaire fantastique et de figures inquiétantes dont la Faucheuse qui guette le jeune berger du Monument à Pasteur de Falguière, place de Breteuil et l’une des chimères ailées de Jacquemart qui crache de l’eau à la fontaine Saint-Michel. Ces premières photographies ont donné lieu à l’élaboration d’un ensemble de 22 images entièrement recomposées à partir de prises de vue argentiques et numériques, puisées dans les archives du studio Marlot & Chopard parmi des milliers de photographies prises ces dernières années autour de thématiques récurrentes : l’architecture, le paysage et
la représentation du vivant. Par cette re-construction fantasmagorique des espaces comme de ses occupants, chaque image de la série prend alors un aspect fantastique et devient elle-même, par son caractère hybride, une sorte de chimère photographique. La série des Chimères joue sur la superposition et la juxtaposition de strates temporelles en mettant en scène dans une même image des photographies prises à divers moments. Celles-ci représentent des espaces urbains qui se trouvent recouverts par une nature qui aurait pu se trouver là avant l’urbanisation ou pourrait s’y trouver si ces espaces étaient abandonnés par l’homme, mais aussi des espèces animales, dont certaines éteintes, photographiées dans divers muséums. Mêlant le mort au vivant comme si toutes les époques qui constituent l’histoire d’un lieu se retrouvaient soudainement présentes au même moment dans une seule image, les Chimères opèrent une compression du temps en assemblant passé, présent et futur dans une même vision. Elles nous donnent alors une représentation visuelle de la transformation perpétuelle des espaces et du vivant. Au-delà de la juxtaposition d’espaces et de temporalités, les Chimères mettent en jeu la coexistence de différents degrés de réalités en combinant diverses formes de représentation du réel. Le monde de l’imaginaire et du mythe se mêle alors au vivant pour recréer un microcosme, un petit théâtre dont les objets inanimés reprennent vie. Dans chaque image, la
sculpture d’inspiration religieuse ou mythique côtoie des squelettes de muséum, des animaux empaillés imitant le vivant et des animaux vivants exposés dans des zoos comme des objets, ainsi que différentes formes de représentations humaines à travers la peinture et la sculpture. Par sa mise en scène, chaque image donne vie à un univers recomposé qui vient interroger notre conception de la réalité dans le prisme de ses représentations, mais aussi ce qui fait qu’un lieu trouve son unité dans cet assemblage complexe alliant Histoire, réminiscences, croyances, mythes ou culture, tout ce qui fait sens et qui donne à un lieu son épaisseur, sa cohérence, son identité propre. Pour autant, l’interprétation des images n’est pas figée, chaque Chimère regorge de détails plus ou moins visibles qui viennent incliner le sens de sa lecture dans des directions diverses, nous faisant ainsi emprunter le cheminement d’une logique propre aux rêves. Images rêvées, recomposées, les Chimères nous offrent alors d’étranges dioramas, mais aussi une réflexion sur nos perceptions de la réalité, du temps, de la vie et de la mort.
Studio Marlot & Chopard Chimères (Port Royal) 2011 Photographie noir & blanc 76 x 100 cm © Studio Marlot & Chopard, ADAGP, Paris 2021
Studio Marlot & Chopard Chimères 2019 Photographie noir & blanc 50 x 61 cm © Studio Marlot & Chopard, ADAGP, Paris 2021
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Studio Marlot & Chopard Chimères 2019 Photographie noir & blanc 50 x 61 cm (chaque) © Studio Marlot & Chopard, ADAGP, Paris 2021
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Kokou Ferdinand Makouvia Moulage, moulé, moulant présenté au Musée de la Céramique de Rouen au travers du regard de Zoé Monti
Empreinter le sensible, prière au toucher Empreinter le sensible. Déjouer la présentation. Reprendre possession de l’espace. Trinité immémoriale de la céramique, Moulage, moulé, moulant. À quels saints aujourd’hui te vouer ? À quels sens encore te porter, te transférer, te transposer ? D’une époque à une autre, d’une technique, éthique, supplique, à un savoir et à un faire, sensuel et dévoué, actuel et affiné, des passeurs passent et veillent. Kokou Ferdinand Makouvia est de ceux-là. Il est de ceux qui retiennent ces gestes aux précisions millénaires, les emplissent en délice, les grandissent en malice, les emmènent et les soutiennent jusqu’à leur forme nouvelle. Il est de ceux qui érigent à leur tour et pour des siècles des socles et des prières, inventant par la danse affolée de leur corps travaillé, travailleur, d’amples liturgies et de nouveaux lieux pour les contenir. Il est de ceux qui aux quatre vents s’affairent, face, genoux et pieds à l’envers, dans la poussière, dans la matière, exultant pour un avènement à nul autre pareil. Il est de ces sculpteurs qui aiment à regarder la terre sécher au soleil.
L’œuvre moulant, moulage, moulé est à la réalité fidèle. La terre blanche et rouge est ardente, généreuse. Étendue et tendue vers sa cime la plus glorieuse. La céramique est découverte, sans couverte, ni vernis, ni émail, ni glaçure. Comme s’il avait fallu retenir quelque chose de la porosité brute du matériau, de sa ductilité première, de son humidité salutaire, de son amoureuse étreinte, de sa manière épousante, éprouvante, de toucher au monde. Les formes sont des caresses lisses, crénelées de frappes répétées et endurcies. Elles deviennent bordures molles de lèvres ensuées, aspirantes, absorbantes, entr’ouvertes, tantôt par un murmure chanté et fondant, tantôt par un souffle chantant et fondé. À bien y regarder pourtant, à scruter la profondeur du reflet, sa transparence, sa surbrillance, à faire affleurer en creux ce qui le déborde et le réconforte, les œuvres moulé, moulant, moulage sont au réel dissemblables.
Kokou Ferdinand Makouvia Azé zé 2019 Terre cuite, vernis à ongle Dior, robinet en laiton massif chromé, ficelle de jute 226 x 75 x 83 cm Collection de Ronan Grossiat Photographie de Grégory Copitet © Kokou Ferdinand Makouvia, ADAGP, Paris 2021
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Déformées, défigurées, diffractées. Analogies vectorielles d’essences déplacées. Éloignées, exilées, expatriées. Savant puzzle articulé, souvenir en trois dimensions recomposé. Ce sont choisis d’abord pour la beauté hasardeuse de leur relief, des plaques de lieux qui se racontent, des surfaces d’objets qui se rencontrent, des instants d’histoire qui se répètent. Ce sont encore, le pli d’une rue anonyme et le sceau d’un caractère anodin, dans la promiscuité innée des morcellements à venir ; le fossile d’une antienne et la cicatrice d’un trottoir, dans la compatibilité calculée des recompositions à tenir ; la griffe d’un escalier et le passage d’un sorcier, dans la légitimité avouée des fragments à accueillir. Empreinter le sensible. Le désorganiser. Emporter son souvenir. L’emprunter à d’autre. L’éparpiller.
Déjouer la présentation. Dérouter la mimésis. Défaire les liens de toute ressemblance. Reprendre possession de l’espace. Le déplacer. Se l’approprier. Pour de bon. Enfin. Pour de vrai ? Allez savoir. Détourner les règles de ce que l’on appelle frontières. Les dé-limiter. Déverser un lieu dans un autre. Le renverser. L’inverser. Échanger un ici pour un ailleurs. Confondre un maintenant avec un plus tard. Aider à se répandre le limon d’un nouveau fertile. Une vision. Exhorter les prouesses plastiques de la terre. S’en remettre à ses promesses. À ses possibles.
Kokou Ferdinand Makouvia Performance (Étude pour le moulage d’un pays) Paris, 26 mai 2019 Terre cuite blanche dimensions variables © Kokou Ferdinand Makouvia, ADAGP, Paris 2021
Kokou Ferdinand Makouvia Quatre-vingt titres – 21 2019 Terre cuite rouge 85 x 85 x 85 cm Courtesy Galerie Sator © Kokou Ferdinand Makouvia, ADAGP, Paris 2021
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Camp. D’une série de cinq masques 2015-2017
Mehryl Levisse
Technique mixte Rennes, Frac Bretagne Photographie de Mehryl Levisse © Mehryl Levisse, ADAGP, Paris, 2021
Pour l’éternité et un jour
présenté au Musée des Antiquités et au Musée des Beaux-Arts de Rouen au travers du regard de Florian Gaité
Invité à investir le Musée des Antiquités, Mehryl Levisse conçoit un ensemble de pièces constituant une archéologique spéculative, nourrie d’influences culturelles multiples. Il poursuit ici l’exploration du motif, de la parure et de l’ornement, travaillés, mis en forme selon un principe de surenchère qui lui est habituel. Pour l’occasion, il s’inspire de pratiques aussi diverses que les rites funéraires égyptiens, le vaudou antillais, le chamanisme, la magie noire, la culture zouloue et les croyances animistes pour penser sur nouveaux frais l’esthétique de la mort, abordée comme fait social et spirituel. Le titre paradoxal de son exposition, Pour l’éternité et un jour, invite à repenser le passage du Styx ou les mythes de la réincarnation en revisitant les pratiques anthropologiques qui en forgent les imaginaires. D’apparence monstrueuse, hybride et agenrée, les œuvres chimériques qu’il y présente rompent alors avec les canons esthétiques du mortuaire pour proposer de nouveaux modes de ports d’âme.
renoue ainsi avec la culture du fétiche dont la préciosité apparente traduit la valeur symbolique qu’on lui prête. Ornées de matériaux semi-précieux (or, perles, sequin…), organiques (fourrure, cuir, cheveux et os) ou ornementaux (fil d’or, tapisseries, collant, maquillage), ces œuvres font figure de trésors ésotériques, symbolisant le passage de la vie vers l’au-delà. Un papier peint contamine également de son motif les vitrines ou recouvre certains socles du musée, offrant un décor vivant et coloré à ces mémoires d’outre-tombe. L’artiste accompagne ce geste d’une réflexion in situ sur l’iconographie européenne déjà présentée (romaine, grecque et gauloise) qu’il fait dialoguer avec celles de civilisations non-occidentales. Le motif qu’il crée s’inspire en effet d’architectures égyptiennes, arabes ou africaines, de la porte cochère d’une médina aux maisons en torchis des Ndébélés (Zimbabwe), pour concevoir une composition aussi syncrétique que saturée, déclinée en deux versions chromatiques.
En dialogue avec les vestiges de la collection du musée, Mehryl Levisse fait le choix de l’infiltration en disséminant ses œuvres dans les vitrines, sur les socles et les étagères. Par ce biais, il met en place un système de correspondances et de dissonances symboliques qui en renouvellent la lecture. Incluant un masque chevelu et des figurines (de la poupée vaudou à la marionnette, en passant par l’ouchebti, statuette mortuaire égyptienne), ces objets se présentent comme littéralement animés, au sens de ce qui est habité par une âme (anima). La relation esthétique qu’ils installent
Poursuivant son exploration du médium performatif, Mehryl Levisse convie plusieurs interprètes à habiter le lieu de leur seule présence. Chaque activation potentielle prend la forme d’une habitation de l’habit, d’une façon d’insuffler vie à la sculpture, à l’image de ses performances Présence, un interprète en combinaison grise fondu dans le paysage, et Unwabu, un caméléon zoulou infiltré parmi le public. Les trois costumes d’apparat, ici présentés sur des mannequins hyperréalistes, incarnent chacun un axe temporel : le premier, pensé en continuité avec la série des
masques de l’artiste, reprend la couleur chair et les excroissances d’une pièce passée ; le deuxième revisite le motif du papier peint imaginé pour l’exposition, collant à son présent ; quand le dernier ouvre sur les orientations à venir de son travail, un costume doré orné de cuir, de franges, de bijoux, de pièces métalliques et de grelots dont la dimension sonore force le rapprochement avec la figure du fantôme errant. Outre ces présences, une pièce d’ordre plus sculptural, adopte les traits de l’artiste, qui passe pour la première fois de l’autoreprésentation photographique à une figuration en volume. Une cloche en laiton moulée à l’effigie de l’artiste, réalisée d’après un scan 3D de sa tête, est suspendue, en résonance immédiate avec le gong des rites funéraires asiatiques, les carillons d’église et les cloches d’usage dans les rituels païens. Par cette dernière pièce, Mehryl Levisse complète un ensemble qui renvoie à différents régimes de présence, à différentes façons d’habiter une exposition : vibration de l’artiste, aura des œuvres ou vie du public, qui hante finalement qui ? Pour l’éternité et un jour ne tranche pas. L’exposition met en œuvre la cohabitation horizontale des corps et des esprits dans un même espace où se régulent autrement les relations à l’objet d’art. Médiums dans les deux sens du terme, les œuvres font surtout lien entre vie et mort, danseuses d’un bal des âmes perdues pour lequel Mehryl Levisse a sorti leurs plus belles parures.
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<< Mehryl Levisse Dorure Costume à activer 2020 Pièce unique Technique mixte Photographie de Mehryl Levisse © Mehryl Levisse, ADAGP, Paris, 2021
< Mehryl Levisse Florence 2020 Technique mixte Photographie de Yohann Deslandes © Mehryl Levisse, ADAGP, Paris, 2021
Mehryl Levisse Pour l’éternité et un jour 2020 Papier peint adhésif Photographie de Yohann Deslandes © Mehryl Levisse, ADAGP, Paris, 2021
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Keen Souhlal Tellurique présenté au Musée des Antiquités au travers du regard de Florian Gaité
Dans son travail comme dans sa vie, Keen Souhlal nourrit un rapport complice aux éléments naturels qui guide une approche sensualiste de la matière. Il s’agit pour elle de déceler dans le paysage les beautés latentes, insoupçonnées pour qui n’y prête pas attention, d’une nature en constante métamorphose. La texture veloutée d’un bois brûlé, la linéarité tortueuse d’une souche d’arbre, la géométrie complexe des formes cristallines, les nitescences d’une calotte glaciaire ou les teintes subtilement nuancées d’une roche constituent pour elle d’inépuisables sources d’inspiration. Elle compose ainsi des ensembles, fabrique des chimères ou élève des architectures au sein desquelles bois, brique, pierre ou charbon, feu, terre, air et eau coexistent en toute harmonie. L’équilibre des contraires et l’économie des tensions y apparaissent comme des principes directeurs, permettant de faire cohabiter des matériaux à première vue antinomiques, comme un cœur de béton ou du verre soufflé plantés dans un cerclage de bois. La bienveillance qu’elle manifeste dans sa pratique des matériaux renoue avec l’idée d’un lien cosmique de l’homme à la nature, dangereusement effrité à l’heure de l’anthropocène. Pour Keen Souhlal, l’art représente précisément un moyen d’y remédier en stimulant un rapport contemplatif et émerveillé à la nature. Dans le cloître du Musée des Antiquités, habité de sculptures fantomatiques, d’un reste de flèche d’architecture et de roses trémières dressées en pointe, elle
plante le décor d’une poussée venue de la terre qui, de compression en éruption, aurait sculpté le relief en surface. Dessinant une topographie vallonnée, l’installation Tellurique convoque les forces et la poésie des souterrains dans un paysage rudéral, lunaire et désolé, dont on ne sait s’il se réfère à un temps post-catastrophe, à une autre planète ou à l’origine du monde. Un tas de graviers noirs, fins et brillants y abrite une foule de pierres géodésiques en céramique, à moitié ensevelies, comme autant de vestiges ou de trésors. Leurs formes reprennent celles de la structure cristalline de minéraux tels que le diamant ou la pyrite, non sans rappeler la théorie des cinq solides de Platon. Différenciées par leur texture lisse ou grumeleuse ainsi que par des effets de surface, selon que l’émaillage joue sur le mat ou sur la brillance, les géodes miroitent des reflets dorés, métalliques ou argentés pour surprendre le regard. Dynamisé par ce scintillement d’ensemble, éclaté en réseau, il circule d’autant mieux dans ce petit monde en soi d’une noirceur éclatante. En dialogue direct avec le lieu, une arche de trois mètres de hauteur rassemble 150 modules de chêne. En les carbonisant et en les élevant dans une forme noble, Keen Souhlal transforme la perception ordinaire du matériau, notamment utilisé dans les travaux d’aménagement, pour rendre sensibles les cernes, les failles et les veinures qui se dessinent à sa surface. La conversion du bois en charbon libère la charge esthétique de ce dernier, ici porté au rang
d’un objet précieux, exposé avec majesté. Symbolisant la porte, le passage ou la transmutation, l’arche évoque aussi plus généralement le cycle du vivant, pensé dans une dialectique entre création et destruction. Son aspect calciné le rappelle en effet à la décomposition ou à l’érosion, comme un édifice abîmé qui tient bon malgré l’hostilité environnante. Profondément touchée par la plasticité de la matière naturelle, par cette façon qu’a le bois silicifié de devenir pierre ou des sédiments marins de se faire marbre, Keen Souhlal partage avec le public sa fascination pour la vie inorganique, celle des pierres, du ciel ou du vent. Se prêtant potentiellement à des projections animistes, ses œuvres manifestent enfin la présence, l’aura et l’énergie qui animent ces matières, indices de ce que Roger Caillois nomme « fantastique naturel », une excitation de l’œil qui nourrit l’imagination.
Keen Souhlal Minéralogies 2018 Céramique émaillée Installation aux dimensions variables
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Keen Souhlal Ostium 2015 150 modules de bois de chêne carbonisé, acier 220 x 410 x 15 cm
Keen Souhlal Pyrophyte V 2015 Bois d’orme, ciment 55 x 45 x 5 cm
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Pusha Petrov Bobine d’Ariane
présenté au Musée industriel de la Corderie Vallois, Notre-Dame-de-Bondeville au travers du regard d’Ami Barak
Pusha Petrov utilise l’image photographique à bon escient : en observant adroitement l’intimité des personnes, en mettant en exergue les détails de leur existence quotidienne et leurs attitudes spécifiques qui aboutissent à préserver la singularité de chacun. Ses arrêts sur image d’objets, de personnes ou d’espaces habités ou censés l’être dénotent symboliquement l’ordinaire des gens et offrent une lecture sociologique et esthétique des modes de vie. Pour la série Cousu au fil blanc réalisée lors d’une résidence à la Cité internationale des arts de Paris, Pusha Petrov a réussi à se faire accepter dans l’intimité des salons de coiffure africains du quartier de Château d’eau en questionnant les fonctions sociales et communautaires des coiffes tressées. Pour leur donner une forme, les nattes et les tresses sont attachées avec des fils, ensuite cachés. L’artiste les a laissées tel quel, comme reliquat analytique personnel. Le projet que l’artiste propose pour La Ronde, intitulé Bobine d’Ariane, est présenté au musée de la corderie Vallois, premier musée industriel de France. Pusha Petrov a voulu y ressusciter les archives photographiques de l’établissement en tirant les portraits des ouvrières de l’époque sur des bobines de coton, comme s’il s’agissait de « dérouler » à nouveau une histoire humaine, confrontée, au moment de la révolution industrielle, à la puissance productive des machines, à la perte des valeurs humaines et à un savoir-faire perpétuellement remis en cause par la
technologie. C’est donc un hommage à ces femmes qui avaient tant le souci du détail et de la perfection du geste, et qui furent sacrifiées, en fin de compte, sur l’autel du capitalisme triomphant. Dans l’histoire d’Ariane, le fil est conducteur et sauve Thésée qui retrouve son chemin dans le labyrinthe et échappe aux griffes du Minotaure. Mais il oubliera sa promesse d’épouser Ariane et l’abandonnera à son sort, un peu comme le destin de ces ouvrières qui, après avoir sacrifié leur destin, ont été laissées pour compte. L’artiste roumaine Pusha Petrov a été en 2017 la révélation de la deuxième édition de la Biennale d’art contemporain Art Encounters à Timișoara. Elle a participé ensuite à Daegu Photo Biennale, puis a été invitée en résidence à la Kunsthalle Mulhouse et a bénéficié une exposition personnelle au Granit à Belfort, tout ceci en moins de deux ans, ce qui dénote une énergie et une créativité remarquables. Dans sa plus récente exposition, Causal Loop à la Galerie Charim à Vienne dans le cadre du festival Curated by 2019, sa participation a été là aussi accueillie élogieusement.
