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L’Ofpra, histoire d’une administration originale en charge d’une mission essentielle

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Avant-propos

Avant-propos

Protéger et réparer : les demandes d’indemnités à l’Allemagne et l’Ofpra ……………………… 84 La protection des réfugiés espagnols …………… 86 Jorge Semprún, ou le vif de l’histoire dans la littérature …………………………… 94

Exilés d’hier, officiers de protection

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d’aujourd’hui ………………………………… 96

Les archives Arolsen et la campagne

#stolenmemory ……………………………… 97

José Cabrero Arnal, un inconnu célèbre ……… 98

partie iii LES NOUVEAUX RÉFUGIÉS ET APATRIDES : CRISES EN EUROPE DE L’EST (ANNÉES 1950-1960)

La protection des apatrides …………………… 102 Une image de l’arrivée des réfugiés hongrois

en 1956 …………………………………… 110

Kiraz, l’apatride qui inventa les “Parisiennes” ..... 112 Le timbre de l’Année mondiale du réfugié

en 1960 …………………………………… 113

Rudolf Noureev, la course vers la liberté …… 114 Carte des réfugiés protégés en France en 1963 … 116 Ara Jean Papazian dit Jean Pape (1920-2002) l’un des plus talentueux dessinateurs de Zorro ……117 Léonid Pliouchtch, des droits de l’Homme à l’Ukraine, un dissident de tous les combats…121

partie iv LES RÉFUGIÉS DU MONDE, CRISES ET ENGAGEMENTS (DES ANNÉES 1970 AUX ANNÉES 1990)

Ricardo Ehrlich: une vie dédiée à la recherche scientifique et à la défense d’idéaux

politiques …………………………………… 126

Raoul Ruiz, le cinéma et l’exil chilien ……… 129 L’Ofpra et la réinstallation en France de réfugiés d’Asie du Sud-Est ………………………… 131 Témoignage de Rithy Panh …………………… 136 Premiers réfugiés de Guinée ………………… 137 Documentation-Réfugiés : une expérience en matière d’information sur les pays d’origine ……… 141 La protection des Sri Lankais par l’Ofpra …… 144 Les réfugiés des guerres en ex-Yougoslavie,

un tournant ………………………………… 149

Identifier, réunir, évacuer, première mission d’évacuation de réfugiés kosovars en 1999 …150 Le rôle de l’Ofpra dans les procès pour crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre …152 Témoignage – « À l’Ofpra reposent ma mère et mon petit frère que l’on a privés

de sépulture » ……………………………… 154

partie v NOUVELLES CONFLICTUALITÉS, NOUVEAUX ENJEUX (DES ANNÉES 2000 À NOS JOURS)

L’accueil des femmes yézidies en 2014 ……… 158 La Syrie, de l’accueil à l’exil, témoignage d’un acteur de terrain ……………………… 160

Quand le genre et les violences dans la sphère intime deviennent des motifs de protection .... 168 La protection des réfugiés afghans …………… 173 Témoignage – Masomah Ali Zada, réfugiée afghane et cycliste de haut niveau ………… 178 La protection des réfugiés soudanais par l’Ofpra .. 180 Les clauses d’exclusion et de menace grave, gardiennes de l’intégrité des valeurs et des principes du droit d’asile …………… 186 L’expertise de l’instruction …………………… 192 Un réfugié dans les étoiles, Wlodek Kofman … 194 La vie de Ferenc Szegedi, enquête généalogique ..196 L’Ofpra, consulat des réfugiés ………………… 199 Carte des réfugiés protégés en France en 2021 ...... 200 Du droit à l’histoire de l’asile, le regard d’un témoin engagé ……………………… 201 Présentation des auteurs ……………………… 205

PAYS DE PROVENANCE DES RÉFUGIÉS ET

Océan Paci que Océan Paci que

Nombre de personnes protégées depuis 1952 par pays d’origine :Nombre de personnes protégées depuis 1952 par pays d’origine :

< 1000

[ 32 233 - 44 719 ] [ 1007 - 2 559 ] [ 32 233 - 44 719 ]

[ 3 065 - 5 168 ] [ 48 383 - 55 301 ]

[ 5 795 - 9 887 ] [ 64 624 - 66 159 ] [ 10 199 - 16 792 ] [ 130 828 ] [ 23 110 - 24 853 ] [ 48 383 - 55 301 ]

[ 64 624 - 66 159 ]

[ 130 828 ]

Délimitations territoriales spéci ques :Délimitations territoriales spéci ques :

Frontières d’anciens pays : Yougoslavie ; Tchécoslovaquie Frontières d’anciens pays : Yougoslavie ; Tchécoslovaquie et Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) et Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) Océan Atlantique

Cette carte établie sur la base des données statistiques disponibles à l’Ofpra est une représentation cartographique non exhaustive des personnes protégées par l’établissement depuis l’origine, y compris celles dont il a repris la protection lors de sa création. Les données anciennes pouvant être moins précises, et la comptabilisation des mineurs accompagnants n’étant pas toujours possible, le chiffre de 1,5 million de personnes représentées ici est sous-évalué.

