11 minute read

Risques Un retour d’expérience interdisciplinaire post-Irma

ingénierie

Risques

Un retour d’expérience interdisciplinaire post-Irma

Dévastée par l’ouragan Irma, la petite île de Saint-Martin a bénéficié d’une « task force » organisée par l’État pour aider à sa reconstruction. Le Cerema analyse ce retour d’expérience dans un projet de recherche.

Petite île au milieu des Caraïbes, l’île de Saint-Martin est divisée en deux parties depuis 1648 : une partie française, Saint-Martin, forte de 53 km² et 34 065 habitants en 2018, et une partie néerlandaise, Sint Maarten, comptant environ 37000 habitants sur 37 km². En 2007, Saint-Martin (tout comme l’île voisine Saint-Barthélemy) a changé de statut, passant de communes administrativement rattachées à la Guadeloupe à deux régions françaises d’outre-mer dotées d’une autonomie relative (Constitution française, art. 74). Ces nouvelles collectivités territoriales exercent depuis les compétences combinées de la région, du département et de la commune française (fiscalité, transport routier, ports maritimes, routes, tourisme, droit domanial, etc.). En conséquence, elles fixent les règles applicables, notamment en matière d’urbanisme, de construction et de logement. Toutefois, l’État français reste compétent pour fixer des règles dans plusieurs domaines, notamment l’organisation de la justice, les forces

L’essentiel

Suite à l'ouragan Irma, l'État français a engagé d'importants moyens pour la reconstruction des infrastructures de Saint-Martin. Le projet de recherche Relev étudie les stratégies de reconstruction mises en œuvre, à la fois pour faciliter le relèvement du territoire, et aussi pour élaborer des outils et méthodes à l'échelle nationale.

armées, la sécurité publique et l’environnement – y compris la prévention des risques naturels. En 2017, SaintMartin a été touché par l’ouragan Irma (catégorie 5), qui a généré des vents d’une vitesse moyenne de 287 km/h et des inondations côtières. Onze habitants sont morts lors de cet événement, les infrastructures côtières ont été gravement endommagées et la mangrove partiellement détruite. Les dégâts matériels ont été générés par la submersion marine ou par le vent. En 2021, l’estimation des indemnités à verser aux victimes par les compagnies d’assurances s’élève à 2,10 millions d’euros pour les deux îles de Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Ces chiffres sont à nuancer car le taux de pénétration des biens assurés est très faible sur ces deux îles : seuls 40 % de la population a une assurance habitation à Saint-Martin et 60 % à Saint-Barthélemy, contre 97 % en France métropolitaine. Face à l’ampleur de l’événement, l’État français a engagé d’importants moyens humains (3 000 personnes) et matériels (2 millions de bouteilles d’eau, 350 tonnes de nourriture, etc.) pour aider et organiser la gestion de la crise, pour un coût total de 163 millions d’euros. Le projet Relev (2018-2022), piloté par le Cerema, réunit cinq universités pour composer une équipe pluridisciplinaire (ingénieurs en génie urbain et en génie civil, urbanistes, géographes, sociologues, psychologues). L’objectif de ce projet est de mieux comprendre les stratégies de gestion de la reconstruction post-catastrophe afin de favoriser un retour à la normale le plus rapide possible et de réaménager durablement le territoire sinistré de manière plus résiliente. À court terme, l’approche développée vise à contribuer au relèvement du territoire, par l’amélioration de l’organisation et de la communication entre les décideurs locaux, les gestionnaires d’infrastructures et les habitants des secteurs exposés à des risques naturels. En amont de futures catastrophes, ici ou ailleurs, ces échanges alimenteront également l’élaboration d’outils et de méthodes pour anticiper l’organisation des acteurs en charge de la reconstruction, l’association des populations au processus de reconstruction et la reconstruction physique des infrastructures endommagées. Notre ambition, via ce projet, est ainsi de contribuer directement à outiller les acteurs locaux de Saint-Martin et Saint-Barthélemy, et plus largement des Antilles, tout en tirant des enseignements mobilisables au niveau national.