Pusha Petrov Hadja de la série Cousu au fil blanc 2019 Photographie numérique, tirage Epson cold press 300 g, retouché à la main par l’artiste (ponçage) 195 x 152 cm
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Pusha Petrov Bobine d’Ariane 2019 Cyanotype sur fil de coton Photographies de l’artiste
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Pusha Petrov Tricot/Détricot 2021 Photographies de l’artiste réalisées lors de la préparation de la video Tricot/Détricot
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Charlotte Salvanès Penelope lying présenté à la Fabrique des Savoirs d’Elbeuf-sur-Seine au travers du regard de Bruno Trentini
L’épreuve du temps Les peintures exposées à la fabrique des Savoirs figurent des femmes qui travaillent artisanalement à l’aiguille, comme cela se faisait avant l’industrialisation. Leur présence à la Fabrique des Savoirs à Elbeuf dépasse toutefois la simple confrontation entre les métiers à tisser qui y sont présentés et le travail que ces mêmes machines ont remplacé. S’il est vrai que l’artiste Charlotte Salvanès se nourrit de cette rencontre et de celle entre des engins déjà anciens et des peintures fraîchement réalisées, ce n’est pas tant pour figer des époques que pour donner corps à une histoire encore en cours. Sans nul doute, le temps qui passe est à l’œuvre dans cette installation. La déambulation cyclique et les circonvolutions nécessaires à qui veut parcourir les allées de la pièce permettent d’expérimenter les multiples visages du temps. Une temporalité reste toutefois encore en retrait : celle éprouvée par l’artiste avant d’entreprendre la réalisation des 24 toiles exposées. Le processus créateur a en effet commencé bien avant sa peinture, notamment lorsque l’artiste a passé en revue d’innombrables images de l’histoire de l’art pour collecter et choisir celles qui lui serviront de modèle. Une à une, elle a observé ces représentations de femmes à l’aiguille. Ces femmes qui, alors qu’elles étaient modèles, avaient déjà le regard baissé sur leur ouvrage pendant qu’un homme au pinceau les scrutait. Ces femmes qui, cousant ou brodant, suivaient servile-
ment un patron de couture pendant que le peintre devant elles s’adonnait à un art libéral. Collecter ces peintures, c’est d’une part rappeler cette histoire passée, d’autre part unir ces femmes et les transfigurer en les faisant passer du statut de modèles pour peintre à celui de modèles civilisationnels. Cette union ne les nivelle pas pour autant : leur exposition rend impossible de les envisager toutes d’un mouvement de la tête. En ce sens, cette assemblée de femmes dépasse la déclinaison d’un motif. L’engagement de l’artiste dans la collecte et l’agencement des images dans l’espace sont tellement conséquents que l’exposition aurait déjà été une réussite sans le travail pictural. C’est pourtant par sa peinture que Charlotte Salvanès parvient à dépasser le motif répétitif. Elle s’approprie en effet des techniques traditionnellement dévolues à la réalisation de séries pour n’en faire paradoxalement que des exemplaires uniques : elle a par exemple recours à la technique de la marbrure à la cuve, qui nécessite de disposer de la peinture – la plupart du temps de l’huile, mais ici de l’acrylique – à la surface d’une cuve remplie d’eau avant d’y tremper l’une après l’autre ses toiles. Des toiles alors recouvertes par des motifs dont le dessin varie au gré des mouvements de la peinture en flottaison, évoquant le rythme des veines dans l’épaisseur du marbre. Cette technique sérielle est en ce sens une espèce d’ancêtre de la reproduction mécanisée. Charlotte Salvanès décide de défaire cet usage puisqu’elle choisit
d’avoir recours à ce procédé préindustriel pour n’en tirer qu’un unique exemplaire. Tout se passe alors comme si le patron de couture ne servait qu’une fois, comme si les machines autour des toiles ne tissaient qu’un seul et unique pan de tissu. Le détournement de cette technique exemplifie ainsi la singularité et l’aura de chacune de ces femmes. Ce n’est pas par simple clin d’œil au travail à l’aiguille que l’artiste a intitulé son installation d’une référence à Pénélope : s’il fallait incarner ces femmes peintes à l’aide d’une allégorie, elle en serait la figure – d’autant plus qu’à l’inachèvement maîtrisé de l’ouvrage de Pénélope répond le non finito des toiles de Charlotte Salvanès. Le mensonge de Pénélope ne sert peut-être en effet pas tant à honorer l’amour qu’elle porte à Ulysse qu’à maintenir encore un peu la situation de régence qui lui permet d’être maîtresse en son royaume et maîtresse de son temps, la pratique qui s’affranchit de toute production assurant son émancipation.
Charlotte Salvanès Penelope lying #6, d’après Luce e lavoro de Giovanni Sottocornola (1914) 2019 Technique mixte sur toile 92 x 73 cm
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Charlotte Salvanès Penelope lying #5, d’après Jeune fille tricotant de Jules Breton (1860) 2019 Technique mixte sur toile 92 x 73 cm
Charlotte Salvanès Penelope lying #8, d’après Femme cousant près d’un berceau de Gerard Ter Borch (1656) 2019 Technique mixte sur toile 92 x 73 cm
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Aurélien David BeLeaf présenté au Jardin des Plantes de Rouen au travers du regard de Marc Lenot
Depuis toujours, les portraits veulent/ cherchent à transmettre à la postérité les traits, les émotions, le statut, la singularité de la personne représentée, que ce soit en peinture, en sculpture, en dessin ou en photographie. Portraits de l’être aimé (depuis la fille de Butadès), portraits du pouvoir (du roi en majesté au pape mélancolique, en passant par le président plein de morgue), des marges (des monomanes aux anthropométries de suspect), de l’ordinaire (des hommes du XXe siècle aux déclassés du New Deal), de l’exotisme (des putains de La Nouvelle-Orléans aux indigènes de la Terre de Feu), autoportraits (de l’artiste vieillissant aux artifices de photographe conceptuels), tous participent à cette immense galerie d’hommes et de femmes qui nous entourent, nous regardent et nous inspirent. Les portraits photographiques d’Aurélien David s’inscrivent dans cette lignée : ils nous présentent des gens simples, pêcheurs, charpentiers de marine, navigateurs, gardiens de bateau, jardiniers, tanneurs, voyageurs, rencontrés au cours de ses pérégrinations de nomade hauturier sur son voilier d’acier Heoliañ (en breton « exposer au soleil », « insoler »). Des hommes pour la plupart, photographiés frontalement, neutralement, sans artifices, comme des portraits anthropologiques. Mais ces visages apparaissent sur un fond vert, de feuilles ou d’herbes : l’image a été faite en utilisant les propriétés photosensibles de la chlorophylle (en référence aux anthotypes floraux de
Herschel), et parfois d’autres produits (café, vin, cuir, pastis même). Chaque plante choisie fait écho au personnage représenté, métaphoriquement (des algues pour un Breton) ou directement (une plante cultivée par ce jardinier-ci). Il y a ainsi une double indexialité, celle, classique, de l’image-photographie comme index du sujet représenté, et celle, plus rare, de la matière photographie comme index du monde physique1. Au temps des selfies et de l’amoncellement d’images, ces rares alchimies végétales nous relient à la nature. Surtout, ces visages aujourd’hui quelque peu fantomatiques et évanescents vont devenir des fantômes, ces images vont pâlir et disparaître avec le temps, sous l’effet de la dégradation chimique naturelle et de la lumière : regarder l’image, c’est la tuer2. Alors que, depuis son invention, la chimie photographique tend à pérenniser l’image, alors qu’un portrait doit être éternel, Aurélien David, à contre-courant, nous offre une photographie précaire, sinon fugace, en tout cas mortelle, une photographie contemplative, de passage, qui, à sa manière, est un memento mori. 1 • Dans une veine similaire, on peut mentionner les travaux de Matthew Brandt. 2 • Tout comme les photographies sur herbe du couple Heather Ackroyd et Dan Harvey.
Aurélien David BeLeaf XXIII, Gilles Clément 2019 Impression jet d’encre sur dibond 100 x 75 cm
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Aurélien David BeLeaf XX, Ismane 2019 Impression jet d’encre sur dibond 100 x 75 cm
Aurélien David BeLeaf XXVII, Aïcha 2020 Impression jet d’encre sur dibond 100 x 75 cm
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52 Partenariat AFRICA2020 La Clairière d’Eza Boto
La Saison Africa2020 est un projet panafricain et pluridisciplinaire, centré sur l’innovation dans les arts, les sciences, les technologies, l’entrepreneuriat et l’économie. Plateforme de partage de connaissances et de savoirs, elle place l’éducation au cœur de sa programmation, met à l’honneur les femmes dans tous les secteurs d’activité et cible en priorité la jeunesse. La Saison Africa2020 est le révélateur d’une dynamique continentale. « La Clairière d’Eza Boto » est pensée comme un laboratoire de réflexion autour de l’ouvrage phare de Mongo Beti, aka Eza Boto, Ville cruelle, publié en 1954. Ce projet englobe une programmation intégrant des expositions sur plusieurs sites et une résidence d’artistes internationaux.
Mongo Béti à Rouen au travers du regard d’Odile Tobner Alexandre Biyidi Awala, professeur agrégé de lettres, écrivain sous les pseudonymes d’abord d’Eza Boto pour son premier roman Ville cruelle puis de Mongo Beti pour les onze autres, a vécu à Rouen de 1965 à 1993. Il a enseigné au lycée Corneille de 1966 à 1993. Enfance, études et vocation d’écrivain Né au Cameroun en 1932, dans un village au cœur de la forêt équatoriale, il fréquente d’abord l’école primaire des missionnaires catholiques dans la petite ville de Mbalmayo. Il suit le cycle secondaire, comme pensionnaire au petit séminaire d’Akono, en sixième et cinquième, et ensuite au lycée Leclerc à Yaoundé, capitale du Cameroun. Après son bac en 1951 il obtient une bourse pour continuer ses études en France, à la faculté des Lettres d’Aix-en-Provence puis à la Sorbonne à Paris. Parallèlement il publie dans la revue Présence africaine, fondée en 1947 par Alioune Diop, divers articles, une nouvelle en 1953, Sans haine et sans amour, qui a pour cadre la révolte des Mau-Mau au Kenya, et un roman Ville cruelle en 1954, où l’on reconnaît, dans la ville de Tanga, la topographie de la ville de Mbalmayo de son enfance. Pour le roman suivant, Le pauvre Christ de Bomba, paru en 1956, il adopte le pseudo de Mongo Beti (fils des Beti, son ethnie, en ewondo, sa langue natale). Il enchaîne avec deux autres romans, Mission terminée, en 1957, qui obtient le prix Sainte-Beuve, et Le Roi miraculé, 1958. La revue Preuves l’envoie en 1958 et 1959 au Cameroun en reportage, le premier article est publié sous le titre
Lettre de Yaoundé, 1958 et le second Tumultueux Cameroun. Cet essai dans le journalisme est sans lendemain, probablement parce que le contexte politique de la guerre menée au Cameroun par le gouvernement français contre les nationalistes de l’UPC (Union du Peuple Camerounais), couverte par un épais silence en France, ne lui laissait guère les coudées franches pour s’exprimer. Une carrière dans l’enseignement Privé de sa bourse pour continuer ses études, Alexandre Biyidi Awala travaille d’abord un an, en 59-60, comme maître auxiliaire à Rambouillet. Il passe le CAPES en 1960 et, après un an de stage au Centre Pédagogique Régional de Paris, il est nommé au lycée Henri Avril à Lamballe dans les Côtes-du-Nord, aujourd’hui Côtes-d’Armor. Parallèlement il prépare l’Agrégation. En 1965 il est nommé dans un CES de la banlieue de Rouen. Il est admis à l’Agrégation en 1966 et intègre le lycée Corneille à Rouen, où il exercera jusqu’à sa retraite en 1993. À cette époque les lycées ont des classes de premier et de second cycle et ne sont pas encore mixtes. Le lycée Corneille est un lycée de garçons, qui occupe les bâtiments de l’ancien collège des Jésuites, fondé en 1593. Dans les années soixante-dix le lycée devient mixte et ne garde que le second cycle et les classes préparatoires scientifiques. Pendant ces longues années d’enseignement bien des élèves ont eu Monsieur Biyidi comme professeur de français, de latin et de grec. Après son décès le 7 octobre 2001 au Cameroun, le professeur Ambroise Kom, dans un
recueil rassemblant les propos de vingtsix témoins racontant Mongo Beti, réunis sous le titre Remember Mongo Beti (2003, Bayreuth African Studies 67), donne la parole à un de ses anciens élèves, le Rouennais Christophe Chomant, auteur, éditeur, musicien, professeur en sciences de l’éducation : « J’ai un souvenir très présent de Mongo Beti. J’ai eu avec lui une relation particulière, « privilégiée ».[…] J’aimais beaucoup ses idées humanistes. Il le sentait, il le savait, car il avait à mon égard beaucoup d’attention – et beaucoup d’attentes également. J’étais, je crois, son élève préféré… mais il était aussi plus sévère avec moi qu’avec les autres lorsque mes résultats faiblissaient. Moi, je me devais d’être toujours le meilleur de la classe, pour ne jamais le décevoir. Du reste, grâce à lui et à cette étrange relation « privilégiée », j’ai eu de bonnes notes au bac de français.[…] Quand il était agacé, il allait et venait devant le tableau, regardait au dehors par la fenêtre à chaque demi-tour, comme au travers des barreaux d’une prison, et maintenait son regard au-dessus des têtes d’élèves tout en tripotant nerveusement ses clefs dans la poche du pantalon (un pantalon en velours ocre jaune). Il était comme un fauve en cage : impatient, désabusé, désœuvré… Malheureux, peut-être, loin de l’Afrique et de la « vraie vie » ? [...] Le souvenir le plus fort que j’ai gardé de lui est cette fois où il m’a proposé de ronéoter les poèmes que j’écrivais alors. C’était l’année 1979 ou 80. Comment savait-il que j’écrivais ? Peut-être parce
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Mongo Beti (Alexandre Biyidi Awala) en compagnie de son épouse, Odile Biyidi Awala (Odile Tobner) Rouen, 1975 Archives familiales Droits réservés
que nous publiions avec quelques camarades une revue dans le lycée ? Toujours est-il qu’il a ronéoté mes textes, les a distribués à chaque élève de la classe et m’a invité à gagner le bureau professoral pour présenter ces textes, parler de mon travail d’écriture, répondre aux questions, etc. Les autres étaient médusés. Ce fut une séance passionnante. Lorsque la sonnerie retentit, nous avions encore les uns et les autres mille choses à nous dire… C’est pour moi un souvenir très fort, une sorte de « naissance » comme auteur. Je lui en sais toujours gré. Ce pourquoi je lui ai dédié mon premier roman publié. La séance de discussion sur mes textes offerte par Mongo Béti m’a encouragé à écrire encore : écrire des nouvelles, puis des romans… puis à m’auto-éditer, puis éditer les autres, tout en fabriquant moi-même les livres. C’est aujourd’hui une passion qui ne s’arrête pas. J’ai entendu dire que Mongo Béti avait ouvert au Cameroun une librairie. Je trouve ça extraordinaire. C’est d’ailleurs aussi l’un de mes rêves : écrire, éditer, fabriquer les livres… Mongo Beti m’a fait naître comme auteur et comme éditeur. Je lui en serai toujours reconnaissant. » En octobre 2019 le magazine mensuel Notre Temps diffuse une enquête, menée près de son public de retraités, sur l’enseignant qui les a le plus marqué pendant leur scolarité. Parmi les témoignages qui sont publiés, il en est un qui
concerne Mongo Beti, celui de Francis Chouville, 66 ans, Avallon (89) : « J’ai fait toutes mes études, de la dixième (CE1) à la prépa HEC, au lycée Corneille de Rouen, dont je suis originaire. En quatrième et en seconde, j’ai eu un professeur de français exceptionnel : il s’appelait Monsieur Biyidi. Camerounais d’origine et Breton par alliance, il plaisantait en se présentant comme « le plus noir des Bretons, à moins que ce ne soit l’inverse »[…] Agrégé de lettres il a su nous communiquer sa passion pour la langue française en nous faisant aimer les classiques et surtout en nous enseignant l’étymologie. Il était la décontraction même, maniant un humour fin et recherché. Ses cours étaient des moments de pur plaisir. Beaucoup plus tard, j’ai appris que, sous le nom de plume de Mongo Beti, Alexandre Biyidi Awala était un grand écrivain, connu pour son opposition au régime camerounais de l’époque ainsi qu’à l’esprit colonialiste qui persistait dans les pouvoirs publics français. Pourtant cet écrivain engagé ne nous a jamais fait ressentir ou imposé ses opinions politiques. »
préparation du concours de l’Agrégation, un projet de thèse et son activité professionnelle. L’actualité politique vient le tirer de cette mise à l’écart de l’écriture. Au Cameroun, à la fin de l’année 1970, se déroule le procès du dernier chef de l’insurrection nationaliste de l’UPC, Ernest Ouandié, capturé dans le maquis de l’Ouest Bamiléké, en guerre contre le régime dictatorial de Ahidjo, imposé par la force militaire française en 1960 et celui d’un évêque Monseigneur Albert Ndongmo, accusé de complicité. Ouandié est condamné à mort le 5 janvier 1971 et exécuté le 15 janvier en compagnie de deux autres condamnés. Monseigneur Ndongmo, ayant requis sa grâce, sera condamné à la réclusion à perpétuité. Les organes d’information en France, AFP, Le Monde, relaient une version officielle qui omet les nombreuses irrégularités du procès, torture des prisonniers, interdiction à leurs avocats, dont Maître Jean-Jacques de Felice, d’entrer au Cameroun. Le comité de défense de Ouandié, présidé par Théodore Monod, comprenant notamment Paul Ricœur, se mobilise en vain dans l’indifférence générale.
Ayant atteint ses soixante ans en 1992, Alexandre Biyidi Awala décide de prendre sa retraite, même s’il n’a pas une carrière complète – il est entré dans l’Éducation nationale en 1959, à vingtsept ans. Il part en décembre 1993.
Mongo Beti décide alors d’exposer en détail ce pan occulté de l’histoire du Cameroun qui va de 1950 à 1970. François Maspéro édite le livre sous le titre de Main basse sur le Cameroun qui sort fin juin 1972. Le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin signe un décret d’interdiction du livre, qui est saisi chez l’éditeur. S’ensuivent pour Mongo Beti quelques années de tracasseries politico-judiciaires qu’il appellera « le
L’écrivain engagé Pendant une dizaine d’années, après le début de sa carrière de professeur, il n’avait rien publié, absorbé par la
Alexandre et Odile Biyidi Awala devant la maison natale de Pierre Corneille Rouen, vers 1985 Archives familiales Droits réservés
goulag de la corbeille à papier ». En effet il est sommé de remettre au commissariat tous les papiers français en sa possession, l’administration lui déniant sa qualité de français. Il conteste cette décision en justice, défendu par Maître Colette Auger du cabinet parisien de Roland Dumas et Maître Annie Epelbaum du Barreau de Rouen. Les syndicats enseignants se mobilisent, une pétition nationale est lancée. Le procès, de renvoi en renvoi, finit par avoir lieu au Palais de justice de Rouen le 16 février 1976. Il est très bref car le Procureur, représentant de l’État, déclare d’entrée de jeu que l’administration a fait une erreur et qu’il se rallie à la demande d’Alexandre Biyidi Awala. Maspéro, dans la foulée, obtiendra l’annulation du décret d’interdiction de Main basse sur le Cameroun. Toutes ces péripéties ont redonné à Mongo Beti l’envie d’écrire. Deux romans paraissent en 1974 Perpétue et l’habitude du malheur et Remember Ruben. Dès lors il va mener de front ses deux activités d’écrivain et de professeur avec un emploi du temps minutieusement organisé qui ne laisse aucune place au loisir. Il écrit très tôt le matin, se levant à quatre heures, avant sa journée de travail, et se couche très tôt le soir bannissant tout divertissement. C’est un rythme qu’il a eu toute sa vie. Ce qui l’accompagne dans cet emploi du temps sévère c’est l’écoute inlassable des artistes de jazz, dont il est un amateur érudit. Cette passion le tient depuis ses vingt ans, quand il est arrivé en France. Il a possédé des 78 tours puis des « microsillons » 33 et 45 tours, puis des cassettes magnétique1, puis des CD.