APATRIDES PROTÉGÉS PAR L’OFPRA DEPUIS 1952

Océan Indien Océan Paci que

Il a été nécessaire de réduire le nombre de seuils de couleur à 10 a n qu’elles restent bien différenciables. Pour le ux historique de la Yougoslavie, pays aujourd’hui disparu, on a choisi de démarquer l’ancien territoire d’origine des réfugiés par des hachures ; les anciennes frontières sont représentées en pointillés. Les apatrides ont été inclus dans les chiffres relatifs à leur pays de résidence habituelle.

0 km 500 km 1000 km

PARTIE I

L’HÉRITAGE DE L’ENTRE DEUX GUERRES : LES RÉFUGIÉS APATRIDES

La protection des premiers réfugiés apatrides russes Les réfugiés russes dans le cinéma de l’entre-deux-guerres en France Le bateau des philosophes Du génocide à la Grande Diaspora : la protection en France des exilés apatrides arméniens Charles Aznavour, chanteur compositeur français et fils de réfugiés arméniens La Mer noire, témoignage littéraire sur les réfugiés géorgiens En provenance de Smyrne… Exilés d’hier, officiers de protection d’aujourd’hui

La protection des premiers réfugiés apatrides russes

Catherine Gousseff

Laissez-passer en français et russe délivré par la mission diplomatique russe à Constantinople en 1923 pour Victor Podernia, âgé de 25 ans, qui avait quitté la Russie en 1920 avec l’armée Wrangel.

Passeport russe d’Ada Poliakoff, artiste lyrique. On remarque les armoiries des Romanoff : l’aigle bicéphale avec trois couronnes, l’orbe et le sceptre.

L’Europe sort de la Grande Guerre quand les territoires de l’ancien Empire russe se trouvent embrasés dans les conflits sanglants de la guerre civile, déclenchée à la suite de la révolution bolchevique d’octobre 1917. Peu nombreux sont alors les Russes qui quittent le pays, mais, fin 1920, lorsque les armées blanches amorcent leur retraite vers le Bosphore, ce sont environ un million de fugitifs (deux millions selon les estimations de l’époque) qui se trouvent massés dans les pourtours occidentaux de l’Empire défunt.

À l’aube de la nouvelle décennie, les Russes ne sont pas les seuls réfugiés à solliciter accueil et assistance. Ils se mêlent, pour une part, aux Arméniens rescapés du génocide, et d’autres voix se font entendre en provenance, notamment, de minorités auxquelles les nouveaux États-nation d’Europe centrale dénient le statut de citoyen. Mais l’apparition relativement soudaine d’un nombre impressionnant de réfugiés fuyant la victoire du bolchevisme, dont la nouvelle Europe redoute plus que tout la contamination, détermine la mobilisation de la nouvelle Société des Nations (SDN) en leur faveur. Afin de sensibiliser les États et harmoniser l’action intergouvernementale, la SDN crée en son sein, dès 1921, le premier Haut Commissariat aux réfugiés russes. La direction en est confiée à Fridtjof Nansen, célèbre

explorateur polaire norvégien et diplomate, qui s’est imposé à la SDN en supervisant l’organisation des rapatriements de prisonniers de guerre.

La première urgence à laquelle est confronté le tout nouveau Haut Commissariat aux réfugiés russes est de contribuer à l’évacuation des milliers de réfugiés précairement regroupés autour de Constantinople par les états-majors alliés (français et britannique) qui, sous la pression des Turcs, sont eux-mêmes sur le point de quitter les lieux. L’impérieuse nécessité de cette évacuation met au jour le problème des « sans-papiers » : dans l’Europe des États-nation, le contrôle des entrées aux frontières impose la possession d’un passeport pour la délivrance de visas, dont la généralisation devient la norme. Or, beaucoup de réfugiés n’ont aucun papier d’identité et les anciens passeports impériaux sont jugés invalides dans bien des administrations nationales. C’est dans ce contexte d’urgence qu’est conçu le premier certificat d’identité de réfugié qui désigne le détenteur comme « personne d’origine russe n’ayant pas acquis d’autre nationalité ». L’efficacité dont fait preuve le Haut Commissariat, à travers la création de ce document, résulte de la synergie qu’il a impulsée dans l’action intergouvernementale et de l’engagement fort de certains États, à commencer par la France et la Tchécoslovaquie.

