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Quels sont ces doux souvenirs d’enfance ?
1 Quels sont ces doux souvenirs d’enfance ?
Tous les matins, je me réveillais en pensant à un proverbe généralement africain. Ceux que ma mère me disait et répétait si souvent au cours de mon enfance. Ce matin-là, le proverbe qui m’était venu à l’esprit disait : « Celui qui ne sait pas où il va doit retourner d’où il vient. » À dire vrai, je n’avais plus vraiment l’impression d’être sur la bonne voie ces derniers temps. Je pensais follement qu’en retournant en Afrique, je me sentirais probablement moins perdue.
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Voilà que je me mettais à ré échir au point d’avoir de terribles maux de tête et un mal de dos atroce. Bonjour l’angoisse !
Avec mes cheveux décoi és et ma démarche de petite vieille, je n’avais envie de rien faire. C’était comme cela depuis maintenant 3 semaines. Nous étions en novembre. À Montréal, c’était l’hiver! 10 centimètres de neige au cours des derniers jours ! N’ayant pas de télévision, je passais mes journées dans mon petit appartement, seule
avec mes douleurs. J’observais les petits bonshommes accrochés sur le mur. Ils étaient en bois et venaient tout droit de l’Afrique, plus précisément du Bénin. En les regardant, je me suis demandé si l’un d’eux voudrait une gorgée de ma tasse de thé au gingembre.
Aucune réaction de leur part ! J’ai abandonné le projet, sachant que je délirais probablement. À la place, j’ai appelé maman pour prendre de ses nouvelles. — Allô ! Maman ? Maman ? Es-tu là ?
Au bout d’un moment qui a paru une éternité, elle m’a répondu : — Bonjour, ma lle.
J’ai entendu, au loin, comme le son d’une voix cassée, signe de fatigue. C’était bien la voix de ma mère. Elle était sûrement encore malade et, malheureusement, un océan nous séparait. Malgré son état, elle était contente de me parler. Je lui ai raconté ma journée. Je lui ai décrit la neige. Dans l’espoir de la faire rire, je lui ai parlé avec un accent québécois, bien qu’à son avis, le mien eût légèrement changé au l des dernières années.
Maman m’a demandé au bout d’un moment : — Est-ce que leur accent est causé par le froid ? — Cela fait partie de leur authenticité. C’est un peu comme nos accents en Afrique, lui ai-je dit d’un air complètement perdu. — Ma lle, je m’inquiète pour toi. Est-ce que tu es heureuse là-bas au Canada ?
Songeuse, j’ai repensé au bonheur et à la promesse que je lui avais faite quand je n’étais qu’une enfant. — Le bonheur… Lequel ? Celui que je t’ai promis ? Je nirai par te l’écrire ce livre. C’est une promesse ! — Ma lle, tu sais que le plus grand bonheur d’une mère, c’est de voir son enfant s’épanouir et réaliser ses rêves.
Rien qu’à entendre ta voix, cela me comble de bonheur. Pour le livre, tu dois savoir que celui qui passe à l’action est toujours meilleur que celui qui fait des promesses, m’a-t-elle expliqué dans
sa sagesse. Après d’autres questions usuelles, elle m’a dit au revoir et m’a promis de me rappeler le lendemain. Elle devait certainement se reposer elle aussi.
Si seulement elle savait… Pour ma part, parmi mes nombreux rêves, je caressais celui d’écrire un livre et de le lui o rir pour immortaliser nos souvenirs partagés ; ces contes et histoires invraisemblables que je lui inventais et qui la faisaient tant rire quand j’étais enfant, un jour, elle les tiendrait dans ses mains. Tâche di cile, car le thème était sur le bonheur. «Comment écrire sur le bonheur si je n’ai pas l’impression d’être heureuse moi-même ?» ai-je longtemps pensé en mon for intérieur.
Cela faisait donc des années que je reportais l’écriture de ce livre pour maman, faute d’être heureuse.
Ce matin-là, j’ai évité de la retenir longtemps au téléphone. Elle s’endormait, alors j’ai raccroché le cœur serré. Maman était tout pour moi. Elle tombait tout le temps malade et cela m’inquiétait énormément. De mon côté, les choses n’allaient pas bien non plus, mais je ne pouvais pas le lui dire de peur d’aggraver sa situation. Elle s’inquiéterait.