Il a écouté à la radio toutes les émissions sur le jazz, les enregistrant sur cassettes. Dans le Dictionnaire de la négritude, publié en 1989 à L’Harmattan, il écrit de nombreuses notices sur les grands artistes de jazz. Il désignera même à ses proches le titre qu’il souhaitait qu’on joue le jour de ses obsèques : Tickle toe de Lester Young.
Mères de Guillaume Ismaël Dzewatama (1983), La revanche de Guillaume Ismaël Dzewatama (1984), un essai : Lettre ouverte aux Camerounais ou la deuxième mort de Ruben Um Nyobé (1986) et, avec Odile Tobner, un Dictionnaire de la négritude (1989).
La revue Peuples Noirs-Peuples Africains
Après quelques voyages au Cameroun en 1991 et 1992, Mongo Beti part s’y installer fin décembre 1993. Il a le projet d’ouvrir une librairie à Yaoundé et de développer des cultures dans son village. Il revient périodiquement à Rouen, où il jouit de plus de tranquillité pour écrire. Dans un essai, La France contre l’Afrique, retour au Cameroun, 1993, il décrit le pays tel qu’il l’a retrouvé, dans un état de déshérence qu’il met en scène ensuite dans trois romans : L’histoire du fou en 1994, Trop de soleil tue l’amour en 1999 et Branle-bas en noir et blanc en 2000. La mort met un terme, le 7 octobre 2001, au combat de toute une vie .
Les années-soixante-dix furent intenses. Après le combat contre la censure de Main basse sur le Cameroun Mongo Beti décide de fonder une revue pour offrir aux jeunes et moins jeunes intellectuels et auteurs noirs un espace de libre expression. Il baptise cette revue bimestrielle, de deux cents pages en moyenne, Peuples Noirs-Peuples Africains. Ce projet ambitieux, entrepris sans autres moyens que les ressources familiales, en travail et en argent, se concrétise en janvier 1978. Les parutions se succéderont jusqu’en avril 1991. Le siège de la revue fut d’abord à Paris, ce qui entraîna des déplacements hebdomadaires, puis à Rouen, au domicile familial, par mesure d’économie. Des universitaires qui ont étudié la revue ont dénombré deux cent cinquante contributeurs. Beaucoup de ces contributions sont devenues des références. Mais la revue n’a jamais atteint un seuil de diffusion suffisant pour équilibrer ses comptes. Tenir treize ans fut déjà un exploit. En plus de l’énorme travail de production de la revue, Mongo Beti publie trois romans : La ruine presque cocasse d’un polichinelle (1979), Les Deux
Le retour au Cameroun
56 Partenariat AFRICA2020 La Clairière d’Eza Boto
John Akomfrah All That is solid présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen au travers du regard d’Yves Chatap
L’autre histoire Depuis le début des années 1980, John Akomfrah CBE (Commandeur de l’ordre de l’Empire britannique) explore l’archive sous toutes ses formes. Cet artiste né au Ghana a fait de l’image une matière primordiale au service d’une réflexion sur les questions de mémoire, de temporalité, d’identité culturelle et de post-colonialisme. Membre fondateur du Black Audio Film Collective (1982-1998), il développe depuis ses débuts un travail filmique mêlant fiction et documentaire dans un système de fabrication fait d’images d’archives, de textes, de sons et de mises en scène. Cette maîtrise des concepts de la pensée afropolitaine lui a permis d’engager notre imaginaire dans des univers oniriques où règne une poésie révélatrice d’enjeux sociétaux. L’œuvre All That Is Solid est un essai photographique dont la temporalité et l’espace s’inscrivent dans une multiplicité de possibles sur un territoire même fictionnel. Tout au long du film, il règne dans cette ville, très certainement d’après-guerre et en pleine reconstruction, un sentiment de mouvement permanent non loin de rappeler le tumulte dans lequel nous sommes enrôlés au quotidien. Ce monde industriel symbolisé par ses flots d’images, parfois troubles, montre son pouvoir tout en révélant à quel point notre regard est aliéné. Nous sommes pris par un flux d’images incessant, mais que retient notre mémoire ? À travers cet essai, le réalisateur met en abîme des capacités de notre mémoire à provoquer le souvenir. Tout au long, il est question de mises en abîme des mémoires occultées, car elles sont le reflet de tous les préjugés sur tout voyageur. Il est bien difficile de se débarrasser des illusions, fantasmes et connotations refoulées lorsqu’on investit un lieu nouveau. On pourrait presqu’y voir un clin d’œil à ce combat intérieur, entre attraction et
répulsion de la ville, que mène le héros Banda tout au long du roman Ville cruelle tant on y retrouve une certaine matérialisation de la migration et l’exil. Grâce à ce temps trouble, symbole de l’aventure et du lointain, John Akomfrah nous incite à regarder un monde en cohésion, un quotidien, mais avec un sens critique afin de prendre en considération les errances, visibles ou invisibles, des individus. Les déplacements forcés, des migrations volontaires, concourent au modelage de nouvelles identités de ces centres urbains. « Discourir », « narrer », « réciter », des termes aujourd’hui ne renvoyant qu’au musellement ou à la propagande. Nous sommes trop souvent enclins à la fabrication des discours excluant l’expérience migratoire, alors qu’elle est le symbole même de notre universalité. De nos jours, l’image en tant que document relève d’une attention particulière. Car qu’elle soit fictionnelle ou documentaire, elle conserve tout récit apte à construire des récits communs plus inclusifs. Comment construire ces péripéties en nous détachant d’allégories impérialistes parfois chimériques ? L’engagement de John Akomfrah pour les questions d’identité passe aussi par un modelage des images de la puissance dominante pour leur conférer une transculturalité historique. L’artiste accorde une rigueur à interpeller passé, présent et futur dans le seul objectif de forger de nouveaux discours, d’autres mondes dirons-nous. Le noir et blanc, au-delà de son caractère apocalyptique, s’impose comme l’ataraxie de nos mélancolies (nostalgies). Il apporte une valeur particulière à l’œuvre : celle de permettre à chacun d’y apposer sa propre expérience du déplacement, tout en démystifiant toutes les formes d’oppositions dominant/dominé, féminin/masculin... Un sanctuaire voué au silence telles des statues figées par le hurlement des méandres
de l’histoire. En racontant l’histoire de populations transbordées et devenues un autre peuple sur un nouveau territoire, John vient contredire tout lieu commun sur l’appartenance et ses avatars. Mais que se passerait-il si nous sortions de ce brouillard ? John Akomfrah le réinterprète par ces atmosphères à la fois hypnotiques et poétiques tout en révélant presque les secrets d’un arrière-pays intimiste, grâce à des images. Mongo Béti lui aussi faisait d’évènements de sa jeunesse des récits dans lesquels son imaginaire nous télescopait dans une nouvelle réalité. Mais ce n’est qu’une métaphore de notre rapport à la mémoire des individus mais aussi des lieux, et surtout d’un futur pour sûr incertain. Isoler All That Is Solid dans des géographies ou des régionalismes ne serait que pure erreur car seule compte, ici, l’acceptation de l’hybridité de notre monde globalisé.
(Ci-dessus et double page suivante) John Akomfrah All That Is Solid 2015 Single channel HD colour video, 5.1 sound 29 minutes et 52 secondes (AKOM150002) © Smoking Dogs Films Courtesy Smoking Dogs Films and Lisson Gallery, London, New York
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60 Partenariat AFRICA2020 La Clairière d’Eza Boto
Ndary Lô Panser les peines du monde présenté au Musée du Secq des Tournelles de Rouen à travers le regard d’Yves Chatap
Envole-toi Ndary
les combats de Mongo Beti.
Une femme aux formes callipyges, un lion faisant face à un chasseur, un carnet de croquis… voici, entre autres œuvres, l’héritage que nous laisse Ndary Lô, sculpteur sénégalais mort en 2017. L’artiste n’a jamais cessé de nous surprendre par la profusion de ses œuvres, dont la sensibilité nous permet de mieux appréhender la forme, même si c’est en vérité le vide qu’il recherche au sein de ses œuvres… Ndary Lô a joué avec les possibilités formelles offertes par le fer, son matériau de prédilection, que selon les récits mythologiques seuls les dieux peuvent maîtriser. Les formes naissent à coups de marteau et de fer à souder. Cette maîtrise parfaite du faire, alliée au symbolisme et à la créativité, nous transporte vers
Selon Ndary Lô l’humain ne peut se départir de ce matériau – le fer, symbole d’une mémoire collective –, qui tout au long de l’histoire, a été au cœur des rapports de domination. Ses œuvres, par la pureté des lignes et la force du geste, obligent à s’interroger sur la dimension allégorique générée par la rencontre entre l’œuvre, les individus et l’espace d’exposition.
d’autres mondes… Le rêve est présent partout chez Ndary Lô, qui n’est pas simplement un faiseur d’œuvres. Cet artiste malicieux et bon vivant nous a montré à quel point nous pouvions reconstruire, panser les peines du monde à travers l’art : « Pour moi cinquante ans après l’Indépendance c’est vraiment le temps de l’envol, si on ne décolle pas maintenant je ne sais pas quand on décollera. » 1 Avec grande maîtrise, le sculpteur élabore un langage esthétique singulier visant à trouver le juste équilibre entre pureté des formes, mouvement dynamique et fragilité. L’œuvre qui naît sous les coups de l’artiste concentre ses engagements et ses combats face à l’injustice, car elle devient le lieu d’une thérapie pour tout un chacun. En se jouant de ce qui devrait être une crise d’identité, le sculpteur invente une identité fictionnelle, métaphore de l’altérité. Mais qu’on ne s’y trompe pas, l’artiste entend toujours nous confronter à nos certitudes. Chez Ndary Lô, la sculpture est engagement et humanisme ; elle lui permet de faire siennes les contestations de Rosa Parks, de Frantz Fanon et bien d’autres ayant inspiré
Le monumental est inhérent à l’œuvre du Dakarois Ndary Lô. Le sculpteur donne à ses figures cet élan vertical, afin de renouer avec une certaine spiritualité, tout en gardant malgré tout les pieds sur terre. « Monter, c‘est ce que veut la vie et en montant, se dépasser » est une sentence de Nietzsche dont on peut retrouver l’influence dans l’ensemble de sa création. Une proposition propre à nous faire prendre conscience de notre capacité à la résilience, en ce qu’elle nous libère des souffrances de la mémoire collective. L’œuvre de Ndary Lô est forgée par une puissante aura artistique. La majorité des œuvres de cette exposition est issue d’une même période (2011-2017), car cette expérience entamée par l’artiste les dernières années de sa vie constitue une recherche d’émancipation transcendant toute assignation esthétique imposée par une intelligentsia artistique. 1 • Posturas y estaciones, Kalao Panafrican Creations, Bilbao // Taking off, (l’envol), Dak’Art (Off), sede de Eiffage, Dakar.
Ndary Lô Carnet de croquis © Fonds Ndary Lô Courtesy Fonds Ndary Lô
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Ndary Lô L'ambitieuse 2011 Fer, 220 x 100 x 36 cm Collection particulière
Ndary Lô Le minotaure assis 1998 Métal Courtesy collection Bui-Godeau
Ndray Lô Lion 2011 Fer, 99 x 163 x 68 cm Apt, Collection Fondation Blachère Photographie de Jérémie Pitot
Ndary Lô Envols 2015 Fer, 60 cm de haut Collection particulière Photographie de Nicolas Bergerot
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Malala Andrialavidrazana Figures présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen au travers du regard de Florence Calame-Levert
Une photographie du temps long En amont de la série Figures, initiée en 2015 et dont les matrices sont des atlas géographiques anciens, Malala Andrialavidrazana a longtemps cheminé de par le monde. Elle en a fait le tour et consacré plusieurs années à l’exploration des rives de l’Océan Indien. Ses cheminements – l’artiste récuse le terme « voyage », lequel prête trop à malentendu –, sont la vraie matière première de son travail. Ils visent à rencontrer les populations des classes moyennes, celles des travailleurs, celles de l’angle mort de tout voyage justement. Une gageure qui s’apparente à une bataille parfois : gagner la familiarité du jour le jour. Ainsi, les photographies de cette période témoignent d’un quotidien et, par là même, de quelque chose de très profond1 (ECHOES). Comment représenter une société ellemême très diversifiée, s’interroge l’artiste. Dans une démarche visant également à déconstruire les stéréotypes, il est essentiel que ses images n’en deviennent pas à leur tour… Une part des photographies de cette période sont ce qu’elle appelle des « Paysages d’intérieurs ». Ce sont des vues de l’intérieur des habitations, avec murs, cloisons et rideaux pour horizons, mobilier et tapis pour lignes de fuite. On y découvre des espaces de repos et de partage où figurent les accessoires de la structuration du temps, les lieux clos de la mémoire familiale, ceux de l’intimité et de la vie qui s’y déploie… à l’abri. Et on assiste à une sorte de miracle : l’artiste en levant le voile essentialise aussi la pudeur. À travers l’usage qu’elle en fait, l’artiste exprime sa volonté d’utiliser la photographie autrement. De s’installer. De prendre le temps. De déconstruire les stéréotypes certes, mais de tâcher aussi de se réconcilier avec l’image, sans en être dupe pour autant. Les images et le régime qu’elles sous-tendent ont été les grands complices
de la domination dont les peuples autrefois colonisés sont encore aujourd’hui souvent les cibles, justifie Malala Andrialavidrazana. Elle ajoute : « L’image et la photographie sont des outils qui ont servi le pouvoir... On peut manipuler les gens avec l’image ; c’est plus fort que les mots ». Au cours de ses voyages, pas d’instants volés donc ; mais, fondamentalement, des instants offerts. Ceux de l’hospitalité - parfois durement gagnée -, de l’écoute et du regard attentifs. Ceux de l’échange véritable. Une photographie de la profondeur et du temps long où se déploient les obligations de donner, de recevoir et de rendre. Une photographie qui vaut pour ce qu’elle engage, pour ce qu’elle construit entre les protagonistes et dont les images sur papier ne sont que ce qui reste de moments de grâce – mais aussi de troubles, de malentendus ou peut-être encore de réconciliations –, et sans doute pas le but ultime. À cette période de sa vie, la photographie a été pour Malala un moyen pour générer de l’espace et du temps communs. Là, ont pu naître, se développer et se cristalliser de précieuses expériences. Dans le même temps, elle aura affiné la question de l’usage de l’image dans une histoire politique longue, globale, et son rôle au sein des processus de domination sociale et coloniale notamment.
Dedans et dehors « Je suis née à Madagascar, au sein d’une famille malgache de la bourgeoisie moyenne. En 1983, j’avais douze ans. Nous sommes arrivés en France. Nous y rejoignons mon père, exilé politique. Du jour au lendemain, mon statut a changé : jusqu’alors fille de médecin d’Antananarivo, je suis devenue une enfant d’immigrés de la banlieue parisienne » résume malicieusement Malala.
Sa culture, aujourd’hui, est faite de tout cela : un riche patrimoine culturel malgache, une éducation reçue pour partie à Madagascar puis en France, une jeunesse européenne de la fin du XXe siècle, un côté rebelle, une fascination pour les musiques post-punk et new wave, des études d’architecture et des cours d’anthropologie à Paris, des voyages de par le monde, une vie de femme artiste qui revendique liberté et indépendance, une volonté de s’amuser malgré tout et un père à travers l’exil et le combat politique duquel elle perçoit le monde encore aujourd’hui. La richesse de son histoire et la pluralité de son éducation, cette capacité d’être ici en même temps qu’ailleurs, ainsi qu’une ferme volonté d’action lui donnent la maîtrise du décentrement du monde. Tour à tour et en même temps dedans et dehors, elle sait tirer de cette position singulière une acuité, une facilité pour débusquer les a priori, pour reconnaître, analyser et comprendre les stéréotypes, contextualiser et relativiser.
Malala Andrialavidrazana ECHOES (from Indian Ocean) 2011-2013 Photographie
Durant ses études d’architecture, Malala Andrialavidrazana a suivi des cours d’anthropologie de l’espace. Dans le cadre d’une expérience de terrain qu’elle a eu à réaliser sur le thème du « seuil », elle affine son sujet : il s’agira d’interroger les seuils des sexshops de la rue Saint-Denis. Le choix du sexshop, un espace à part en même temps que puissamment inscrit dans le tissu urbain, cet endroit où personne ne va mais où la clientèle afflue, ce lieu interdit et empreint de clichés, constitue déjà une part de la réponse à l’exercice imposé. Il révèle une fine compréhension du sujet en même temps qu’une puissante volonté de s’imposer des défis et d’interroger les évidences, d’en débusquer les ambiguïtés, de s’immerger en altérité, de s’impliquer réellement pour comprendre. Sur son terrain, elle consigne tout ce qu’elle observe, de l’organisation spatiale à l’attitude des usagers. Elle prend des photographies, fait des croquis, tient la cartographie de ces modes d’usage.
été un outil de terrain permettant prise de note, documentation et restitution de ces expériences vécues. Son diplôme d’architecture a porté sur le devenir funéraire au XXIe siècle. Elle avait bien saisi l’aspect pluriculturel de ces espaces, doubles inversés de nos espaces de vie. On était en 1996. Le terrain était utopique et s’inscrivait dans le siècle à venir. Elle est partie du réel, s’est intéressée aux différents rituels des différentes religions, le tout dans une dimension nécessairement évolutive, celle de la transformation progressive des croyances, des coutumes, des modes de sépulture, et ainsi des usages et de l’occupation de l’espace.