Vers le milieu des années 1920, la France devient le premier pays européen d’accueil des exilés, comptant au pic de leur présence près de 100 000 Russes (recensement de 1931). Paris s’affirme comme la capitale de la nouvelle diaspora en concentrant les élites, très diverses, de l’émigration anti-bolchevique, où dominent moins les anciens hauts fonctionnaires de l’État tsariste que les libéraux issus du gouvernement provisoire de février 1917 et nombre d’intellectuels qui, par leur activité, jouaient un rôle décisif dans l’animation de la vie communautaire. Celle-ci bénéficie d’une abondante presse russophone, d’institutions scolaires, de formations ad hoc, s’organise en une myriade d’associations culturelles, professionnelles, éducatives, qui recomposent un univers social varié et créent des ponts entre les différents mondes de l’émigration. Des figures légendaires de l’exil, comme le prince Youssoupoff, l’assassin de Raspoutine, qui représentent aux yeux des Français le renversement social radical de la Révolution russe, sont loin d’être majoritaires. Les chauffeurs de taxi russes, qui sont déjà près de 2 000 en 1926, sont surtout des vétérans de la guerre civile et non des nobles déchus comme les décrivent certains de leurs hôtes éphémères, le temps d’une course. Ces chauffeurs incarnent l’indépendance conquise face aux milliers de compatriotes embauchés dans les usines Renault et Citroën. La région parisienne concentre les deux tiers des réfugiés, mais les Russes sont présents dans pratiquement tous les

Ci-dessus : Copie de pages intérieures de la carte d’identité d’étranger d’un chimiste russe, employé à la Société houillère de Sarre et Moselle.

En haut de page : Un exemple d’un certifi cat d’identité, dit « passeport Nansen », délivré à Belgrade en 1924. On remarque qu’il est bilingue : langue du pays émetteur/ français ainsi que prévu dans les arrangements Nansen.

Quelques en-têtes de lettres montrant la diversité du monde associatif russe en France. Zerbason est une agence théâtrale et de concerts liée aux Ballets russes.

départements, où ils se regroupent surtout dans l’industrie, formant de nombreuses petites colonies autour d’une paroisse, d’une maison de la culture, aux quatre coins du pays. Jusqu’en 1924, l’ancienne ambassade russe reste en place, assurant le service consulaire et facilitant ainsi la situation administrative des réfugiés. Après la reconnaissance de jure de l’URSS par la France, est créé l’Office central des réfugiés russes (OCRR) qui, sous cette appellation, réaffecte le personnel diplomatique avec, à sa tête, l’ancien ambassadeur, Vassili Maklakov, envoyé à Paris par le gouvernement provisoire de février 1917. L’office entend pérenniser son rôle de médiation dans le face-à-face entre les réfugiés et l’État français, en certifiant différents documents et s’affirmant, malgré son simple statut d’association, comme porte-parole des Russes en France.

La normalisation des relations avec l’URSS sur la scène européenne confirme l’exil durable de tous ceux qui ont fui le « pays des Soviets », lequel les a déchus de leur citoyenneté Tampon de l’Union générale des chauffeurs russes, et copie de carte d’identité d’étranger depuis 1921. Le Haut Commissariat d’un réfugié chauffeur de taxi. prend acte de cette évolution internationale et de ses conséquences sur la Certifi cat d’emploi de Boris Kremer, ancien combattant des Armées blanches, aux usines situation des « sans-patrie », pour les- Citroën, quai de Javel à Paris. quels s’impose la nécessité de garantir une protection que l’État d’origine leur dénie. La création d’un certificat d’identité avait constitué un premier pas dans cette réflexion et le bénéfice de ce document est étendu en 1924 aux Arméniens. À partir du milieu de la décennie, Fridtjof Nansen engage de nouvelles concertations inter-étatiques pour envisager l’élaboration du statut juridique des apatrides.

Le couple Youssoupoff, Félix Felixovitch et Irina Alexandrovna de Russie, ouvre notamment une école russe des arts décoratifs à Paris en 1926.

Si les États s’accordent sur le principe, c’est à une commission consultative qu’est confiée la mission de préparer, sous forme de propositions, les termes de ce statut. Or, cette commission est constituée de juristes russes et arméniens exilés, directement concernés par les enjeux d’une telle mission qui les place en partenaires de l’action internationale et acteurs

En-têtes du « Club russe de Toulouse » et de la chorale de l’Église évangélique Russe à Paris.

