13 mythologies pour 2030 - 40 ans du Groupe IONIS

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13 40e anniversaire de IONIS Education Group

Nouvelles Mythologies pour 2030

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IONIS Education Group × USBEK & RICA


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L’ÉPOQUE DONT `VOUS `ÊTES LES HÉROS

Quel est le point commun entre le bifteck-frites, le catch et le tour de France ? Ce sont des mythes, autrement dit des objets qui parlent pour véhiculer une idée. Un bifteckfrites dit la France prosaïque, nostalgique ; le catch raconte la mise en spectacle de la passion et de la douleur ; quant au Tour, il renvoie à l’épopée de l’homme parmi ses pairs, et dans sa Nature. Dans les années 1950, l’écrivain Roland Barthes compilait 53 mythes dans son recueil Mythologies, comme une manière de raconter son temps, à travers autant d’objets, de rites et d’obsessions du quotidien.

Maintenant, quel est le point commun entre l’open space, l’épisode de série, l’heure de cours et la colocation ? Vous nous voyez venir : ce sont des mythes eux aussi, de notre monde contemporain. Sur le modèle des Mythologies de Roland Barthes, nous avons choisi d’en compiler treize dans ce livre pour raconter notre époque. Mais attention, spoiler : vous ne trouverez dans ce magazine aucune entrée à la lettre C pour « Covid-19 », « confinement » ou « crise sanitaire ». Si ces termes ont certes escorté notre quotidien des vingt derniers mois, nous leur préférons des entrées plus ordinaires, plus intimistes, plus courantes. Comme Roland Barthes, nous pensons que l’Histoire se lit mieux par le petit bout de la lorgnette que par la big picture. Nous avons aussi pris quelques libertés par rapport aux Mythologies originelles. Plutôt que de décrire les soirées séries, rendez-vous médicaux et colocations en 2020, nous nous sommes demandé ce qu’ils seront devenus en 2030. Plutôt que de rassembler des clichés du réel, nous avons préféré compiler les rêves et les fantasmes de notre époque. Bref, vous l’avez compris : vous tenez entre vos mains un imagier de nos rêves d’avenir. Lisez ce magazine aujourd’hui, refermez-le, puis rouvrez-le dans dix ans, en 2031. Il se sera transformé en une capsule temporelle qui renferme les espoirs de nos « nouvelles années 20 ». Voyez aussi cette revue comme le revers poétique du travail de vos enseignants. Tous les jours, en vous préparant au monde de demain, ils évaluent ce que sera devenu le quotidien d’Homo sapiens dans cinq, dix, quinze ou vingt ans. Car oui : après tout, qu’est-ce qu’enseigner, sinon un pari sur l’avenir ?


Se dire bonjour  page 4 La boîte de nuit  page 8 Le pari en ligne  page 12 L’open space  page 16

Les jeux en réseau  page 20 La garde-robe  page 24 La colocation  page 28 Le smartphone  page 32


L’épisode de série  Le rendez-vous médical

page 40

Les partiels page 44 La carte d’identité  page 48 Le journal de 20 h  page 52

page 36


Se dire bonjour y Parise Texte Fann

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Dans dix ans, que restera-t-il du fameux « check du coude » acquis dans la panique de la crise de la Covid ? Faire la bise à quelqu’un changera-t-il totalement de signification ? L’anthropologue Fanny Parise se projette en 2030 pour explorer le futur de nos rituels de salutation.

Source : extrait du carnet de terrain de Madame l’anthropologue, rédigé en 2030 à propos des rites d’interaction sociale.

J’ai été contemporaine de la pandémie de la COVID-19, qui a débuté en 2020 et qui a fait grincer des dents les meilleurs prospectivistes lorsque leurs prédictions se sont révélées fausses. Eh oui, projeter sa peur ou ses espoirs dans les scénarios que l’on bâtit pour demain n’a que peu de chances de voir advenir ce qui s’apparente non pas à de la prospective, mais à des prophéties. C’est un peu la même chose que pour le passage à l’an 2000 : la fin du monde n’est pas advenue, le monde d’après n’a pas été si différent de celui d’avant. Idem avec la COVID-19 : la bise et la poignée de main n’ont pas disparu. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont pronostiqué leur disparition. Pourquoi ? Parce qu’un phénomène social perçu comme inattendu provoque le chamboulement de notre vie quotidienne et des représentations que nous nous faisons de la vie en société. Souvenez-vous, dès les premières semaines du confinement initial, on affirmait dans les médias que les rites de salutation comme on les pratiquait naguère allaient disparaître, et pour de bon ! La bise et la poignée de main étaient devenues obsolètes. L’ère de la société sans contact semblait s’installer, et peu nombreux étaient ceux qui osaient remettre en question cette vision contemporaine du futur. Or, le constat que je peux établir dix ans plus tard paraît bien différent : ces rites d’interaction n’ont pas disparu, ils se sont réinventés, c’est-à-dire adaptés à l’évolution de la société. D’ailleurs, les manières de se faire la bise ont beaucoup changé au fil des époques : chez les Romains, on pratiquait le baiser social (bouche fermée) entre les membres d’une même corporation ou d’un même ordre social ; au Moyen Âge, le baiser n’est pas systématique, mais lorsqu’il est pratiqué, il revêt une dimension sociopolitique importante ; le baiser sous toutes ses formes va ensuite reculer au même rythme que les épidémies font rage. Il ne faut pas oublier non plus que la bise est une affaire d’hommes dans de nombreuses cultures. De plus, la bise entre hommes en France, étendue hors de la sphère familiale, est un phénomène récent, notamment auprès des trentenaires, qui sont ceux qui ont le plus intégré les transformations issues des luttes féministes des années

1960–1970. La bise devient pour eux un signe distinctif qui sépare les copains des autres connaissances. La COVID-19 est venue bouleverser toutes nos certitudes et remettre en cause nos normes sociales. Pourtant, d’autres manières de se saluer existent à travers le monde, comme le namasté des pays du sous-continent indien ou encore le wai de Thaïlande. Mes collègues anthropologues et moi-même en arrivons au même constat : les individus ont une forte capacité d’adaptation et ont très vite mis en place des gestes de salutation alternatifs (dès les premiers jours de confinement), accordant de nouvelles significations aux pratiques d’avant. Les individus ont également revalorisé certaines interactions sociales à des fins politiques. En effet, en 2021, l’individu est de plus en plus responsable par le biais de ses pratiques de consommation et, dès 2022, il devient aussi un militant politique à travers le nouveau sens qu’il octroie aux salutations. Jusqu’en 2028, j’ai pu observer un double phénomène structurer l’évolution des rituels d’interaction : d’un côté, il y avait ceux qui avaient soif de retrouver la normalité d’avant 2020 et qui, parfois de manière irréfléchie, ont prôné un excès de contact physique dès que l’on croise quelqu’un ; de l’autre, il y avait ceux qui ont persisté dans le refus de faire la bise ou de serrer la main, malgré les campagnes de vaccination agressives qui se sont succédé afin de limiter la menace pandémique. Pour cette seconde catégorie d’individus, le corps de l’autre était, au fil des années, perçu comme toujours plus menaçant. Faire la bise ou serrer la main nous faisait prendre conscience du sens que l’on attribuait à nos interactions sociales, en apparence anodines : tout était alors une question de perception du risque et des valeurs idéologiques que les individus voulaient défendre à travers elles. En 2030, l’éradication de la COVID-19 nous permet (enfin) de dresser un état des lieux de l’impact réel de la pandémie sur l’évolution des rites d’interaction sociale : 5


« faire la bise ou serrer la main nous faisait prendre conscience du sens que l’on attribue à nos interactions sociales »

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La poignée de main est devenue un geste intime. Pour la majorité des individus, cette pratique est à présent trop risquée dans la sphère publique. C’est un signe de confiance et de proximité avec l’autre lorsque l’on accepte de la pratiquer.

La bise ne peut se faire que dans la sphère privée. La bise n’a pas disparu, mais elle s’est adaptée à la récurrence du risque pandémique. Ensuite, l’habitude était trop ancrée pour revenir aux manières de faire précédentes. Le recul de la bise a arrangé beaucoup de personnes, entre ceux qui n’aimaient pas faire la bise à tous leurs collègues de travail et les autres qui n’avaient pas envie d’avoir des gestes déplacés envers des personnes de l’autre sexe.

Le check du coude s’est intégré durablement à la vie quotidienne. Il revêt à présent une signification proche de celle du check diffusé dans les années 1970 aux États-Unis. Il appelle à la tolérance et à l’unité, quelles que soient les différences entre les individus. Du moment que deux individus se prêtent au check du coude, ils font un pacte social, celui du vivre-ensemble.

Saluer de la tête est dorénavant la norme. Dans la majorité des situations de salutation de la vie quotidienne, le contact physique a disparu. Il a été remplacé par l’inclinaison de la tête, comme pratiqué dans certains pays asiatiques. L’objectif est simple : signifier à l’autre que l’on entre dans une interaction sociale bienveillante avec lui en évitant tout contact physique.

Le baiser sur la bouche fermée est une pratique de résistance. Face à l’augmentation des restrictions sociales et des mesures sanitaires, se saluer par un « smack » devient un acte de résistance évoquant le monde d’avant et revendiquant nos libertés d’agir. Cette pratique est jugée illégale en public par de nombreux pays européens. Les dissidents encourent une peine de prison ferme.

Certaines de ces pratiques tordent le cou aux intuitions de tout un chacun, et d’autres expliquent le déplacement des frontières entre ce qui est prescrit, permis et interdit dans nos sociétés occidentales. Nous sommes en 2031, et je porte un regard amusé sur l’évolution des théories qui entourent les règles de salutation depuis près d’une décennie. Même si le futur n’est pas prédictible, je peux affirmer sereinement que toutes ces règles n’ont pas fini d’évoluer et qu’elles continueront de se présenter à nous comme elles l’ont toujours fait, c’est-à-dire comme un miroir de notre société.

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Le 13 mars 2020, la nuit s’est endormie. Clubs fermés, fêtes annulées, raves bridées… celle qui incarnait l’espace-temps de tous les possibles a été placée dans un profond sommeil contre son gré. La fête est devenue une zone interdite, puis une zone à défendre. Mais à trop vouloir éteindre la vie nocturne, on allume ce qu’elle a dans le ventre. Car qui sommeille rêve ! Pendant son hibernation forcée, le monde de la nuit a fantasmé son avenir : demain, la fête sera un temps de rituel collectif et de résistance aux tumultes du monde. Party politique : la nuit, je vote ! 8


La boîte de nuit Texte Millie

Demain, la nuit va rallumer sa flamme (et la nôtre) Que devient un DJ quand on lui vole 500 nuits à mixer ? Un animal nocturne quand on le prive de 500 nuits pour danser ? Un club quand on lui retire 500 nuits à travailler ? Pas grand-chose, pourrait-on répondre : après tout, sans argent, sans public et sans mojo, c’est peu dire que leur horizon s’est bouché. Pourtant, un coup d’œil dans le rétroviseur suffit à ouvrir des perspectives : par le passé, après chaque coup dur, la fête s’est réinventée. Mieux : des genres tout entiers sont même nés dans le marasme d’époques sinistrées. Dans les années 1980, les premiers regroupements live techno sont apparus dans des hangars industriels désaffectés de la ville de Detroit, qui baignait alors dans la morosité économique. En 1988, la culture des raves et free parties a germé dans les restrictions de Margaret Thatcher qui voulait brider les amateurs d’acid house en fermant les clubs à deux heures du matin. En 1989, la première Love Parade, célébrant la musique électronique, a eu lieu quelques mois avant la chute du mur de Berlin. Plutôt que de marquer la fin de la vie nocturne, la crise de 2020–2021 n’annonce-t-elle pas une révolution dans nos manières de faire la fête ? Demain, le monde de la nuit va continuer de chahuter les normes du vivre-ensemble. « La fête, c’est un endroit de

Servant

confiance et de liberté dans lequel on réinvente la société », confirme Julie Raineri. DJ sous le nom de Vazy Julie, Julie Raineri est membre de longue date du collectif marseillais Metaphore Collectif, dont le local associatif, Le Méta, est un bastion de la fête libre. « La fête nous fait pénétrer dans une dimension cathartique qui permet d’ouvrir nos soupapes. Ici, on lâche tout, mais pas n’importe comment. Contrairement aux boîtes de nuit, les participants ne sont pas des clients, mais des membres. C’est un lieu où l’on peut se sentir soi-même, vivre ensemble différemment. C’est ce qui en fait un espace non seulement festif, mais aussi de résistance. Et c’est là que ça devient intéressant. »

Demain, la nuit sera éthique et écologique Dans l’ombre des confinements successifs, la longue pause imposée aux acteurs de la nuit leur aura au moins permis de se fédérer et d’imaginer plus concrètement de nouvelles façons de faire la fête, jusque-là encore oscillantes. 2020 a ainsi vu naître United We Stream France, le plus grand club virtuel au monde lancé avec Arte, qui dessine un potentiel futur coloré de science-fiction pour les boîtes de nuit. Mais surtout, la crise a réuni plus de 150 acteurs de la scène électronique française (clubs, labels, organisateurs de free parties, collectifs de la fête libre, jour9


« la fête, c’est un endroit de confiance et de liberté dans lequel on réinvente la société »

nalistes, festivals…) dans un groupe de discussion en ligne appelé La Sphère Électronique. De ces échanges est né un tout nouveau format de fête : les Zones d’urgence temporaires (ZUT) de la vie nocturne, des sas de décompression autorisés par le ministère de la Culture qui respectent les contraintes sanitaires, la juste rémunération des artistes, la parité/mixité, l’équité salariale et, enfin, la réduction de l’empreinte carbone. Un modèle vertueux qui peut inspirer les fêtes du futur ? « La ZUT est un concept dérivé des ZAT, les Zones autonomes temporaires décrites dans les années 1990 par Hakim Bey », explique Ziggy Hugot, fondatrice d’Oddity Factory et à l’initiative des premières ZUT de la fête. Les ZAT (TAZ en anglais), ces « utopies pirates », servaient à désigner les premières rave parties techno-libertaires, anti-autoritaires, écologistes, où les participants trouvaient refuge pour s’éloigner des règles imposées par l’État dans des milieux urbains de plus en plus denses. Trente ans plus tard, le schéma se reproduit, à la différence qu’il est à présent autorisé par les pouvoirs publics, car reconnu comme une nécessité. La fête, une zone de décompression et d’expression inévitable ? Dans les années à venir, les boîtes de nuit telles que nous les connaissons, régulées, fermées, laisseront place à des boîtes de jour, dont les événements 10

ressembleront plutôt à des festivals d’une nuit à plusieurs semaines. À l’extérieur des villes, elles seront les nouveaux bastions respectueux et légaux de la libre expression citoyenne.

Demain, la nuit fera (nouveau) genre Le monde de la nuit se prépare à rugir donc, mais pour dire quoi demain ? Va-t-il répéter la magie de l’Histoire en accouchant aussi d’un nouveau genre musical ? Dans la première partie d’un rapport intitulé COVID-19’s Effect on the Global Music Business, et publié par la plateforme d’analyse de datas musicale Chartmetrics, les observateurs du milieu ont noté un gain de popularité fort de la musique ambient et new age pendant la crise. Un constat partagé par le musicien et producteur de musique électronique Mark Reeder, qui déclare dans son livre Les Villes électroniques que la pandémie va faire ressortir une musique électronique « downtempo », moins festive et plus introspective. Comme si, frappée par la folie de l’époque, la musique ralentissait ses bpm pour calmer nos pouls emballés par la crise. Mais le new age de demain n’est pas celui d’hier : pas de délires kaléidoscopiques ni de sourires béats, mais une quête de spiritualité sincère dans une époque troublée.