L’écume du monde
Le point de départ des Figures sont des atlas géographiques anciens, du XIXe siècle principalement. Chacune de ces créations gardera au final la structure matricielle de la carte qui lui donne notamment ses proportions. Transcription du titre du planisphère originel, La question portait sur cet appa- elle-même précédée de sa date d’exérent paradoxe : comment concilier les cution, avec pour préfixe à l’ensemble le fonctions de séparation et de passage ? nom de la série, constituent le titre de Qu’est-ce qu’un espace liminaire ? l’œuvre : Figures 1853 Kolonien in Africa Qu’implique la frontière ? L’entre-deux ? und in der Süd-See ; Figures 1856 Leading Elle voulait comprendre ce qui se jouait races of men, Figures 1838 Atlas Élémendans cet espace transitionnel, tripletaire, etc. ment transitionnel même puisqu’il s’agit Dans les Figures, Malala Andrialad’y entrer mais aussi d’en sortir et qu’il s’agit également de saisir le mode d’in- vidrazana emploie des images qu’elle s’approprie. Il s’agit de cartes géograteraction d’une altérité profonde au sein de l’ordinaire, le propre du tabou en phiques utilisées comme matrices, mais aussi de billets de banques, de timbressomme. poste, de figures imprimées, parfois Cet enseignement l’a beaucoup aussi de pochettes de disques légenmarqué ; de son côté, déjà, il y avait daires. Afin de constituer sa banque cette volonté d’interroger un lieu à part, d’images, Malala Andrialavidrazana en mais aussi les poncifs, les points de vue fait moisson sur les marchés aux puces, et de saisir la relativité de toute chose. sur Internet, dans ses archives familiales Dans ce cadre, comme après pour sa parfois et au gré de ses rencontres perthèse en architecture, la photographie a sonnelles. Elle travaille ensuite sur or-
dinateur avec des calques numériques, établit les dimensions de l’œuvre finale. Celles-ci sont généreuses comme le sont les dimensions des cartes autour desquelles on se réunit afin d’établir une connaissance commune, de partager l’état des choses et l’usage du monde. Fondamentalement, la carte est un pouvoir sur le monde. Elle revêt un caractère performatif : connaître et dire le monde, c’est le posséder, le modeler à son usage et en garantir la transmission. La carte enracine le réel, cristallise l’écume des jours, assigne un rôle à chacun. Elle assure, du moins pour un certain temps, le maintien de l’ordre du monde, fixe ce qui va de soi et construit une « réalité » prête à l’emploi. Outil de propagande en faveur de l’expansion coloniale en son temps, la carte – via son iconographie, mais aussi ses thématiques et son caractère européo-centré – a largement diffusé ces stéréotypes. Ceux-ci imprègnent encore aujourd’hui largement les imaginaires collectifs d’un monde certes globalisé mais peut-être plus que jamais segmenté. Avec des représentations du monde colonial pour matrices, les Figures s’inscrivent pour autant – pour ne pas dire de fait – dans le présent. À ce monde matriciel sont entremêlés des motifs gravés datés du XVIIIe à la fin du XXe siècles, pour les billets de banque les plus récents. La gravure comme forme moderne de l’universel, favorisant la circulation des images, des idées, des formes de l’art, des flux monétaires et du savoir, reliant les peuples entre eux, passant de la main à la main, ainsi que par-delà des mers qui isolent et font se rencontrer ; espace liminaire ici encore… Ainsi voisinent dans les Figures témoignages de la domination coloniale d’une part, effigies et symboles de souverainetés reconquises (Mandela)
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Malala Andrialavidrazana Figures 1842 Specie degli animali 2018 110 X 163 cm Collection particulière
Malala Andrialavidrazana Figures 1861 Natural History of Mankind 2016 120 X 130 cm Collection particulière
de l’autre. Avec Figures 1861 Natural history of mankind, Malala propose non sans humour un nouvel ordre mondial, où les figures sont exclusivement féminines, qui s’impose comme le rejet de toute forme de domination européenne. Tirées sur un papier de qualité, les Figures sont en réalité des collages numériques dans lesquels, malgré l’uniformité plane de la surface, les couches sont très nombreuses. Au moment du faire en effet et à la faveur de superpositions, des motifs vont disparaître, d’autres réapparaitront bientôt, tout ou partie, avant d’être recouverts, puis de ré-émerger, et ainsi de suite… Une structure à l’épaisseur nouée serrée dont Malala Andrialavidrazana restera seule à connaître les modes d’intrication. L’artiste ne travaille pas la transparence pour faire affleurer en surface ce dont la présence vibre au-dessous. Le glacis du peintre lui est étranger, quand bien même le logiciel de traitement numérique de l’image pourrait le lui permettre… Elle reste seule dépositaire du secret de leur archéologie. Le filigrane du billet de banque – marque d’authenticité qui confère formidablement valeur et puissance à la banalité étriquée d’un rectangle de papier – est largement mobilisé par l’artiste : il achève d’offrir une profondeur visuelle aux images. Les trames du papier-monnaie, ces frises
normées gages de la valeur des choses, n’en demeurent pas moins décoratives pour l’artiste qui en joue malicieusement. Ainsi qu’elle l’explique ici, Malala Andrialavidrazana ne fait pas un cours d’histoire ni de géopolitique, pas plus qu’elle ne prend la parole pour condamner : « Quand je travaille, il y a une dimension critique... Mais surtout je fais ce que je fais parce que ça m’amuse ; il faut que cela soit un espace de liberté. Je suis attachée à la dérision ». Le seul camp de Malala est ainsi celui de la fascination pour la puissance de l’image et de l’humanité. Son principe : la liberté. Son jeu : faire claudiquer tous les ethnocentrismes et loucher ce qui reste toujours de phallocratie. Sur la carte interviennent aussi des souvenirs personnels, l’humeur du jour, parfois d’autres fronts plus intimes. Elle confesse : « Celle-ci, je l’ai commencée juste avant le confinement et l’été dernier j’ai failli mourir à cause de l’allergie à une fleur ; dès lors, la fleur a pris une place considérable dans la composition, elle s’est mise à grandir, grandir, à prendre presque toute la place… comme elle m’avait presque pris la vie » 2.
Malala Andrialavidrazana Figures 1876 Planisphère élémentaire 2018 110 X 140 cm Collection FRAC Normandie-Caen
(page suivante) Malala Andrialavidrazana Figures 1853 Kolonien in Afrika und in der Süd-See 2018 110 X 151,5 cm Collection particulière
1 • En 2011, Malala Andrialavidrazana réalise la série photographique Ny Any Aminay à Madagascar. Echoes (from Indian Ocean), qui s’étend de 2011 à 2013, l’amène à la découverte des maisons de familles indiennes, réunionnaises et sud-africaines. 2 • Les propos de Malala Andrialavidrazana cités dans cet article ont été recueillis lors d’un entretien qui s’est tenu à Paris le 1er mars 2021 par Florence Calame-Levert et Yves Chatap, que je remercie.
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70 Partenariat Fondation Gandur pour l’Art
Judit Reigl
fig. 1 Judit Reigl Sans titre (Éclatement) 1956 Huile sur toile, 144 x 114 cm FGA-BA-REIGL-0001 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : Sandra Pointet © Adagp, Paris, 2021
Le vertige de l’infini présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen du 17 septembre 2021 au 17 janvier 2022 au travers du regard de Bertrand Dumas, conservateur, collection beaux-arts Fondation Gandur pour l’Art En nouant un partenariat avec la Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie, la Fondation Gandur pour l’Art est fidèle à sa vocation de partage. Rendre ses vastes collections accessibles au plus grand nombre répond au vœu de son fondateur, le philanthrope et collectionneur suisse Jean Claude Gandur qui, depuis plus de trente ans, rassemble des œuvres d’art de toutes les époques et de toutes les cultures. Chaque année, plusieurs sont offertes à la contemplation du public sous la forme d’expositions temporaires, comme celles présentées au Musée des Beaux-Arts. Pour la deuxième édition de ce partenariat, la Fondation Gandur pour l’Art prête cinq œuvres de sa collection de peintures abstraites d’après-guerre. Après les toiles de Simon Hantaï (19222008), exposées l’année dernière (pages 76-81), c’est au tour de celles de sa compatriote et amie Judit Reigl (19232020) d’investir la salle des collections permanentes libérée pour la circonstance. La présentation successive de deux artistes français d’origine hongroise, permet, à travers leur expérience commune de l’exil et la proximité de certaines de leurs expérimentations artistiques, d’évoquer les ressorts de leurs créations respectives nées du même impératif d’indépendance et de liberté. Judit Reigl, qui n’aimait pas les étiquettes et ne s’affilia à aucun groupe, ni à aucune école, emprunta un chemin artistique très personnel balisé d’œuvres regroupées en séries. Trois d’entre elles, parmi les plus emblématiques, sont représentées dans cette exposition concentrée sur
les quinze années décisives qui suivent l’arrivée de l’artiste à Paris en 1950.
Soif de liberté Avant d’atteindre, au péril de sa vie, la capitale française, Judit Reigl endure la précarité et le joug du stalinisme qui la pousseront à l’exil à l’âge de vingt-sept ans. Avant la fuite, rien n’épargne la jeune femme née à Kapuvár, le 1er mai 1923. D’abord la mort de son père en 1926, puis la ruine familiale, contraignent la famille Reigl à d’incessants changements de domicile (plus de vingt-six fois en dix ans). Sous cette instabilité chronique, cause de terribles frustrations, couvent la colère et la révolte. Cette dernière n’attend plus qu’une étincelle pour s’allumer. Elle arrive inopinément par la littérature quand, un jour de 1945, Judit Reigl extrait des décombres de la bibliothèque du lycée allemand de Budapest « un mince petit livre dont personne n’avait voulu » 1. « Quelle prose étrange, du jamais entendu, et quel titre : Une saison en enfer ! par Arthur Rimbaud. Cela a changé ma vie » 2, confie-t-elle à Geneviève Bonnefoi. Au critique d’art d’ajouter que cette « étrange rencontre » a sans doute été « le déclencheur » de son insatiable « soif de liberté » 3. Ce n’est pas son voyage d’étude en Italie qui l’étancha, bien au contraire. L’étudiante, inscrite à l’école des beaux-arts de Budapest depuis 1941, est envoyée en 1946 à l’Académie hongroise de Rome afin de parfaire sa formation artistique. Point culminant de ce Grand Tour en autostop, sa visite de la Biennale de Venise de 1948 qui, au
détour des rétrospectives consacrées à Cézanne, Braque et Picasso, lui enseigne les innovations de l’art moderne. L’enthousiasme de cette découverte retombe brutalement à son retour au pays. Passée la frontière, on lui retire son passeport hongrois qu’elle ne récupérera jamais. Le rideau de fer vient de s’abattre sur la Hongrie et sur ses ambitions de femme-peintre désireuse d’exercer son art librement. Sous la férule soviétique, elle apprend à ses dépens qu’il est impossible d’échapper aux canons réalistes de la peinture de propagande dictés par le parti communiste. Pour s’en soustraire, elle n’a d’autre choix que l’exil et choisit la France comme terre d’asile.
Paris et la libération gestuelle Le 10 mars 1950, enfin, au bout de la neuvième tentative, Judit Reigl franchit, sur l’échelle d’un paysan, le champ de mines hérissé de barbelés qui matérialise le rideau de fer à la frontière austro-hongroise. Elle met ensuite plus de trois mois pour traverser l’Europe en ruine avant d’arriver en train à Paris, le 25 juin. « C’était un dimanche matin, et la déception fut énorme ! Paris était sale, moche et misérable » 4 se souvient l’artiste. Une déception balayée l’après-midi même grâce à une visite au Louvre sous la conduite de Simon Hantaï, arrivé dans la capitale deux ans plus tôt avec son épouse. Le couple l’héberge jusqu’à son installation aux ateliers de La Ruche qui accueillent les artistes sans ressource. C’est son ancien camarade des beauxarts de Budapest qui lui présente André
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Judit Reigl entourée de ses amis, de gauche à droite : Simon Hantaï (et son fils Daniel), Tissa David, Betty Anderson et Antal Bíró, Paris, les ateliers de La Ruche, vers 1952 © Droits réservés © Fonds de dotation Judit Reigl
Breton. Ce dernier lui offre, en 1954, sa toute première exposition personnelle à la galerie À l’Étoile Scellée. Dès sa première apparition publique, Judit Reigl affirme son indépendance vis-à-vis du surréalisme en dévoilant une majorité de peintures non-figuratives. À la surface de ses premières toiles abstraites, des volutes dansent comme des électrons libres dans un champ magnétique. Leurs formes spiralées s’entrechoquent sous l’action d’une force invisible qui procède de l’écriture automatique. Cette méthode, seul héritage surréaliste qu’elle cultivera, permet à l’artiste d’emprunter une « descente au-delà du rêve jusqu’à l’infrastructure de l’inconscient. Là où la peinture existe en tant que geste et rythme, pulsion, pulsation élémentaire, cadence » 5. Pour s’adonner à cette forme de création spontanée et instinctive, Judit Reigl abandonne ses pinceaux au profit d’une tringle à rideau courbée avec laquelle elle balafre la surface de ses tableaux. Songeons qu’à la même période, Simon Hantaï se délie la main en utilisant un cercle de métal arraché d’un vieux réveille-matin.
Peindre avec le corps Inventer de nouveaux outils pour tester d’autres techniques, ou vice-versa, est souvent le moyen le plus direct trouvé par les artistes pour explorer de nouvelles voies. C’est ainsi qu’à l’été 1955, Judit Reigl change soudainement de pratique en projetant à deux mains la peinture sur la toile. À l’impact, la matière éclate littéralement. Les œuvres nées de cette déflagration « ne résonnent-elles pas encore sous le choc de la pâte jetée à tout volée » 6 se demande Hubert Damisch lorsqu’il découvre les premiers Éclatements (fig. 1 et 2) exposés à la galerie René Drouin, en 1956. Pour l’historien de l’art, « la tension, le rythme, toujours plus serré auquel le peintre veut atteindre, s’y inscrivent sans que jamais nous puissions déceler le geste lui-même, mais seulement le coup, dont chacun appelle le suivant » 7. Les toiles qui subissent ces assauts répétés sont « prêtes à déchirer », « comme des voiles secouées par le vent » 8. Cette tempête picturale alimente un combat forcené avec la matière. Cette lutte paraît démesurée maintenant que Judit Reigl s’attaque à la peinture de grand format.
Pour mener la bataille, elle engage son corps tout entier. Ce corps qu’elle désigne comme « le plus parfait instrument et le plus tragique obstacle » 9 est également à l’œuvre dans les séries qui suivent les Éclatements. Dans les Centres de dominance (fig. 3 et 4), la peinture, projetée par paquets sur la toile, est étirée à la tringle à rideaux ou à l’aide d’une lame souple. L’artiste pèse de tout son corps sur le racloir pour imprimer ce mouvement curviligne qui caractérise les œuvres de cette série élaborées entre 1958 et 1959. À l’inverse des Éclatements, mus par une force centrifuge dirigeant le regard du spectateur au-delà de la toile, les Centres de dominance sont animés d’un mouvement centripète qui réagrège la matière dispersée vers le cœur tourbillonnant de la composition. Dans ces deux séries consécutives, Judit Reigl métamorphose la peinture en un champ de forces, le tableau devenant « un modèle représentant le fonctionnement de l’univers » 10 dans lequel la matière, le corps, le mouvement et l’espace interagissent continuellement. À contempler ce phénomène perpétuel, on est saisi du vertige de l’infini.
fig. 2 Judit Reigl Sans titre (Éclatement) septembre 1955 Huile sur toile, 200,2 x 221,3 cm FGA-BA-REIGL-0003 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Morin © Adagp, Paris, 2021
fig. 3 Judit Reigl Sans titre (Centre de dominance) avril 1959 Huile sur toile, 173,4 x 233,8 cm FGA-BA-REIGL-0002 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Morin © Adagp, Paris, 2021
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fig. 4 Judit Reigl Sans titre (Centre de dominance) avril 1958 Huile sur toile, 185,2 x 159,7 cm FGA-BA-REIGL-0004 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Morin © Adagp, Paris, 2021
La peinture au sabre Pendant la préparation de l’exposition, la Fondation Gandur pour l’Art a fait l’acquisition d’un cinquième tableau de Judit Reigl : une spectaculaire Écriture en masse (fig. 5) venue opportunément compléter la sélection en s’inscrivant dans la continuité parfaite des deux autres séries présentées. L’œuvre11, de grande taille, comme la plupart des Écritures en masse (suite conçue entre 1959 et 1965), impressionne. Il faut dire qu’elle est peinte au sabre ! Disons plutôt avec une lame d’acier que Judit Reigl actionne de bas en haut pour « monter », comme elle le dit, la peinture noire sur la toile blanche. Se forment alors des masses de peinture qu’il est tentant de comparer
aux aplats d’un Clyfford Still, chantre américain du Color Field painting, dont Judit Reigl ignorait pourtant la manière quand elle se lance dans de cette série à la fin des années cinquante. La rencontre ne survient qu’en 1964, quand Judit Reigl expose pour la première fois outre-Atlantique12. Confrontée sur place aux œuvres de Still, de Rothko, de Newman, et de De Kooning, elle dit avoir ressenti « un souffle nouveau, une grande bouffée d’air frais »13, tout en précisant qu’elle n’appartient pas au même mouvement, même si elle se sent alors proche de ces artistes. Elle le fut également de Georges Mathieu et de l’abstraction lyrique dont il est l’inventeur sans pour autant se reconnaître dans cette mouvance parisienne
de l’abstraction gestuelle. Judit Reigl, qui s’est jouée des frontières, même les plus périlleuses, hissa son art au-dessus des chapelles et des questions de style, ce dont la courte, mais dense exposition rouennaise, souhaite rendre compte.
fig. 5 Judit Reigl Les Huns (Écriture en masse) 1964 Huile sur toile, 207,5 x 230,5 cm FGA-BA-REIGL-0005 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : David Bordes © Adagp, Paris, 2021 1 • Geneviève Bonnefoi (dir.), Judit Reigl, catalogue d’exposition [Abbaye de Beaulieu-en-Rouergue, 30.05 – 30.09.1999], Beaulieu-en-Rouergue, G. Bonnefoi et Association Culturelle de l’Abbaye de Beaulieu, 1999, p. 14. 2 • Ibid., p. 14. 3 • Ibid 4 • Judit Reigl, entretien avec Jean-Paul Ameline, 28.11 – 05.12.2008, réalisé pour Art in America, 03.04.2009, traduit en français sur le site du Fonds de dotation Judit Reigl [en ligne]. Disponible sur : < http://www.judit-reigl. com/?francais/textes-et-entretiens/judit-reigl---entretien-avec-jean-paul-ameline.html> (Consulté le 21 mars 2021).
Drouin, Paris, 07 – 10.1956], René Drouin, Paris 1956. L’exposition collective réunissait, au côté de Judit Reigl, les peintres Jean Degottex, Claude Georges, Simon Hantaï et Claude Viseux. 7 •Ibid. 8 • Pierre Joly, « L’espace et la mémoire » in Judit Reigl, catalogue d’exposition [Maison des Jeunes et de la Culture de la Vallée de Chevreuse, Buressur-Yvette, 06.1972], Bures-sur-Yvette, 1972. 9 • Judit Reigl citée dans Marcelin Pleynet, Judit Reigl, Paris, Adam Biro, 2001, p. 28.
5 • Entretien avec Yves Michel Bonnard in « Cahiers de psychologie de l’art et de la culture », n° 16, 1990, cité dans Bonnefoi, op. cit., p. 15.
10 • Ágnes Berecz, « Écrire comme peindre : la peinture de Judit Reigl dans les années cinquante » in Judit Reigl. Volume I, 1950-1974, catalogue d’exposition [Debrecen, MODEM Centre Culturel de l’Art Moderne et Contemporain, 17.06 – 19.09.2010], Budapest, Makláry Artworks KFT, 2010, p. 14.
6 • Hubert Damisch, « Cinq nouvelles œuvres » in Tensions, catalogue d’exposition [Galerie René
11 • Dans un courriel daté du 05.03.2021, le Fonds de dotation Judit Reigl nous apprend que notre
tableau possède un pendant également intitulé Les Huns ou Surgissement d’une horde sauvage, différent d’une armée qui est organisée, titre et composition inspirés d’un tableau de Max Ernst : La Horde (1927) dont il existe plusieurs versions parmi lesquelles celle du Stedelijk Museum d’Amsterdam. La « horde » de barbares ferait aussi référence ici à l’entrée des troupes soviétiques dans Budapest en 1956 et aux exactions qu’elles infligèrent à la population. 12 • En 1964, Judit Reigl est sélectionnée par Lawrence Alloway pour représenter la Hongrie, au côté de Simon Hantaï, à la prestigieuse exposition International Award du Musée Guggenheim de New-York. 13 • Judit Reigl cité dans Blandine Chavanne, « Judit Reigl, soixante ans de peinture » in Judit Reigl. Depuis 1950, le Déroulement de la peinture, catalogue d’exposition [Nantes, Musée des Beaux-Arts, 09.10 – 02.01.2011], Lyon, Fage, 2010, p. 14.