Certifi cat tenant lieu d’acte de naissance établi par l’Offi ce des réfugiés russes. Noter l’en-tête du consulat russe barrée et remplacée par le nom de l’offi ce. Note manuscrite portant le tampon de l’Offi ce central des réfugiés russes. de l’histoire de l’asile. En cela s’exprime l’état d’esprit d’une époque où les réfugiés, par la voix de leurs représentants, se trouvent étroitement associés au dispositif de leur prise en charge. L’entrée de l’apatridie dans le droit international, sanctionnée par la convention de Genève de 1933 sur les réfugiés apatrides, est largement redevable aux travaux de cette commission et aux échanges qu’elle a engagés avec les services juridiques de la SDN. Outre la formulation des droits qu’une protection internationale doit garantir à l’apatride, elle s’est attelée à définir les modalités concrètes d’organisation et d’attribution d’une telle protection, posant ainsi les bases de l’asile institutionnel. Le certificat d’identité de réfugié de 1922 fait l’objet de nouvelles dispositions qui l’apparentent, quoique de façon toujours incomplète, à l’autorité d’un passeport. Les offices de réfugiés bénéficient quant à eux d’une reconnaissance accrue, notamment à travers leur rôle institutionnalisé dans la certification des documents.

La convention de 1933 marque l’aboutissement d’une décennie de concertations pour donner au réfugié une existence juridique. Cette avancée, certes fondamentale dans le droit international, doit cependant être tempérée. Le statut de réfugié n’est envisagé que par défaut de protection étatique, sans reconnaître explicitement une persécution politique, et les nationalités des bénéficiaires retenues dans le texte, qui sont les Russes, les Arméniens, les Assyriens, les Assyro-Chaldéens et les Turcs, excluent d’autres cas potentiels ou réels. Or, dès 1933, de nombreux Juifs fuient l’Allemagne de Hitler et se présentent comme de nouveaux réfugiés. Après les immenses bouleversements de la Seconde Guerre mondiale, les Russes font figure de réfugiés d’un autre temps. Leur office est intégré à la nouvelle administration de l’Ofpra où Vassili Maklakov est nommé pour superviser ceux, de moins en moins nombreux, que l’on désigne désormais comme « les Nansen ».

Certifi cat de réfugié de Jacques Rubinstein, ancien avocat, impliqué dans l’élaboration du droit des réfugiés au sein de la Société des Nations, conseiller juridique de l’Offi ce russe et de la délégation de l’OIR en France.

Basile (Vassili) Maklakoff (1869-1957). Avocat, membre du Parti constitutionnel démocratique, député de Moscou à la Douma (1907-1917), désigné en 1917 comme ambassadeur en France par le gouvernement provisoire. Réfugié russe, directeur de l’Offi ce central des réfugiés russes, il sera offi cier de protection de la section russe de l’Ofpra de 1952 jusqu’à son décès.

Ci-dessus : La famille d’Alexis Ilitch Korovkevitch (debout à gauche), ancien trésorier du régiment d’infanterie Alexeiev, évacué de Kerch en Crimée vers la péninsule de Gallipoli en Turquie.

PARTIE II

LES RÉFUGIÉS DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE, UNE RÉPARATION ?

En première ligne : les réfugiés dans la Résistance Le photographe Krikor Djololian et le studio ARAX de Paris Les personnes déplacées de l’après-guerre, premiers protégés de l’Ofpra À la sortie de la guerre : Willy Maywald, le “New Look” et l’élégance de la Parisienne Protéger et réparer : les demandes d’indemnités à l’Allemagne et l’Ofpra La protection des réfugiés espagnols Jorge Semprún, ou le vif de l’histoire dans la littérature Exilés d’hier, officiers de protection d’aujourd’hui Les archives Arolsen et la campagne #stolenmemory José Cabrero Arnal, un inconnu célèbre

En première ligne : les réfugiés dans la Résistance

Denis Peschanski

1952 : la date de la création de l’Ofpra laisserait à penser que la référence aux étrangers dans la Résistance serait hors sujet. Pourtant elle s’impose à plus d’un titre. On imagine bien que la création de l’institution, quelques années après la victoire des Alliés, est profondément ancrée dans cette histoire proche. On ajoutera aussi qu’on ne peut évoquer cette nouvelle institution sans évoquer sa préhistoire, marquée par la Première Guerre mondiale et la mise en place des passeports Nansen.