Avec leurs synthés en guise de bol tibétain, les artistes utiliseront la musique répétitive et hypnotique pour rétablir la connexion entre des individus abîmés par la crise, à la manière d’un rituel mystique nouvelle génération. « La musique électronique reste et sera toujours une thérapie, abonde Ziggy Hugot. Elle nous permet de révéler la puissance de notre collectif et de littéralement vibrer ensemble. Avec les nouveaux sound systems qui émergent, c’est une toute nouvelle approche du son qui s’annonce : la musique vise à créer des vibrations, des frémissements, des ondes et des sensations physiques particulières dans les corps des participants ». Les récentes sorties de ces derniers mois confirment la tendance : l’album Music For Containment commercialisé par Molécule et 33 artistes au profit de la Fondation de France est une compilation de titres ambient. « Notre corps est confiné, mais notre cerveau, lui, est ouvert, il peut imaginer l’infini, il peut ouvrir les fenêtres intérieures sur des espaces où ça respire vraiment », analysait le chanteur Arthur H, participant à l’opération. À Paris, Mixmag et Electronic Subculture ont même convié les artistes français du downtempo à jouer sur des tapis de méditation à même le sol, à l’occasion d’une série de lives ambient « Electronic Therapy ». « L’avenir est aux retraites techno, continue Ziggy Hugot. Comme au Dharma Techno, qui réunit 400 à 500 personnes à travers un festival sans alcool et sans drogue basé sur la transe et la méditation, la fête de demain permettra de se reconnecter à soi et aux autres. » Julie Raineri approuve : « Le rassemblement festif est de l’ordre du rituel : on se rassemble, on fait converger des forces. Au-delà de sa dimension politique, la fête comporte donc une très grande dimension spirituelle. C’est une façon de se reconnecter à ce qui est plus grand que nous, à ce qui est essentiel. Demain, nous reviendrons à la fête comme expérience physique collective, comme transe. »

Demain, la nuit sera au chevet du monde « Ce qui va sortir de cette année de création souterraine va être particulièrement intéressant, prophétise Julie Raineri. Avec sa double casquette de DJ et de manageuse, la Marseillaise est aux premières loges pour observer la mue du monde musical : Shlagga, l’un des artistes avec lequel elle travaille, a d’ailleurs refusé toutes les dates en streaming qui se présentaient à lui pour partir enregistrer les sons de la nature. « Il a totalement renversé sa manière de créer après avoir compris que, pour lui, la musique devait rester une manière d’être au monde et un acte de résistance. »

siteur Agoria a sorti une bande-son d’ambient éthéré pour accompagner les images de l’expérience OneHome utilisant des clichés de la planète Terre pris par un satellite de la Nasa ; même Flavien Berger s’est servi d’une promenade en forêt avec sa mère pour produire les trente minutes de sa participation à la compilation de Molécule. « En nous extrayant de la course aux lives et en appuyant sur pause, la crise a permis aux artistes et DJ de relever la tête sur ce qui se passe dans leur monde. Beaucoup se sont mis à créer de manière différente », confirme Julie Raineri.

Demain, la nuit prendra party En invitant ses participants à se reconnecter à leur environnement et à leurs pairs, la fête promet d’être plus politique que jamais. Dans un univers frappé par le séparatisme, le monde de la nuit sera même sûrement un nouvel hémicycle pour réinventer notre manière de vivre ensemble. « La fête est un lieu politique, car chaque participant y endosse un rôle important dont dépend la communauté tout entière, confirme Julie Raineri. C’est un spectacle complet, un théâtre dans lequel chacun joue un rôle. C’est un lieu où, pour reprendre les mots d’Hakim Bey, on dépasse le cercle de la famille pour intégrer une bande, un clan, une société. » La nuit de demain sera donc expérimentale dans tous les sens du terme : portée par un genre musical moins EDM (Electronic dance music, pour clubber) que IDM (Intelligent dance music, pour expérimenter), le monde de la nuit délaissera les vieux clivages entre clubbing / free parties pour honorer un rôle plus grand : tester de nouvelles manières de faire société. « Le futur est aux micro-festivals ruraux qui poussent l’expérience du vivre-ensemble un peu plus loin, explique Julie Raineri. Ce sont des espaces-temps dans lesquels, une fois son entrée réglée, tout est partagé – l’espace, l’hébergement, l’alimentation, l’alcool – sans que l’argent ne circule jamais. Depuis quelques années, le Collectif Bruits de la Passion organise des Zones disco autonomes (ZDA) sur ce modèle. C’est vers ça qu’il faut tendre à l’avenir. »

Partout dans le monde, les artistes ont littéralement tendu le micro à leur environnement immédiat : le DJ et producteur parisien Bambounou a livré un mix d’ambient composé uniquement de chants d’oiseaux ; le compo­ 11


Le pari en ligne a

id Samam

rent-Dav

Texte Lau

Vous lisez une uchronie, une reconstruction fictive de l’Histoire. Ici, nous vous proposons de revenir en 2010, et d’imaginer ce qui se serait passé si la France était devenue à cette date le premier pays à déréguler totalement le pari en ligne. Quels seraient alors notre présent… et notre futur ? Les personnages, partis politiques et services ont été imaginés dans le cadre de cet exercice.

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U

ne victoire à l’arraché, au bout de l’attente et de l’effort… Nous sommes en mai 2010, et Kevin Watten, jeune député de l’Union Patriote (UP), tient son moment de gloire. Sa loi libéralisant totalement les paris en ligne vient d’être adoptée, après des années de combat acharné. Le moment est important, car la pression sociale se faisait de plus en plus forte. À la veille du vote, les derniers sondages donnaient 75 % de Français favorables au droit de miser sur tout et n’importe quoi. Pour beaucoup d’entre eux, la politique, le monde des affaires, les faits divers ou les grands épisodes judiciaires constituent des théâtres de spéculation aussi légitimes que les arènes sportives, où les paris se sont déjà taillé la part du lion depuis longtemps. Pour fêter cette grande victoire, à l’heure où l’on avale habituellement un café bien serré, Kevin et ses équipes sabrent le champagne dans une ambiance de troisième mi-temps. Une révolution vient de se faire : la FDJ et le PMU ne sont plus seuls à bord. Et surtout, le sport n’a plus le monopole du pari.

S

amedi 12 juin 2032. Le Championnat d’Europe de football débute dans un mélange d’adrénaline et d’euphorie. Pour lancer sa campagne de communication à 360 degrés, Win-A-Bet a décidé de frapper fort : « Danemark-Finlande : le jour du jackpot game. » Puisque l’enjeu sportif est relativement faible, la société a tout misé sur une forme de pari développée quelques années plus tôt dans le sillage de la libéralisation, un format qui fait toujours son effet : « le grand aléa. » Le principe est simple : le parieur a la possibilité de tripler sa mise (ou de tout perdre) en pariant sur la survenue d’un événement extra-sportif. Panne d’électricité, tremblement de terre, envahissement de la pelouse par des strikers ou des activistes : tous les aléas possibles et imaginables sont acceptés. Du moment que l’on paie. Kevin Wetten, présent dans les gradins, tapote sans discontinuer sur une tablette holographique plus grande que lui. Il s’est réfugié dans le football après sa déroute foudroyante en politique. Malgré tous ses efforts, sa loi sur la libéralisation des paris n’a pas eu l’effet escompté : après quelques années de succès intense, Wetten s’est fait épingler sur Twitter par plusieurs addictologues, qui ont affirmé avoir constaté un pic encore jamais atteint de Français addicts aux jeux. L’affaire a alors été massivement reprise sous le hashtag #Wettend et a mené en quelques jours seulement à son éviction de l’UP. Aujourd’hui, c’est depuis les tribunes des stades que Kevin tente de revivre la fièvre de l’assemblée.

L

e match est arrêté, et le stade plongé dans un silence de cathédrale. Kevin roule sa tablette et essaie de comprendre ce qu’il vient de se passer. Viktor Grevitch, meneur de jeu russe, s’effondre près de la ligne de touche, les yeux révulsés. Tandis que dans le stade, tous les supporters, y compris ceux de la partie adverse, retiennent leur souffle, Win-A-Bet pousse la réactivité jusqu’à l’immoralité et propose de… spéculer sur les chances de Grevitch de sauver sa peau. Libéraliser totalement les paris signifiait-il que l’on pouvait miser sur tout, sans limite ni entrave ? L’entreprise phare du pari en ligne vient d’apporter la réponse. La diffusion en live du départ à l’hôpital du prodige russe finit de convaincre les indécis de tenter leur chance au jackpot, qui enfle sur l’option B : « Il ne s’en sortira pas. » Quelques heures plus tard, le joueur publie sur Twitter « Je vais bien ! », un message rassurant pourtant suivi de plusieurs milliers de réactions négatives. Messages de frustration postés par les perdants du jour, sans doute… 13


Le sort et la santé de Viktor Grevitch préoccupent peu Kevin. Cependant, l’euphorie entourant sa mésaventure, et surtout le déplacement de l’épicentre depuis l’intérêt sportif vers le buzz démentiel, l’interrogent. Sur le chemin du retour, il s’arrête dans un café au hasard d’une rue et s’installe au zinc. Il ne veut pas rentrer tout de suite. Les yeux dans le vide, mais les oreilles grandes ouvertes, il se laisse bercer par la mélopée redondante d’une chaîne d’info en continu. Soudain, le retour à la réalité : « Bramard acquitté ! » Watten lève les yeux vers l’écran holographique : l’affaire judiciaire la plus commentée de la décennie 2020 vient en effet de connaître son dénouement. Aussitôt, les vivats et les cris se font entendre dans la rue. Et sans tarder, les débats débutent aux tables alentour.

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es années durant, l’affaire Bramard avait passionné les Français, au point de les obséder. Séduisant, charismatique et hypnotique, Bramard arborait un look à la Raspoutine en même temps qu’il maniait une langue choisie, un style impeccable et une communication provocante. Durant treize années, Bramard avait été suspecté d’être l’auteur d’une série de crimes atroces. Un faisceau d’indices avait mené chaque fois les enquêteurs sur sa piste, mais ces mêmes enquêteurs avaient échoué à trouver la preuve définitive pour le confondre. Bramard jouait de ce flou pour faire planer le mystère. À la longue, il était devenu un sujet de controverse, de débat, le héros d’une série Netflix et l’auteur d’une biographie-événement rapidement élevée au rang de best-seller. Plutôt qu’à Bramard, l’opinion publique en voulait surtout au juge, accusé d’être corrompu par la république des paris. C’est que depuis quelques années déjà, un nouveau média en ligne, Scoop&Value, avait lancé un site de paris en ligne sur l’actualité. Sous couvert d’interactivité et d’actualité participative, il s’agissait en fait de régénérer le modèle économique des médias gratuits à travers un dispositif présenté comme « d’expression citoyenne ». Plus que jamais, on pouvait donc spéculer sur l’actualité, dessiner son propre futur et surtout troquer l’idée de hasard en Histoire contre la volonté et les intérêts de la désormais vaste communauté des parieurs. Hasard ou pas, le lancement de Scoop&Value avait démarré avec les prémices de cette affaire Bramard, si bien qu’elle était devenue le premier feuilleton, la première saga judiciaire à faire l’objet d’une vague sans précédent de paris en ligne. Une nouvelle ligne rouge franchie de manière si spectaculaire que la question « Bramard sera-t-il jugé innocent ou coupable ? » avait dûment rempli les caisses de la société. Avec un ticket d’entrée à 3 euros et sans plafond, le jeu proposait de multiplier par dix la mise de tous les joueurs ayant anticipé le résultat du procès, financé par toutes les marques qui avaient acheté des espaces de publicité en masse sur la plateforme. Six millions de parieurs s’étaient précipités sur l’application. Une véritable poule aux œufs d’or, évidemment alimentée par Wetten, qui avait voulu lui aussi parier « par curiosité ». Au fil des mois, le pari autour d’une probable relaxe de Bramard avait culminé en tête des réponses. Intellectuels et philosophes s’étaient insurgés contre le fait que les bookmakers fassent leur office en parallèle des juges. Mais il y avait pire : grâce à un lanceur d’alerte exfiltré de chez Scoop&Value, on avait compris rapidement que le juge en personne avait certainement lui aussi misé sur une issue positive pour Bramard, sous un pseudo anonyme. Scandale immédiat : l’affaire Bramard était le premier cas évident d’altération du système judiciaire à cause d’un pari truqué.

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W

etten est en retard pour le dîner. Il a erré en sortant du café sans trop bien regarder les rues et s’est perdu en cours de route. De toute façon, il n’a pas faim. Il prend place à table, juste à côté de son fils, Thibault. Il y a quelques années, Kevin est devenu père d’un désormais adolescent en proie à quelques troubles du comportement. La plupart du temps caché derrière ses lunettes connectées, c’est un jeune homme réservé, timide, à l’exact opposé de son père volubile.

Ce soir-là, au dîner, Thibault a une fois de plus snobé ses parents. Il faut dire que le ressentiment est tenace. En 2022, à l’occasion de l’élection présidentielle, son père avait lancé sa campagne en proposant à la communauté des parieurs de miser sur le sexe de son enfant. Une campagne populiste à souhait, financée sur fonds propres, sans doute à l’origine du mal-être du garçon. Une fois le dîner terminé donc, Thibault se lève et rejoint sa communauté – assez nombreuse – sur les réseaux. Depuis quelques mois, c’est une nouvelle plateforme qui fait fureur : TikTok Challenge. Le principe est le même que le réseau social à succès qui a su reléguer Facebook et Instagram au rang d’antiquités à partir de 2025, mais une fonctionnalité a été ajoutée : pour maximiser l’interactivité et les échanges, la plateforme propose désormais aux visionneurs de lancer des défis aux streameurs, bien évidemment rémunérés. Jongler avec trois balles, courir nu autour de l’Arc de triomphe ou bien sauter du haut d’une falaise : tous les paris sont possibles. Et plus les gens misent, plus le défi est visible dans l’algorithme, et plus les gains sont importants. Dès son lancement, TikTok Challenge est devenu une source de revenus pour un nombre grandissant de jeunes internautes. Évidemment, l’Assemblée nationale avait tenté de revenir en arrière et d’interdire ces jeux dangereux, mais elle avait chaque fois fait face à une levée de boucliers de la part des activistes faisant valoir leur liberté individuelle. Plus les années passaient, et plus la culture du pari entrait dans les mœurs. Depuis quelque temps, l’affaire semblait entendue : on ne reviendrait pas en arrière. @PorTer4456 : « Nouveau défi proposé : changer de sexe pour leur faire payer de t’avoir utilisé comme ça ? »

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hibault Wetten retient son souffle. Il vient de recevoir une notification qui le pousse à réfléchir. L’un de ses abonnés lui propose un défi à la suite de sa dernière vidéo, dans laquelle il s’exprime sur les inconvénients d’être le fils d’un politique déchu.

Les notifications affluent. Ininterrompues. La majorité parie sur « Il va le faire ». En une heure, le défi est devenu viral. Et le montant colossal : déjà 45 000 euros en jeu ! Thibault s’enferme dans sa chambre, s’allonge sur son lit et appuie deux fois sur une branche de sa paire de lunettes. La lentille s’allume et affiche une notification TikTok Challenge : « Vous avez 45 000 euros en jeu sur le dernier défi. Il vous reste 48 heures pour jouer. » Wetten réfléchit. C’est assez d’argent pour partir de chez lui. Machinalement, il déroule son ordinateur portable et énonce à Siri : « Clinique opération changement de sexe rapide. »

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L’OPEN SPACE zli

Texte Sophie Kloet


La crise sanitaire et le recours massif au télétravail pourraient bien précipiter le déclin des plateaux ouverts, modèle qui s’était imposé au fil des décennies au grand dam de nombreux salariés. Reste à savoir à quoi celui-ci pourrait laisser la place. Ce qui est à peu près certain, c’est que l’on ne retournera plus au bureau comme avant. Alors, à quoi ressembleront nos journées de travail en 2030 ? Cinq experts nous ont soumis leurs prédictions.

Ouvert, spacieux, transparent… En progression depuis le milieu du XXe siècle, l’open space s’est imposé dans le paysage de l’entreprise comme le symbole ultime de la modernité. Porteur d’une nouvelle conception du travail fondée sur le décloisonnement – au propre comme au figuré –, il allait gommer les hiérarchies, favoriser les échanges et la sérendipité. Un mythe qui a tenu bon malgré les nuisances souvent déplorées sur le terrain : bruit, difficultés à se concentrer, sensation de surveillance permanente, privation d’intimité… C’est peu de dire que les bureaux ouverts ont mauvaise réputation. Alors certes, certaines entreprises les ont fait évoluer ces dernières années, en les agrémentant de lieux de pause récréatifs et de « bulles de tranquillité » salvatrices. Mais c’était sans compter sur une pandémie mondiale, durant laquelle ils se sont vus désertés du jour au lendemain par des salariés contraints de trouver leur salut dans le télétravail. L’expérience a été contrastée, mais un retour en arrière à l’identique paraît impossible. Les dix-huit mois écoulés ont fait émerger de nouvelles aspirations : une organisation du travail flexible, du temps pour soi, un management respectueux, une préoccupation grandissante pour les enjeux environnementaux… Un mouvement de fond qui risque de transformer en profondeur nos habitudes de travail à l’horizon 2030.

Les tiers lieux, berceau de l’« écotravail » Fanny Lederlin, autrice des Dépossédés de l’open space (PUF, 2020) En 2030, les espaces de coworking, autrefois fréquentés en majeure partie par des créateurs d’entreprise et des indépendants, se seront généralisés – du moins pour les métiers compatibles. On trouvera ces tiers lieux dans tous les quartiers, sur tout le territoire. Ces espaces de travail permet-

tront de remettre de la présence et de la chaleur humaine dans le télétravail, tout en revitalisant la citoyenneté et la démocratie au niveau local. On y parlera non seulement des projets et de la vie professionnelle, mais également de la vie du quartier, de la production locale, des changements de mode de consommation, etc. Ils rempliront la double fonction de « cafés du coin » et d’ateliers : on s’y rendra pour faire un point avec un client ou un collègue, et l’on pourra se retrouver aussi bien à « refaire le monde » qu’à bricoler des prototypes avec d’autres travailleurs de tous horizons – salariés d’autres entreprises, artisans, freelances, chômeurs, responsables associatifs… C’est évidemment un peu utopique, mais c’est ainsi que pourrait surgir ce que j’appelle un « écotravail », c’est-à-dire un travail convivial, solidaire et tâtonnant, capable de faire advenir une société plus juste, plus viable et plus écologique.