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76 Partenariat Fondation Gandur pour l’Art
Simon Hantaï Par où on ne sait pas présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen du 17 janvier au 27 avril 2020
fig. 4 Simon Hantaï Peinture 1958
au travers du regard de Bertrand Dumas, conservateur, collection beaux-arts Fondation Gandur pour l’Art
Huile sur toile, 215.5 x 133 cm FGA-BA-HANTA-0012 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Morin © Archives Simon Hantaï / Adagp, Paris, 2021
Pour la première collaboration entre la Fondation Gandur pour l’Art et le Musée des Beaux-Arts de Rouen qui s’est tenue en 2020, Sylvain Amic et Joanne Snrech ont choisi de présenter six tableaux de Simon Hantaï (1922-2008), peintre français d’origine hongroise. Leur sélection s’est portée sur des œuvres de 1951 à 1962 qui rendent compte des recherches incessantes conduites par l’artiste au cours de cette décennie fondatrice. Ensemble, elles dessinent une trajectoire artistique parmi les plus audacieuses de toute la peinture européenne de la seconde moitié du XXe siècle. Cette invitation au cœur de l’avant-garde picturale des années 1950 a été l’occasion de restaurer les œuvres prêtées par la Fondation dont la plupart sont exposées pour la première fois. Tentations surréalistes Budapest libérée par les troupes soviétiques le 13 février 1945, Simon Hantaï peut regagner les bancs de l’école des Beaux-Arts qu’il a intégrée quatre ans plus tôt. Son professeur d’histoire de l’art, François Gachot, un Français, lui enseigne la langue de Voltaire et lui obtient une bourse pour continuer ses études à Paris. L’angoisse succède rapidement à la joie quand la République populaire de Hongrie lui
Simon Hantaï dans son atelier de la Cité des Fleurs © Archives Simon Hantaï / Adagp, Paris, 2020. Photographie d’Étienne Sved
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fig. 1 Simon Hantaï Sans titre 1951
fig. 2 Simon Hantaï Peinture 1952-1953
Huile sur papier marouflé sur toile 23.6 x 21,1 cm, FGA-BA-HANTA-0009 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Morin © Archives Simon Hantaï /Adagp, Paris, 2021
Huile sur toile, 102.3 x 107,4 cm Inv. FGA-BA-HANTA-0011 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe André Morin © Archives Simon Hantaï /Adagp, Paris, 2021
retire les fonds qui lui ont été accordés par le précédent gouvernement. Sans bourse, et donc sans visa pour la France, Hantaï choisit l’exil pour réaliser son ambition de devenir artiste à Paris, où il arrive en septembre 1948, accompagné de sa jeune épouse. Des débuts parisiens de Simon Hantaï, l’exposition montre deux tableaux inédits. Le premier, daté de 1951, est un petit format carré (fig. 1). Que voiton ? Des herbes folles, à moins qu’il ne s’agisse d’algues vertes et blanches, refuge d’une faune marine en suspension. Pour tout dire, la composition échappe à toute description convaincante. C’est le trait commun des œuvres ayant adopté le langage informel de la peinture abstraite la plus avant-gardiste du moment, celle pratiquée par des artistes anticonformistes tels que Wols, Bryen ou Dubuffet. Ici, le sujet ou le motif comptent peu. Simon Hantaï trouve son chemin dans la matière de la peinture elle-même qu’il façonne de multiples manières. Comme les surréalistes dont il s’inspire, le peintre hongrois expérimente alors
toutes les techniques possibles, du collage au frottage, en passant par le grattage ou le raclage. Hantaï s’attaque à la couche superficielle du tableau pour révéler les couleurs sous-jacentes. L’exploration souterraine de la matière à laquelle il se livre trouve un développement original dans le second tableau daté de 19521953 (fig. 2). L’artiste obtient ce dessin ondulatoire en raclant la surface à l’aide d’un cercle de métal qu’il a retiré d’un réveille-matin. Un tel paysage de dunes psychédéliques est de nature à intriguer André Breton qui rédige la préface du catalogue de sa première exposition personnelle ayant lieu au début de l’année 1953 à la galerie À l’Étoile Scellée, temple du surréalisme parisien.
tuelle outre-Atlantique qui trouve à Paris son alter ego le plus actif en la personne de Georges Mathieu. Des deux artistes, alors au sommet de leur art, Hantaï va puiser la fougue et la verve créatrices qui le conduisent, entre 1956 et 1957, à peindre, lui aussi, de grandes toiles aux compositions débridées. Celle exposée au Musée des Beaux-Arts de Rouen (fig. 3) est sans doute l’un des exemples les plus aboutis de la courte période lyrique dans la peinture de Simon Hantaï. Cercle en main, il balafre le jus brun qui recouvre toute la surface de la toile. Les lacérations obtenues dévoilent des couleurs vives qui scintillent sous l’action de la lumière recouvrée. Celle-ci met au jour la véhémence du geste qui parvient à percer l’inquiétante toison épineuse cherchant à s’étendre au-delà des limites du tableau.
Véhémence du geste
Petites touches-réveil
Fin 1955, l’usage du cercle de métal devient systématique dans l’œuvre de Simon Hantaï. L’objet lui libère la main, comme l’a fait auparavant le « pinceau-bâton » de l’Américain Jackson Pollock, pionnier de la peinture ges-
Pour tenter de renouveler sa peinture, Simon Hantaï sent qu’il doit suivre un tout autre chemin que celui de la peinture lyrique dans lequel il s’est engagé. Fini les gestes grandiloquents, place aux petites «touches-réveil» qu’il
fig. 5 Simon Hantaï Peinture 1959
fig. 6 Simon Hantaï Manteau de la Vierge 1962
Huile sur toile, 215.8 x 201,8 cm, Inv. FGA-BA-HANTA-0003 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe Sandra Pointet © Archives Simon Hantaï /Adagp, Paris, 2021
Huile sur toile, 119 x 102,5 cm Inv. FGA-BA-HANTA-0005 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Morin © Archives Simon Hantaï /Adagp, Paris, 2021
met au point au cours de l’année 1958. Ce sont elles qui tapissent la surface du grand tableau vertical présenté dans l’exposition (fig. 4). Ici, le cercle du réveille-matin est toujours à l’œuvre. Mais au lieu de griffer violemment la peinture comme auparavant, il la caresse désormais par petites touches nerveuses, presque minutieuses. Cette nouvelle approche picturale, faisant appel à une certaine lenteur dans la pratique, correspond à un besoin d’accéder à un état plus intime et sincère de la peinture. Le résultat est d’une extrême nouveauté pour l’époque et marque un tournant décisif dans la carrière du peintre. En effet, pour la toute première fois, son art est authentiquement personnel, ne relevant d’aucun maître, ni d’aucune école antérieure. Cet accomplissement solitaire engendre un nombre restreint d’œuvres qui combinent les recherches précédentes, comme pour en tester les limites. C’est le cas du tableau de 1959 qui, à la veille d’une nouvelle phase, entraîne le jeu de l’occultation et du « découvrement » dans une danse calligraphique virtuose (fig. 5).
Pliages méthodiques La capacité d’Hantaï à se renouveler est sans pareil. À peine a-t-il exploré les possibilités multiples des petites touches-réveil qu’il remet en question leur potentiel tout en interrogeant les fondements de la peinture elle-même. En 1960, sa fièvre créatrice culmine avec deux séries d’œuvres remarquables : les Mariales, regroupant 27 peintures, et les Manteaux de la Vierge dont le tableau datant de 1962 fait partie (fig. 6). Celuici illustre parfaitement le premier stade de cette méthode radicale qui consiste à froisser la toile avant de peindre les parties restées accessibles au pinceau. Les creux et les saillies colorés ainsi obtenus dressent une cartographie d’autant plus déroutante et poétique qu’elle n’indique aucune direction. Elle laisse l’œil du spectateur libre de parcourir la toile en tous sens, avant de se perdre dans les infinis méandres du relief tactile donné à la peinture. En faisant du pliage sa méthode exclusive, Simon Hantaï parachève la construction de son espace pictural dans lequel l’imprévisibilité du geste et
le hasard tiennent une place centrale. Se soumettre à leurs aléas respectifs implique une totale confiance dans son art. D’après lui, la meilleure manière d’y parvenir est de « se crever les yeux ». Ce défi lancé aux artistes désireux de marcher sur ses pas résonne dans la citation de saint Jean de la Croix qui est à l’origine du titre de l’exposition : « Pour venir à ce que tu ne sais pas, il te faut aller par où tu ne sais pas. » Une épreuve, en forme de voyage initiatique, vécue par toute une génération d’artistes qui, tout au long des années 1960 et 1970, va, à l’exemple d’Hantaï, interroger sans cesse les moyens matériels de la peinture. Parmi ces aventuriers de l’art contemporain, citons Michel Parmentier et Daniel Buren (deux des fondateurs du groupe BMPT), sans oublier certains artistes du mouvement Supports/Surfaces collectionné par la Fondation Gandur pour l’Art.
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fig. 3 Simon Hantaï Peinture janvier 1957 Huile sur toile, 180.7 x 300,8 cm FGA-BA-HANTA-0008 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photographe : André Morin © Archives Simon Hantaï / Adagp, Paris, 2021
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82 Partenariat Galerie Almine Rech
Claire Tabouret Corps-à-corps Retour sur La Ronde 2020 présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen du 11 juillet 2020 - 15 novembre 2020
Portrait de Claire Tabouret Photographie de Logan White
au travers du regard de Philippe Piguet Des corps qui s’empoignent, qui s’attirent et se repoussent, qui cherchent réciproquement à se déstabiliser, bref des corps qui luttent. Parfois même dans la fange. Depuis les temps les plus anciens, le thème de la lutte n’a pas manqué d’interroger les artistes et son iconographie est riche de toutes sortes de formulations peintes, dessinées ou sculptées qui explorent un éventail très varié de sentiments. De la lutte sportive ou biblique aux tensions de la relation amoureuse, l’histoire de l’art s’est ainsi enrichie de propositions dont le vecteur commun relève de la tentation d’exprimer une énergie vitale. L’expression courante qui proclame que « la vie est une lutte » en dit long de cette dimension existentielle que suppose le thème. Parce qu’elle est fondée sur la mise en jeu d’un corps-à-corps avec l’autre - sinon avec soi-même, si l’on en croit le poète -, la lutte est la figure emblématique d’un rapport au monde. D’un être-au-monde. Du moins est-ce dans cette qualité-là que s’offrent à voir les œuvres de Claire Tabouret qui en déclinent le motif. Sitôt leur découverte, reviennent en mémoire toute une cohorte d’images qui traversent le temps, de ce bas-relief antique de lutte à main plate au couple de Jacob et de l’Ange du tableau de Gauguin, La Vision après le sermon (1888), luttant sur le sol vermillon rutilant d’une fabuleuse colline, voire toutes sortes de scènes érotiques des civilisations les plus diverses. Selon ses propres dires et avant toute chose, c’est « l’envie de peindre des corps dans un mouvement
de forces contraires » qui a conduit Claire Tabouret à se saisir de ce sujet, intéressée par ce qui le détermine tant d’un point de vue physique que sensuel. Elle s’est alors documentée pour en savoir plus sur la façon dont les différentes cultures abordaient le thème. Au fil de ses recherches, son attention a été plus particulièrement retenue par la lutte telle qu’elle se pratique en Turquie, à tous les âges, les corps recouverts d’huile, lui offrant notamment toutes sortes d’exemples de postures. Conçues comme une métaphore de la relation amoureuse à travers la représentation de corps aux différentes étapes d’un exercice de lutte, les scènes dépeintes par Claire Tabouret renvoient aux notions antinomiques de l’attirance et de la répulsion, de la fusion et de la séparation, de la ressemblance et de la différence. Tout s’y mesure à l’ordre de l’ambivalence d’une iconographie qui fait la part belle à l’idée de jeu. Un jeu d’une relative gravité pour ce que le corps y est à l’épreuve d’un effort, d’une dépense, et finalement d’un duel dont rien n’est dit sur l’issue. L’artiste en parle comme de « l’instant déchirant de deux destins qui se séparent ». Si elle s’appuie sur une documentation glanée sur Internet, elle ne s’en sert que pour déplacer dans le champ de la peinture les images de corps qu’elle a retenues, sans aucun souci de transfert réaliste mais bien plus pour leur faire dire autre chose. D’une œuvre à l’autre, Claire Tabouret ne raconte aucune histoire et rien n’est inscrit dans le corpus d’un scenario préétabli. Ses peintures et monotypes se donnent à voir comme
des arrêts sur image et procèdent du concept de one-shot, dans un suspens non référencé de l’espace et du temps. Entre attraction et rupture, les figures de Tabouret sont au bord d’un extrême dont la construction symétrique, façon test de Rorschach suggérant un effet de miroir, contribue à accentuer la dynamique dans une architecture d’arcs-boutants. Elles se silhouettent sur fond de jeux chromatiques remués et stridents qui les propulsent au-devant de l’image pour créer un semblant de relief virtuel. Le thème de l’affrontement, sinon du dédoublement joue de toutes les contradictions entre passion et déchirement, fragilité et résistance, l’un et son double. En cela, Claire Tabouret conforte ce qui détermine l’essence même de sa démarche, à savoir la question du corps, par-delà celle du genre. Il en est du moins ainsi de cette série où ses figures, anonymes, pour ce que son art est avant tout requis par l’humain. En se saisissant de ce thème, elle transforme l’anecdote documentaire de référence en entité abstraite, la faisant basculer de la sorte dans l’universel. Comme elle a pu, par le passé, traiter pareillement de l’identité, de l’ubiquité ou de l’apparence. Étrangement intitulé « I Am Crying Because You Are Not Crying », cet ensemble d’œuvres doit son titre au tableau de La Femme qui pleure de Picasso (1938). Dans un glissement sémantique de l’idée de relation amoureuse entre tension érotique du couple et tragédie de la rupture - telle qu’elle abonde en matière de littérature, de musique et de chanson-,
Claire Tabouret In Your Arms (pastel) 2018 Encre sur papier, 76 x 63 cm Courtesy de l’artiste et d’Almine Reich
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Claire Tabouret s’est interrogée sur la manière dont on pouvait l’exprimer en peinture. Et de se demander si elle pouvait « faire une peinture qui fasse pleurer comme une chanson d’amour ». Parce que le sujet ne manque pas de possibilités d’expression formelle, l’artiste considère cette série d’images comme une première étape. Celle qui tient à la stupéfaction et à la colère des prémisses de la rupture alors que l’on s’accroche encore à l’autre dans l’espoir qu’elle n’advienne pas. La référence à Picasso trouve par ailleurs sa source dans le fait que, dans le même temps où elle travaillait à ces figures de lutteurs, Claire Tabouret a été
invitée à exposer dans les ateliers de Boisgeloup, à Gisors, où celui-ci vécut dans les années 1930. Elle choisit pour cette occasion de réaliser des sculptures en plâtre – un matériau que son aîné utilisa lui-même beaucoup sur place faisant directement écho à ses œuvres en deux dimensions. Dans cette aventure de création polymorphe, au regard du tableau de Picasso, Claire Tabouret dit avoir pris conscience du fondement duel de sa propre démarche. Somme toute, le thème de la lutte lui a dessillé les yeux sur le fait que, depuis toujours, elle est tout à la fois la femme qui pleure et le peintre, face à cette douleur, avec pour objectif de la transcender.
Claire Tabouret In Your Shadow 2018 Acrylique et encre sur papier, 63 x 76 cm Courtesy de l’artiste et d’Almine Reich
Claire Tabouret Symbiosis (red) 2018 Acrylique et encre sur papier, 63 x 76 cm Courtesy de l’artiste et d’Almine Reich
Claire Tabouret Symbiosis (orange pale) 2018 Acrylique et encre sur papier, 63 x 76 cm Courtesy de l’artiste et d’Almine Reich
Claire Tabouret Orange Symbiosis 2018 Acrylique et encre sur papier, 140 x 210 cm Courtesy de l’artiste et d’Almine Reich
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86 Partenariat Galerie Almine Rech
Jean-Baptiste Bernadet Jeu d’écho Retour sur La Ronde 2020 présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen du 19 juin au 28 septembre 2020 Entretien avec l’artiste, mené par Camille Gross Bruxelles. Cette ville, le peintre Jean-Baptiste Bernadet la connaît bien. Il y est arrivé il y a 20 ans pour étudier, et y est revenu il y a quatre ans pour y installer son atelier. Niché dans un quartier calme et résidentiel, entouré de grandes maisons en briques, l’immeuble annonce en façade le siège d’une société ; mais c’est au fond de la cour que l’on pénètre dans un bâtiment brut en béton, vaste et baigné de lumière. Un espace assez semblable à celui d’une galerie : les œuvres en cours de création y sont déjà quasiment dans des conditions d’exposition. Quand je pénètre dans l’atelier, les œuvres que nous exposerons pour La Ronde viennent accrocher instantanément mon regard. Elles occupent le grand mur blanc de 10 mètres de longueur de l’atelier et sont accrochées bord à bord, en une séquence inédite pensée par l’artiste. L’éclairage des néons baigne d’une lumière puissante l’espace tandis que se déclenche à intervalle régulier le bruit de la chaufferie, ce qui amène ma première question. CG : Travaillez-vous dans le silence ? JBB : Non, je travaille toujours en écoutant quelque chose. Ne serait-ce que pour couvrir le bruit de la chaufferie, j’écoute un peu de tout : de la musique, la radio, des podcasts… • Vous avez un autre atelier à New York, est-il très différent de celui-ci ? Cet atelier a l’avantage d’être vaste, d’avoir ce grand mur sur lequel j’ai du recul. Mais je travaille en réalité quasi-
ment à plein temps à New York depuis deux ans, dans un atelier plus petit, et le format des œuvres qui j’y crée est en conséquence plus réduit. L’alternance avec l’atelier de Bruxelles me permet de varier les productions. Cette rythmique se retrouve d’ailleurs dans mon quotidien : je travaille souvent sur plusieurs projets au sein d’une même journée. Je vais mener par exemple un projet de création de céramiques au Mexique au mois de mars. • Comment s’articule votre travail de peintre avec tes créations dans d’autres techniques ? En fait je considère les céramiques comme des peintures en trois dimensions. Ce sont des œuvres murales, elles sont faites pour être vues de cette manière, accrochées comme des peintures. À part les laves émaillées qui sont présentées au sol, toutes mes œuvres sont murales. Plus globalement, dans tous mes projets, la dimension picturale et la réflexion autour de la couleur est centrale. Je travaille actuellement sur un projet de tapisserie avec Aubusson, un grand carré « gris » dont la couleur sera en réalité indéfinissable, car composée d’une infinité de tons changeants. Le but est de donner l’impression que les couleurs émanent de la lumière environnante alors qu’elles sont immanentes à la tapisserie. Ces couleurs seront « indirectes », d’un ton pâle qu’il est impossible de saisir d’un simple coup d’œil. Mes céramiques sont elles aussi très picturales, elles relèvent de la même recherche autour de la couleur.