Quelle fut la part des réfugiés dans la Résistance ? Disons d’emblée que l’engagement des réfugiés fut massif, rapporté à la place qu’ils occupaient alors en France. Quand ils étaient encore là pour témoigner, la réponse coulait de source : comment pouvaient-ils choisir une autre voie que celle de la Résistance ? Ils avaient dû fuir des régimes qui les persécutaient et les réprimaient. Qu’ils partagent en outre le sort de réfugiés les conduisait logiquement – diraient-ils – à empêcher la réalisation des objectifs de l’Occupant, pour reprendre la définition d’un acte résistant que je propose. Pour autant, chacun venait avec une identité plurielle. On se bat pour la Reconquista ou la défaite du nazisme ? Pour la libération de la Pologne ou celle de la France ? Pour la seule défaite de l’Occupant ou pour l’instauration d’un régime en rupture avec celui d’avant la guerre ? Pour la France des droits de l’homme ou pour l’Union soviétique, pays du socialisme réel ? L’intérêt d’aborder le rôle des étrangers, des réfugiés dans la Résistance, c’est qu’on mesure combien le « ou » a pu se muer en « et » dans le combat même.

ENTRE ACCUEIL ET REJET

Pour les réfugiés les difficultés commencent bien avant la défaite. On sait que la question des réfugiés en France s’est posée au sortir de la Première Guerre mondiale dans le contexte de la révolution russe et du génocide arménien 35. Avec le passeport Nansen, le spectre s’élargit et, surtout, va s’élargir plus encore à l’approche de la Seconde Guerre mondiale en prenant aussi en compte des réfugiés qui ne sont pas bénéficiaires du statut. Toujours est-il qu’au recensement de 1936, trois populations représentaient la très grande majorité des étrangers en France, les Italiens (700 000, et

35. Voir dans le présent ouvrage les articles de Catherine Gousseff (p. 34 à 39) et Dzovinar Kévonian (p. 50 à 58).

sans doute 1 million en comptant les clandestins), les Polonais (430 000) et les Espagnols (250 000). La plupart relevaient de l’immigration économique consécutive à la saignée de 1914-1918 qui imposa un appel massif à la main-d’œuvre étrangère. Mais il y eut aussi des réfugiés qui fuirent le régime fasciste italien et le régime autoritaire polonais, avant que l’accession au pouvoir de Hitler en 1933, puis l’occupation de la Sarre et l’annexion de l’Autriche, ne poussent des milliers d’Allemands et d’Autrichiens, ainsi que des Tchécoslovaques, à se réfugier en France. Le phénomène changea encore d’ampleur avec la défaite de la République espagnole, provoquant l’exode de quelque 500 000 Espagnols et volontaires des Brigades internationales en février 1939. Compte tenu des très nombreux rapatriements qui suivirent et des réémigrations, on peut estimer à environ 120 000 le nombre d’Espagnols de cette vague de réfugiés encore présents en France en mai 1940.

La situation se compliqua singulièrement à la fin des années 1930, avant même la défaite de mai-juin 1940. Il ne s’agit en rien d’assimiler la Troisième république finissante au régime de Vichy, mais des habitudes furent prises aussi bien dans l’administration que dans la société. Avec le regretté Pierre Laborie, le grand historien de l’opinion française dans la période, on a pu mieux analyser les mécanismes alors à l’œuvre. On parlera donc d’une crise d’identité nationale et sociale. S’imposa ainsi un repli sur soi, un rejet de l’autre, une perte des repères hérités de la Révolution française, un socle de valeurs partagées qui s’effritait alors même qu’on devait commémorer le 150e anniversaire de la prise de la Bastille ! L’anticommunisme, le pacifisme, la xénophobie et l’antisémitisme travaillaient la société au point de structurer les nouvelles représentations collectives. Entretenant ce phénomène et en étant le fruit, le gouvernement du Front populaire changeait largement de politique et de leader au printemps 1938, Édouard Daladier devenant président du Conseil avant de s’allier rapidement avec la droite de Paul Reynaud. Or, les premières mesures prises par le gouvernement visèrent à limiter grandement les libertés des étrangers en général et des réfugiés en particulier. Au point qu’une loi promulguée le 12 novembre 1938 permit l’internement des « indésirables étrangers », non pour le délit ou le crime qu’ils auraient commis, mais pour le danger potentiel qu’ils représenteraient pour l’État et la société. Le premier camp, ouvert en janvier 1939 à Rieucros en Lozère, visa ces indésirables, essentiellement des Allemands. Mais, bien sûr, c’est avec la Retirada des Espagnols et brigadistes que l’internement administratif connut un développement massif.

Républicains espagnols au camp d’Argelès en 1939. Au centre Antonio Gil Rodellar avec ses cousins Ramon (à gauche) et José (à droite) Rodellar Castelltort.