À 29 ans, c’est dans l’ordre des choses. On ne veut pas inquiéter sa mère à tout moment, on veut plutôt lui o rir des instants de bonheur impérissables. J’aimerais tant pouvoir être à ses côtés. Hélas, l’Afrique était si loin et si proche à la fois. Heureusement qu’à Montréal, dans la ville où je m’étais installée, l’Afrique était partout : dans le sourire des gens, dans les coins de rue et dans les conversations avec les chau eurs de taxi. Contrairement à d’autres quartiers où c’était plus froid, ici les gens étaient serviables, polis et ouverts d’esprit. On se croirait là-bas, malgré la neige. Mes souvenirs de l’Afrique me réchau aient le cœur quand il faisait froid. Ces sourires, ces éclats de rire, ces jeux, ces couleurs chaudes restées vivaces dans ma tête constituaient la couette qui me couvrait.
Nous avons tous ce rapport avec nos souvenirs d’enfance, qu’on aime se rappeler lors de nos retrouvailles.
Et vous, faites-vous comme moi ? Quels sont vos plus beaux souvenirs d’enfance ? Si vous les inscrivez dans les marges de ces pages, je peux vous garantir que quelques années plus tard, vous serez surpris de ce que vous aurez écrit.
Je repensais à la conversation avec maman et à l’écriture du livre sur le bonheur que je lui avais promis il y a déjà belle lurette.
Je me questionnais sur la raison qui m’avait conduite à lui faire cette promesse. Voilà ! Cela me revenait ! Je devais avoir environ 6 ans lorsque cela était arrivé. Ce jour-là, je l’avais entendue pleurer. D’abord tout doucement, en silence, puis, n’en pouvant plus, elle avait éclaté en sanglots. Je m’en souviendrai toute ma vie. Je revenais de l’école, toute excitée à l’idée de lui présenter le livre de conte que j’avais emprunté à la seule bibliothèque de la ville.
Ce livre racontait l’histoire de Hansel et Gretel. J’étais pressée que maman me la lise. Hélas, la découverte que j’avais faite était bouleversante pour l’enfant que j’étais… Maman ne savait pas lire! Elle ne l’avait malheureusement pas appris au cours de sa jeunesse. Du moins, pas en français. L’enfant que j’étais ne trouvait pas cela grave.
Elle était de nature si sensible que cela l’avait rendue triste. C’est là qu’elle s’était mise à pleurer. La voyant ainsi, ce jour-là, je m’étais accrochée à son pagne et j’avais aussi pleuré. Nous avions laissé libre cours à nos émotions en symbiose. Pour nous consoler, elle avait dit ceci : «Ne pleure pas. Ne t’en fais pas ma lle. Ce n’est rien. Cela ira.» Je l’entendais encore me dire : «Si seulement j’avais appris à lire le français, j’aurais été capable de lire tant d’histoires pour toi et avec toi.» Pourtant, elle avait tort de penser cela, car elle ne savait peut-être pas lire en français, mais heureusement, elle racontait les plus belles histoires au monde, des histoires que vous ne lirez sûrement jamais dans un livre.
Maman avait réussi à me transmettre des valeurs fondamentales telles que l’humilité, le pardon et le partage. Elle disait que tout un chacun a toujours quelque chose à nous apporter. Pour cela, il faut être à l’écoute pour saisir les précieux trésors que transportent les personnes de bonne volonté. Témoin de cette situation que j’avais créée, je lui avais fait cette promesse: « Nènè, ne pleure pas. Ne pleure plus. Un jour, j’écrirai des livres, mais surtout, je t’en écrirai un. Tu n’auras même pas besoin de le lire, car chacune des pages te rendra hommage et chaque histoire parlera de toi. » Avec le magni que sourire, rare comme l’arc-en-ciel qui s’était dessiné sur ses lèvres, elle m’avait répondu d’une voix teintée d’espoir: « Que Dieu te bénisse, ma lle. J’attendrai ce livre jusqu’à mon dernier sou e. Il fera mon bonheur. »
Me remémorant ce souvenir important de ma vie, mon état de fatigue ne m’aidant en rien, j’ai ressenti l’envie folle d’écrire ce livre. Il fallait absolument que j’écrive ce livre. Hélas, je manquais d’inspiration et j’avais de la di culté à me concentrer.
Les heures ont passé. J’étais encore assise dans le sofa du salon, en manque d’inspiration. Je savourais lentement un thé au gingembre, tout en chant onnant une petite mélodie que j’avais inventée. Elle me rappelait maman. Je la chantais habituellement lorsque je faisais face à un obstacle.
« Neneyooo Neneyooo Neneyoooo Nene Kamora » (Maman, maman, maman, maman, es-tu là ?)