• Vous créez également des sérigraphies dans cet atelier, comment s’exprime votre recherche au travers de ce médium ? J’ai installé un atelier de sérigraphie dans une partie de l’espace en effet, mais je m’en sers peu pour le moment. J’ai réalisé quelques essais mais je ne suis pas satisfait de la production en l’état. En fait je voudrais maîtriser toutes les étapes de création, car je recherche un effet particulier : les écrans de sérigraphie avec lesquels j’ai travaillé jusqu’à maintenant ont produit un résultat trop précis. Ce que je recherche, c’est une dissolution de l’image, du sujet, une perte de repères. Je souhaite développer cela à l’avenir, mais cela demande une certaine technicité dans le choix du tramage, le choix du tissu, le traitement des images. Mais dans la technique de la sérigraphie, l’aspect de sérialité et de variation m’attirent beaucoup. J’ai de nombreux projets en attente de pouvoir être mis en œuvre, notamment d’édition.
• Cet aspect de sérialité, de répétition et de variation semble inhérent à votre processus créatif, pouvez-vous le décrire ? Pour mon tout premier projet de céramique, en résidence à Moly Sabata, j’avais souhaité faire appel à des artistes pour qu’ils réalisent des formes en volume, qui serviraient ensuite de base à mon travail d’émaillage, purement chromatique. Pour des raisons pratiques, j’ai finalement travaillé sur des assiettes
Jean-Baptiste Bernadet Untitled (Fugue, Rouen V) et Untitled (Fugue Rouen VI), 2019 Huile et cire froide sur toile 200 x 180 cm (chaque) © Jean-Baptiste Bernadet, ADAGP, Paris, 2021
Vue de l’exposition au musée des Beaux-Arts de Rouen © Jean-Baptiste Bernadet, ADAGP, Paris, 2021
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produites en série, des biscuits destinés à être émaillés. J’ai ainsi produit une série de trois cents assiettes, réalisées les unes à la suite des autres dans une expérimentation continue. Ces expérimentations là ne sont pas possibles dans mon atelier à New York. Mon processus de création en peinture est de l’ordre de la recherche permanente également. Je travaille en général par plage de trois ou quatre heures sur une peinture. J’ai l’impression de corriger en permanence, d’effacer ce qui est trop lisible. Mon travail tient tout autant de la déconstruction du motif que de la construction d’un nouvel espace, purement pictural, purement chromatique. Il doit y avoir une absence de point focal, et en cela on peut parler de « all over ». Je cherche à atteindre l’impossibilité pour l’œil à discerner ce qui a été peint en premier et en dernier. Les couches transparentes fusionnent, il n’y a aucune hiérarchie. • La peinture de Jackson Pollock vient tout de suite à l’esprit quand on parle de « all over », vous retrouvez-vous dans cette référence ? Je me retrouve plutôt dans les
démarches de peintres comme Milton Resnick ou Eugène Leroy, même si chez ce dernier le sujet, figuratif, reste discernable. Je pense en fait la toile comme un espace en expansion ou en concentration : la surface est active et activée en tout point. Chaque millimètre carré a une importance égale à un autre. • Pour votre accrochage au musée des Beaux-Arts de Rouen, vous souhaitez proposer deux œuvres issues des collections en regard des votres. Quel rôle vont-elles jouer ? Je souhaiterais que l’on puisse disposer deux petits tableaux en face, en déséquilibre, avec des pleins et des vides. J’aime ce jeu d’échos par les manques et les résonances. Quand mon travail est accroché au sein d’expositions collectives, j’aime envisager cette balance des forces et arrimer les séquences autour de points d’ancrage visuels. Tout doit se tenir, se répondre et s’équilibrer comme si un unique artiste était à l’origine de l’ensemble. Parmi toutes les œuvres de Jacques-Émile Blanche que conserve le Musée des Beaux-Arts de Rouen, je suis particulièrement attiré par la Vue
de Venise qui procède d’une pure abstraction de la basilique Saint-Marc. Ce tableau me parle aussi en ce qu’il me renvoie à Proust, à son amour de Venise. Je voudrais cependant éviter le rapprochement trop direct et trop évident avec les œuvres de Sisley, même si les Vagues aurait parfaitement fonctionné au sein de l’accrochage. Peut-être un peu trop. J’aimerais plutôt faire dialoguer mon travail avec des œuvres dont les formes génèrent d’autres formes. Ce qui fonde ma démarche, c’est la recherche des procédés qui amènent l’œil à percevoir une image : tout ce qui précède la perception nette et la compréhension des formes, ce moment de flottement où l’œil ne parvient pas encore à cerner un sujet. Le travail d’artiste comme Boudin (1824-1898) et Valenciennes (1750-1819) m’intéresse en ce que leurs peintures contiennent bien d’autres images que celles représentées à la surface de la toile : dans un nuage peut se lire, se construire et se déconstruire une myriade de formes au gré de la rêverie. C’est ce processus d’activation de la rétine, directement reliée à notre
imaginaire, qui concentre toute mon attention lorsque je peins. La recherche de ce point d’équilibre des touches colorées peut être très rapide, arriver comme une fulgurance, ou bien être très lente et laborieuse. Il y a dans ce cheminement une part de souffrance, une difficulté à déterminer quand se détourner de l’œuvre et la considérer achevée. Toutes les touches colorées qui la composent doivent être en flottement, indiscernables, sans contours, sans point focal, ni au premier plan, ni à l’arrière-plan. La série des Fugues, dont j’expose donc une séquence au Musée des Beaux-Arts de Rouen, est véritablement centrale dans mon travail, car elle concentre toute une série de problèmes et de réflexions qui habitent ma pratique plastique depuis toujours. Je considère ces œuvres comme des supports pour voir quelque chose : notre regard peut y projeter ce qu’il souhaite, y faire surgir ou ressurgir des souvenirs, être happé par des réminiscences. C’est une expérience que je relie à
Proust encore, à cette exploration du souvenir et de l’image que l’on s’en forge. C’est un peu comme une surface photosensible sur laquelle notre imaginaire peut décider d’y imprimer ce qu’il désire. Le vrai rôle de mes œuvres est d’être disponibles. Dans ce processus, l’œuvre n’est plus uniquement la mienne, mais elle devient ce que le regardeur souhaite en faire.
Vues d’atelier 2019 Photographies de Camille Gross © Jean-Baptiste Bernadet, ADAGP, Paris, 2021
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Almine Rech L’art des liens
Retour sur La Ronde 2020 Entretien avec la galeriste, mené par Camille Gross
• Comment êtes-vous devenue galeriste ? Après un stage de quelques mois chez un commissaire-priseur, essentiellement centré sur l’évaluation des œuvres chez des collectionneurs, je me suis rendu compte que je préférais être en contact avec les artistes ou leurs héritiers directs plutôt que seulement avec les œuvres et les collectionneurs souhaitant faire réaliser des évaluations. • Quelles rencontres - avec les œuvres, avec les artistes, avec les collectionneurs - ont forgé votre goût pour l’art contemporain ? La rencontre avec James Turrell a été essentielle. C’était à Nîmes lors de son exposition à l’époque au Carré d’art, son travail est devenu limpide simplement en partageant avec lui certains moments durant l’installation de son exposition. • Le positionnement d’une galerie est différent de celui d’un musée, mais ce sont des entités très complémentaires. Comment envisagez-vous l’articulation entre les deux ? Pour un marchand, le dialogue avec des directeurs de musée ou des commissaires d’expositions muséales est à mon avis très important car on peut beaucoup s’apporter. Un musée peut obtenir pour une exposition des œuvres que le marchand ne pourra pas obtenir et réciproquement. Le marchand peut savoir que certaines œuvres sont conservées à l’atelier et les obtenir si son lien amical est fort avec l’artiste, ou bien auprès de certains collectionneurs possédant les œuvres. Le marchand peut plaider la cause de l’importance de l’exposition et de la nécessité du prêt auprès de son collectionneur qu’il connaît bien. Un marchand peut aussi s’investir selon les cas pour la production d’une œuvre.
Portrait d'Almine Rech Photographie de Léa Crespi
• Pourquoi avez-vous pris la décision de soutenir la 5e édition de La Ronde ? La collection du Musée des BeauxArts de Rouen elle l’une des plus belles de France. Les œuvres des artistes contemporains invités seront bénéficiaires de la confrontation avec des œuvres de cette qualité. Le sujet est parfaitement illustré par les chefs-d’œuvre de la collection et le public pourra se rendre compte d’une continuité dans les préoccupations des artistes et de leur traitement contemporain. Alors que souvent l’art contemporain est perçu plus brutalement par une forme de rupture qui en fait n’est pas réelle à mon avis. • Comment choisissez-vous les artistes avec lesquels vous travaillez ? Je crois que l’on se choisit mutuellement. Si je suis attirée par une œuvre vue dans une exposition monographique ou collective dans des galeries ou des musées, ou encore à travers des images imprimées dans un magazine ou sur internet, j’essaye de contacter l’artiste pour une visite d’atelier. La vision des œuvres entraîne la décision de mon côté si les œuvres me convainquent mais aussi l’impression ressentie avec l’artiste lui-même. Dans ce métier l’intuition compte évidemment et je crois que les artistes en ont beaucoup également. Si la visite se passe très bien, c’est déjà la moitié du chemin qui est parcourue pour une future collaboration. La décision de commencer un travail ensemble se fait souvent très rapidement après la visite d’atelier et la rencontre. Car tout a été ressenti positivement des deux côtés.
• Le travail de Jean-Baptiste Bernadet entre naturellement en résonance avec la peinture impressionniste. Comment appréhendez-vous ce rapprochement au sein du musée ? Je suis très intéressée de voir ce qui va se passer entre les peintures des grands impressionnistes et celles de Jean-Baptiste Bernadet, c’est évidemment un ‘défi’ de taille pour l’artiste. Ses œuvres devront « tenir » et convaincre. Je le lui souhaite. • Claire Tabouret est l’une des figures montantes de l’art contemporain. Que pensez-vous de la place des femmes sur cette scène ? Les femmes ont une place énorme à prendre. C’est un moment très propice. L’histoire vient de se rendre compte de beaucoup d’injustices envers les artistes femmes, les artistes africains et aussi les Afro-Américains notamment aux USA où cette minorité est importante. Je pense que Claire a le talent et la force intellectuelle nécessaires pour s’imposer.
Jean-Baptiste Bernadet Untitled (Fugue 2016-12) 2016 Huile et cire froide sur toile, 216 x 194,5 cm Photographie de Hugard & Vanoverschelde Courtesy de l’artiste et d’Almine Rech © Jean-Baptiste Bernadet,ADAGP, Paris, 2021
Claire Tabouret From the Blue Sun 2018 Acrylique sur toile 60 x 91 Photographie de Marten Elder Courtesy de l’artiste et d’Almine Rech
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Claudie Baudry Ma rue par Achbé Retour sur La Ronde 2020 présenté au Musée national de l’Éducation à Rouen au travers du regard de Georgia Santangelo
Née en 1965, Claudie Baudry a obtenu un DEA de Lettres et Civilisations Étrangères Anglais à Dijon et travaille depuis 1991 comme conceptrice rédactrice dans le monde de la publicité à Paris. C’est là qu’elle s’est installée avec l’homme de sa vie, Hervé, dessinateur de presse, et leurs deux enfants. Elle a pris le pseudo d’artiste Ma rue par Achbé, en hommage à son mari (initiales HB), décédé d’un arrêt cardiaque devant leur domicile sur les pentes de Montmartre en 2016. Depuis 2017, sa longue marche à travers le chagrin passe par l’écriture en jolies lettres cursives de messages, aphorismes et poèmes, tracés à la craie sur les trottoirs de Montmartre et du monde entier. Sa vocation est née : elle s’approprie la voie publique pour en faire une « voix publique » ; un mégaphone silencieux qui nous élève, qui fait appel à notre conscience, la secoue, nous fait réfléchir.
Du tableau noir au bitume Située au rez-de-chaussée du centre d’expositions du musée, l’exposition poursuit le dialogue entre les collections patrimoniales et l’art contemporain grâce à l’œuvre d’une artiste plurielle. Street artiste, poète, photographe, « Ma rue par Achbé » présente pour la première fois dans un musée près de 40 clichés, images réalisées avec son smartphone, comme l’aboutissement de trois années d’écriture quasi quotidienne dans sa rue. Son art des mots, du langage, de l’écriture et de la poésie rejoint les collections du Munaé autour de grandes thématiques et de valeurs.
De la rue aux murs du musée, ses tirages en noir et blanc nous font cheminer autour de thèmes conceptuels, l’enfance, l’adolescence, l’apprentissage, l’écriture et la lecture, l’engagement civique, la poésie, sans oublier l’actualité, la cause des femmes, pour s’achever par le mur de l’humour et de l’amour. Elle partage, avec le musée, des valeurs communes et le goût des mots, de la graphie et des textes qui nous font réfléchir, grandir, et devenir des citoyens. Pour faire écho au bitume du trottoir, qui devient le tableau noir de Claudie Baudry, et à sa craie qui cr (a) ie en silence l’injustice, l’amour, la douleur, la vie, la scénographie est ponctuée d’objets emblématiques de la salle de classe : un tableau noir, des craies, des ardoises : des photos d’enfants, des cahiers d’écriture, des lithographies… Deux pupitres en bois permettent de se poser face aux clichés et partager, le temps de la déambulation, un sentiment, une citation, un aphorisme, un poème, alors qu’un ruban de bitume ponctue le parcours à travers le street art de Ma rue par Achbé.
Claudie Baudry Ma rue par Achbé Craie ton bonheur Message 142. Samedi 24 juin 2017 Photographie
Claudie Baudry Ma rue par Achbé Élever un enfant, ce n’est pas le dresser, c’est le porter plus haut Message 228. 25 septembre 2017 Photographie
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94 > Philippe Favier Discographies 2019 Mine de plomb et encre noire sur papier © Philippe Favier, ADAGP, Paris 2021
Philippe Favier
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Sans titre Série «HOOLOOMOOLOO» 2000 -
présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen
Gravure, 28 x 38 cm Atelier René Tazé Collection particulière © Philippe Favier, ADAGP, Paris 2021
propos de l’artiste
Je suis un écrivain contrarié, je n’irais pas jusqu’à dire que je dessine par dépit, non, il m’arrive parfois d’éprouver quelques satisfactions avec les crayons, mais en définitive, bien maigrichonnes au regard de celle que doit procurer la délicate orfèvrerie de l’écriture. Je suis gaucher voyez-vous… et ça pardonne pas ! L’encre, que j’aime tant et qui me le rend peu, nous fut très tôt déconseillée mais obligatoire ! Quoi que nous tentions, le temps de séchage était toujours incompatible avec notre vitesse d’écriture. Ne nous méprenons pas, le gaucher n’est pas plus maladroit qu’un autre, ni plus lent ; seulement, le gaucher macule, étire et parfois efface ce qu’il vient d’écrire. Là ou le droitier potentiel écrivain risque de laisser une trace, le gaucher, à coup sûr, laissera lui, des traces. Ce si mal à droite, ne sait jamais ce qu’il vient d’écrire, il cache ce qu’il n’a pas eu le temps de voir, il glisse sur sa ligne tel un escargot barbouillé sur sa doucette. Alors, soit le gaucher, l’air de ne pas y toucher, enquiquine le monde pendant des siècles, écrivant à l’envers et dépeçant cadavres sur cadavres, soit il dessine. Certains rétorqueront qu’on en vit qui firent les deux ! En l’occurrence je rappellerais que c’est mon texte et que j’écris ce que je veux… Je ne vous ai pas interrompu ! Quand je dessine, je « vois » enfin, j’ajuste, compense, épaissis ou aiguillonne à vue, je compose ! Malheureusement, cela restera comme les majuscules hypertrophiées, enluminées en vain, d’un texte qui ne viendra jamais.
Philippe Favier Capitaine [...] 1985 -
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Il y a ceux qui écrivent et ceux qui dessinent……Toi tu dessines
Gravure, 25 x 33 cm Atelier René Tazé Collection particulière © Philippe Favier, ADAGP, Paris 2021
Quand je dessine, je vois tout ce que je n’écrirai pas. Si je m’accroche parfois dans un enthousiasme saussurien suspect à l’idée de « signes », mes glyphes ont le moral à hiéro. Finalement, la nature, dit-on, fait bien les choses. En me relisant, je me dis que ce n’est pas plus mal si je n’écris pas, la littérature s’en remettra. Quand à la poésie, promettons-nous tous autant que nous sommes de ne pas y toucher. Laissons les mots s’encanailler sans nous. Dessinons que diable, c’est pas sorcier !
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Tom Sagit Porte amplifiée 2020 Deux plaques d’acier inox polies, sérigraphiées 135 x 90 cm Photographies de Yohann Deslandes
Faire Fer
présenté au Musée Le Secq des Tournelles de Rouen En partenariat avec l’ESADHaR avec la collaboration des laboratoires de recherche « Currer Bell Collège » d’Edith Doove et « Le cabinet des écarts singuliers » de Jean-Louis Vincendeau. au travers du regard de Yoann Groslambert
De jeunes artistes élèves à l’ESADHaR (École Supérieure d’Art et de Design Le Havre-Rouen) se sont appuyés sur les collections exceptionnelles du musée Le Secq des Tournelles pour y imaginer une dizaine de pièces et d’installations. L’institution muséale poursuit ainsi la mission que lui avait assignée son fondateur : inspirer la création contemporaine. À l’ouverture du musée en 1921, Henri Le Secq des Tournelles (1854-1925) était encore vivant. Dans son esprit, l’immense collection d’objets en fer qu’il avait rassemblée à la suite de son père devait reconstituer de manière encyclopédique et didactique l’histoire complète de l’utilisation de ce matériau, dans toutes ses applications. Mais il souhaitait aussi et surtout que ces œuvres servent d’émulation à la création contemporaine, pour que les artisans et artistes y puisent leur inspiration. À l’initiative de leur professeur JeanCharles Pigeau, une dizaine d’élèves de l’ESADHaR ont assidûment fréquenté les collections du musée de l’automne 2019 à l’été 2020. Avec pour sujet « De la pièce unique au multiple. Du multiple à l’installation », ils avaient une totale liberté pour imaginer des travaux dialoguant avec les pièces du musée. Réalisées dans les matériaux de leur choix – métal bien sûr, mais aussi plâtre, céramique, bois, installations vidéo, etc. –, ces pièces révèlent la variété des démarches et des personnalités artistiques de chacun. Installées au sein du parcours du musée,
elles y forment des échos, des contrepoints, qui permettent d’éclairer les collections sous un jour nouveau. Wenyu Zhang nous dit qu’il y a du métal dans le graphite ; son dessin d’arbre à la mine de plomb est donc bien à sa place au musée de la ferronnerie, directement inspiré de l’enseigne À l’Arbre sec. Grand dessin sur papier froissé, arbre de guingois comme un pantin désarticulé, irradié par la force de son apparence, il est, de ce fait, très présent. Un arbre flottant dans l’air, à l’abri des tempêtes, suspendu sans ses oiseaux, arrivé là en plein jour, les branches tendues vers l’au-delà dans le labyrinthe des codes. Tom Sagit s’est quant à lui inspiré de la grille d’Ourscamp, réalisée par un moine en 1200 de notre ère, à la force des bras et de beaucoup de patience. Ses deux vantaux faussement symétriques reprennent des motifs végétaux pour rappeler l’Eden et son jardin. Sérigraphiée sur deux plaques miroirs, l’œuvre invite le spectateur à jouer avec les reflets et à trouver sa place entre ses deux œuvres séparées par le temps. Si la grille d’origine représentait les portes de l’Eden, alors que se trouve-t-il derrière ces nouvelles plaques aujourd’hui ? À partir des objets du musée, Fleur Leclère a réalisé de grands dessins narratifs, imaginaires et oniriques. Ainsi une hache pour casser du sucre lui a fait imaginer un pain de sucre tel un mont, que l’on vient casser pour s’en saisir d’un
morceau, le déposer sur la langue. Ce morceau de sucre devient alors une perle dans un coquillage, pour être ensuite saupoudré grâce au « pochoir » cœur de la hache pour décorer un « gâteau d’amour ». Ces objets dont l’usage nous semble souvent d’une autre époque et parfois mystérieux laissent un grand champ libre pour imaginer des fictions libérées d’une « vérité » d’usage et ou historique. L’installation de Gabriella Viana, composée de sept cercles métalliques, stimule des sensations, des émotions, des perceptions suggérant la gamme colorée de l’arc en ciel. Giraviva suggère les notions du mouvement cyclique de l’Univers et de la spiritualité. L’artiste y rassemble deux mots ; Gira, mot portugais qui vient du verbe GIRAR (tourner), utilisé pour un rituel spiritualiste dans la religion Umbanda au Brésil où les participants font un cercle pour chanter et ainsi invoquer les esprits. Ce mot fait référence à une idée qui transcende le monde concret. Et le mot VIVA signifiant le vivant.