Dans tous les cas, qu’ils fussent internés ou pas, on peut imaginer l’état d’esprit de réfugiés qui espéraient tant en leur autre patrie, la France de la Révolution française, celle des droits de l’homme.

La déclaration de guerre en septembre 1939 ne changea pas vraiment la donne. Ainsi, parce que ressortissants de puissances ennemies, quelque 20 000 Allemands et Autrichiens se retrouvèrent bientôt internés au nom d’une guerre qu’on menait… contre celui qui les avait condamnés à la fuite parce qu’ils étaient juifs ou opposants politiques ou les deux. Cette

situation ubuesque ne peut s’expliquer que par le refus d’une partie du gouvernement et de l’état-major de considérer la singularité idéologique de la guerre. La mesure d’internement administratif ne concerna à l’automne que les hommes, mais, en mai 1940, elle fut réactivée et élargie aux femmes.

Dans ce contexte, les structures dans lesquelles se retrouvaient les réfugiés étaient affaiblies. Nombre d’organisations avaient été interdites, ainsi que toute la presse communiste suite au double pacte germano-soviétique. On pense par exemple à l’Union populaire franco-arménienne que dirigeait alors Missak Manouchian. Le comité, lié au Parti communiste français (PCF), fut dissous et Manouchian lui-même fut arrêté le 2 septembre 1939, donc bien avant l’interdiction du parti. Il sortit de prison en octobre pour être affecté dans une unité stationnée en Bretagne. Il s’était engagé volontaire, comme nombre de réfugiés. Mais, comme nombre d’entre eux, il se trouvait confronté aux fortes réticences du commandement militaire.

Les archives de l’Ofpra conservent le cas de Wladyslaw Zymuntowicz qui fut mobilisé dans l’armée polonaise puis dans le 1er régiment d’infanterie polonaise en France. Le cas de Jacob Smalec est singulier car, caporal de l’armée polonaise en France, engagé volontaire, il y fit tout son service, n’étant démobilisé qu’en 1945. On pense aussi à Josef Fisera qui, lui, s’engagea volontaire dans la division tchécoslovaque de l’armée française. On le retrouvera, comme d’autres déjà cités, dans la Résistance.

Mélinée Assadourian, épouse de Missak Manouchian, a survécu à la guerre et fait partie des Arméniens de France retournés en Arménie soviétique après la Seconde guerre mondiale. Elle revient en France dans les années 1970, déçue par les pressions soviétiques, et invoque dans son récit ses services rendus comme résistante pendant la guerre. L’Ofpra lui accordera le statut de réfugié en 1977, date de la photographie issue de sa carte de réfugiée.

LES AUTORITÉS

La défaite de mai-juin 1940 déboucha sur un découpage en zones aux statuts très différents et principalement, jusqu’en novembre 1942, en deux zones principales, la zone d’occupation allemande relevant du commandement militaire de Paris et la zone non occupée dirigée depuis Vichy. Ajoutons cependant que le Nord et le Pas-de-Calais étaient rattachés au commandement militaire de Bruxelles et que l’Alsace et la Moselle étaient rattachées au Reich. Autant de zones différentes où, cependant, il n’était pas bon d’être un étranger réfugié.

Les réfugiés étaient en effet particulièrement exposés aux politiques de répression et de persécution développées par l’État français et par les forces d’occupation allemandes.

La logique d’exclusion est au cœur du régime de Vichy et l’étranger est l’une des figures de « l’anti-France » pour reprendre les propres termes de Pétain en août 1940. Le principe en est simple : pour ces nouveaux gouvernants, la défaite trouve sa source non dans des erreurs militaires, et pour cause, mais dans un délitement qui mine la société française de l’intérieur et ce depuis la Révolution française,

un délitement qui est le fruit d’un complot desdites forces de l’anti-France. Il ne sert donc à rien de lutter contre l’Occupant puisque l’origine de la défaite n’est pas à chercher dans l’Allemagne nazie. Il faut régénérer la société française de l’intérieur, en rassemblant les éléments dits « purs » autour des valeurs traditionnelles – travail, famille, patrie, piété, ordre – et du culte du chef dans une structure résolument pyramidale, et exclure les éléments dits « impurs » jugés responsables de la défaite, le juif, le communiste, l’étranger et le franc-maçon. Telles sont les bases de la Révolution nationale ; telles sont les bases de la politique d’exclusion qui va donc, dès la prise de pouvoir, viser ces cibles. Le choix de la collaboration sera l’autre pilier du nouveau régime.