Des compagnons de déjeuner inter-entreprises Bertrand Dalle, fondateur de l’agence Conseil & Recherche, qui accompagne les transformations dans l’entreprise Demain, le lien social s’établira davantage par zone géographique qu’au sein de l’entreprise. Avec la progression massive du télétravail, parfois à temps plein, beaucoup chercheront à sociabiliser avec d’autres travailleurs à proximité. De semaine en semaine, les gens se mettront à prendre le café et leur pause déjeuner ensemble au restaurant du coin plutôt qu’avec leurs collègues, qui n’habiteront pas forcément la même ville. En parallèle, les normes du logement vont évoluer pour systématiquement intégrer un espace de travail, éventuellement cofinancé par l’entreprise. Cette mutation ira de pair avec l’augmen17


tation inédite du nombre de travailleurs indépendants à client unique, autrement dit le remplacement des salariés par des indépendants œuvrant pour la même structure. Il y aura moins de liens de subordination dans le travail, davantage de liberté. Les salariés qui resteront constitueront le noyau dur de l’entreprise, qui aura quand même besoin de personnes stables et encore plus engagées, mais autonomes malgré tout. On pourra toujours se retrouver dans des open spaces, qui demeureront le lieu de la compétence collective, mais cette nouvelle organisation sera adaptable : il faudra savoir être présent quinze jours d’affilée parce qu’il le faut, puis plus du tout pendant deux mois parce que ce n’est pas nécessaire.

Le bureau virtuel, open space numéro 1 Laetitia Vitaud, autrice et conférencière sur le futur du travail (Du labeur à l’ouvrage, Calmann-Levy, 2019) S’il y a bien un espace où l’on est sûr de se retrouver en 2030, c’est le bureau virtuel. Beaucoup d’investissements auront été faits d’ici là pour l’améliorer, notamment du point de vue du design, qui s’inspirera des interfaces utilisées par les gamers. Surtout, de nouveaux codes et habitudes auront émergé pour éviter la saturation cognitive que l’on connaît aujourd’hui. On saura mieux faire la part des choses entre les moments où l’on est ensemble (mais pas connectés) et les moments où l’on fait du deep work sur des fichiers partagés ou encore du shallow work (traitement des mails et des messageries). Les managers pourront bannir les mails pour les remplacer par des sessions de questions-réponses hebdomadaires, par exemple. C’est vraiment le chantier principal qui se prépare dans les années à venir, même si l’on continuera à se retrouver ponctuellement en présentiel pour des moments de convivialité et de brainstorming, à raison d’un ou deux jours par semaine. Le mouvement de déclin du bureau sera massif : d’ici à 2030, le nombre de locaux d’entreprise aura diminué de l’ordre d’un quart à un tiers, au profit de la location de bureaux à la demande pour de courtes durées.

L’espace de travail en quête de sens Élodie Chevallier, consultante indépendante et chercheuse associée au Centre de recherche sur le travail et le développement du CNAM Demain, l’espace de travail s’adaptera aux besoins précis des travailleurs, et non l’inverse, comme c’est le cas aujourd’hui : travailler dans un endroit silencieux quand je dois me concentrer, me rendre dans une salle avec des doubles écrans ou du matériel spécifique quand j’en ai 18

besoin… Les entreprises devront attirer des talents qui chercheront plus qu’un salaire ou une tâche en particulier : des conditions de travail agréables et surtout de l’autonomie. C’est ce qui va contribuer à redonner du sens au travail, que ce soit au niveau individuel ou au niveau de l’entreprise. Avec la généralisation du télétravail et des tiers lieux, les salariés d’une même structure ne travailleront plus dans le même lieu géographique que l’on appelait avant le « bureau ». Les collègues ne se retrouveront physiquement qu’à l’occasion de « retraites » de travail, telles qu’une semaine intensive dans un lieu dédié une ou deux fois dans l’année, où l’on en profitera pour réfléchir ensemble à l’organisation du travail et aux valeurs et missions de l’entreprise. Il en résultera une meilleure prise en considération de tous les employés (et non seulement des cadres), qui pourront ainsi s’impliquer davantage pour construire une entreprise qui corresponde mieux à leurs valeurs.

Inégalités au (télé) travail Ingrid Nappi, professeure et titulaire de la chaire « Workplace Management » à l’ESSEC En 2030, la position hiérarchique conditionnera la capacité de chacun à organiser sa semaine selon ses convenances, notamment dans le choix des jours en présentiel et des jours en télétravail. Comme l’a montré notre étude sur le « bureau post-confinement » en avril 2021, le modèle hybride alliant flex office (sans poste de travail attribué) et télétravail (à domicile et/ou dans des espaces de coworking), qui est en progression, ne convient pas à tous selon les conditions de travail auxquelles on a accès chez soi – comme la possibilité d’avoir son propre espace de travail et de se concentrer – et selon son statut dans la hiérarchie. De manière générale, ce schéma s’adapte mieux aux cadres qu’aux employés, qui préfèrent les bureaux fermés. L’accès aux tiers lieux pourra néanmoins se démocratiser grâce à l’instauration de tickets bureau inspirés des tickets-restaurant, comme l’ont proposé des sénateurs de la majorité en février dernier, mais cela ne réglera pas tout. Dans le scénario du télétravail généralisé, il y aura aussi un risque d’externalisation du travail tertiaire de base en télétravail, à l’instar des agents de maîtrise, dans des pays en développement où la maind’œuvre est moins chère, comme l’ont été l’industrie, puis certains services auparavant (gestion de la paie, centres d’appels…).


« s’il y a bien un espace où l’on est sûr de se retrouver en 2030, c’est le bureau virtuel »

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Les jeux en réseau

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Senab Texte Éric

À quoi pourrait ressembler un article d’actualité sur le jeu en ligne… en 2030 ? Peut-être bien à ce qui suit. Mais l’avenir se nourrissant du présent, nous avons pris soin de demander son avis à Fabien Devide, cofondateur de l’équipe d’e-sport Vitality, dont nous avons adapté et transposé les propos pour servir cette « actu-fiction ». Le futur lui donnera-t-il raison sur toute la ligne ? Rendez-vous dans dix ans pour en débattre. 20


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ICI, TOUT N’EST QUE JEU… Le 12 septembre 2030

Est-il encore pertinent de parler de « jeu en réseau » ? L’expression, année après année, a fini par devenir presque redondante. « Je joue, donc je joue en ligne » ? L’axiome n’est pas complètement vérifié dans les faits, mais cela n’est plus qu’une question de temps. Et pour ce qui est de savoir qui joue, la réponse est simple : tout le monde, ou presque. Au début des années 2020, on estimait que la France comptait plus de 37 millions de joueurs, confirmés ou occasionnels. Dix ans plus tard, avec de nouveaux usages et l’avancée en âge de personnes nées dans un contexte où le jeu vidéo n’était plus une bizarrerie diabolique, mais un loisir comme un autre (ou, en tout cas, pas pire qu’un bon nombre d’autres), le chiffre est désormais symboliquement passé au-dessus des 50 millions, à l’image de la situation mondiale. Quant à la dimension « réseau » du jeu, elle est devenue partie intégrante de cet essor selon deux modalités.

Une démocratisation achevée La première, c’est la proportion de jeux proposant une fonction réseau, que cette dimension soit le cœur du jeu (certains ne sont tout simplement pas concevables autrement) ou une option venant s’ajouter à un gameplay purement offline. Si l’on cumule ces deux approches, plus de 95 % des nouveaux titres commercialisés ont été pensés dans la perspective de parties en réseau. Il n’est presque plus envisageable de ne pas proposer cette fonction, quel que soit le genre du jeu – y compris ceux qui, pour une raison ou une autre (accent mis sur la narration, par exemple), faisaient de la résistance. L’autre aspect, c’est la proportion de joueurs privilégiant la partie en réseau, puisque les modes offline n’ont pas dis-

paru du jour au lendemain. Là encore, la progression n’est rien de moins que fulgurante. Alors que 37 % seulement des joueurs français jouaient en ligne en 2019, ce sont plus de 79 % d’entre eux qui s’affrontent (ou collaborent) sur Internet au 1er février 2030. Les tranches d’âge évoluent aussi : tandis que le jeu en ligne concernait majoritairement les jeunes de moins de 20 ans il y a une dizaine d’années seulement (60 % d’entre eux avaient entre 10 et 17 ans), il est désormais l’affaire de tous, ou presque. Seuls les plus « vieux » joueurs (plus de 40 ans) préfèrent les modes narratifs offline aux parties en réseau.

Du casual gaming aux FPS : le réseau omniprésent Mais à quoi joue-t-on, au juste ? À tout ! Ou peu s’en faut. Fabien Devide, cofondateur de la Team Vitality, devenue aussi chère au cœur des Français que le PSG ou l’OM, reste fidèle à une idée qu’il défendait déjà il y a dix ans. « Avec la facilité d’accès au réseau s’est développé un esprit de compétition qui touche potentiellement tous les domaines. L’e-sport est loin d’être le seul concerné. Spontanément, les joueurs vont toujours être capables d’inventer de nouveaux challenges, d’introduire de la compétition là où, à première vue, il ne peut y en avoir. » Et Fabien d’évoquer Les Sims, cette endurante simulation de vie dont le concept, a priori, se prête assez mal aux affrontements en ligne. Et pourtant ! Non seulement des systèmes de paris en ligne ont été mis en place depuis maintenant des années (on mise sur celui qui aura un bébé en premier, etc.), mais en plus, dans un fonctionnement plus pacifique, l’ouverture à d’autres familles virtuelles à travers le réseau a permis au jeu de conserver son intérêt. Même histoire avec Animal Crossing de Nintendo, où la fonction réseau n’a cessé de 21


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s’améliorer au fil des versions. Certains se rappellent sans doute que la version Switch, sortie aux premiers jours de la pandémie de 2020, avait permis à des millions de joueurs dans le monde de sortir la tête (ou en tout cas l’esprit) du marasme, en se retrouvant sur des îles kawaii. Le jeu, qui n’a jamais cherché à draguer les hardcore gamers (même si ces derniers, durs au cœur tendre, ne l’ont jamais pris de haut pour autant), a familiarisé un public non averti avec la notion de jeu en ligne, et les deux versions suivantes (la dernière est sortie en août 2029) ont enfoncé le clou : du simple plaisir de visiter le « village » d’un inconnu au bout du monde (ou d’un ami au bout de la rue) à la spéculation sur le prix du navet, en passant par le troc de marchandises virtuelles, Animal Crossing a prouvé que le online pouvait être absolument partout. Fabien Devide évoque aussi l’évolution des jeux purement narratifs, dont Heavy Rain, il y a vingt ans déjà, avait posé les bases… et les limites. « À mon sens, ces jeux étaient davantage des films interactifs que des jeux au sens strict, explique-t-il. Pourtant, on voit clairement, avec les derniers titres de ce type, que le réseau apporte une dimension de hasard supplémentaire, une plus grande durée de vie et davantage de richesse. » La narration n’empêche pas la collaboration, ou du moins les simples rencontres ; ainsi, chaque partie devient unique, aucun joueur ne vit tout à fait la même expérience puisqu’il ne croise pas les mêmes personnes. Il est intéressant de noter que la notion de jeu en ligne a contaminé d’autres domaines plus tangibles. Aujourd’hui, un échiquier physique vendu sur deux est doté d’une fonction réseau, qui permet de se mesurer à un adversaire distant tout en manipulant de bons vieux pions en bois (même s’ils dissimulent des puces RFID). Et l’on ne compte plus les challenges sportifs ayant un prolongement online, puisque toutes nos données d’activité sont partageables à l’envi. Jouer en réseau, ce n’est pas forcément avec une manette ou une souris à la main : on peut aussi le faire avec une corde à sauter connectée, des baskets… ou un drone ! Mais nous y reviendrons plus loin.

Clé de voûte Il est évident que le jeu en ligne n’aurait pas pu se développer à un rythme aussi soutenu si les infrastructures n’avaient pas suivi. Et dans ce domaine, les avancées en matière d’Internet « cellulaire » ont été décisives. « La 22

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fibre a été lente à se développer, rappelle Fabien Devide. Et dans le même temps, la 4G, puis la 5G et la Warp 2 ont changé la donne. Sur le plan des vitesses de connexion, la 4G permettait déjà des vitesses de transfert satisfaisantes pour la plupart des usages, et les générations suivantes n’ont fait qu’améliorer les choses presque au-delà de ce qui était nécessaire. Mais surtout, puisqu’il s’agit à la base de technologies mobiles, elles ont permis de déraciner le jeu en ligne du salon. N’importe qui, dans n’importe quels lieu et circonstances, loin de chez lui en tout cas, pouvait tout à coup faire une partie en réseau dans de bonnes conditions. » Ce n’est probablement pas la première fois que le nomadisme a un tel impact sur le marché : on sait ce que l’iPod d’Apple, puis les smartphones en général, ont fait pour la musique numérique. Toutefois, dans ce cas précis, un autre facteur est à prendre en compte. Le débit n’est pas une simple affaire de « ping », ce fameux temps de réponse crucial dans les parties d’e-sport : il est aussi la clé d’accès à des machines virtuelles, qui ont permis, en quelque sorte, d’unifier les points d’accès au jeu en général. « Jusqu’au milieu des années 2020, explique Fabien, il y avait encore cette multitude de plateformes avec des puissances variables : les consoles de salon, les PC qui pouvaient être plus ou moins bien équipés, mais également les tablettes, les smartphones… Désormais, avec des temps d’accès quasi instantanés, le cloud gaming permet de piloter une machine distante dernier cri depuis à peu près n’importe quel terminal. L’ergonomie peut changer, bien sûr, mais finalement, ce qu’on voit à l’écran sera identique pour tout le monde. » Ce qui signifie, en quelque sorte, que le jeu est devenu, sur ce plan au moins, beaucoup plus égalitaire : inutile de vider un PEL pour s’offrir la meilleure expérience. Ce qui explique le succès commercial des versions « Lite » des dernières Nintendo et PlayStation, qui n’ont aucune puissance de calcul par elles-mêmes et ne fonctionnent donc qu’« en ligne ». Il s’agit de quasi-coquilles vides, vendues bien moins cher que les versions complètes, elles-mêmes paradoxalement incapables de proposer en local une expérience aussi bluffante que celle vécue depuis un serveur ultra-puissant.

Le serveur central : un rêve devenu enfin réalité Dans des domaines plus spécifiques et plus « naturellement » rattachés au concept de jeu en réseau, une arlésienne a depuis longtemps été l’élaboration d’un serveur


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central, permettant de jouer des parties de continent à continent sans désavantager qui que ce soit. « Dans les années 2020 encore, soupire Fabien Devide, il était compliqué de jouer depuis la France contre des adversaires en Chine. Pour des raisons de temps de latence, une équipe était nécessairement avantagée. Il n’y avait pas d’autre solution que de se déplacer. » Depuis deux ans, le problème a été résolu grâce au lancement d’un nouveau réseau de satellites, dernière « grande œuvre » d’Elon Musk avant sa disparition mystérieuse. Ce réseau, qui n’est pas Internet (même s’il peut s’y greffer), mais auquel il est possible d’accéder par de simples mises à jour logicielles du matériel existant, a été une bénédiction pour les pratiquants d’e-sport. Du moins pour ceux qui n’aimaient pas les longs voyages en avion !

Interfaces : une lente évolution Du côté des interfaces de jeu, les choses ne sont peutêtre pas allées aussi vite que l’on aurait pu l’espérer. Les systèmes de tracking optique, qui auraient pu à terme remplacer la souris pour les jeux les plus exigeants, sont désormais opérationnels « pendant longtemps, rappelle Fabien, ils avaient davantage une fonction de diagnostic » et plutôt efficaces, mais le grand public ne semble pas si pressé de délaisser les interfaces traditionnelles. « Les joueurs qui sont nés avec un écran tactile dans les mains sont à présent capables d’en tirer des choses incroyables, s’enthousiasme Fabien. Tout comme certains quasi-sexagénaires avec un clavier et une souris ! » Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas d’avenir pour ces modes de contrôle alternatifs. Les systèmes de capteurs de mouvement se démocratisent pour certaines compétitions, tout en restant marginaux pour le consommateur moyen. De même, on aurait pu croire que la réalité virtuelle, petit à petit, deviendrait incontournable dans le domaine du jeu en ligne. Le constat est plus contrasté : si la VR a redistribué les cartes du réseau social, avec un Facebook Transverse qui ressemble désormais davantage à une sorte de Second Life qu’au newsfeed des débuts, la pratique du jeu y reste minoritaire en raison de facteurs aussi bien psychologiques (la sensation d’isolement qui s’enracine à terme) que physiologiques (l’inconfort qui n’a toujours pas été réglé). Comme le fait remarquer Fabien Devide, nombre d’innovations en matière de gaming, telle la Kinect en son temps, ont fini par trouver leur véritable raison d’être dans d’autres domaines (santé, industrie…). Étonnam-

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ment, ce sont les drones qui ont offert les débouchés les plus surprenants pour le jeu en ligne. Si les courses de drones « en local » existent depuis longtemps, leur équivalent en réseau est bien plus récent, tout comme leur utilisation comme interface pour des jeux « classiques » (FPS, notamment). Tout le monde n’a pas la place de faire voler un drone à côté de chez soi, bien sûr, mais les possibilités sont immenses et encore loin d’avoir été épuisées.