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Théo Pimare Only a nail 2020 Structure en métal et clous
Angelica De Sisto DOMMAGE(S) 2020 Plaques de zinc, environ 40 x 30 cm chacune
Gabriella Viana GIRAVIVA 2020 Sept cercles en fer plat colorés, 95 cm de diamètre chacun
« Only a nail » (juste un clou), de Théo Pimare, reprend l’idée du masque d’infamie, avec une fonction presque cathartique. Nous sommes ici et aujourd’hui tous confrontés à des normes sociales qui nous forment, nous caractérisent et nous définissent comme autant de masques que nous devons porter, comme autant de petits clous qui nous piquent et nous construisent, dualité́ d’un mal dit « nécessaire », tel un Janus à deux visages. À chaque époque son masque, son infamie. Pour incarner cette idée, l’artiste a choisi comme symbole le clou. Le clou, élément potentiellement dangereux, est ici apprivoisé, il ne prend qu’empreinte du visage. Il l’effleure, le caresse pour ne garder que son souvenir, sa trace, car finalement, seul reste le clou. La dimension joue un rôle primordial dans la constitution de cette pièce, car elle est à hauteur d’homme, cependant moins large, afin d’obtenir une forme rectiligne qui reste dans l’idée de schéma du corps et qui ne soit pas sa reproduction.
Le projet de David Mendy est inspiré de l’enseigne d’auberge Aux trois Rois mages qu’il utilise dans le but de créer une histoire avec, pour sujet, les prédateurs et ses proies. Un récit se crée liant l’histoire des Rois mages qui apportent des cadeaux à l’enfant Jésus et l’auberge accueillant les voyageurs. L’artiste a repris la structure des enseignes du musée pour suspendre sa réponse plastique polychrome. Sur la plaque de céramique émaillée, un bâtiment représente l’auberge et un oiseau symbolise l’esprit voyageur, c’est un prédateur qui se nourrit de poissons. La figure humaine protège ses moutons égarés et s’en prend de ce fait au monstre. Le monstre est un prédateur qui traque ses proies et les tue pour se nourrir, ici le prédateur est chassé, tel une proie. L’étoile guide tous les êtres vivants. Angelica De Sisto propose quant à elle une plongée dans les détails de son quotidien, de son entourage, les petites choses qui semblent sans qualité
pour certains font entièrement partie de son travail consistant à les valoriser. Sa réponse plastique découle des heurtoirs, plus précisément des traces laissées sur leurs supports de présentation. Ces indices sont la matière intégrante de ses œuvres. Par le biais de ses productions, elle met en évidence des éléments que l’on souhaite oublier, qui peuvent parfois parasiter la lecture des objets. Les empreintes laissées par les heurtoirs, pour la plupart circulaires, lui sont apparues comme un ballet de valse qu’elle souhaitait absolument montrer et imprimer sur un matériau solide pour jouer avec le contraste de ces courbes et la froideur du fer.
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Mehdi-Georges Lahlou Et si rien ne prend racine dans cette oasis… présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen et au Musée des Antiquités de Rouen au travers du regard de Florence Calame-Levert
Mehdi-Georges Lahlou, plasticien franco-marocain, a été artiste associé au Centre dramatique national de Normandie-Rouen en 2017 et 2018. C’est ainsi que le Musée des Beaux-Arts et le Musée des Antiquités l’ont invité à présenter ses pièces au sein de leurs parcours permanents. L’univers de Mehdi-Georges Lahlou s’apparente à une oasis. Il est le lieu, tous azimuts, de mille et une coïncidences : celle d’imaginaires aux horizons multiples, de codes et références culturelles mêlés. L’artiste s’applique à détourner sujets, techniques et matériaux bien identifiés au sein de nos héritages culturels. La série It’s more sexy ou Vierge à l’enfant est emblématique de cette démarche qui consiste à détourner les références pour générer de l’ambigu, approfondir la surface des évidences, mettre en branle toute une mécanique de questionnements. Des représentations de Vierges à l’Enfant, sujet majeur s’il en est de l’art européen jusqu’au XIXe siècle, sont ici rendues presqu’invisibles par la superposition d’un motif de moucharabieh, cet écran en bois ouvragé de l’architecture traditionnelle arabe. À la Vierge, qui se voit tant et plus, répondent les ombres situées à l’arrière des moucharabiehs, lesquelles ne sont perceptibles qu’en se dérobant à la vue. À l’omniprésence de la figure, à la culture de l’incarnation, vient se superposer l’interdit de la représentation. Au dogme de l’Immaculée Conception réplique, farceur, le fantasme de la femme orientale. Le voile de la Vierge questionne cet autre voile qui fait tant débat aujourd’hui.
Le titre même de l’œuvre, bilingue et en diptyque, invite lui aussi à la relativité et ouvre le champ des possibles. Qu’est-ce qui est « plus sexy »? Cacher ou montrer ? Ou bien les deux à la fois ? Imaginer l’invisible ? Se soumettre à l’interdit ? « It’s more sexy ». Avec les mots de l’Anglais, un retour sur une histoire de l’impérialisme – d’autant plus longue sans doute que le mot « sexy » occupe en réalité un angle mort de la traduction – et sur celle d’une offre toujours grandissante et d’un désir qui croît avec elle. Pour autant, un mot aux accents désormais un peu surannés et dont la valeur performative est en voie d’être lessivée, des mots usés jusqu’à la corde de désirs inassouvis, un signifiant désincarné, une coquille creuse. Profusion d’images ou d’interdit ; frustration intrinsèque à tout désir, quel qu’il soit. Mehdi-Georges Lahlou crée des images hybrides faites de signes, de matériaux et de styles issus d’une pluralité de contextes culturels. Ces éléments, clairement identifiés comme porteurs de sens auprès de femmes et d’hommes d’horizons diversifiés, sont néanmoins lourds de significations, connotations et valeurs qui sont tout sauf unanimement partagées. Leur force dans notre monde est à la mesure de leur caractère équivoque : l’artiste nous en fait la démonstration. Combinant des éléments des cultures dont il est issu, l’artiste crée des chimères douées du pouvoir de nous faire lever le voile sur ce que nous sommes, sur ce que nous voyons, sur la place de l’imaginaire dans cette perception, sur notre rapport au monde et aux autres.
Mehdi-Georges Lahlou It’s more sexy ou Vierge à l’enfant 2010-2014 C-Print 40 x 30 cm Courtesy Galerie Roubouan Moussion et de l’artiste
La pièce intitulée Les Talons d’Abraham, pour la réalisation de laquelle Mehdi-Georges Lahlou, chaussé d’escarpins à talons aiguilles, a imprimé la marque de ses pas dans une couche de cannelle, joue elle aussi sur l’association dialogique des contraires et la mise en mouvement d’interactions en cascade. À la pierre portant la marque du talon d’Abraham et sur laquelle est construite la Kaaba, lieu le plus sacré de l’Islam à La Mecque et où affluent chaque année des millions de pèlerins, répondent l’éphémère, la pulvérulence d’une trace à la fois sacrilège et triviale. Au pied nu d’Abraham, patriarche commun aux trois monothéismes, fait écho l’artificialité du soulier à talon haut, accessoire de séduction s’il en est. À la séparation des hommes et des femmes dans l’Islam radical tel qu’il régente la société en Arabie saoudite, l’artiste répond en utilisant l’escarpin comme véhicule transgenre. Dans Tawb, ce qui semble à première vue être un précieux fragment archéologique se révèle être en réalité constitué de semoule de couscous. La graine, matière éphémère et banale, constitue dans le même temps une substance nourricière, substantielle, régénératrice. Pierre angulaire d’une culture, la semoule de blé à la fois fragile et éternelle, nous rappelle le Croissant fertile, la naissance de l’agriculture et la sédentarisation ; elle nous dit aussi, de fait, l’essence de la ruine. La pièce de Medhi Georges Lahlou nous renvoie ainsi – avec humour tout autant que gravement – à une histoire universelle commune.
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102 Mehdi-Georges Lahlou I Used to be Nefertiti 2014 Plâtre, gesmonite, polystyrène, peinture, ±60 x 24 x 45 cm Courtesy de l’artiste
Mehdi-Georges Lahlou utilise régulièrement sa propre image comme support à son travail. I Used to be Nefertiti est un autoportrait. Les propres traits de l’artiste se substituent à ceux de la reine sur une reproduction qu’il nous donne du célèbre buste du XIVe siècle avant notre ère, conservé au Neues Museum de Berlin. L’artiste, devenu ici la reine Mehdi-Georges, se joue de la perméabilité des genres. Comme souvent chez Mehdi-Georges Lahlou, tant de combinaisons, tant d’équivoques, de mutabilités à l’œuvre. Ici encore, les antinomiques se fécondent. Vertigineuse combinaison que celle de l’association « I used to be », parangon de l’ordinaire et d’un passé tout juste achevé, et d’un personnage au renom millénaire. Comble de la polysémie, le buste de Berlin est aussi celui de l’iconicité : idéal universel de la beauté plastique, il reste l’archétype de la beauté féminine ; chef-d’œuvre de l’art de tous les temps, il est le témoin de la profondeur historique du génie de l’humanité ; incarnation de l’archéologie et de la fascination qu’elle suscite, il est aussi le symbole de l’institution muséale ; porte-étendard d’un patrimoine universel, il fut aussi objet d’une controverse quant à son authenticité et l’emblème incontesté aujourd’hui des demandes de restitutions… Mehdi-Georges Lahlou nous dit cela et sans doute beaucoup plus, tout en relativisant, via le clin d’œil malicieux que son autoportrait nous adresse. Comme dans le buste original, l’œil gauche a disparu en effet. L’absence du quartz figurant la pupille et l’iris de Néfertiti vient éborgner notre modèle : « Au royaume des aveugles… ». Mehdi-Georges Lahlou, roi et reine à la fois, nous conte une fable fantastique dans laquelle un jeune homme facétieux du XXIe siècle aurait aussi été modelé à l’image d’un buste trois fois et demi-millénaire...
Mehdi-Georges Lahlou Les Talons d’Abraham (détail et réalisation des empreintes) 2016-2019 Marbre, bois, cannelle et matériaux divers, 320 x 180 x 180 cm Collection particulière
Vue de l’exposition présentée au Musée des Beaux-Arts de Rouen Droits réservés
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RETOUR SUR 104
SO BRITISH !
Charlotte Salvanès Penelope lying
présentée au Musée des Beaux-Arts de Rouen propos receuillis par Florian Gaité
L’ÉPREUVE DU TEMPS
exposition rend impossible de les envisager toutes d’un mouvement de la tête. En ce sens, cette assemblée de femmes dépasse la déclinaison d’un motif.
Les peintures exposées dans cette salle figurent des femmes qui travaillaient l’aiL’engagement de l’artiste dans la colguille artisanalement, comme cela se faisait lecte et l’agencement des images dans avant le processus d’industrialisation. Leur l’espace est tellement conséquent que l’exprésence à la Fabrique des Savoirs à Elbeuf position aurait déjà été une réussite sans le dépasse toutefois la simple confrontation travail pictural. C’est pourtant par sa peinentre les métiers à tisser qui y sont présenture que Charlotte parvient à déLes liens entre la Normandie et leSalvanès Royaume-Uni tés et le travail que ces mêmes machines passer le motif répétitif. Elle s’approprie en sont millénaires. Cette histoire, faite de migrations, ont remplacé. S’il est vrai que l’artiste Chareffet des techniques traditionnellement déalliances, dominations, aussi lotte Salvanès se nourrit de conquêtes, cette rencontre volues à la répétitionest pour n’en celle faire paradoet de celle entre des engins anciensculturels. dedéjà transferts Du monde à la xalement que des Plantagenêt exemplaires uniques : elle et des peintures fraîchement réalisées, industrielle, ce a par du exemple recours à la technique de la Révolution gothique à l’impressionn’est pas tant pour figer des époques que à la cuve, qui nécessite de disponisme, les artistesmarbrure n’ont cessé de voyager, résider pour donner corps à une histoire encore en ser de la peinture – la plupart du temps de et créer deux territoires. cours. Sans nul doute, le temps qui dans passenos l’huile, mais ici de l’acrylique – à la surface est à l’œuvre dans cette installation. d’une cuve remplieentre d’eau le avant d’y tremper Cette première collaboration Musée l’une après l’autre ses toiles. Des des et Beaux-Arts du alors La déambulation cyclique les cir- de Rouen, dont les collections toiles recouvertes par des motifs dont le dessin e convolutions nécessaires à qui parcouXIXveut siècle sont marquées par un fort tropisme varie au gré des mouvements de la peinture rir les allées de la pièce permettent d’exbritannique, et la Collection Pinault, qui ainsi fait lalepart en flottaison, évoquant rythme des périmenter de multiples visages du temps. belle aux Young British Artists, se l’épaisseur fonde sur une veines dans du même marbre. Cette Une temporalité reste toutefois encore en technique sérielle aucun est en Brexit ce sens en matière de culture, neune esretrait : celle éprouvée parconviction : l’artiste avant pèce d’ancêtre de la reproduction mécanide mise. d’entreprendre la réalisationsera desjamais 24 toiles sée. Charlotte Salvanès décide de défaire exposées. Le processus créateur a en efSo British ! installe 10 confrontations entre art recours cet usage puisqu’elle choisit d’avoir fet commencé bien avant sa peinture, noà ce procédé pré-industriel pour n’en tirer etrevue contemporain, dix interpellations spectamment lorsque l’artiste a ancien passé en qu’un unique exemplaire. Tout se passe taculaires d’innombrables images de l’histoire de qui l’arts’inscrivent autant qu’elles réactivent alors comme si le patron de couture ne servait pour collecter et choisir celles lui servilesqui genres traditionnels de l’art, du paysage, du qu’une fois, comme si les machines autour ront de modèles. Une à uneportrait, elle a observé de la nature de tissaient la vanité,qu’un des scènes desmorte, toiles ne seul et unique ces représentations de femmes à l’aiguille. héroïques ou religieuses. pan de tissu. Le détournement de cette Ces femmes qui, alors qu’elles étaient motechnique exemplifie en ce sens la singularidèles, avaient déjà le regard baissé sur leur té et l’aura de chacune de ces femmes. ouvrage pendant qu’un homme au pinceau
Sylvain Amic les scrutait. Ces femmes qui, cousant ou Ce n’est pas par simple clin d’œil au brodant, suivaient servilement un patron Directeur de la Réunion des Musées travail à l’aiguille que l’artiste a intitulé son de couture pendant que le Métropolitains peintre devant installation d’une référence à Pénélope : Rouen Normandie elles s’adonnait à un art libéral. Collecs’il fallait incarner ces femmes peintes à Première publication dans la revue ter ces peintures c’est d’une part rappeler l’aide d’une allégorie, elle en serait la figure Collection octobre 2019. cette histoire passée, mais Pinault c’est aussi unir n° 13,– d’autant plus qu’à l’inachèvement maîtrices femmes et les transfigurer en les faisant sé de l’ouvrage de Pénélope répond le non passer du statut de modèles pour peintre finito des toiles de Charlotte Salvanès. Le Notices de Joanne à celui de modèles civilisationnels. Cette Snrech. mensonge de Pénélope ne sert peut-être union ne les nivelle pas pour autant : leur en effet pas tant à honorer l’amour qu’elle
porte à Ulysse qu’à maintenir encore un peu la situation de régence qui lui permet d’être maîtresse en son royaume et maîtresse de son temps – sa pratique qui s’affranchit de toute production assurant son émancipation.
106 Lynette Yiadom-Boakye Uncle of the Garden
2014 Huile sur toile 200 x 180 cm chacune Pinault Collection
Née à Londres de parents Ghanéens, Lynette Yiadom-Boakye puise ses références chez les grands portraitistes du XIXe siècle comme Edgar Degas ou Édouard Manet, qu’elle cite volontiers parmi ses sources d’inspiration. Contrairement à eux, elle réalise chacune de ses œuvres en une journée, mettant ainsi l’accent sur la rapidité et la spontanéité de l’exécution. Son choix de représenter presque exclusivement des hommes et des femmes à la peau noire participe d’une réflexion sur le statut de ces personnes dans les représentations picturales. En reprenant le dispositif utilisé dans l’art classique, qui a recours à un fond sombre pour mieux faire ressortir les carnations claires des personnages,
elle en souligne l’inadaptation pour les modèles noirs. Le langage historique de la peinture semble comme inadapté à la diversité. Ses portraits paraissent révéler la personnalité de ses modèles ; pour autant, il s’agit de personnages fictifs. La composition de l’image, sobre et sans anecdote donne peu d’information sur le contexte et l’action représentée. De la sorte, l’imagination du spectateur est tout autant sollicitée que celle de l’artiste, chacun étant amené à créer son propre récit. Le triptyque Uncle of the Garden trouve une place de choix dans la galerie de portraits du XIXe siècle, avec lesquels il ouvre un dialogue. Le travail de Lynette Yiadom-Boakye peut également être rapproché de celui de
Théodore Géricault (1791-1824) qui, dans une composition spectaculaire, plaça la figure du naufragé Joseph, charpentier noir, au sommet de son tableau Le Radeau de la Méduse (1818-1819, musée du Louvre).
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Gilbert & George Cry
1984 9 épreuves argentiques colorées à la main et feuilles d’argent encadrées sous plexiglas 181,5 × 151,5 cm Pinault Collection
Personnalités indissociables l’une de l’autre depuis leur rencontre en 1967 à la Saint Martin’s School of Art à Londres, Gilbert Prousch et George Passmore se considèrent comme une seule et même personne. Les artistes, à l’apparence et à l’attitude recherchées, s’accomplissent dans une même unité d’action et prennent les gestes, situations, attitudes de la vie quotidienne comme autant de prétextes pour réaliser une « sculpture vivante ». À travers le dessin, la performance, la vidéo et surtout la photographie, ils se mettent en scène dans chacune de leurs œuvres avec la volonté affichée de provoquer une réflexion sur notre société.
Dès le début des années 1970, le langage plastique de Gilbert & George utilise le collage photographique, une grille orthogonale régulière, un cerne noir délimitant les formes, des couleurs franches et vives. Ce dispositif n’est pas sans évoquer l’art vitrail, utilisé depuis l’époque médiévale pour son efficacité à porter un message. On retrouve George, débout au premier plan, figure du dandy en costume de ville, et le visage de Gilbert, à l’arrière-plan, dont la bouche ouverte, au centre géométrique de la composition, fait directement écho au titre Cry (cri). Ici, la nécessité de s’insurger se substitue à l’affirmation de la foi. L’œuvre est présentée face au vitrail Le Jugement dernier (1500-1510), présenté pour la première fois au public du musée depuis sa restauration il y a une dizaine d’années.