Revenons à la logique d’exclusion et singulièrement aux étrangers. Ceux-ci sont visés d’emblée, dès le 17 juillet 1940, par une loi chassant les étrangers de la fonction publique, et le 22 juillet, par l’institution d’une commission de dénaturalisation mise en place pour revenir sur les naturalisations opérées dans la suite de la loi très libérale de 1927. C’est essentiel, car cela recréait en quelque sorte des réfugiés, fragilisait les naturalisés et en faisait des cibles. On sait aussi – car les deux vont souvent de pair – que la loi du 4 octobre 1940 permettait l’internement administratif des Juifs étrangers pour la seule raison qu’ils étaient à la fois juifs et étrangers. Les camps d’internement étaient clairement un instrument majeur au service de la logique d’exclusion, définitoire du régime de Vichy.

S’ajoute une loi qu’on connaît moins, celle qui met en place des groupements de travailleurs étrangers (GTE), le 27 juin 1940. On peut se dire que cela prend la suite des Compagnies de travailleurs étrangers, les CTE, mais celles-ci, créés au printemps 1939, avaient alors pour fonction de faire contribuer les réfugiés à la défense nationale. Les GTE, quant à eux, avaient aussi une autre fonction : ils pouvaient être imposés aux « étrangers en surnombre dans l’économie nationale ». La double tutelle ministérielle signe aussi la volonté de contrôle puisqu’ils relevaient aussi du ministère de l’Intérieur.

Photographie issue du certifi cat de réfugié de Joseph Fisera, reconnu réfugié par l’OIR après avoir donné sa démission du consulat de Tchécoslovaquie à Paris, dont il était fonctionnaire, pour marquer son opposition au coup d’État de 1948.

On croise aussi les objectifs stratégiques de l’Occupant. Dans cette première phase, et cela dura jusqu’au bout, il avait deux obsessions : assurer la sécurité des troupes d’occupation et exploiter au mieux les richesses du pays le plus riche des pays occupés. La sécurité des troupes ? Cela convergeait souvent avec les objectifs de Vichy dont on sait que l’État français faisait de la collaboration des polices un impératif, quitte à réaliser les objectifs de l’Occupant. Ce fut le cas par exemple dans la traque des guérilleros espagnols. Mais, pour reprendre cet exemple, les objectifs pouvaient être contradictoires. Ainsi, manquant de main-d’œuvre pour les fameux chantiers de l’organisation Todt, sur l’Atlantique, les Allemands négocièrent, dès

Photographie portée sur le certificat de réfugié de Ramon Garrido Vidal. 1941 et 1942, la remise de dizaines de milliers d’Espagnols qui formaient pour l’essentiel les GTE. Tel fut le cas de Ramon Garrido Vidal 36, dont l’itinéraire illustrera nos propos à plusieurs titres. Républicain espagnol convaincu, il fut mobilisé en septembre 1936 et stationné au Maroc tenu par les franquistes. Il déserta pour rejoindre l’armée républicaine et fut de nombre de combats. En février 1939, il passa la frontière et fut interné à Argelès puis au Barcarès, puis fut intégré en janvier 1940 dans une CTE. Après la défaite française, il fut rapidement réinterné au camp d’Argelès avant d’être transféré dans un GTE en janvier 1941 et, en juillet, il fut livré aux Allemands avec nombre de ses camarades du 211e GTE pour être dirigés vers la base de sous-marins de Brest (organisation Todt). C’est à la demande de la direction du Parti communiste espagnol (PCE) qu’il s’évada en janvier 1942 et entra dans la Résistance, où il joua un rôle crucial en Bretagne.

La suite de son itinéraire illustre le corollaire de ces actions : la répression. La police française fut particulièrement active, en zone non occupée mais aussi en zone occupée avant novembre 1942. C’est bien au Service de police anticommuniste (SPAC) que Garrido échappa en Bretagne à l’été 1942. En revanche, il fut arrêté à l’issue de plusieurs filatures organisées à Paris par la 3e section des Renseignements généraux (RG) entre l’été 1942 et le printemps 1943. Un indicateur joua un rôle crucial dans ces chutes successives qui décimèrent la direction du PCE. Il fut arrêté lors d’un rendez-vous avec un responsable national. Il ne pouvait savoir que tomber sur la 3e section des RG, travaillée par la Résistance, pouvait lui épargner le pire. De fait, tous les Espagnols arrêtés à Paris à cette occasion furent jugés devant la section spéciale près le tribunal de Paris. Condamné à deux ans de prison pour « activités communistes », il fut transféré à Eysses. Là, il participa à une révolte en 1944, mais elle échoua et Garrido fut déporté le 18 juin 1944 vers Dachau et ses Kommandos. Il revint de déportation.