«Neneyooo Neneyooo Neneyoooo Nene Kamora» (Maman, maman, maman, maman, es-tu là ?) Soudain, pendant que je chantais, j’ai entendu une voix au loin. E rayée, je me suis demandé qui cela pourrait être et, de toute
façon, je préférais ne pas savoir. La voix a poursuivi de plus belle : « Je suis l’enfant dont tes pleurs brisent le cœur. » — Où es-tu alors ? ai-je demandé timidement. — Je suis là. Je suis dans chaque miroir que tu prends pour te regarder, a répondu l’enfant.
Alors, je me suis posée devant le miroir et j’ai observé. Là, tout a commencé en me dévisageant attentivement. Mes cheveux décoi és depuis le matin, les traits de la fatigue sur le visage représentaient mon re et, puis j’ai subitement eu comme un ash. Moi en petite lle et le sourire que j’avais enfant et dont tout le monde parlait. Mon imagination me jouait-elle des tours? Plusieurs questions se sont alors mises à me tourmenter, dont la plus mystérieuse : «Comment était-ce possible ?» Alors, je lui ai posé la question : — Pourquoi ne puis-je pas te voir ?
L’enfant a ri de bon cœur avant de me dire : — Ferme les yeux.
J’ai exécuté sa demande. J’ai fermé les yeux et je les ai ouverts à nouveau. Rien. Je ne la voyais pas. Quand j’ai regardé dans le miroir, il n’y avait que moi. Personne d’autre. Je ne contemplais que mes cheveux en bataille, mon air inquiet et moi. Étais-je en train de devenir folle ? — Ah non ! a lancé la voix de l’enfant en se moquant. Je suis bien réelle. Je suis toi et tu es moi. Quand tu te vois, c’est moi que tu vois. Mais vu que tu es tout le temps occupée à faire des a aires de grandes personnes, comme te plaindre pour tout et pour rien, tu m’as mise au placard. Devenir adulte et faire face à des responsabilités, ce n’est pas cesser de croire au plaisir et au bonheur que tu avais lorsque tu étais enfant. Ce n’est pas cesser de rêver et d’imaginer un monde plus enthousiaste. Si seulement tu pouvais me laisser revenir dans ta vie, tu te porterais mieux. Je t’accompagnerais dans tes dé s quotidiens. Enfants, nous étions inséparables. Tu étais moi et j’étais toi. Un jour, tu as grandi et tout a changé. Lorsque tu es devenue adulte, je t’ai
interpellée plus d’une fois, mais tu es demeurée muette. Sans aucun résultat, je me suis résignée à croire que tu ne voulais plus de moi.
Soudain intriguée, j’ai interrompu la voix tout doucement : — Comment peux-tu être moi ? Ce n’est pas possible! Qui es-tu en vérité ? Je ne me rappelle pas de toi. Montre-toi. Peut-être que je te reconnaîtrais si je te voyais ?
Elle a ignoré ma requête, m’expliquant plutôt que le jour où j’ai voulu commencer l’écriture du livre de maman, elle était la petite voix dans ma tête qui me poussait à continuer, malgré mes mille et une choses à l’agenda. — Que s’est-il passé ce jour-là ? — Tu voulais écrire, mais tu manquais d’inspiration. J’étais la voix qui a commencé par te demander de te remémorer tes souvenirs d’enfance. Tu m’as répondu que tu n’en avais pas besoin et que tu voulais plutôt écrire un livre sur le bonheur et non sur de simples souvenirs. Quand j’ai voulu insister, cela t’a agacée. Tu es donc partie dans la salle de bains pour te débarbouiller et, en regardant dans le miroir du lavabo, tu as crié : «Sors de ma tête !» J’ai exaucé ton vœu… Depuis, je suis restée enfermée dans le miroir. — Je ne comprends toujours pas. Je t’entends, mais je ne peux pas te voir… — Pour arriver à me voir, il faut que tu écoutes ce que j’ai à te dire.
Qu’est-ce qui m’arrivait en vérité ? J’entendais une voix qui me disait que je l’avais enfermée dans un miroir, une voix d’enfant qui me disait qu’elle était moi. Pourtant, je n’étais plus une enfant. J’avais vingt-neuf ans. J’hallucinais. Rester cloîtrée dans mon appartement ne me réussissait pas. Je ferais mieux d’aller prendre l’air.
— Ce matin, a continué l’enfant, je t’ai entendue te poser la question suivante : «Quels sont nos doux souvenirs de l’enfance?» Je vais te répondre.
Les meilleurs souvenirs sont ceux vécus avec maman. Ce qui les rend magiques, c’est le fait qu’ils se sont tous déroulés dans un endroit précis. Laisse-moi te parler de ce lieu. De là d’où je viens, tout a une valeur. À cet endroit, on trouve des gens qui n’ont pas grand-chose, mais ils sont heureux. Grand-mère, par exemple, je m’en souviens, elle disait : « Tu ne dois pas manger devant les étrangers sans partager d’abord avec eux. Sinon, ils te mangeront. » Certes, quelle idée farfelue ! Pourtant, ce genre d’histoires fait partie des plaisirs de l’enfance.
Dans cet endroit, nous avons tout en commun. Cette enfance bercée de croyances et de superstitions qui, souvent, tirent leur source des contes et légendes qui nous entourent.
En ce qui me concerne, lorsque j’avais une mauvaise note à l’école, grand-mère me faisait comprendre que mes échecs scolaires avaient leur raison d’être. Et quelle raison ! J’avais échoué à cause de la jalousie d’une tierce personne. Ce dernier avait pris mon intelligence pour la transmettre à un autre, me disait gentiment grandmère pour me réconforter. Je viens de là où l’on perçoit le surnaturel comme étant quelque chose de si naturel. Un endroit où les chances peuvent être con squées. Avoir grandi là-bas, c’est aussi avoir reçu des enseignements passant par un éventail de croyances.
Une mosaïque est disponible pour tous les goûts, pour chaque thème et autour de chaque domaine de la vie. Par exemple, celles tournant au tour du respect, j’en ai tel lement en tendu parler. À savoir, toute personne qui croise les jambes devant son aîné pourrait risquer de voir ses jambes collées pour le restant de sa vie. Aussi, nous n’avons pas le droit de balayer la nuit ni de se peigner les cheveux, car c’est considéré comme un rituel servant à appeler les mauvais esprits, mais nous risquons surtout de faire du bruit et de perturber le sommeil de nos ancêtres.
Tu entendras aussi que jouer avec les cailloux porte malheur et que verser de l’eau chaude à terre peut réveiller les morts. Quelquefois, lorsque nous jouions mes frères et moi et que je m’amusais à attacher l’un d’eux, grand-mère m’interpellait et disait : «Une personne que l’on attache deviendra voleuse plus tard et celui qui commet cet acte en devient le responsable.» Lorsqu’elle disait cela, je riais aux éclats.
Chez nous, tout a un sens, un but, un motif et même s’il n’y en a pas, on lui en trouve un.
À cet endroit, la culture a été marquée par les superstitions. Là-bas, tout s’anticipe et s’explique avec facilité. Il n’y a pas de récréation inutile. Tout est enseignement dans cette école qu’on appelle La Vie. Voilà d’où je viens, a conclu l’enfant avant de se taire à nouveau.
Après son intervention, je n’ai rien dit et elle non plus. Ce fut le silence total pendant plusieurs minutes. Je me sentais mêlée et chamboulée par ce qui était en train de se passer entre elle et moi.
J’en ai pro té pour reprendre un instant mes esprits lorsque soudain, elle a repris la parole. Elle m’a parlé doucement. J’ai saisi l’occasion pour lui demander de me raconter d’autres souvenirs d’enfance qu’elle avait vécus.
Quelque chose en mon for intérieur m’a dit qu’il y avait dans son histoire quelque chose de connu, mais j’ignorais quoi pour l’instant. — Tu ne m’écoutais pas. Tu ré échissais aux questions que tu voulais me poser pendant que je te parlais. Tu le fais tout le temps, d’ailleurs.
Réalisant qu’elle me parlait depuis toujours et que je ne l’écoutais pas, j’ai baissé les yeux, honteuse. — Pardonne-moi.
L’enfant a accueilli avec bienveillance mes excuses, mais a poursuivi en me partageant une de ses sagesses.
— Pardonne-toi à toi-même. Celui qui n’écoute pas n’apprend pas. Comment puis-je te parler de mes souvenirs d’enfance, alors que je suis moi-même une enfant ?
N’entend que sa voix, je l’ai questionnée. — Quel âge as-tu ? — Tu poses tout le temps des questions.
Nombreuses sont les questions que je me posais e ectivement à son sujet. Soudain, sa voix a interrompu mes pensées. Elle a ajouté, comme si elle lisait en moi : «J’entends les questions auxquelles tu es en train de penser. Pour une fois, fermons la fenêtre d’interrogations.» Elle m’a dit au revoir et m’a fait la promesse de revenir un autre jour. Elle ne le savait peut-être pas, mais je l’attendrais comme quand on attend devant sa fenêtre que l’hiver nisse tellement notre rencontre m’avait touchée au plus profond de mon être. Je me suis endormie sous le bruit de ses pas que j’entendais au loin, comme une douce mélodie. C’était comme s’il me souhaitait bonne nuit.