Réorganisation de la gouvernance locale

L’ouragan Irma a révélé de forts dysfonctionnements structurels dans la gouvernance de l’île. Le retrait progressif de l’État dans la gestion de Saint-Martin suite à l’autonomie obtenue en 2007 a été l’un de ces facteurs, parmi d’autres (dont la gouvernance des collectivités locales de Saint-Martin). La volonté du gouvernement français de soutenir la reconstruction de SaintMartin s’est immédiatement concrétisée par la création d’une structure temporaire d’appui. Une dizaine de jours après l’ouragan Irma, le gouvernement français a nommé un délégué interministériel à la reconstruction

des îles de Saint-Martin et SaintBarthélemy, le préfet Gustin. La reconstruction était un objectif politique clairement affiché dans les discours et les actions dès le lendemain de la catastrophe. Dans l’organisation conçue par l’État français, la délégation interministérielle devait être la cheville ouvrière du processus de reconstruction de l’île. Elle lançait des initiatives et assurait le dialogue avec les autorités locales. Initialement créée pour trois mois, elle est restée active pendant quinze mois. L’équipe de la délégation interministérielle a consacré l’essentiel de son temps à aider les institutions locales à gérer la crise en raison de l’urgence de cette situation exceptionnelle, et les a préparées à la mise en place d’une organisation renforcée et durable des administrations. Néanmoins, la mission principale de la délégation interministérielle était d’abord de tirer les enseignements des conséquences de l’ouragan Irma sur Saint-Martin et de poser les bases d’un projet de reconstruction territorial. L’organisation de cette délégation en « task force » a été positive à plusieurs égards, notamment pour la rapidité dans la prise de décision (procédures d’aide aux entreprises, procédures d’obtention de permis de construire après Irma, renforcement du service de l’État français à Saint-Martin…). Le préfet Gustin a souligné les enseignements tirés de cette organisation spécifique dans un rapport publié un an après Irma : « Véritable passerelle entre les collectivités de Saint-Martin et les responsables parisiens, la délégation a pu dresser un bilan rapide des îles du Nord après le passage de l’ouragan Irma et formuler des recommandations pour une reconstruction exemplaire et durable ». Suite à l’urgence de la gestion de la crise, l’enjeu majeur pour les institutions locales saint-martinoises était de créer une nouvelle organisation durable et renforcée, tant pour l’État français que pour les collectivités locales de Saint-Martin. Une nouvelle organisation pérenne de l’État français à Saint-Martin a été mise en place en juin 2018, avec la création d’une unité territoriale de la direction de l’environnement, de l’urbanisme et du logement (DEAL) directement à Saint-Martin. Cette direction comptait en 2019 un total officiel de huit agents à Saint-Martin, dont quatre cadres. Néanmoins, une partie du personnel affecté à ce nouveau département en charge de l’urbanisme et de la gestion des risques était temporaire et avec

Deux ans après le passage d'Irma, ces maisons de Sandy Ground, l'un des quartiers populaires de Saint-Martin, sont toujours dans le même état d'endommagement qu'au lendemain de l'ouragan.

une faible expérience du contexte local. En avril 2019, la préfète déléguée de Saint-Martin et Saint-Barthélemy considérait que la taille de la DEAL de Saint-Martin était bien adaptée à une gestion quotidienne, mais insuffisante pour la période spécifique de reconstruction post-catastrophe. En particulier, elle devait procéder à une révision complète du plan de prévention des risques naturels dans un délai imposé très court (fin 2019), pour prendre en compte les impacts de l’ouragan Irma sur l’urbanisme.

Reconstruction des réseaux de télécommunication

Le projet Relev s’est notamment intéressé à la reconstruction des réseaux de télécommunications. Avant Irma, le réseau de distribution d’internet et de téléphonie fixe était constitué de lignes de transmission aériennes et enterrées qui se présentaient sous la forme de câbles traditionnels en cuivre et de câbles coaxiaux. Mais l’ouragan a détruit près de la moitié des réseaux de télécommunications filaires aériens de Saint-Martin. De plus, les télécommunications ont été complètement coupées sur l’île en raison des dégâts importants subis par les centrales électriques. En effet, les réseaux fixes, internet et mobiles, sont fortement dépendants de l’électricité. L’île a été complètement coupée du monde, avec un black-out total des services de radio, de télévision, de téléphonie fixe, de téléphonie mobile et d’internet pendant plus de 72 heures. Cela a évidemment eu des conséquences importantes sur les opérations de premiers secours et de gestion de crise. La restauration des réseaux de télécommunications a commencé par celle du réseau mobile et a duré de huit à douze semaines selon les opérateurs. Outre la nécessité de reconstruire le réseau de télécommunications, Irma a révélé la nécessité de les rendre plus robustes vis-à-vis de futurs ouragans. Il fallait également améliorer la qualité du service et soutenir la « croissance numérique ». Les acteurs locaux et les opérateurs de réseaux ont décidé d’engager de grands chantiers d’amélioration du réseau. La mesure phare de cette stratégie de reconstruction a été le choix du remplacement du réseau cuivré conventionnel majoritairement aérien par de la création d’un nouveau réseau de fibre optique enterrée (plus résiliente que celui du cuivre coaxial car il est indépendant des réseaux téléphoniques et du câble). Ce projet long et coûteux de reconstruction et d’enfouissement du réseau de télécommunications a été pris en charge par des fonds des opérateurs de réseaux ainsi que de l’État. La couverture du territoire en haut et très haut débit n’est également pas répartie de manière égale entre tous les quartiers. L’un des autres objectifs de la reconstruction a été d’améliorer la couverture du territoire au haut et très haut débit. Ainsi, plusieurs nœuds de raccordement d’abonnés vont être créés pour augmenter la couverture ADSL dans certains quartiers de l’île. La stratégie de reconstruction a visé à répondre à deux objectifs, améliorer la résilience des infrastructures de communication face à de futurs événements climatiques et développer l’accès des habitants de Saint-Martin au haut débit. Une autre action phare de l’État pour la reconstruction de l’île est le projet de révision du plan de prévention des risques naturels. Cependant, il s’agit d’une des questions les plus sensibles socialement et politiquement, puisque dans les zones les plus exposées, ...