Énergie : l’ultime compétition Sur les dix dernières années, le jeu en réseau tient donc plus son point de rupture de l’évolution des réseaux en eux-mêmes que de celle de ses contenus fondamentaux. Évolution qui, bien que conservant une certaine marge de manœuvre technologique, doit se livrer à une forme d’autocensure. Malgré tous les efforts des grands acteurs du secteur, qui ont saisi l’urgence depuis plus de dix ans, le cloud gaming a contribué à une augmentation de 112 % des émissions de carbone vidéoludiques. Microsoft n’a pas encore tout à fait réussi son pari de serveurs de jeu tournant à 100 % aux énergies renouvelables (même s’il s’en approche), tandis que les objectifs de Sony quant au cycle de vie de ses produits de gaming s’inscrivent toujours dans un horizon lointain (2050). Il semble certain que l’évolution du jeu en ligne se fera à l’aune de cette responsabilité et d’une transition énergétique encore trop timide. D’ici là, ne doutons pas que les bonnes idées se seront accumulées…

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La garderobe

Attaquée sur son empreinte carbone démentielle et ses conditions de travail douteuses, l’industrie de la mode semble se diriger lentement vers une production plus respectueuse de l’environnement d’ici à 2030. Et si des aléas extérieurs venaient chambouler tous ces plans ? Voici trois scénarios futurs dans lesquels les acteurs de la mode pourraient saisir leur chance de se réinventer complètement. 24

Crédit : DressX

l Beria Texte Pasca


Shenzhen, nouvelle capitale de la mode

Comme l’année dernière, l’édition 2030 de la Fashion Week de Shenzhen aura été celle de tous les superlatifs, qui confirme l’Asie comme centre de gravité du petit monde de la haute couture. On y a vu le retour massif du qipao, tunique traditionnelle mandchoue masculinisée pour l’occasion, et côté accessoires, le masque de protection, devenu obligatoire dans les rues de Shanghai depuis le grand nuage toxique de l’hiver 2026, a intégré toutes les collections. Cette édition a attiré tellement d’influenceurs que, pour la première fois, la Fashion Week de Milan, se déroulant au même moment, a dû être annulée. Ce qui a inspiré la une du Vogue d’octobre : « Milan is dead. Shenzhen is the new black. ». Ce phénomène n’est pas vraiment nouveau. On se souvient tous de l’année 2024 qui, dans le sillage de la réunification surprise des deux Corées à la suite du décès inattendu de Kim Jong-un, avait dirigé les projecteurs du monde entier sur l’Extrême-Orient. Le Festival de la Réunification, organisé dans l’urgence par Pyongyang, avait attiré à peu près tout ce que le gotha mondial comptait d’influenceurs. Cet événement est considéré par tous les experts comme le déclencheur du raz-de-marée de pop culture coréenne, puis chinoise, japonaise et thaïlandaise, qui s’est exporté dans le monde entier. « Let’s get to know one another », le titre de K-Pop acidulé du groupe BTS reformé pour l’occasion, était devenu l’hymne de toute une génération et la K-Pop avait alors remplacé les pop stars américaines dans

les playlists de tous les ados. Ceux qui ne suivaient pas encore le hashtag #chinesestreetfashion sur TikTok avaient découvert les styles travaillés des fashionistas asiatiques, soit très traditionnels, soit très futuristes. Bientôt, les kimonos et les accessoires kawaii avaient fleuri sur Instagram, le teint pâle, valeur sûre de la beauté asiatique, avait remplacé le bronzage californien. Un peu plus tard, le look street, avec des tenues connectées aux grandes mégalopoles orientales (masques oxygénants lors de pics de pollution, jeans qui nous indiquent un itinéraire par vibrations), avait également séduit les habitants de grandes villes sur tous les continents. L’annonce récente faite par Bernard Arnault de l’expatriation à Shanghai de son siège social marque une étape supplémentaire dans cette tendance orientale. « Le Groupe est toujours allé là où les choses se passent », avait déclaré en juin dernier celui qui avait pourtant annoncé prendre sa retraite. Officiellement, l’idée était de rapprocher ses bureaux d’études des ateliers de haute couture qui se sont installés dans le quartier de Xuhui. Officieusement, on sait désormais qu’il s’agit davantage de contrer les tentatives de rachat hostile du conglomérat Alibaba / Tencent qui planent sur le groupe. Une manière de céder sans perdre la face aux ambitions des autorités de Beijing, qui ont décidé de faire du prêt-à-porter une arme de soft power national. Une chose est sûre, l’Asie, qui concentrait jusqu’ici la quasi-totalité de la production textile mondiale devient aussi l’endroit du monde où se font et se défont les tendances.

61 °C sous le soleil

22 jours de canicule ininterrompue en Europe de l’Ouest. 61 °C mesurés à Turbat le 26 juin, faisant de la ville pakistanaise la détentrice du très peu envié record de chaleur mondial. L’année 2030 a été celle de toutes les folies climatiques en même temps que le déclencheur d’une prise de conscience générale. D’une certaine manière, le réchauffement climatique est une aubaine pour l’industrie du textile. Un temps tentée par une sobriété minimaliste, empruntée aux populations nomades des grands déserts chauds, elle a depuis embrassé goulûment le monde de la technologie, qui s’est imposé comme seule solution efficace aux conditions

climatiques extrêmes. Depuis la première collection de vêtement présentée conjointement par Apple et Samsung à l’été 2027 et l’avènement du quartier très branché de Prenzlauer Berg à Berlin, capitale mondiale de la Fashion Tech, le vêtements est devenu une interface technologique au côté de notre bon vieux smartphone. Bardé de capteurs, propulsé par l’intelligence artificielle et connecté à un univers numérique qui mesure, teste et analyse, il nous permet de sortir sans risquer de verser la moindre goutte de sueur. Les applications sont gigantesques, à tel point que l’habillement tech est désormais le 3e secteur le plus finan25


cé dans le monde. Il faut dire que pour la première fois, être « bien habillé » nous permet soit de survivre, soit potentiellement de sauver le monde. À ce titre, en 2025, Under Armour et Virgin Galactic, qui s’étaient un temps lancés dans la production de combinaisons pour voyages commerciaux SpaceX, depuis abandonnés, avaient levé 3 milliards d’euros de financement pour leur nouvelle activité : des combinaisons de chantier pour températures extrêmes. C’est à eux que l’on doit entre autres le chantier pharaonique du mur de l’inlandsis, engagé en 2029 par Alphabet pour contenir la fonte des glaces du Groenland. Le vêtement technique a aussi permis de notables progrès en matière de santé publique, comme en témoigne la commercialisation à grande échelle du soutien-gorge connecté ou le phénomène incontournable du moment : le survêtement climatisé, déjà expérimenté lors de la Coupe du monde de football au Qatar en 2022, permettant enfin la pratique d’une activité à température constante.

Rendus obligatoires dans la fournaise des rues de Dubaï et de Doha, ces vêtements sont aujourd’hui en passe d’être homologués par la Commission européenne comme équipement sanitaire et financés par un fonds européen de lutte contre la sécheresse. Avec une nuance toutefois. Car si la technologie a un coût, elle a aussi un prix. Son intégration dans le monde du prêt-à-porter a fait monter la facture et la multiplication des options payantes, accessibles sur les plateformes techniques des fabricants, tend de plus en plus à réserver les progrès à ceux qui en ont les moyens. Laissant aux autres les modèles à la technologie obsolète ou, dans les cas les plus extrêmes, les abandonnant aux affres des aléas climatiques. Poussé par le vent technologique, en 2030, le vêtement est devenu un pur produit de l’économie de la commodité, mais aussi plus que jamais un marqueur social.

Les avatars s’habillent en Prada

En 2030, la plupart des interactions ne se font plus qu’« en mode virtuel ». La distanciation sociale imposée par la Covid dix ans plus tôt a fini par devenir un mode culturel dans le monde occidental – plus simple, moins intrusif pour nos bulles d’intimité –, si bien que l’expression de sa personnalité n’a plus vraiment d’intérêt que via ses avatars sur les différentes plateformes, et qu’avoir une garderobe fournie pour sortir a perdu toute son importance. Projection holographique, texture de skins hyperréalistes, accessoires polymorphes… Contre toute attente, c’est la banalisation des réunions virtuelles à partir de 2024 qui avait sérieusement marqué le point de basculement dans la mode 100 % digitale. Les interactions professionnelles dans des metaverses avaient alors atteint le stade de 80 % du temps passé au travail, que l’on connaît toujours aujourd’hui. Les acteurs de l’habillement l’avaient compris comme un signal fort de leur déclin. Recrutant des stylistes digitaux à tout-va – le plus bruyant fut le départ de Yifan Pu de DressX, chassé par Balmain – même les marques de haute couture avaient saisi l’occasion de se délester de leurs productions polluantes, poids inévitable des marchés « physiques », pour se diriger à la place vers la promesse d’une mode sans limite, uniquement en bits et octets. L’appel d’air créatif fut sans précédent, poussé par la généralisation du marché des NFT (jeton cryptographique permettant d’assurer le caractère unique d’un habit digital) et la sophistication des technologies du toucher pour les mondes virtuels (notamment le premier gant à toucher réaliste de la start-up Eldron).

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Désormais, les Fashion Weeks n’ont plus lieu que dans des mondes virtuels hauts en couleur, comme ceux de Digital Village ou de IMVU (applications sociales d’avatars 3D), et la plateforme ukrainienne DressX, spécialisée dans le vêtement couture 100 % digital, a supplanté les anciennes grandes plateformes d’e-commerce. Dans les metaverses ou les jeux vidéo dans lesquels on se retrouve (alors que l’on est réellement chez soi muni d’un casque de réalité virtuelle), toutes les folies sont permises. Costumes de sirène, doudoune fluorescente, chaussures avec 30 centimètres de talon, matière qui gravite autour de soi comme des gouttes d’eau emprisonnées dans le temps… L’affranchissement des contraintes du réel a fait tomber toutes les limites, que les meilleurs films de science-fiction n’auraient même pas imaginé repousser. En ligne, Wo, le successeur d’Instagram, a contribué à démultiplier l’économie de l’influence et surtout de la micro-influence avec ses nouvelles fonctionnalités. Désormais, l’étape « filtres » représente un immense catalogue où les marques proposent d’acheter une pièce de mode pour habiller sa photo ou sa vidéo a posteriori. De quoi se retrouver bardé d’une robe Dior en or liquide en plein milieu de la montagne, alors que, réellement, on était en tenue Decathlon.


Crédit : DressX


La colocation Texte Cyril

Fievet

La « coloc » est une configuration de vivre-ensemble particulière. En contrepied du foyer familial, elle s’est imposée au fil du temps, moins par envie que par nécessité de trouver des logements urbains abordables. Mais dans un monde de plus en plus connecté (avec la solitude qu’il engendre), où se développent de nouvelles pratiques (télétravail, coworking) et avec une planète en crise (sur les plans économique et écologique), la colocation ne serait-elle pas qu’une première esquisse de nos habitations futures ?

Plongée en 2030, dans un monde où, au-delà de la simple colocation, le coliving est presque devenu la norme. Le lieu de vie se fait communautaire et inscrit dans le partage et le développement durable. La séparation entre résidence, espace de travail et lieu de socialisation s’estompe au point de perdre toute signification. Digital nomad ou pas, on ne choisit plus sa chambre ou son studio uniquement pour le prix, mais bien parce qu’il fait partie d’un tout cohérent exprimant des valeurs fortes. Dit autrement, on ne choisit plus seulement un toit, mais le style de vie qui s’y rattache. On ne cherche 28

plus un « bon voisinage », mais une communauté de gens avec qui vivre en harmonie. Et l’on veut avant tout se sentir « chez soi » partout et n’importe où, même en changeant régulièrement de lieu. Bâtiments et services s’adaptent à la tendance. Le coliving devient souple et smart, mais pas pour autant uniforme. Il reflète au contraire une forte diversité de styles, de priorités, de convictions. Voici un panorama, au travers du quotidien de 7 individus, des futurs possibles de la colocation.


L’hôtel à vivre Marc, 52 ans, traducteur professionnel – « Changer d’endroit tous les trois mois »

L’habitat modulaire et mobile Pierre et Amélie, 35 ans, digital nomads – « Bouger comme en caravane, vivre comme en immeuble »

Par essence lieu de passage, l’hôtel se transforme pour devenir une option viable de coliving à long terme, sous la forme d’hébergements repensés pour la vie à plusieurs – sans sacrifier la vie privée. Ils offrent des studios individuels loués au mois, tout équipés, petits mais fonctionnels. Chaque espace personnel est organisé autour d’une table multi-usage, contrairement à l’iconique chambre d’hôtel autrefois centrée sur le lit. Les parties communes abritent laverie et espaces pour cuisiner ou se socialiser. Une appli mobile en forme de réseau social privé connecte entre eux les locataires et sert à animer le lieu (événements) ou à simplifier le quotidien (maintenance, paiement des loyers).

Conjuguer constance et mobilité est rendu possible grâce à des programmes de cohousing caractérisés par des modules indépendants et autonomes qui se déplacent et s’installent au gré des envies. Ce sont soit des containers habitables qui viennent s’encastrer (parfois s’empiler) dans des structures fixes, soit des véhicules roulants qui viennent se parquer et servir d’espace de couchage. Le reste est apporté par des infrastructures fixes, qui fournissent l’eau, la nourriture, l’électricité et les espaces de socialisation. On peut facilement se déplacer d’une communauté à l’autre, en emportant son « chez-soi ».

C’est déjà là : À Amsterdam ou à Copenhague, Zoku propose des « hybrides bureau / domicile » en forme de mini-lofts assortis de services hôteliers. À Singapour ou au Japon, Lyft développe des appart-hôtels proposant des animations communautaires.

C’est déjà là : Aux États-Unis, Kift accueille voitures et camping-cars via des infrastructures en dur offrant convivialité et services. Le projet Autonomous Travel Suite du studio italien Aprilli imagine un avenir où des voitures autonomes s’inséreraient dans des immeubles pour servir de chambres.

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Le village bio Natasha et Anouk, 27 ans, assistantes médicales – « Minimiser notre empreinte carbone »

L’immeuble à partager Martin, 42 ans, et Alice, 72 ans – « Rester dans un grand pavillon avec ma mère n’avait pas beaucoup de sens »

En périphérie des grandes villes apparaissent des « villages durables », avec un seul mot d’ordre : l’auto-suffisance énergétique et alimentaire. Emblématiques de la « techno-écologie », ils regroupent des « tiny houses » préfabriquées, mais high-tech, louées à l’année et organisées autour de fermes verticales basées sur l’aquaponie. On y produit collectivement fruits et légumes sans se soucier des saisons. Panneaux solaires, récupérateurs de chaleur, générateurs d’eau, recyclage de l’eau et des déchets finalisent l’ensemble, dans un espace de coliving devenu « éco-living », où l’on réside pour apprendre autant que pour marquer son engagement à un mode de vie plus respectueux de la planète.

Si la colocation relevait parfois de l’improvisation forcée, elle est devenue partie intégrante du développement immobilier. On rénove d’anciennes bâtisses ou l’on construit des immeubles entiers dans une logique de coliving (et de respect rigoureux des standards environnementaux). Les espaces personnels sont de taille réduite, tandis que les espaces collectifs sont vastes et confortables, avec le même parti pris : renforcer l’esprit communautaire et mieux mutualiser les coûts. Jardins extérieurs ou intérieurs, atelier, jacuzzi partagé ou salle de fitness servent autant au confort qu’à briser la solitude. Ce sont d’ailleurs des lieux volontiers hybrides et intergénérationnels (accueillant un quota de seniors) où les anciens colocataires co-optent les nouveaux.

C’est déjà là : Depuis 2016, le projet ReGen Villages entend bâtir en Suède ou aux États-Unis des villages hautement technologiques, basés sur le développement durable et les énergies renouvelables.

C’est déjà là : Dans plusieurs grandes villes des ÉtatsUnis, Common dispose d’une vaste offre d’appartements en coliving. En France, à Bordeaux, Vitanovae adapte des bâtisses anciennes à un coloving axé sur la convivialité. 29


« les espaces de vie sont “tokénisés” et l’on peut en acquérir des fractions. La colocation évolue en “co-propriété” au sens premier du terme: les habitants partagent la propriété »

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Le coliving en mode virtuel Arnaud, 19 ans, étudiant – « Pour moi, la vraie vie, c’est le metaverse » En 2030, les smartphones laissent place aux lunettes connectées, tandis que les mondes virtuels immersifs en 3D ont remplacé pour de bon les anciens réseaux sociaux. Le metaverse est omniprésent et les représentants de la Gen Z y passent l’essentiel de leur temps libre. Signe des temps, apparaissent des espaces de coliving dépouillés, ultra-minimalistes, voire rudimentaires (parfois d’anciens entrepôts) où s’alignent des lits et un point d’eau (et qu’on loue à bas prix). Le reste est virtuel. Qu’importent les murs et les espaces communautaires, puisque tout se décore d’un clic en réalité augmentée et que des mondes virtuels illimités et hauts en couleur apportent divertissement et socialisation. C’est déjà là : Basée en Floride, la start-up Magic Leap crée des lunettes de réalité virtuelle pour aboutir à terme à l’avènement d’un MagicVerse : un monde virtuel organisé en couches (travail, loisirs, culture, communautés…) superposables à la vie réelle.

Des communautés thématiques Alex, Karim, Ivan, Bella, 27 ans – « Pour monter notre start-up, vivre ensemble fait sens » Si beaucoup d’espaces de coliving se veulent hybrides et transversaux, d’autres se spécialisent sur des niches ciblées. On choisit son espace en fonction de ses goûts, de ses besoins et de ses aspirations du moment. Il peut s’agir d’espaces de coliving / coworking dédiés spécifiquement aux start-ups en création (avec salle de réunion connectée), ciblant les fans de yoga (avec terrasse zen), adaptés à la pratique de la permaculture (avec serre intégrée), réunissant des passionnés de cinéma (avec écran géant) ou spécifiquement conçus pour les mères isolées (avec nurserie et crèche partagée). C’est déjà là : HackerHouse, concept venu de la Silicon Valley, et maintenant présent aussi à Paris, propose des espaces de vie et de télétravail pour « geeks ». Le but : construire des projets ensemble à l’envi.

La copropriété blockchainisée Sophie, 39 ans, responsable marketing – « Je possède un vingtième de maison dans trois villes différentes » Blockchains et crypto-monnaies facilitent de nouveaux modèles de propriété partagée. Les espaces de vie sont « tokénisés » et l’on peut en acquérir des fractions. La colocation évolue en « co-propriété » au sens premier du terme : les habitants partagent la propriété d’un même lieu (appartement, maison ou immeuble). Les tokens peuvent facilement s’échanger (y compris à d’autres endroits d’un même réseau) et procurent des avantages aux résidents (droit de vote sur les choix de décoration ou d’organisation du lieu). Certains endroits sont d’ailleurs gérés comme des DAO (Organisations autonomes décentralisées), reposant entièrement sur des blockchains et un code informatique. C’est déjà là : Sur une île de Thaïlande, House of DAO est un projet communautaire de coliving et coworking géré via une DAO et centré sur les blockchains. 31


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e Texte Éric Senabr

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Évoquer 2001 : L’Odyssée de l’espace relève toujours un peu de la tarte à la crème, mais il faut bien l’avouer : depuis qu’un de nos ancêtres s’est saisi d’un bâton pour en faire un outil, aucune autre « invention » humaine que le smartphone n’aura été si proche de devenir une extension de notre corps. Peut-il aller plus loin ? Ces trois fictions explorent quelques pistes possibles, du plus ou moins souhaitable.

Scénario 1 : Babel en poche

Pendant des années, la possibilité d’un traducteur universel informatique, à même de permettre de vrais échanges entre individus ne parlant pas la même langue, avait été reléguée au rang de fantasme. Il est vrai que les traducteurs de poche apparus au cours des années 2010, bien que pratiques pour déchiffrer tel ou tel panneau dans un pays étranger, n’étaient pas tout à fait la panacée. Quelques tentatives, comme le Pocketalk S ou le Langogo Genesis, avaient montré la voie à suivre sans tenir toutes leurs promesses. Apparu en août 2017, le service DeepL – émanation du site Linguee – n’avait pas tardé à supplanter Google Traduction (encore moqué, à l’époque, pour ses approximations) en matière d’efficacité. Malgré tout, il demeurait peu connu du grand public. Rien d’étonnant, donc, à ce que Google en fît l’acquisition en 2024, pour qu’il devienne une extension naturelle de son OS mobile Android. Toutefois, même en tant que « brique » du système d’exploitation, le service ne pouvait devenir vraiment efficace que par de nouveaux biais. Le premier, c’était une nouvelle manière de traiter le langage en « situation ». Plusieurs acteurs du marché, Google et Apple en tête, détournèrent l’usage des bandeaux « à détection d’ondes cérébrales » tels que le Focus Fit, le Muse S, le Nirsit Lite d’Obelab apparus au début des années 2020. Désormais, il ne s’agit plus d’améliorer la concentration, mais bien de détecter l’activité du cerveau liée au langage. Partant du principe qu’un même concept (manger, boire, avoir une relation sexuelle) engendrait la même forme d’ondes dans tous les cerveaux, quelle que soit la langue réellement parlée, il devenait possible de transcrire ces informations dans n’importe quelle langue, nativement, sans passer par l’intermédiaire d’une autre langue. L’autre levier, c’était l’accélération des vitesses de communication mobile, qui devait pouvoir transmettre ces flux bruts de données cérébrales à des serveurs et récupérer sans latence la transcription dans une langue don-

née. Le lancement de la 7G, rendu possible par les progrès en matière de physique quantique (de premiers essais avaient eu lieu dès janvier 2020 en Chine, par le biais du satellite Mozi), allait y pourvoir dès 2029. Google, Huawei, Apple et les autres ne s’étaient pas voilé la face : si, en théorie, toute personne pourvue d’un de leurs smartphones, et portant l’un de leurs bandeaux, pouvait désormais dialoguer naturellement avec un autre individu pareillement équipé, le caractère peu esthétique de la chose demeurait un frein. Il restait donc à miniaturiser ce bandeau « à ondes cérébrales » et à le loger dans ce qui ne choquait plus la vue de qui que ce soit depuis des années : un écouteur intra-auriculaire. Huawei dégaina en premier, la concurrence à ses trousses. Ainsi relégué au creux de l’oreille, le capteur d’ondes cérébrales se faisait autant oublier qu’un AirPod en son temps. Cette fois, on y était. Comble du raffinement : chacun put bientôt entendre la vraie voix de l’autre (ou presque) parler dans sa propre langue. Et il ne fallait rien d’autre pour cela que son smartphone et les écouteurs inclus dans la boîte. Le monde s’en porta bien mieux. Globalement, autant en matière de diplomatie que de voisinage, une nouvelle ère de concorde fut inaugurée. Toutefois, quand un bidouilleur facétieux modifia son écouteur (et l’application) pour l’adapter à l’oreille de son Border Collie, on bascula dans… autre chose. Eh oui : voilà que les animaux « parlaient ». Pas seulement les chiens et les chats : on découvrit sans grande surprise que la plupart des grands mammifères dotés de ces smartphones « hackés » exprimaient des idées simples… qui rendaient la question de leur condition – et, dans une grande mesure, de leur consommation – bien plus problématique. Qui aurait pu prévoir, ne serait-ce que dix ans plus tôt, que le végétarisme triompherait grâce à une nouvelle génération de smartphones ?

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Scénario 2 : Décroissance, AR et couple

Au début des années 2020, la crise sanitaire mondiale eut des conséquences inattendues sur l’utilisation de certains outils technologiques. Si le « pass sanitaire » pouvait tout aussi bien se réduire à une feuille imprimée chez soi et pliée en quatre dans un portefeuille, l’association d’idées QR Code / smartphone avait eu tôt fait de s’imposer, rendant pour certains l’appareil lui-même aussi suspect que l’application dont il était l’hôte. « Société à la chinoise », « société de surveillance »… Brusquement, le smartphone, avec ses services d’identification biométrique et sa géolocalisation, était devenu le symbole d’une perte de liberté individuelle. À vrai dire, les signes d’un possible repli du smartphone étaient déjà là avant la Covid. Dès mars 2019, le magazine Challenges avait reniflé la tendance, mettant en lumière le plaisir retrouvé de ces téléphones « à l’ancienne » capables de tenir des jours entiers sans recharge et se concentrant sur les fonctions de communication essentielles (messages, parole). Qu’il s’agisse d’outsiders comme le Français Avenir Telecom ou de vétérans comme Nokia, le contre-pouvoir était déjà en place. Fairphone, avec ses téléphones modulaires refusant la course à la puissance, s’inscrivait dans une tendance intermédiaire, entre éthique et praticité. En marge de ces nouveaux modèles volontairement dépouillés, on assista, vers 2030, à un retour en force des modèles vintage – un phénomène à rapprocher de la mode « lomographique ». Ainsi, au milieu des années 2020, il n’y avait rien de plus chic que de se promener avec un vieux Nokia 3310 fleurant bon le nouveau millénaire. Il n’était cependant pas question, pour les fabricants de smartphones, de rester les bras croisés à contempler la décroissance. Cette baisse de leur activité devait être compensée par d’autres innovations, moins vectrices de suspicion. La réalité virtuelle (VR) ou augmentée (AR) ? C’était une piste. En effet, l’autre conséquence de la crise sanitaire avait été l’explosion du télétravail, très largement institutionnalisé depuis 2020–2021. Et Facebook, 34

avec son Oculus Quest, avait contribué à populariser le concept de VR, s’aventurant même du côté de l’AR dès l’été 2021 en offrant aux développeurs la possibilité de tirer parti des caméras externes de son casque. Magic Leap, après le flop de son premier modèle de casque AR (chahuté par le HoloLens de Microsoft), moribond après un plan de licenciement massif, était également bien décidé à prendre sa revanche. Vers 2027, les premiers modèles vraiment satisfaisants de lunettes mixtes AR / VR vinrent rappeler au public que la technologie avait du bon. « Make technology cool again » : telle devint la mission d’une myriade de petites start-ups très vite avalées par les anciens géants. Loin des essais boiteux des deux premières décennies, ces nouveaux modèles rendaient concret le concept d’ubiquité, laissant l’utilisateur se glisser dans des empilements de « réalités mixtes ». En déportant les unités de calcul sur les smartphones, qui effectuaient ainsi leur grand retour sous une forme plus discrète (on était davantage du côté de l’iPhone 3G que du gigantisme des années 2020), la porte était ouverte à de nombreuses applications aussi bien ludiques que productives. Se trouver parmi les collègues et sa famille en même temps, être chez soi et à 10 000 km : l’idée n’était pas neuve en soi, mais elle n’avait jamais connu d’aboutissement plus naturel. Malheureusement, la technologie avait une fois encore évolué plus rapidement que nos capacités d’adaptation. La difficulté à être simultanément parent, collègue, client et ami (ou alors à passer très vite de l’un à l’autre), déjà présente en germe aux premiers temps du télétravail, allait vite atteindre son paroxysme. La parade fut l’adoption de la « neutrattitude », un comportement unique pour tous les rôles à tenir. L’augmentation spectaculaire du nombre de divorces en 2029–2030 avait-elle un rapport avec cette neutrattitude ? Possible. Comme quoi, en matière de facteur de troubles domestiques, le smartphone était loin d’avoir dit son dernier mot.


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Scénario 3 : « Toujours plus »

À la fin des années 2010, une image virale montrant une excroissance à l’arrière d’un cerveau humain créa un petit émoi sur les réseaux : à force d’utiliser nos smartphones, allait-on développer un nouvel organe ? Des… antennes ? Le démenti ne tarda pas, mais cette fausse alerte sensibilisa le public aux mauvais traitements que le smartphone faisait subir à notre cerveau. En 2019, déjà, une série de documentaires de Business Insider mettait en garde contre la dépendance que générait l’usage intensif du smartphone et les risques de dépression associés. Vérification compulsive de nouveaux messages, vibrations « fantômes » (ressenties en particulier chez les jeunes)… Pour les endocrinologues, les smartphones avaient amené la population à vivre dans un état d’anxiété constante, la rendant esclave des notifications, réduisant sa capacité à hiérarchiser les informations ou encore, comme le déplorait la psychologue Linda Henkel, à fixer les souvenirs. Toutefois, alors que les années 2020 débutaient, ces signaux n’avaient qu’à peine dépassé le stade des spéculations, et malgré l’accumulation d’études corroborant ces conjectures, aucune mesure particulière n’avait été prise. Au mieux les fabricants de smartphones avaient-ils installé des compteurs sur leurs terminaux pour alerter les usagers sur l’intensité de leur usage : un emplâtre sur une jambe de bois. Ce manque de réactivité n’avait pas été sans conséquence. Ainsi, alors que s’annonçait une nouvelle décennie, d’autres radios du cerveau commencèrent à faire parler d’elles. Seulement, cette fois, il ne s’agit plus de surinterpréter une image sortie de son contexte, mais bien de mesurer les dommages d’une nouvelle catastrophe sanitaire. Ces radios montraient chez leur sujet une hypertrophie du striatum, la partie du cerveau régissant le plaisir et l’addiction. On estimait à 3 % de la population les victimes de cette hypertrophie, dont les smartphones étaient la cause toute désignée. La conséquence ? Une envie de « toujours plus », le besoin d’avoir le cerveau constamment en éveil, surstimulé, saturé de notifications, d’informations… La moindre baisse de régime, la moindre séparation d’avec son smartphone (la

fameuse « nomophobie » théorisée au milieu des années 2010), et c’était la dépression. Ou pire : en 2029, plusieurs centaines de cas de suicide étaient déjà à déplorer. Du reste, la machine s’était emballée depuis un moment : les « striatonautes », comme on les avait surnommés, de plus en plus rapidement blasés, s’étaient lancés dans une quête éperdue de stimulations toujours plus nombreuses et plus intenses. Le darknet, avec ses contenus extrêmes, était devenu pour eux un refuge autant qu’un abysse. La « riposte » vint de l’OMS, classifiant certaines applications de jeux et même quelques réseaux sociaux en « drogues dures ». Mais le problème, fondamentalement, demeurait les appareils eux-mêmes. Pouvait-on les interdire ? Impossible. Pourtant, alors que les striatonautes devaient s’en remettre à une nouvelle génération d’antidépresseurs faisant chuter artificiellement l’activité de leur striatum, une série d’enquêtes menées conjointement par le Guardian, le Washington Post et le 21st Century Herald (désormais délocalisé) finit par exposer au grand jour les ruses technologiques déployées par certains constructeurs de smartphones pour augmenter la dépendance (fréquence d’affichage, nouveaux types de retours haptiques provoquant l’accoutumance) à leurs produits. La condamnation d’un PDG chinois à de la prison ferme créa même le précédent attendu. Restait à couper le mal à la racine : produire des smartphones limitant l’addiction, en créant un malaise physique en cas d’utilisation intensive. Une sorte de « traitement Ludovico » à la Orange mécanique que chacun acceptait de s’administrer. En 2032, hélas, l’humanité n’avait toujours pas engendré de néo-humains capables de vivre en harmonie avec leur « nouvel organe ».

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L’épisode de série nt

Texte Millie Serva

Cet article fictif est une projection de l’actualité culturelle à l’horizon 2030. Il a été réalisé sur la base d’un entretien avec Alex Berger, coproducteur de la série Le Bureau des légendes. 36


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MINISTÈRE DE LA « FICTION PUBLIQUE »

Le 29 mai 2031

Dix ans après la publication du rapport Berger sur « Une nouvelle organisation de la fiction sérielle en France », la série française a enfin rattrapé son retard. Mieux : elle utilise désormais les petites histoires de ses protagonistes pour aider les citoyens à s’inscrire dans la grande histoire de leur civilisation. À tel point que l’Élysée vient d’annoncer la création d’un ministère de la Fiction publique le 1er janvier 2032. Décryptage. Qu’est-ce qui distingue l’Homo sapiens des autres espèces du genre humain comme l’Homo habilis ou l’Homo ergaster ? C’est sa capacité à créer des fictions. Ou, plus précisément, des mythes communs. Popularisée dans les années 2010 par l’écrivain à succès Yuval Noah Harari, auteur de Sapiens, une brève histoire de l’humanité, cette idée a mis des années à se frayer un chemin des librairies à l’Élysée. Début 2030, nous y voilà pourtant : la production de fictions récurrentes – c’est-à-dire de séries – s’inscrit désormais dans une politique publique d’envergure.

Rapport Berger : du CNC à l’Élysée Tout est parti d’un simple PDF. En 2019, le Centre national du cinéma (CNC) commande un rapport au produc-

teur du Bureau des légendes, Alex Berger. Autoproclamé « bâtard culturel », ce dernier avait vu le futur de la série française dès les années 2010, simplement en traversant l’Atlantique. « En France, à cause de l’héritage de la Nouvelle Vague, c’est encore autour du réalisateur que tout se joue alors qu’aux États-Unis c’est l’auteur, le scénariste qui est au centre, et ça change tout, alertait-il à l’époque. Les Américains ont normalisé la production pour se concentrer sur la seule chose qui importe : les mots, les idées, le concept, les personnages. » Le rapport évoque aussi l’équation magique de son collègue le réalisateur Éric Rochant selon laquelle « une série qui marche = une idée + un concept + un environnement + des personnages », et qui précise que « pour que ça fonctionne vraiment, il faut que les personnages prennent le contrôle sur leur environnement, sur le concept et sur l’idée » Après des années à prêcher la bonne parole, Alex Berger a enfin réveillé son industrie dans l’Hexagone. Une fois adopté le modèle de la writer’s room à l’américaine, avec ses ateliers d’écriture structurés (les fameux ADES), l’industrie française a poussé l’audace encore plus loin en donnant aux personnages de série des rôles de guides pour des citoyens en quête de sens. Ainsi, la France ne s’est pas contentée de suivre le mode d’emploi décrit dans le rapport : elle a choisi d’en faire un outil au service du bien commun. 37


Agenda des sorties En ligne dès le 15 juin 2031. Terreminator : Cyril Dion annonce une nouvelle série XXL ` de trois saisons de 24 épisodes sur la mafia de la manipulation du climat. On ne les reprendra pas à deux fois. Alors qu’en 2021, la sortie du 6e rapport du Giec avait été éclipsée par l’annonce du transfert du footballeur Lionel Messi au PSG et par la mise en place du pass sanitaire contre la Covid-19, les experts du changement climatique se sont mieux organisés cette année pour la sortie du 7e rapport du Giec. Comment être sûr que le climat fasse la une ? En lui consacrant une série, bien sûr. Hier, Cyril Dion a ainsi publié la bande-annonce d’une nouvelle série XXL sur la mafia de la manipulation du climat, intitulée Terreminator. Et glissé en début et fin du trailer des liens renvoyant vers le rapport du Giec. Après avoir passé plus de dix ans de sa vie à documenter le réel – avec Solutions locales pour un désordre global, Demain, etc. –, le réalisateur français s’est spécialisé depuis 2023 dans les films et séries de docufiction, ce qui lui a valu une rapide renommée planétaire. Il y a deux ans, il avait déjà frappé très fort avec le long-métrage de fiction Ocean Land, nous invitant dans le quotidien de Max et de sa famille, chassés par la montée des eaux. Il y a trois ans, il racontait avec Or noir les coulisses de l’industrie pétrolière. Très attendue à la suite de fuites dans la presse, la sortie de Terreminator marque son début dans le monde des fictions récurrentes. Rendez-vous dès le 15 juin sur BrutX pour la découvrir.

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Un nouveau ministère de la Fiction publique « Pour enrayer la montée des séparatismes et l’archipélisation croissante de sa population face à un monde en crise, la France a besoin de nouveaux récits communs, peut-on lire dans le communiqué transmis à notre rédaction par le service de presse de l’Élysée. Devant une population clouée au sol par le poids de la collapsologie, l’État français doit permettre à ses citoyens de bâtir de nouveaux imaginaires pour l’avenir de la vie en communauté. À cet effet, l’Élysée annonce la création d’un nouveau ministère consacré aux fictions communes. » Fusion des ministères de la Transition écologique, de la Cohésion des territoires et de la Culture, le ministère de la Fiction publique a vocation à recréer de nouvelles mythologies à l’échelle du territoire. Et il a du travail : d’après la dernière édition du rapport « Les valeurs en France » publié par l’Insee, les Français ne croient plus aux grands concepts qui structuraient jusqu’ici le vivre-ensemble. Ils doutent de Dieu (92 %), se méfient de la nation et de la justice (74 %) et ont perdu confiance dans l’argent (66 %). Et, comme l’avait dit Yuval Noah Harari en son temps, « sans ces histoires, point de ciment dans l’ordre social et point de coopération entre les humains ».

La créativité guidant le peuple Inspiré par le rapport Berger, l’Élysée a d’ores et déjà missionné un groupe de préfiguration qui devra, à partir du 15 juin prochain, plancher sur le fonctionnement du futur ministère. Composée d’un groupe d’experts thématiques (climatologues, sociologues, anthropologues, etc.) et de spécialistes de l’écriture (auteurs, scénaristes, documentaristes, etc.), l’équipe de préfiguration livrera ses préconisations quant à la structuration du nouveau ministère à l’issue de trois mois de travail. Pour appuyer ses recherches, elle bénéficiera d’un programme de masterclass varié qui donnera la parole à des experts des nouveaux mythes : néo-gourous, designers d’émotions, world builders, etc.

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tionnel. « L’Histoire regorge d’histoires, analyse Alex Berger, contacté par la rédaction. La série, par ses personnages, aide à comprendre comment tel ou tel univers s’est mis en route, comment tel ou tel fait s’est produit, comment telle ou telle population vit. Pour les populations en déroute de 2030, la série permet de remplir les trous de l’Histoire, de la rendre palpable. » Et par là même de rendre son futur désirable. « L’humain aime les histoires, mais surtout, il aime être confortable avec des personnages, continue Alex Berger. C’est déjà ce qui faisait le succès d’Émile Zola, d’Alexandre Dumas ou de Victor Hugo. Retrouver le comte de MonteCristo, c’est comme retrouver Malotru dans Le Bureau des légendes : ça fait du bien. Quand une série invite un citoyen à se plonger dans le quotidien d’un personnage pendant vingtquatre semaines, elle l’extrait de sa réalité pour le faire fantasmer, s’identifier et apprendre. Ce qu’on me racontait sur Tchernobyl sur les bancs de l’école, HBO me permet de le comprendre et de le mettre en perspective à travers les personnages de la série du même nom. Ces personnages prennent le citoyen par la main et le mettent en confiance pour lui raconter des histoires, lui raconter le monde. »

Garde-fou souhaité Anticipant les critiques, l’Élysée a profité de son annonce pour lancer un appel à candidatures un peu particulier. « Conscient du puissant pouvoir d’influence de la fiction, le gouvernement français s’engage à soumettre chaque nouveau récit à la validation d’un organisme indépendant, peut-on lire dans la suite du communiqué. Ce dernier veillera au bien-fondé de chaque scénario et au respect de la diversité et de l’intégrité humaine. » Toujours selon les observations et les préconisations d’Alex Berger, le ministère envisage de mettre en place une offre systématique de « post-show » : des sessions de décryptage épisode par épisode avec des experts issus d’horizons variés.

D’après des informations fournies par une source interne au gouvernement, le rapport devra porter sur trois volets : les figures d’avenir, l’écriture du plausible et le lien émo39


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« Demain, les professionnels du rendezvous médical bénéficieront d’outils administratifs de pointe » Par Martin Daniel Cofondateur de Covidliste

Demain, les professionnels de santé pourront se consacrer à la santé. Ils seront enfin déchargés des lourdes tâches administratives qui gâchent leur temps précieux et pour lesquelles ils ne présentent aucune valeur ajoutée. Par exemple, une petite application codée en une semaine peut éviter de devoir croiser à la main des données issues de cinq bases de données différentes. Au lieu d’avoir quatre personnes à temps plein sur ce travail, on n’a plus qu’une personne, quinze minutes chaque jour. Nous avons donné carte vitale et carte blanche à cinq experts pour qu’ils nous livrent leur diagnostic sur les futures évolutions du rendez-vous médical.

Pour libérer le personnel soignant de ces activités répétitives, il va falloir continuer à décloisonner l’innovation publique. Les 2 milliards d’euros du plan de relance du Ségur de la Santé vont faire éclore des initiatives. En s’appuyant sur les infrastructures développées par la puissance publique – l’État, les bases de l’Ademe, etc. –, des acteurs privés vont pouvoir concevoir des solutions open source qui simplifient le monde du soin. Pour demain, il nous faut ce que Mariana Mazzucato appelle une « Mission Economy » : que le public et le privé unissent leurs forces pour apporter aux problèmes sanitaires de notre ère des réponses aussi audacieuses que celles trouvées ensemble pour aller sur la Lune. Le futur du rendez-vous médical sera peut-être porté par des initiatives citoyennes, qui sait ? Travailler sur des solutions open source participe de ce que Bernard Stiegler appelle « l’individuation » : la motivation, ce n’est pas de gagner de l’argent, mais de devenir un individu et de se transformer soi-même en transformant le monde.

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« En rendez-vous médical, on prescrira du sommeil sur ordonnance » Par le professeur Isabelle Arnulf Neurologue, directrice de l’unité des pathologies du sommeil de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière Demain, le sommeil sera une thérapie en soi, qui permettra de soigner des maladies. Endormi, notre corps travaille : il stabilise la pression artérielle et le système cardio-vasculaire, fait grandir les os et les muscles, élimine les graisses, crée des anticorps et tue les cellules nocives. Cela fait des années qu’on essaie de changer le slogan « Manger, Bouger » en « Manger, Bouger, Dormir ». Le père fondateur de la médecine, Hippocrate, rappelait déjà qu’une bonne santé dépend d’une « bonne nourriture », d’un « bon exercice » et d’un « bon sommeil ». Il ajoutait même une « bonne sexualité » dans l’équation ! Le sommeil est aussi le temps d’un travail cérébral offline, via les rêves. Sur les sept à huit heures que nous dormons, cinq au moins comprennent des rêves. Les scénarios produits par le cerveau développent notre empathie, préfigurent de futures menaces – une fonction darwinienne ! –, régulent nos émotions et stimulent notre créativité. Thomas Edison, inventeur de l’ampoule, cultivait déjà ses états hypnagogiques de semi-conscience lors de l’endormissement. Quand un problème lui résistait, il s’endormait avec une balle de métal dans la main : alors qu’il sombrait, la balle tombait et le réveillait. Il avait alors la solution au problème. En reproduisant cette technique aujourd’hui, nous constatons que dans 88 % des cas, une phase de sommeil permet de résoudre des énigmes. Demain, on peut facilement imaginer le développement de cabines d’optimisation du sommeil. Grâce à des lits à balancier réglés à basse fréquence, on pourrait augmenter les fuseaux de sommeil, vecteurs d’une meilleure mémorisation. Aujourd’hui, le sport arrive déjà sur ordonnance. Demain, au même titre que les courbes de poids ou de taille, les courbes de sommeil des enfants seront inscrites sur les cahiers de santé. Un grand Plan Sommeil verrait enfin le jour, et la sieste en entreprise se démocratiserait. Mais surtout, l’avenir du sommeil sera low-tech et décroissant. Nous apprendrons enfin à respecter les conditions du bon déroulement de cette fonction naturelle : obscurité, fraîcheur, position, état d’esprit. Mais sans pour autant devenir des bonnets de nuit !

« Le rendez-vous médical sortira du cabinet du médecin » Par Vincent Vercamer Responsable Market Access & Affaires Publiques chez Withings Demain, chaque individu pourra assurer une partie de son suivi médical lui-même, et ce, depuis le confort de son foyer. Grâce à un éventail de capteurs médicaux connectés, il réalisera des automesures à domicile, lesquelles seront transmises directement au médecin grâce à une petite carte SIM glissée dans l’appareil. Grâce au confinement, nous savons que 20 % des problèmes médicaux sont gérables en téléconsultation ; en ajoutant les dispositifs connectés, ce pourcentage pourrait atteindre 90 % des consultations. Un tel fonctionnement permettra de rééquilibrer une relation médecin-patient qui a pu être très paternaliste et très top-down par le passé. Le patient va devenir un « patient expert » et le médecin son allié incontournable. La qualité de la consultation va également changer : libéré du temps de recueil des données de mesure, le rendez-vous médical sera un temps 100 % qualitatif. À l’avenir, les médecins devront donc être payés non plus nécessairement à l’acte, mais pour le suivi du patient. Pour le secteur de la santé, le gain d’efficacité sera colossal. Pendant l’épidémie de Covid-19, la mise en place d’auto-tests en ligne avait déjà permis de diviser par huit le nombre d’appels au Samu et de désengorger les urgences. Sans oublier que la plupart des pathologies coûtent bien plus cher à soigner lorsqu’elles ne sont pas anticipées. Non seulement le télésuivi n’éloignera pas le patient de son médecin, mais il permettra d’aller chercher les habitants des déserts médicaux pour les remettre dans le circuit des parcours de soins. Sans wi-fi ni téléchargement requis, des outils de check-up complets connectés par une carte SIM seront également très faciles à prendre en main par les personnes âgées, à domicile ou en mairie. Demain, nous serons tous sur les rails d’un parcours de soin plus intégré.

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« En rendez-vous médical, on explorera notre part de magie » Par le docteur Pierre Canouï Pédopsychiatre, psychiatre et psychothérapeute, président de la Fédération française de psychothérapie et psychanalyse L’une des grandes découvertes du XXIe siècle, c’est que l’humain ne pense pas qu’à travers des idées, mais avec ses émotions. Les récentes découvertes en neurosciences, psychologie et physiologie ont prouvé que les idées venaient après les émotions et perceptions. C’est aussi la découverte d’un nouvel inconscient qui rompt avec celui de la pensée freudienne et lacanienne pour inclure des dimensions un peu mystérieuses. Plus que jamais, nous saurons demain qu’il n’y a pas une, mais « des » psychothérapies. Il existe en tout plus de 400 méthodes ! Et la profession ne cesse de s’ouvrir : il n’y a qu’à voir ce qui se passe avec l’essor des psychothérapies transculturelles pour les patients imprégnés d’autres cultures. Grâce à des médiateurs culturels, la thérapie est mêlée aux croyances et aux rituels issus de la culture du patient : rites chamaniques, sorcellerie, envoûtements, etc. Cela marques les limites de la rationalité à tous crins et de l’approche scientifico-technologique. Cette part de mystique et de mystérieux en l’Homme, concerne tout le monde, quelle que soit sa culture. Hier, la question du « sens de la vie » n’émergeait que dans 10 à 15 % des consultations de psychanalyse. Désormais, comme s’ils comprenaient enfin l’absurdité de l’individualisme et de l’hédonisme, les patients cherchent à explorer leur interdépendance avec leurs pairs et leur environnement. Il y a une quête de la méditation psycho-corporelle, de l’introspection analytique avec ou sans thérapeute, notamment à travers l’hypnose. On passe d’un soin passif à une démarche active, qui gagne en autonomie grâce au regain d’intérêt porté à l’auto-analyse. Car même le plus rationnel des individus dispose en lui d’une dimension mystérieuse et d’une certanine pensée magique.

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« Demain, le rendez-vous médical plongera les patients dans des voyages psychédéliques » Par Stéphanie Chayet Journaliste indépendante à New York et auteure de Phantastica, ces substances interdites qui guérissent (Grasset, 2020) En 2030, les thérapies à base de champignons hallucinogènes arriveront sur le marché, même en France ! Après avoir beaucoup intéressé les médecins américains de l’après-guerre, la psilocybine – principe actif des champignons hallucinogènes – avait été interdite. Mais après trente ans de traversée de désert, les expérimentations ont repris dans les années 2000, et pour cause, la molécule est particulièrement prometteuse. N’entraînant ni addiction ni neurotoxicité, la prise de champignons hallucinogènes permet au contraire une baisse des symptômes anxieux et dépressifs, des idées suicidaires, de la dépendance à l’alcool, au tabac, aux opiacés, ainsi qu’une amélioration globale de l’état psychologique et du lien à la nature. Un bandeau sur les yeux, un casque sur les oreilles, le patient prend une gélule et s’allonge sur le canapé. Il suit alors le déroulement d’une playlist musicale concoctée pour lui pendant trois ou quatre heures et se voit accompagné par des thérapeutes qui restent présents pendant toute la durée du voyage. Pour être efficace, la prise de substances psychédéliques demandera de réinventer les conditions de déroulement d’un rendez-vous médical. Sous l’emprise d’une substance active qui modifie la perception de son environnement, le patient devra être placé dans un cocon bienveillant. Loin des néons blafards des salles de soins traditionnelles, les futurs cabinets seront de petits boudoirs confortables, avec tapis, plantes vertes et lumière tamisée. On peut même imaginer des séances en pleine nature. Sous emprise, le patient expérimente une altération très importante de ses perceptions sensorielles. Le monde extérieur change d’apparence, il peut percevoir le pouls ou la respiration d’un individu à 30 mètres de lui ; sa conscience évolue et lui permet d’accéder à des souvenirs refoulés et au hors-champ de sa conscience. Certains vivent un moment mystique, éprouvent un sentiment d’unité avec la nature ou le cosmos. L’expérience est telle qu’une séance peut suffire à débloquer des malaises que dix ans de psychanalyse n’auraient pas réussi à résoudre.


« en 2030, les thérapies à base de champignons hallucinogènes arriveront sur le marché, même en France ! »

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Les partiels

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Les partiels en amphi, symbole absolu de l’évaluation universitaire, ont été récemment mis à mal par les obligations de distanciation sociale. Demain, comment serons-nous évalués ? Quels apprentissages compteront vraiment pour passer les étapes du cursus scolaire ? Quelles technologies utiliseronsnous ? Voici trois scénarios à horizon 2030 pour explorer l’avenir des partiels et plus largement de l’évaluation des compétences humaines.

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Destinée

Rentrée 2030. Cindy Nidiome déambule dans les allées du magasin. Pour la première fois, elle se dirige non pas vers le rayon papeterie, mais vers le rayon informatique. À tout juste 18 ans, Cindy va faire sa première rentrée à l’université, avec pour passage obligé l’achat du fameux ordinateur pour remplacer stylos et feuilles quadrillées. Les prix sont exorbitants : 8 400 € pour le moins cher. Il faut dire que depuis que le gouvernement a instauré le plan Avenir Serein, pas un constructeur ne vend d’appareil en France sans logiciel d’eye tracking, la plupart misant sur celui de la start-up montpelliéraine EdTracks. Le plus made in France, mais aussi le plus coûteux. Après la crise de la Covid-19 et les multiples confinements, le gouvernement avait en effet estimé que preuve avait été faite de la possibilité d’étudier à distance et que les universités devaient se délester des frais de murs pour investir à la place dans les bourses des étudiants. Ils pouvaient à présent suivre leurs cursus complexes depuis toute la France, désengorgeant les villes et ramenant les jeunes aux activités extrascolaires d’extérieur (agriculture, sport...). Les traditionnels partiels en amphi avaient alors complètement disparu, et quelques entrepreneurs malicieux s’étaient très vite penchés sur le secteur prometteur de la triche à la maison. Depuis, toutes les webcams sont dotées de petits capteurs qui suivent vos expressions et détectent tout mouvement de rétine un peu trop décentré. En cas de suspicion de triche, les candidats sont soumis à des pénalités sur leur évaluation continue. À l’inverse, les étudiants peuvent regagner leurs précieux points hors examen en prouvant qu’ils peuvent se concentrer sans détourner le regard et donc être parfaitement productifs pendant plus de 20 minutes.

En effet, un autre objectif du plan Avenir Serein, adopté en 2024, fut de mettre les évaluations continues au cœur du jeu. Une stratégie rendue possible grâce à une technologie développée outre-Rhin : une IA apte à analyser toutes les compétences non scolaires et les centres d’intérêt des étudiants. L’IA avait vite remplacé Parcoursup, pour permettre aux lycéens « de se délester du choix de [son] futur domaine d’étude », comme l’avait dit le ministre de l’Éducation à l’époque. Une pression en moins pour des étudiants déjà très préoccupés par les enjeux climatiques et un avenir flou. Désormais, l’IA, joliment baptisée Destinée, place toute seule les lycéens dans les secteurs d’études qui leur correspondent, en se basant sur les données amassées depuis leur naissance (profils digitaux, comptes de réseaux sociaux, articles lus, likés et partagés, relations, voyages...). Ainsi, Cindy, qui avait été passionnée un temps par les arts martiaux et la culture orientale, s’apprête à démarrer ses études de langues O’. Destinée a jugé « non pertinente» son envie récente et « peu fondée» de se diriger vers la médecine. Avec un peu de chance, elle pourra retenter sa chance à la rentrée prochaine, si elle cumule au moins trois volontariats aux urgences de trois hôpitaux différents ou sauve la vie d’un étranger en pleine crise cardiaque au cours de l’année et en fait l’objet d’un post populaire sur les réseaux.

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WorldKnowledge

« Le prochain vol pour Tokyo partira à 8 h 45 porte C.» Les élèves de la classe no 13 de l’École des beaux-arts de Lyon se lèvent et se dirigent vers la porte d’embarquement. Troisième bimestre, troisième envol : on commence à voir des amitiés se nouer dans le groupe. Dans l’aéroport, d’autres jeunes également en partance pour Tokyo les regardent avec envie car, en réalité, avoir des camarades de classe de son âge n’est plus monnaie courante. Tout a commencé en 2025, lors de l’appel du Grand Réveil. Depuis quelques années déjà, l’automatisation exponentielle des métiers (chauffeurs, ouvriers du bâtiment, médecins, secrétaires…) avait fait disparaître de nombreux emplois. En mai, l’annonce officielle du licenciement du dernier comptable dans une entreprise du CAC 40 avait fait la une de tous les journaux. Les universitaires et les professionnels de l’éducation s’étaient unis pour appeler à un sursaut. Malgré la disparition de plusieurs filières, l’Homme ne devait pas devenir oisif, mais continuer à apprendre en permanence pour s’élever face à la machine. Un an plus tard, Alphabet avait financé le projet colossal de la Suédoise Yane Zumero : WorldKnowledge, une sorte de Google Maps de la connaissance, qui fut immédiatement un succès. Répertoriant tous les savoirs de la planète, ce nouvel onglet sur le moteur de recherche permettait d’avoir accès en un clin d’œil à toutes les compétences autour de soi. Ainsi, un génie de 12 ans pouvait donner des cours à un quadragénaire, et un ancien codeur apprendre à ce même enfant à créer son site, le tout basé sur un échange vertueux et infini. Connaissances scientifiques et littéraires, savoir-faire artisanaux… pour noter les nouveaux apprentissages, WorldKnowledge a vite développé 46

l’outil « badges », donnant la possibilité à chaque professeur de noter son élève ou à chaque élève de noter son professeur, pour le recommander aux suivants. Visibles de tous, les badges de compétences ne concernaient pas seulement les apprentissages purs, mais également les soft skills (empathie, gentillesse, expression orale...). Bien plus parlant qu’un simple diplôme, WorldKnowledge a fini par complètement supplanter les universités aux yeux des employeurs, car il présente un panorama plus complet du candidat parfait… et l’avantage de reconnaître ceux qui n’ont pas eu de nouveau badge, et donc de soif de développement personnel, pendant trop longtemps. En 2030, il ne reste ainsi que 20 % des jeunes entre 18 et 22 ans inscrits à l’université en Europe, les autres préférant choisir leurs enseignements à la carte via la fonctionnalité Google (choix plus valorisé par les entreprises qui recrutent encore, car synonyme d’autonomie). Par ailleurs, les universités ont toutes transformé leurs bachelors et leurs masters en programmes itinérants d’un ou deux ans maximum. Les classes ainsi formées naviguent ensemble à travers le monde pour apprendre aux côtés des meilleurs professeurs du secteur, payés une fortune par les doyens pour donner des apprentissages exclusifs à leurs élèves afin de leur faire vivre ce que l’on appelait jadis « l’expérience étudiante ». C’est le cas des élèves de la classe no 13 de l’École des beaux-arts de Lyon, qui viennent tout juste de décoller pour retrouver le professeur Naoki Nobuyuki, spécialiste no 1 mondial des estampes japonaises.


Le Grand Programme des 30 %

2027 a été une année charnière pour la France, qui est devenue le premier pays au monde à mettre en place le « Grand Programme des 30 % ». Après une décennie de crises multiples (qui avaient commencé par les Gilets-jaunes et la Covid-19 avant de laisser la place aux méga-feux de 2024 et aux évacuations des villes du SudEst), de grands projets écologiques avortés et de mouvements sociaux, le taux d’aversion à la politique à la veille des élections présidentielles de 2027 était sans précédent. Presque aucun candidat traditionnel en compétition ne séduisait les Français, et les projections d’abstention pour la présidentielle à venir frôlaient les 85 %. Six mois avant le jour J, pourtant, un candidat inconnu s’était déclaré, grimpant très vite en tête des sondages avec une idée nouvelle : constituer un gouvernement uniquement composé de personnes neuro-droitières.

Les Points d’Ouverture d’Esprit sont non seulement un moyen de juger les élèves sur leurs compétences, comme le recommandaient de nombreux professionnels de l’éducation depuis quelques années déjà, mais aussi de mesurer leur capacité à adopter de nouvelles façons de penser. C’est avec cette idée que Sylvia Reinhardt avait obtenu le soutien quasi complet de l’Assemblée lors de son discours resté célèbre : « Osons sortir enfin de l’académisme qui a éloigné des quantités d’enfants du système scolaire. Osons se dire qu’il y en a assez de la robotisation et du “par cœur”. En continuant ainsi, aucun futur ingénieur, aucun futur penseur ne pourra proposer demain des solutions pour nous sauver du chaos environnemental et social. Il faut que nos jeunes s’inspirent entre eux pour cumuler des manières toutes fraîches de voir le monde et nous offrir à tous une chance de vivre ensemble sur le long terme. »

Représentant 30 % de la population, les neuro-droitiers ont longtemps été classés dans la catégorie des intuitifs, des émotifs, des sensibles… ceux-là dont on estime aujourd’hui, avec le recul, qu’ils ont été sous-valorisés par l’Éducation nationale avant sa Grande Réforme de 2027, quand elle misait encore tout sur l’analytique et les matières scientifiques. La promesse du candidat Bhelma était claire : il est temps de laisser la place à de nouvelles manières de voir la société.

Aujourd’hui, la notation sur vingt a donc complètement disparu au profit des Points d’Ouverture d’Esprit évalués en fonction de chaque compétence nouvelle apprise et de la capacité de l’élève à la faire résonner avec d’autres. La mise en place de ce système a notamment été possible grâce aux progrès considérables en matière de réalité virtuelle. Désormais, la plupart des examens se passent sur des logiciels en VR, pour mettre à l’épreuve les connaissances in situ et analyser les réactions des élèves dans des situations diverses. Après deux années d’expérimentation, cette nouvelle technique a déjà fait ses preuves et a permis de débloquer des types inédits de réflexes et d’approches complexes dans plusieurs domaines de recherche. Et plus personne n’aurait l’idée saugrenue de noter les élèves sur une échelle de 1 à 20.

Pour coller à cette approche du monde plébiscitée par les Français, la première loi votée à l’Assemblée fut celle de la ministre de l’Éducation nationale Sylvia Reinhardt : un texte pour enfin supprimer le système préhistorique des notes et évaluer à la place les élèves par Points d’Ouverture d’Esprit (POE), et ce, de la maternelle à l’université.

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La carte d’identité ie Kloetzli

Texte Soph

Discriminations raciales, fluidité du genre... la carte d’identité peut-elle survivre à la manière dont sera définie et vécue l’identité demain ? Voici une analyse approfondie par un entretien avec Karine Espineira, sociologue, autrice de Transidentité : Ordre et panique de genre (2015) et femme trans elle-même, et Nathalie Heinich, sociologue au CNRS, autrice notamment de Ce que n’est pas l’identité (Gallimard, 2018), qui nous livrent deux visions radicalement différentes... 48


Vers une identité « à la carte » ? Ancrée dans des représentations rigides, voire dépassées, la carte d’identité ne correspond plus aux manières dont on vit son identité aujourd’hui. Se laisser représenter par des cases définies par d’autres, à savoir sa nationalité, son genre, son ethnie, est-il encore pertinent ? Le débat est brûlant. Pour certains, l’identité devrait être personnalisable et refléter les aspirations et le ressenti des individus, variables au cours d’une vie. Prenons l’identité raciale. Est-ce vraiment à l’État de choisir de lisser les origines ethniques au nom de l’égalité, alors que certains des principaux concernés souhaitent au contraire les affirmer pour mieux rendre visibles les discriminations raciales ou revendiquer une identité culturelle dont ils se sentent proches ? La même question se pose sur le genre. De plus en plus de cases sont érigées en dehors des limites traditionnelles pour le définir : intersexe, transgenre, non binaire, gender fluid, no gender… Demain, y aura-t-il « presque autant de genres que d’individus » comme l’affirme le comédien trans Océan ? Si la question de la gratuité de changement de sexe à l’état civil (déjà en vigueur en Argentine, en Belgique, au Portugal et bientôt en Espagne) se pose déjà, peut-on imaginer que, dans dix ans, on puisse même choisir son genre chaque matin en fonction de son ressenti du moment ? Tirant profit de son format dématérialisé, pourquoi pas via une puce intégrée dans le poignet, la carte d’identité deviendrait alors modifiable et personnalisable à l’envi, à la manière d’une bio sur les réseaux sociaux : écolo, artiste, start-upers, globe-trotteur… Pour autant, si l’idée est tentante, peut-on vraiment personnaliser une identité ? De quoi parle-t-on au juste ? Tiré du latin idem (« le même »), le mot fait référence à ce qui fait l’unité et la continuité d’un être. Il permet de répondre à une certaine réalité sociologique qui lie le corps social et l’individu, en le catégorisant sur la base de caractéristiques immuables et objectives partagées avec d’autres. Dans la philosophie hégélienne, ce n’est d’ailleurs qu’en faisant le travail de se situer dans des groupes sociaux que l’individu peut prendre conscience de soi indifféremment de l’espace et du temps, et finir par construire son identité personnelle, le fameux « moi » dont parlait Freud un peu plus tard. Le « moi » se pose en s’opposant. Ainsi, est-il vraiment pertinent de tenter de multiplier les groupes identitaires, qui nous éloignent de l’identité humaine universelle ? Une carte d’identité à la carte n’engendrerait-elle pas une perte de solidarité et une incompréhension croissante entre les groupes ? Pourra-t-on continuer à se définir si rien ne nous prédéfinit ? Ne se trompe-t-on pas de débat en essayant de changer des statuts au lieu de faire changer les comportements et les normes ? Les avis divergent, et le futur de la carte d’identité ne pourra prendre forme qu’au croisement des débats politiques, sociologiques et philosophiques des dix prochaines années.

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« il est plus facile de demander aux gens comment ils s’identifient que de leur proposer des cases, car il n’y a jamais de correspondance parfaite »

U&R  La mention du sexe à l’état civil repose actuellement sur l’opposition binaire féminin-masculin. Demain, préciser le sexe sur les papiers d’identité aura-t-il encore un sens ? Faudra-t-il ajouter d’autres cases ? Karine Espineira En France, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le « F » et le « M » sont apparus sur la carte d’identité (en 1955), elle-même devenue obligatoire sous Vichy en 1940, c’est assez récent d’une certaine façon. L’argument des statistiques sociodémographiques, entre autres raisons, a souvent été avancé pour justifier ces cases, mais avec la généralisation des données biométriques sur les papiers d’identité, elles sont presque des non-lieux. A-t-on vraiment besoin d’un marqueur de genre pour exister administrativement et dans notre rapport à autrui ? Demain, enlever la mention du sexe pourrait remettre en question la propension individuelle, mais aussi collective, à vouloir systématiquement donner un genre aux gens que l’on croise, notamment aux personnes androgynes… Si l’on pouvait dépasser le sexisme et l’opposition binaire des sexes, on irait vers du mieux, et surtout moins de violences de genre. Je pense que ce serait plus pertinent d’enlever la mention du sexe que d’ajouter une troisième case, voire davantage, pour les autres genres. Il est plus facile de demander aux gens comment ils s’identifient que de leur proposer des cases, car il n’y a jamais de correspondance parfaite. Ou alors il faudrait que l’on puisse ajouter des cases à sa guise sur sa carte d’identité. Nathalie Heinich Je vois dans cette question une suspicion portée a priori sur toute forme de catégorisation, ce qui me paraît un peu étrange parce que notre 50

monde, et notamment notre monde linguistique, est fait de catégories, que ce soit pour désigner les couleurs, les arbres… Un monde qui serait absolument dénué de catégories me paraît être un monde invivable. Je trouve aussi étrange de considérer que les catégories par lesquelles on désigne les individus devraient être choisies par les individus en question, comme s’ils étaient seuls au monde. Je vois une forme d’individualisme et de naïveté sociologique dans le fait de considérer que le monde serait fait de perceptions individuelles alors qu’il est en réalité fondé sur des interactions et des interdépendances. Faire éclater les socles d’une perception commune du monde, c’est faire éclater la possibilité même du vivre-ensemble. Enfin, le refus de la catégorisation homme-femme est basé sur l’idée que cette catégorisation serait la cause des inégalités entre les sexes, et donc que pour lutter contre ces discriminations, il faudrait supprimer la distinction entre les hommes et les femmes. Cette confusion, trop répandue, entre différence et discrimination, est selon moi une faute de raisonnement très dommageable. U&R  Pourrait-on donc imaginer en 2030 une carte d’identité qui rendrait compte non seulement de la diversité de nos identités mais aussi son caractère fluide et changeant ? K.E.  Oui, on pourrait avoir une carte d’identité où même la photo changerait, qui tiendrait compte finalement de l’auto-assignation. La carte d’identité pourrait être modulable, avec des données qui seraient fixes, comme les données biométriques, mais aussi interactive, permettant à chacun en fonction de comment il se sent ce jour-là de modifier sa photo, comme on le ferait avec sa photo de


profil sur Facebook. Et pourquoi pas procéder de même avec les pronoms, comme cela se fait déjà dans les mails ou sur certains réseaux sociaux (comme Instagram) : he/ him (il), she/her (elle), they/them (iel)... N.H.  La carte d’identité relève d’une institution, elle a des fonctions précises de stabilisation et de pérennisation des possibilités d’identification d’une personne, des liens entre le corps social et les individus… Ces éléments ne sont pas du ressort de la personne concernée. Bien sûr, notre identité peut varier au cours d’une vie et selon les contextes, mais les éléments sur lesquels se fonde la perception de l’identité sont des éléments auxquels nous n’avons pas forcément accès. Il y a une certaine marge de modification, de jeu avec notre identité, mais elle n’est pas extensible à l’infini ; tout n’est pas malléable à volonté, et heureusement d’ailleurs, car un monde entièrement mouvant serait invivable. U&R  Comment la carte d’identité du futur se reconfigurera-t-elle pour lutter contre les discriminations raciales ? (Laissera-t-elle libre cours à l’autodétermination des individus ou gommera-t-elle au contraire tout signe renvoyant aux origines susceptible d’engendrer des discriminations ?) K.E.  D’une certaine façon, cette question a des liens avec celle du genre : est-ce que s’étiqueter sur le plan racial ne risque pas aussi de créer des cases qui pourraient nourrir des discriminations ? D’un autre côté, je pense que l’on peut très bien se distinguer de façon positive à travers

une affinité particulière pour ses origines, en se construisant non pas contre les autres, mais avec les autres, sans hiérarchie ni opposition. Dans un futur un peu utopique, on pourra faire de l’autodétermination ce qu’on voudra, comme un arc-en-ciel sur une carte d’identité qui ferait de la « race » une spécificité parmi d’autres, de la même façon que quelqu’un pourrait dire qu’il est déjà monté dans un avion supersonique, par exemple. On pourrait alors laisser la place à la créativité de chacun sur sa carte d’identité, avec des avatars et des pseudos. Après tout, certains noms de famille sont très connotés, nous sommes aussi racialisés par rapport à ça. On pourrait jouer avec le nom, ce serait une manière de rebattre un peu les cartes et de neutraliser l’assignation de genre et l’assignation raciale. Il y aurait une utilité sociale, car on le voit sur les enquêtes d’embauche, quand on change un nom de famille ou que l’on enlève la photo sur un CV, on se rend compte des discriminations qui étaient subies. N.H.  Vouloir lutter contre les discriminations en affirmant ce sur quoi elles s’appuient me paraît absurde et politiquement contre-productif. Je pense qu’il faut aller au contraire vers une suspension de ces différences lorsqu’elles n’ont pas à être prises en compte plutôt que vers leur affirmation. Je trouve assez contradictoire que l’on puisse à la fois affirmer la pertinence de la différence raciale en réduisant les gens à leur race et à leur statut « racisé », et en même temps vouloir éradiquer les discriminations. Et ce n’est pas non plus en enlevant la photo, le corps, le nom que l’on pourra y arriver… Les discriminations relèvent d’un usage inégalitaire des différences, c’est-à-dire d’une idéologie. Ce sont les porteurs de ces idéologies racistes et sexistes qu’il faut amener à modifier leurs comportements, plutôt que leurs victimes.

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Le journal de 20 h versation ioni en con David Med Olivennes avec Denis

Après avoir été directeur général de Canal+, président de la Fnac, directeur du Nouvel Observateur puis président de Lagardère Active (Europe 1, Paris Match, Le Journal du dimanche…), Denis Olivennes est aujourd’hui cogérant du quotidien Libération et membre du conseil de surveillance du groupe de médias CMI (Elle, Marianne…). Également essayiste, il a publié plusieurs livres, et en particulier Mortelle transparence, dans lequel il analyse l’ensemble des implications du numérique dans nos vies mais aussi dans l’information. Spécialiste des médias, il livre à Usbek & Rica ses intuitions pour le futur et notamment sur la persistance ou non du mythe du JT de 20 h en 2030. Entretien.

Crédit : Samuel Kirszenbaum

Usbek & Rica  Historiquement, le JT de 20 h est le symbole de notre information télé. Existera-t-il encore en 2030 ? Denis Olivennes Il n’est pas certain que l’idée de mass media au sens classique du terme, dont la télévision et a fortiori le journal de 20 h ont été le point culminant, soit encore présente à l’avenir. Pour au moins deux raisons. D’abord la multiplication des canaux d’information télévisuelle avec, par exemple, la TNT, et notamment la montée en puissance des chaînes d’information. Le JT de 20 h n’est plus le seul lieu où l’on peut capter une information vérifiée. L’autre raison est évidemment la délinéarisation par le numérique et l’entrée dans l’ère de la plateformisation. Cela conduit à une horizontalité des sources et des canaux qui fait que les citoyens s’informent mutuellement les uns et les autres en se passant, de plus en plus, des médiations. Le JT a été longtemps une grand-messe

avec de nombreux pratiquants. Mais le monde est en mutation, et il y a fort à parier qu’en 2030 les petits temples dissidents auront remplacé les grandes cathédrales cathodiques, et que chacun réunira un petit nombre de pratiquants de croyances très variées et très diversifiées.

U&R  Est-ce à dire que ces petits temples signifieront l’accentuation de nos bulles de filtres ? D.O.  La question que pose le nouvel âge de l’information horizontale est cruciale pour la démocratie. Deux scénarios sont possibles : soit deux mondes – celui de l’info et celui de l’intox – cohabitent, soit l’un dévore l’autre. Dans le cadre d’une cohabitation, il y aura d’un côté un monde où l’information fabriquée par des professionnels selon une certaine déontologie et régulée par des instances comme le CSA demeurera et s’adressera plutôt à une 53


« l’accomplissement de la société des individus libres fait renaître une forme de lutte des classes : les élites “rationnelles” contre le peuple “émotionnel” »

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population éduquée et CSP+ avec un niveau de vie assez confortable. De l’autre côté, il y aura le monde de l’information horizontale et communautaire, où la vérité n’est pas un sujet et où ce qui compte est la communauté qui émet l’information. À l’avenir, ces deux mondes peuvent cohabiter, voire se nourrir l’un l’autre. Le JT de 20 h pourrait alors jouer un rôle nouveau : celui de vérificateur des informations et de lieu de crédibilité pour une classe éclairée de la population. L’autre scénario possible est celui de l’érosion, puis de la disparition de la façon « traditionnelle » de faire de l’information et du journalisme pour laisser place à une information communautaire. Il est tentant de penser que c’est cette hypothèse qui sera confirmée. Je n’y crois pas complètement. Je penche plutôt pour une cohabitation des deux mondes, qui deviendrait petit à petit une forme d’indifférence réciproque.

U&R  Dans cette perspective, les fake news exploseront-elles ? D.O.  Nous sommes déjà dans l’ère des fake news et de la post-vérité. Leur explosion a déjà eu lieu. Elles sont là, face à nous, et il faut « faire avec ». L’enjeu à l’horizon 2030 serait plutôt de tenter de voir quelles sont les régulations possibles. La ligne de crête est ténue, mais je vois cinq axes de travail. D’abord, je considère qu’il ne faut pas réguler la haine, mais les discours illicites. La haine, c’est trop flou. Seule la loi est claire. Facebook et Twitter ne peuvent pas décider, seuls, de ce qui est possible ou non, ce serait ouvrir la voie à la censure. Il faut remettre du droit dans tout cela. Cela veut dire – c’est le deuxième axe – que le juge doit exercer son contrôle sur toute décision de censure d’un propos considéré comme illicite. Pour que cela puisse être efficace, il faut mettre en place des mécanismes d’action rapide ; c’est à mon sens le troisième sillon à creuser pour l’avenir : la responsabilité pénale des plateformes si elles n’agissent pas. Ensuite, quatrième idée, pour éviter une surveillance généralisée, il convient d’imaginer une surveillance concentrée sur les comptes déjà condamnés ou les plus influents. Enfin, il faut se poser la question de l’anonymat. Non pas vis-à-vis du public, mais vis-à-vis des plateformes. Celles-ci doivent être en mesure de savoir qui sont les utilisateurs et de donner – le cas échéant – l’information à la justice. En résumé, à l’horizon 2030, il faut créer un dispositif légal qui corresponde à l’époque dans laquelle nous vivrons, c’est-à-dire qu’il devra garantir une très grande liberté d’expression et en même temps permettre de lutter réellement et efficacement contre les propos illicites.

U&R  Les années 2020 ont vu l’émergence de médias comme Brut, tournés vers le témoignage et le journalisme « embedded », dans la rue, au plus proche des gens… Quelles tendances envisagez-vous pour 2030 ? D.O.  Nous allons voir se poursuivre dans les années à venir l’accomplissement du mouvement historique profond, issu du XVIIIe siècle, celui de l’avènement de la société des individus. Cet individu, toujours plus libre, toujours plus formé et informé, notamment par ses pairs, sa communauté, à travers les réseaux sociaux, n’a aucune envie de se laisser conter le monde. En 2030, les entités de « sachants » qui « surplombent » le citoyen – les médias dits « traditionnels » – existeront très certainement encore, mais auront peut-être perdu de leur superbe. Les « influenceurs » vont se développer ; ils pourront devenir comme des marques médias. Et les médias d’un genre nouveau, toujours au plus près de l’opinion des individus, de leurs ressentis et de leurs préoccupations, vont probablement prospérer également. Cela étant, les JT traditionnels auront sans doute réagi face à cette concurrence. Ils se seront réinventés. Peut-être feront-ils plus de place au « nouveau » journalisme façon Brut. Peut-être le JT va-t-il chercher de plus en plus l’infotainment, de type C à vous, pour renouveler le genre. On peut aussi penser que, pour garder leurs audiences, des formats d’information populiste, où l’opinion prévaut, vont prospérer. Il y aura d’un côté les chaînes d’« infopinion », et de l’autre les JT d’information s’adressant à un public raisonnable. Finalement, l’accomplissement de la société des individus libres fait renaître une forme de lutte des classes : les élites « rationnelles » contre le peuple « émotionnel ».

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L’heure de cours

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Texte Millie Serva

« Demain, l’heure de cours va naturellement éclater. » Une interview de Marc Drillech, directeur général d’IONIS Education Group.

On ne peut pas aller jusqu’à dire que l’heure de cours a fait son temps. Aujourd’hui encore, il n’y a guère mieux pour essayer de se comprendre, au collège, au lycée et dans une partie de l’enseignement supérieur. Plus qu’une durée, l’heure de cours est un symbole : qu’elle dure quarante-cinq, cinquante, cinquante-cinq minutes ou deux heures, elle forme un module qui, mis bout à bout avec d’autres modules, compose la structure de l’enseignement. L’heure conditionne une présence : son début marque l’arrivée de l’enseignant, et sa fin son départ. Entre les deux, un monologue. Elle fonctionne sur un modèle hérité de la caserne ou du lycée communal. Plus compliqué encore, cette heure suppose un lieu clos : l’école. Bref, ce qui est clair, c’est qu’il y a dans l’heure de cours quelque chose qui tient de l’ordre et de l’organisation d’un ensemble de composantes. Et qu’en rationalisant et en facilitant l’organisation l’heure de cours a pris une position monopolistique dans la définition du cours et de la relation entre l’étudiant et l’enseignant. Mais demain, l’heure de cours va naturellement éclater. Je ne peux pas imaginer que l’heure telle qu’on l’en56

tend perdure dans un monde comme le nôtre. D’abord parce que l’enseignement à distance a prouvé qu’il avait de l’avenir. À l’inverse, celui de la salle de classe semble bouché : pourquoi faire une heure de cours dans une salle de l’école de journalisme quand on peut la tenir dans les locaux d’un nouveau média ? Pourquoi faire un cours sur la grande distribution dans une salle au lieu de se rendre dans un Cora ou un Auchan ? Comment travailler le sujet de la délinquance en banlieue sans y aller ? De la même manière, il y a dans l’heure de cours quelque chose de monothématique. En histoire, on fait de l’histoire, et en littérature, on fait de la littérature. Mais comment comprendre André Malraux sans étudier l’histoire de la Résistance ? Comment saisir le XIXe siècle sans lire Les Misérables ? Demain, nous allons assister à une libération de l’heure de cours. Les exemples de pédagogies qui fonctionnent déjà sur un autre modèle sont rares mais heureux. Au sein d’Epitech, qui est une école de référence, il n’y a plus d’heure de cours, mais 350 projets que l’étudiant doit suivre sur ses cinq années d’études. À l’ISG Luxury Ma-


Directeurs de publication Marc Drillech Jérôme Ruskin Comité de rédaction Florence Bonetti Marc Drillech Thierry Keller Pierrick Rousset-Rouvière Jérôme Ruskin Conception éditoriale Usbek & Rica Illustration de couverture Kévin Deneufchatel Illustrations intérieures Yann Bastard Textes Pascal Beria Cyril Fiévet Sophie Kloetzli David Medioni Fanny Parise Laurent-David Samama Éric Senabre Millie Servant

nagement, des défis de vingt-quatre, quarante-huit ou soixante-douze heures revisitent la notion de temps pour créer de l’inattendu et du challenge. Demain, il faudra arrêter d’opposer connaissance et action. L’establishment a surinvesti la dimension de la connaissance et sous-investi les compétences. Pourtant, nous formons moins des connaisseurs que des personnalités. Demain, ce « mode projet » va remplacer l’heure de cours. Fini le savoir descendant, on partira de l’étudiant pour en faire l’acteur de son propre apprentissage. Ce ne sera plus la durée qui compte ni la présence, mais la compréhension du sujet. Parce qu’au fond, dans l’éducation, il n’y a rien de pire qu’un étudiant assis et qui s’emmerde.

Secrétaires de rédaction Sophie Loubier Jordy Niess Direction artistique Alice Jauneau David Vallance Direction de projet Florie Debailleux Ninon Douhard Pierrick Rousset-Rouvière

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Prédictions

2023 Le sacre du printemps. Alors que le sixième et dernier confinement touche à sa fin, actant la disparition de l’épidémie, l’Unesco fait rentrer la « bamboche » et la « terrasse » au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. 2024 Bavure de rappel. Laissés sans surveillance depuis vingt ans, les fûts de déchets radioactifs abandonnés dans l’océan Atlantique se réveillent sous l’effet de la rouille et contaminent toute la population de la péninsule Ibérique. L’incident crée un sursaut européen : les centrales nucléaires sont démantelées, et la décroissance énergétique est amorcée.

2025 Calumet de la paix. Sous la pression des lobbies du tabac, le gouvernement rétropédale sur l’autorisation du CBD et annonce un grand brasier national des champs de chanvre. Mais les fumées provoquent une euphorie collective à l’échelle du pays qui fait chuter le recours aux soins et relance l’économie pendant six mois. Un an plus tard, la loi pro-CBD est de retour, version XXL.

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2026 Feat national. 14 juillet : Booba et Kalash embarquent pour un vol avec la Patrouille de France. Bande-son de l’événement : « J’en ai vu de toutes les couleurs / Surtout des rouges et des bleues… »

2029 TikTok, who’s there ? Une nouvelle épidémie déclenche la mise en place d’un nouveau confinement. Mais cette fois, tout est anticipé. Pour l’occasion, la plateforme TikTok est élue Capitale européenne de la culture.

2027 Génération majeure. La France vote l’avancée de l’âge de la majorité civile de 18 à 15 ans. Bouleversés par la joie, les 15-18 ans se jettent à corps perdu dans la campagne présidentielle et entraînent avec eux les générations précédentes. Le jour du vote, l’abstention plonge à 8 %.

2030 Ça va saigner. Polémique dans les cantines des écoles alors qu’un collectif de carnivores réclame à l’Assemblée la mise en place d’un repas carné par semaine. Motif du refus du Sénat : « OK boomer. »

2028 Climat-bracadabra. Alors que les pétitions, manifestations et marches pour le climat peinent à porter leurs fruits, le nouveau mouvement des Sorcières pour le climat lutte à coups de mauvais sorts, de poupées vaudoues et de lithothérapie (le pouvoir des pierres). Les entreprises du CAC 40 – pour la plupart secrètement adeptes du spiritisme – prennent peur et se mettent au pas.

2031 Les +10 sont les bienvenus. Après avoir ajouté dix lettres en dix ans au traditionnel LGBTQ2S+, le sigle disparaît. Désormais, l’altersexualité n’est plus perçue comme alternative.



À l’occasion des 40 ans du Groupe IONIS, nous avons travaillé à l’élaboration d’un magazine spécial IONIS × Usbek & Rica. Nous avons édité le premier tome « 13 questions pour le futur » en février 2021 qui était une prise de hauteur, une volonté d’apporter des réponses, du moins de tenter, aux grandes questions sociétales de la décennie, d’un point de vue macro. Nous avons souhaité clôturer cette année spéciale, à plus d’un titre, avec un tome 2, « 13 nouvelles mythologies », en changeant radicalement d’échelle, en regardant la société « par le petit bout de la lorgnette » pour encore mieux raconter ce monde qui vient. Cette approche est volontairement (et modestement) inspirée de celle de Roland Barthes qui décrivit la France des années 1950 à travers ce qu’il appela les « mythologies » : la Citroën, le bifteck, le Tour de France, le catch, etc. Autant d’objets, de rites, d’obsessions du quotidien, qui disaient quelque chose de l’époque, qui permettaient de la décrire et de se projeter dans le temps. C’est ce que nous proposons : explorer le futur à travers des usages, des lieux, des choses très réelles, concrètes, qui vont nous permettre de poser un regard différent, complémentaire des « 13 questions pour le futur ». Alors, que seront la soirée Netflix, l’heure de cours, la colocation, le rendez-vous médical et la colocation en 2030 ? Ces deux magazines forment une capsule temporelle, que l’on pourra relire dans 10 ans, en 2031. Nous tenterons alors de comprendre à l’occasion des 50 ans de notre Groupe les raisons qui nous amenaient à imaginer ainsi le futur. Ces deux projets, devenus magazines par la capacité d’Usbek & Rica à oser se projeter, sont aussi une allégorie de notre métier qui est de former les nouvelles intelligences de demain en étant à la fois dans le quotidien le plus proche et dans un lointain qui sera l’avenir de nos étudiants, futurs acteurs et citoyens de notre société. Marc Sellam Président et fondateur de IONIS Education Group.

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