Cet exemple illustre d’abord son engagement, mais aussi le rôle de la police française dans la répression de la Résistance même si, bien entendu, on n’oubliera pas le rôle des Allemands. Simplement, connaissant le terrain, la police française était la plus efficace. À Paris, un rôle essentiel fut tenu par les brigades spéciales des RG. C’est à elles qu’on doit les trois filatures, les arrestations et les interrogatoires des militants de la Main-d’œuvre immigrée (MOI) et, finalement, des FTP-MOI de la région parisienne. Son chef militaire, l’Arménien Missak Manouchian, est le plus connu. Il en fut le responsable militaire entre fin juillet et novembre 1943. La troisième filature aboutit à l’arrestation de la plupart des membres du groupe et lui-même fut arrêté en compagnie de son supérieur, Georges Epstein, qui dirigeait les Francs-tireurs et Partisans français (FTPF) de la région parisienne. S’ensuivit la neutralisation, des mois durant, de la lutte armée en région pari-

36. Les républicains espagnols ont été reconnus réfugiés à partir de 1945 en raison de leurs craintes à l’égard du régime franquiste.

sienne. Si la police française, bien meilleure connaisseuse du terrain, se montra particulièrement efficace, c’est bien devant un tribunal allemand que les combattants FTP-MOI furent jugés et condamnés à mort, tandis que l’Affiche rouge était placardée dans tout Paris. Et ce sont des militaires allemands qui exécutèrent les 22 hommes au Mont Valérien, la femme, Olga Bancic, étant envoyée en Allemagne pour être guillotinée.

LES ACTIONS

On connaît moins le rôle joué par la résistance polonaise non communiste en France. Elle nous concerne tout spécialement, car on retrouve des dirigeants du principal mouvement, l’Organisation polonaise de lutte pour l’indépendance (en polonais : Polska Organizacja Walki o Niepodległość, POWN), comme réfugiés enregistrés à l’Ofpra après la guerre, dont ses deux dirigeants Aleksander Kawalkowski et Antoni Zdrojewski. On l’a vu, les Polonais présents en France étaient mobilisés dans des unités spécifiques. Il y eut ceux qui purent isolément rejoindre Londres via l’Espagne et ceux qui organisèrent la résistance polonaise non communiste, en général anti-communiste, sur le territoire métropolitain. C’est à l’initiative d’Aleksander Kawalkowski 37, ancien consul général de Pologne à Lille, que fut créé le POWN dès 1941. Quant à Antoni Zdrojewski, c’était un militaire envoyé de Londres par le gouvernement polonais en exil. Le sigle est important car cela donne en français : « Organisation polonaise de lutte pour l’indépendance » … de la Pologne. Un tract de 1942 explicita même : « Tout pour la Pologne ! Rien que pour la Pologne ! ». Il fallut attendre le printemps 1944 pour que ce mouvement, très implanté parmi les mineurs polonais du Nord et du Pasde-Calais, intègre les Forces françaises de l’intérieur (FFI), tout en gardant, au demeurant, son autonomie. On ajoutera le réseau de renseignements F2, issu de la même mouvance, qui eut un rôle majeur, en particulier au moment du débarquement allié en Normandie. Le renseignement était un enjeu majeur pour tous les Alliés. On sait les liens de plusieurs réseaux avec l’Intelligence Service. On sait aussi le rôle de l’Orchestre rouge de Trepper et de quelques autres réseaux soviétiques comme celui dirigé par le français Robert Beck, mais où se trouvaient nombre d’étrangers.

Arrêtons-nous sur une personnalité qui mériterait plus d’un roman et dont on trouve la trace dans les archives de l’Ofpra : Jacques Bergier est né à Odessa. Cet adepte du paranormal fut aussi connu après-guerre pour avoir écrit avec Louis Pauwels Le Matin des magiciens. Mais, pendant la guerre, il joua en particulier un rôle essentiel au sein du réseau Marco Polo. Avec

Le général Antoni Zdrojewski, offi cier de carrière jusqu’en 1939 dans son pays, organise à partir de 1941 la résistance polonaise armée en France. Après la guerre, la Pologne étant passée sous le joug soviétique, il demande le statut de réfugié, qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1989.Lors de son action sur le territoire français, le général Zdrojewski sera connu sous les pseudonymes de « Daniel » ou « Nestor », avec ici les différentes photos d’identité utilisées.

37. Comme nombre de Polonais, Aleksander Kawalkovski a été protégé par l’Ofpra pour ses craintes à l’égard du régime politique imposé par l’URSS à son pays.

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