ingénierie

Suite à l'ouragan Irma, un nouveau plan de zonage des risques naturels a été établi en 2019, générant de fortes tensions sur l'île.

il peut être interdit de reconstruire les maisons endommagées par l’ouragan. Or, les terrains disponibles en dehors de la zone de risque naturel sont rares sur l’île, comme le montre la carte de zonage multirisque. Le déplacement

Pour en savoir plus

• Sur le projet de recherche Relev : relev.cerema.fr • « Post-disaster reorganisation of local and national institutions: the case of St. Martin after hurricane Irma (West Indies) », Jouannic,

G et al., 2021, FLOODrisk 2020, 4th European

Conference on Flood Risk Management Innovation,

Implementation, Integration, hal.archives-ouvertes.fr/hal-03272078 • « Recovery of the Island of Saint Martin after

Hurricane Irma: an Interdisciplinary Perspective.

Sustainibility », Jouannic et al., 2020, doi.org/10.3390/su12208585 • « Réseaux techniques de Saint-Martin face au passage d’Irma : retour d’expérience », Der

Sarkissian, R. et al., 2020, rapport de recherche, projet ANR Relev. • « Anticiper la reconstruction post-catastrophe : vers un territoire résilient aux catastrophes naturelles », Jouannic, G. et al., 2019, Risques Infos – Institut des risques majeurs, n° 38, bit.ly/39xjdDe • Journée de restitution du projet RAITAP organisée le 1er juin 2018, disponible sur le site du Cerema : bit.ly/3lNc4on des personnes touchées poserait également de grandes difficultés. De fait, la concertation initiée au printemps 2019 avec les élus locaux et les acteurs socio-économiques de SaintMartin, qui est une obligation réglementaire, a été fortement perturbée.

Tensions sociales

La révision du plan de prévention des risques naturels est devenue un sujet majeur de cristallisation des tensions et craintes que les habitants ont exprimées quant au devenir de leurs biens, et au-delà, pour leur avenir. La collectivité de Saint-Martin reproche à l’État de mettre un terme au développement touristique de l’île, tandis que certains habitants, souvent parmi les plus pauvres, lui reprochent de favoriser les plus riches en autorisant, sous certaines conditions, la construction ou la reconstruction d’hôtels proches du rivage. Suite à l’avis favorable de la commission d’enquête publique pour accepter le nouveau plan de prévention des risques naturels sans modifications majeures, des émeutes éclatent en décembre 2019. Après plusieurs jours d’émeutes, la ministre des Outre-mer annonce la suspension de ce plan en l’état et son application anticipée pour une durée de trois mois, ainsi que l’envoi d’une mission d’inspection pour renouer le dialogue entre les acteurs locaux. La réorganisation des services de l’État français à Saint-Martin, qui s’est faite en même temps que le relèvement post-Irma, et les choix de gestion politique des collectivités locales ont contribué à un manque de visibilité des rôles spécifiques de toutes les parties impliquées dans la reconstruction. Face à l’ampleur de la crise et à la gestion de la réorganisation du territoire, ni les services de l’État français implantés à Saint-Martin, ni les collectivités locales, n’ont disposé de moyens humains dédiés à la concertation avec la population locale sur le projet de reconstruction et l’avenir de leur territoire. D’autre part, il existe des tensions sociales résultant du niveau élevé d’inégalités dans un si petit territoire. Ces tensions se cristallisent notamment sur la zone côtière, qui concentre les principaux risques naturels, les principaux investissements touristiques encouragés par les autorités locales, et les populations les plus fragiles (comme le quartier de Sandy Ground) qui n’ont pas de solution alternative. Tous ces facteurs contribuent à alimenter les préjugés et la méfiance entre les autorités locales de Saint-Martin, les représentants de l’État français en Guadeloupe et en métropole, et les acteurs socioéconomiques. | Par Gwenaël Jouannic,

chargé de recherche aménagement et risques, Cerema

This article is from: