Une pierre volcanique,
une barque à fond plat, un rouleau à pâtisserie et Dieu dans un sac.
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pa r @ n o r d e n g a i l o r i g i n e ll e m e n t p u b l i é s u r Tw i t t e r l e 2 m a r s 2 0 1 6 . P u b l i é i c i av e c l ’a c c o r d d e l ’a u t e u r .
Début 1944, Georges est dans un chantier de jeunesse du Sud. Sous Vichy, les chantiers de jeunesse ont remplacé le service militaire. Georges a 21 ans, c’est un garçon poli et réservé, jamais un mot plus haut que l’autre, jamais un mot tout court d’ailleurs s’il peut éviter. Il écrit à sa maman dès qu’il le peut, car la mère de Georges, c’est quelque chose. Pour la définir en un mot : elle est auvergnate. Elle a été mariée de force : l’époux choisi des parents était professeur, meilleure situation que le berger dont elle était amoureuse. Elle a oublié son amour, ses rêves, elle s’est mariée et depuis son visage et son cœur sont aussi secs que de la pierre volcanique. Une seule chose compte pour elle : son fils. Une seule chose lui importe : savoir ce que fait son fils. Son « Jojo », comme elle l’appelle.
14 Depuis son chantier de jeunesse, Georges écrit parfois à sa mère, lui ra-
conte les sorties dans la nature, les travaux dans les champs. Les lettres arrivent... ou pas. C’est que les choses se sont légèrement compliquées en France ces derniers mois. Un matin comme un autre, alors que tous les jeunes partent pour la « formation virile et physique », des voitures franchissent les grilles. En descendent des officiers vêtus de noir, pantalons bouffants, le brassard rouge au bras. Ceux que personne n’a envie de voir : la Gestapo. Au milieu de tous les jeunes qui déglutissent péniblement et tentent de ne pas claquer des genoux, Georges est détendu comme un vieux slip. Il n’a jamais fait la moindre entorse au moindre règlement, peu importe qui le dicte puisque pour lui tout règlement lui vient de sa mère. Alors il est serein : ça ne peut pas être pour lui, il n’a strictement rien à se reprocher. Les officiers de la Gestapo s’entretiennent avec les cadres du camp. Puis s’avancent dans les rangs avec un responsable. Jusqu’à Georges. « Monte dans la voiture. » Georges monte dans la voiture, sans comprendre. Puis en descend, entre dans une cellule. Il ne pose pas de questions, c’est un taiseux, Jojo. Ils viennent à quatre lui demander ce qu’il sait sur Chappat. « Chaquoi ? » dit Georges, avant de prendre la 1ère d’une longue série de beignes. Georges n’a jamais entendu parler du résistant Jean Chappat, mais voilà : la Gestapo est persuadée que le père de Jojo est dans le coup. Car son père n’est pas n’importe quel professeur, il est professeur d’Allemand. Denrée précieuse s’il en est pour la Résistance. Donc le père a aidé Chappat, le fils doit savoir quelque chose, il finira bien par parler sous la torture.
Dix-huit
jours. Georges, cachant sa nudité, en sang, en pleurs, n’a toujours rien à dire - et pour cause. Alors l’un des officiers lui dit qu’ils vont le relâcher. Mais avant, il lui jette en riant « Comme tu ne parlais pas, on a dû tuer ta mère ». La phrase cogne dans la tête de Georges.
Une fois dans la rue, il cherche une boutique, demande de l’encre, une plume et du papier. Il écrit. « Chère mère, » Il biffe et recommence. « Cher père, ». La plume reste là, au-dessus de la feuille, à sécher dans l’air. Quels mots pourrait-il adresser à son père pour lui demander si sa mère est encore en vie ? Ou pour demander pardon d’avoir tué sa mère ? Il n’en trouve aucun. Georges entre dans la Résistance.
Le 28 août 1944, il participe à la prise de Toulon avec l’armée B. Les troupes débarquées en Provence remontent la France. Le 3 septembre, ils libèrent Lyon. Le 11 septembre, Dijon. Le soir, dès qu’il le peut, il écrit à sa mère. Et garde ensuite toutes les lettres dans son sac. « Chère mère, nous combattons dur, mais progressons vite et avons bon espoir. Il faut nous voir, il n’y a aucun blanc ou si peu. Les barbares qui nous ont envahis le sont, ceux qui nous délivrent sont noirs ou berbères et meurent du même sang que nous ». En mars 1945, après avoir longé le Rhin sur près de 400 km, l’ordre est donné aux troupes de franchir le fleuve, à Spire. Devant les hommes, des barques à fond plat, 100 mètres de flotte à traverser. De l’autre côté, des Allemands qui tirent sans discontinuer. #leloup #lachèvre #lechou. Un officier s’adresse à la troupe : « Couchez-vous tous bien au fond des barques ! Bien au fond allongés, laissez pas dépasser une oreille ! ». Puis l’officier parcourt les hommes d’un regard circulaire. Il sait déjà qu’il va devoir en choisir un pour mener la barque. Planté comme un couillon au milieu d’hommes assis pour récupérer, Georges a sorti son tas de lettres désormais bien épais et le contemple. La première date d’il y a un an déjà. « Toi ! Mène la barque ! » Jojo sursaute. Il ne dit rien, range ses lettres et monte sur l’embarcation. À l’un de ses camarades, couché dans le fond de la barque, il donne son sac : « Tiens, c’est pour ma mère ». À 20 m de la rive, c’est l’apocalypse. Les balles sifflent, la fumée envahit tout, partout l’eau jaillit alentour, bouillonnement de tirs. Piètre Victoire de Samothrace bien droit à l’avant de sa barque, Georges pagaie aussi vite qu’il peut sous le déluge. Il amène une première cargaison d’hommes de l’autre côté. Et revient sur sa rive. Avec son sac. Côté français, on crie son nom « Allez Jojo ! » ; on se baisse quand il se baisse, on évite les balles avec lui, on jure, on prie. Deuxième traversée. Troisième. Systématiquement, le même cérémonial. « Tiens, c’est pour ma mère ». Côté allemand, ce corniaud semble maudit. Les balles ne l’atteignent pas. On a beau décharger des mitrailleuses, impossible de le toucher. Serait-ce son foutu et mystérieux sac qui le rend invincible ? Quatrième voyage. Au milieu du fleuve, le sortilège disparaît. Une balle frappe Georges au visage, le traversant de part en part, une joue, la langue, l’autre joue. Une deuxième lui arrache la moitié du bras. Jojo Samothrace tombe dans le Rhin.