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Damien Hirst Dark Soul
2005 Papillon et peinture laquée sur toile 215,9 x 215,9 cm Pinault Collection
Depuis son émergence dans les années 1980 comme l’un des principaux protagonistes des Young British Artists, Damien Hirst s’est principalement confronté à la question de la finitude des choses et de la vie humaine. Sa première exposition personnelle, en 1991, « In and Out of Love », brouille déjà les frontières entre l’art, la science et la culture populaire. L’œuvre Dark Soul s’inscrit dans la longue tradition picturale et spirituelle de la Vanité, qui fait du papillon une allégorie de la libération de l’âme humaine après le séjour terrestre. Psyché, personnage de la mythologie grecque dont le nom signifie âme, est d’ailleurs dotée d’ailes de papillon et l’on retrouve l’insecte dans de nombreuses compositions de la salle où l’œuvre de Hirst est présentée, ainsi ainsi le voit-on dans le Sous-bois au lézard, aux champignons et aux papillons d’Otto Marseus van Schrieck, ou encore dans les Fleurs dans un vase d’Anna Ruysch. L’artiste affirme être particulièrement sensible aux papillons car ils conservent leurs couleurs chatoyantes, à la vie, à la mort. En s’incarnant dans un spécimen authentique, la métaphore sur le salut de l’âme se voit ainsi redoublée d’une méditation sur la fragilité et l’éternité.
Otto Marseus van Schrieck Sous-bois au lézard, aux champignons et aux papillons XVIIe siècle Huile sur toile, 33,5 x 43 cm Rouen, Musée des Beaux-Arts, inv. 1811.48
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Paul Fryer Pieta (The Empire Never Ended)
2007 Cire, bois, cuir, métal, tissu, cheveux 122 x 71 x 87 cm Pinault Collection
Paul Fryer a suivi ses études à la Leeds Arts University aux côtés de Damien Hirst. Issu d’une famille très pieuse, l’artiste rejette la religion dès l’adolescence. Sa culture chrétienne et ses réflexions sur la spiritualité sont néanmoins constitutives de son travail, à l’image de l’œuvre Pietà, qui met en scène le Christ mort sur une chaise électrique. Point n’est besoin de souligner la parenté de l’œuvre avec la sculpture baroque espagnole du XVIIe siècle et notamment les pasos, ces sculptures de bois polychrome grandeur nature au réalisme saisissant, déplacées lors des processions et dont l’aspect dramatique est accentué pour susciter l’horreur, la pitié et finalement la dévotion des fidèles. Par son naturalisme poussé à l’extrême, Pietà réactive la violence des représentations religieuses, crucifixions, martyres, dont la cruauté est étrangement atténuée lorsqu’elles sont présentées dans un musée et regardées comme œuvre d’art. En associant le Christ au châtiment de la chaise électrique, l’artiste aborde dans un raccourci brutal la question, universelle et intemporelle, des tourments que s’inflige à ellemême l’espèce humaine.
114 Toby Ziegler Phylogenetic fantasy 2011 Huile sur toile 173 x 190 cm Pinault Collection
Artiste londonien, Toby Ziegler s’intéresse tout particulièrement à la reproduction et à la transmission des images, notamment par le biais du numérique qu’il utilise pour produire de nouvelles formes, tant en volume qu’en peinture. Il s’approprie aussi bien des images glanées sur internet, que des œuvres de maîtres anciens espagnols, italiens, ou flamands, comme Brueghel. C’est ce dernier qui inspire Phylogenetic fantasy, construite à partir d’une œuvre progressivement placée à distance dont les éléments ont été sélectionnés, recadrés, décolorés, agrandis, à l’aide d’un logiciel informatique. La transition du digital vers la toile se fait ensuite par la main de l’artiste. Les divers filtres appliqués, la grille superposée à l’image, oscillant entre abstraction et figuration, rendent le motif difficilement interprétable et conduit le spectateur, comme le souhaite l’artiste, à prendre plus de temps pour le décrypter. Car l’image résiste, comme un spectre issu de la mémoire collective. Placé devant cette énigme visuelle, le spectateur en cherche la source, comme l’on tente de nommer une impression fugace et persistante à la fois. La « phylogénétique » évoquée par le titre est une science traitant des modifications génétiques. À travers les mutations opérées par le peintre, c’est en effet le sort qui semble réservé aux espèces animales ou végétales présentes sur le tableau.
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David Nash Three Charred Crosses
2000 Chêne 142 x 43 x 9 cm Pinault Collection
David Nash est l’un des plus importants sculpteurs britanniques du Land Art. Il travaille essentiellement le bois, planté, coupé, brulé, taillé, souvent dans des œuvres monumentales. Ses sculptures reprennent des formes géométriques primitives, carrés, cercles, triangles ou croix, choisies pour leur universalité. Three Charred Crosses (littéralement, « trois croix carbonisées ») est le reflet de cette recherche. Le bois a été évidé puis brûlé. Devenu charbon, il apparaît comme une relique, extraite de la violence d’un incendie. L’artiste affirme que lorsqu’il « brûle quelque chose, sa taille, mais aussi sa distance vis-à-vis du regardeur, se transforme. On ne sait plus vraiment si l’œuvre est ancienne ou contemporaine. » Cette technique fait écho au processus de régénération du sol et pourrait également être une déclinaison contemporaine du thème des trois croix du mont Golgotha, sur lequel Jésus est crucifié aux côtés des deux larrons. Dans la salle dans laquelle l’œuvre est présentée au musée, elle dialogue avec le tableau d’Adrien Sacquespée (1629-1692), Le Christ en croix. En effet, si la scène de crucifixion occupe le premier plan de l’œuvre, on observe en arrière-plan la présence de deux autres croix dans cette évocation du calvaire du Christ.
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Jonathan Wateridge Re-Enactment Society Group series n° 5 2008 Huile sur toile de lin 282 x 400 cm Pinault Collection
On retrouve à travers les toiles monumentales des différentes séries de Jonathan Wateridge, peintes dans un style hyperréaliste, des mises en scène spectaculaires, réfléchies et longuement étudiées. Avant de peindre, l’artiste passionné de cinéma met en place de véritables scénographies, faisant appel à des figurants et choisissant méticuleusement les objets et accessoires. À mi-chemin entre la réalité et la fiction, ses tableaux remettent au goût du jour la grande peinture d’histoire. Genre noble par excellence au XIXe siècle, il permettait aux artistes de faire montre de leur talent mais est progressivement tombé en désuétude et paraît aujourd’hui inadapté à notre époque. Re-Enactment Society représente en réalité des passionnés d’une société de reconstitution qui se retrouvent pour rejouer en costume des moments clefs de l’histoire, ici la guerre de Sécession. Ainsi, c’est bien du temps présent que parle l’artiste, comme le dénote la présence a priori insolite d’une voiture au loin et des personnages contemporains qui contemplent la scène avec curiosité. Si Wateridge adopte les codes picturaux de la peinture militaire, traditionnellement associés au souvenir d’une armée victorieuse ou d’un chef héroïque, il en propose une relecture distanciée. Malgré les costumes et les armes, il ne s’agit ici que d’un simple jeu de rôle, qui souligne l’ironie de nos traditions commémoratives, loin de la réalité des événements historiques. La présentation de cette œuvre au sein des collections est d’autant plus parlante qu’elle est confrontée à la monumentale Justice de Trajan, réalisée par Eugène Delacroix en 1840.
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Keith Tyson The Bigger Picture Emerges (Gheno-Pheno Painting) 2004 Acrylique sur aluminium 336,8 x 503 x 3,8 cm (dyptique) Pinault Collection
Né en 1969, Keith Tyson quitte l’école très tôt et travaille sur un chantier naval où il développe des compétences en ingénierie, avant de reprendre des études d’art à l’âge de 20 ans. Très jeune, il s’intéresse aux sciences et aux mathématiques qui inspirent désormais ses peintures, sculptures, installations et dessins. Dans les années 1990, il crée l’Art machine, un outil programmé pour générer de façon aléatoire des idées, qui alimentent sa création. Keith Tyson a été lauréat du prestigieux Turner Prize en 2002. L’œuvre The Bigger Picture Emerges fait partie de la série Geno-Pheno Painting dans laquelle l’artiste oppose le génotype (le code génétique d’un organisme) au phénotype (le caractère visible d’un organisme) pour créer des œuvres en deux panneaux. La partie gauche décrit le code utilisé pour générer des images, tandis que la droite propose une combinaison possible tirée de ce modèle. À la même requête « A pattern, a person or a place » (un motif, une personne ou un lieu) correspondent ainsi des images très différentes, assemblées sans ordre ni logique. On retrouve bien un motif (tag, diagramme, une peinture murale - un portrait de Saddam Hussein - criblée de balles), une personne (Margaret Hassan, humanitaire enlevée et exécutée en Irak en 2004) ou un lieu (un podium présidentiel américain vide, une cellule). Le spectateur est conduit à chercher un
lien entre ces propositions, qui restent pourtant le produit d’un hasard. Mais de ce émerge bien une réalité plus vaste, une image de notre temps et de notre condition, comme une grande loterie génétique produirait à partir des mêmes éléments primitifs la diversité du vivant.
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Nigel Cooke 1989
2009 Huile sur toile de lin doublée de voile 220 x 370 x 7 cm Pinault Collection
À la fois peintre et auteur d’une thèse de doctorat sur le thème de « la mort de la peinture », Nigel Cooke se situe dans cette ambivalence, ne cessant d’interroger l’utilité de la tradition picturale pour traduire les préoccupations de notre temps. Déjà, l’époque romantique avait vu l’émergence d’une interrogation sur la capacité de l’art à traduire l’exaltation de l’être face au spectacle de la nature. L’artiste manifeste ce doute de façon explicite dans son œuvre 1989. Il convoque les catégories ordinaires de l’art, abstraction, figuration, comme pour mieux les réfuter : des formes géométriques évoquant l’art concret flottent sur un fond bleu-gris, réalisé au moyen d’une peinture fluide tout en transparence, brossée dans des mouvements amples et souples. Au premier plan apparaît une silhouette humaine dont les yeux et le nez sont réduits à des cercles de couleur primaire, qui porte une palette où figure la mention « crap », assimilant la peinture à un rebut. Elle semble se détacher sur un ciel métallique menaçant, revisitant ainsi de façon presque burlesque une conception du paysage héritée de l’époque romantique, où l’artiste se confronte au vaste univers. Cependant, en travaillant la couleur par couches successives, l’artiste a construit sa toile comme un « mur », créant un espace qui rappelle l’univers du graffiti. En employant les moyens de cet art réputé libre et spontané, qui assimile toutes les techniques dans un nouveau langage, Nigel Cooke offre ainsi une version urbaine du promeneur philosophe, s’interrogeant sur les moyens de l’art pour décrire le monde.
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Thomas Houseago Bottle II
2012 Tuf-Cal (plâtre), chanvre et armature en fer 304.8 x 109.22 x 114.3 cm, 364 kg Pinault Collection
Peu et mal considéré dans le milieu artistique à ses débuts, Thomas Houseago connait un chemin très tumultueux avant de devenir une figure majeure de la scène artistique internationale. Si l’esthétique brutale et monumentale de ses sculptures a d’abord déconcerté, elle est devenue désormais une marque de fabrique. Inspiré par la radicalité des dernières œuvres de Picasso, Houseago utilise sciemment une forme de brutalité pour se libérer des contraintes de la forme et du goût. En ce sens, son travail s’apparente à l’expressionnisme. Son œuvre de sculpteur concerne essentiellement la figure humaine. Ses personnages à la silhouette déformée, arrêtés dans une forme d’inachèvement ou de ruine, créent une impression de vulnérabilité. Pour autant, leurs formes gigantesques associées à des matériaux industriels comme des câbles, de l’acier, de la tôle ou encore du ciment, produisent une sensation de puissance. Bottle II est une sculpture hybride, dans laquelle un crâne apparaît au milieu d’une bouteille, le tout à une échelle monumentale. Son processus de fabrication reste apparent à travers les traces d’outils, de modelage ou d’assemblage laissées visibles sur la surface de l’œuvre.
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126 La Ronde, manifestation d’art contemporain de la Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie : Musée des Beaux-Arts de Rouen Musée de la Céramique Musée Le Secq des Tournelles Musée des Antiquités Musée national de l’Éducation Jardin des Plantes de Rouen Musée industriel de la Corderie Vallois Fabrique des Savoirs Nous remercions Nicolas MayerRossignol, Président de la Métropole Rouen Normandie, Laurence Renou, Vice-Présidente de la Métropole Rouen Normandie en charge de la Culture, Frédéric Althabe, Directeur Général des Services, Philippe Novel, Directeur Général Adjoint en charge, de l’Attractivité et de la Solidarité, ainsi que l’ensemble des services centraux de la Métropole Rouen Normandie qui ont permis l’aboutissement des deux éditions de La Ronde (2020 et 2021). L’ensemble de ces manifestations n’auraient pu voir le jour sans l’investissement à nos côtés de partenaires. Qu’ils en soient chaleureusement remerciés : Pour la Fondation Gandur pour l’Art Jean Claude Gandur, Président, et Carolina Campeas Talabardon, Vice-Présidente Pour la Pinault Collection François Pinault, Président, et JeanJacques Aillagon, Directeur Général La Pola Art Fondation Pour YCOS-Project Olivier Salomon, Président, et Yves Chatap, Commissaire d’exposition Pour le Musée national de l’Éducation Marie Brard, Directrice, et Nicolas Coutant, Directeur adjoint Pour l’ESADHaR Thierry Heynen, Directeur
Nous remercions chaleureusement toutes celles et ceux parmi nos collègues qui ont contribué, chacun dans son domaine, à la réussite de ces projets . Les responsables des collections au sein desquelles les artistes ont pu déployer leurs œuvres : Marie-Lise Lahaye, Diederik Bakhuÿs, Mathilde Schneider, Marie Sanchez, Alexandra Bosc, Mylène Beaufils ; Sébastien Rocrée et son équipe pour le soutien technique et l’éclairage des œuvres ; Frédéric Bigo et tous les membres du Service des Publics pour les actions de médiation ; Christophe Mulot et toute l’équipe d’accueil et de surveillance ; Yoann Deslandes pour les photographies des œuvres ; Bénédicte Sanctot et son service pour la communication ; Murielle Grazzini et l’ensemble des services administratifs, ainsi que toutes les équipes de la Réunion des Musées Métropolitains, qui, sans ménager leur peine, ont permis d’assurer le succès des expositions présentées en 2020 et 2021. Nous exprimons nos sincères remerciements à toute l’équipe d’Octopus, en charge de cette revue, et plus particulièrement à Benoît Eliot pour la qualité de nos échanges, ainsi qu’à Isabel Debry (Troisbarrespoint) auteur du graphisme de sa couverture. Nous tenons à exprimer nos sincères remerciements aux artistes et galeristes partenaires et nous disons aussi notre gratitude à l’ensemble des auteurs des textes publiés ici. Un immense merci aux collectionneurs qui ont consenti des prêts pour une longue période et sans lesquels ces opérations n’auraient été rendues possibles : Christine et Jean-Paul Blachère, Président, Fondation Blachère, Apt, Cécile Bourne-Farrell, Valérie Bui, Aissatou Drame, Présidente Fonds Ndary Lô, Charles-Henri Filippi, Mathieu Fournet & Andres Damm, Jean Claude Gandur, Ronan Grossiat, Bernard Millet, Président, et Amélie Delsart, chargée de collection au Frac Normandie Caen, François Pinault, Olivier Salomon, ainsi que tous les prêteurs qui ont préféré garder l’anonymat. Les responsables de projets tiennent à remercier toutes les personnes qui, à un titre ou à un autre, leur ont
apporté leur aide, et en particulier : Odile Biyidi Awala, Thomas Cartron, Eleonore Chatin (Galerie Catherine Putman), Bertrand Dumas et Adeline Delafontaine (Fondation Gandur pour l’Art), Louise Hayward et Andrew Price (Lisson Gallery), Bernard Jordan, Odile de Labouchère et Julie Redon (Pinault Collection), Petronela Petrov, Jacqueline Rabouan, Jacques Rouayroux, Blaise Saint-Maurice, Alexia Soldano, Lise Traino (Galerie Sator), Sylvain Wavrant. Partenaires communication Beaux-Arts Magazine Commissariat Sylvain Amic, Conservateur en chef, Directeur du Réseau des Musées de la Métropole Rouen Normandie Johanne Snrech, Conservateur du patrimoine, chargée des collections Art Moderne et Contemporain, Musée des Beaux-Arts de Rouen (jusqu’en juillet 2020) Florence Calame-Levert, Conservateur en chef, chargée des collections Art Moderne et Contemporain, Musée des Beaux-Arts de Rouen Bertrand Dumas, Conservateur collection beaux-arts, Fondation Gandur pour l’Art, pour Judit Reigl. Le vertige de l’infini et Simon Hantaï. Par où on ne sait pas. Yves Chatap (YCOS-Project) pour Africa2020 commissaire de La Clairière d’Eza Boto Coordination et régie des œuvres de La Ronde 2021 Adèle Taillefait Coordination de La Ronde 2019-2020 Camille Gross Suivi éditorial Johanne Snrech, Yoann Groslambert et Florence Calame-Levert
Rendez-vous en 2022 pour la Saison Héroïnes avec Nina Childress, Le Tombeau de Simone de Beauvoir présenté au Musée des Beaux-Arts de Rouen en partenariat avec la Galerie Bernard Jordan, Paris, Zurich, Berlin. > Nina Childress, Autoportrait avec le turban de Simone de Beauvoir d’après Francis Gruber, 2008, huile sur toile (61 x 38 cm), Collection Laurent Dumas (Villa Emerige, Paris). © ADAGP, Paris 2021
128 Crédits Pinault Collection Lynette Yiadom-Boakye (p. 5, 106 & 107) Photo : Marcus Leith, London / Courtesy Corvi-Mora, London and Jack Shainman Gallery, New York Gilbert & George (p. 108 & 109) © Gilbert and George Damien Hirst (p. 111) Photo : Prudence Cuming Associates. © Damien Hirst and Science Ltd. All rights reserved, Adagp, Paris, 2021 Paul Fryer (p. 105, 112 & 113) Photo : Dan COLEN © Paul Fryer Toby Ziegler (p. 114 & 115) Photo : Todd White / Courtesy of the artist and Simon Lee Gallery, London David Nash (p. 116 & 117) Photo courtesy Galerie Lelong & Co. David Nash © Adagp, Paris, 2021 Jonathan WATERIDGE (p. 118 & 119) Photo : Tessa Angus, All Visual Arts Keith Tyson (p. 120 & 121) Photo courtesy Haunch of Venison Keith Tyson © Adagp, Paris, 2021 Nigel Cooke (p. 122 & 123) Photo courtesy of Andrea Rosen Gallery and Stuart Shave Modern Art © Nigel Cooke Thomas Houseago (p. 125) Photo : Fredrik Nilsen / Courtesy of the artist and L&M Arts, LA Thomas Houseago © Adagp, Paris, 2021 Yohann Deslandes (p. 105, 108, 112, 114, 116, 120 & 124)
Couverture et quatrième de couverture, œuvre : Patrick Carpentier D’après Gerard David, La Vierge entre les vierges, 1509, Rouen, Musée des Beaux-Arts Inv. MBA. TD.1803.4 D’après Anonyme, (d’après Étienne Dumonstier), Portrait du roi Henri III Fin du XVIe siècle, Rouen, musée des Beaux-Arts Inv. MBA.2016.2.1 Couverture, conception : Isabel Debry, Troisbarrespoint Design graphique : Benoît Eliot / Octopus Impression : Graphius, Gent ISBN : 978-2-900314-27-2 mai 2021 © RMM, 2021 © éditions Octopus, 2021 © Pour leurs textes : les auteurs © Pour leurs œuvres : les artistes