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Ubuntu : je suis, parce que nous sommes

11 Ubuntu : je suis, parce que nous sommes

Ce matin, il n’y avait ni proverbe ni plante à arroser. Il n’y avait pas de conversations que les voisins écouteraient. Toutes ces histoires avaient forgé ma personnalité et rétabli ma con ance en moi-même et j’avais pu en n nir le livre que j’avais promis à ma mère. Son titre était simplement «Le Livre de Maman», auquel j’ai ajouté en sous-titre : «Il est là mon bonheur.» Parce que ce livre est le résultat de ma double mission, celle de l’adulte qui veut écrire des contes pour tenir compagnie à sa mère, laquelle a fait l’e ort d’apprendre le français pour le lire, et celle de l’enfant que j’étais et qui a promis de partir à la recherche du bonheur pour le lui ramener. Maman n’allait pas bien ces derniers temps. Je m’inquiétais. J’ai d’ailleurs reçu un appel qui a bouleversé tout mon programme de la journée. Elle était hospitalisée, car sa tension artérielle avait monté

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d’un cran. Les médecins craignaient pour sa santé et disaient qu’elle devait subir une opération.

J’ai déjà pleuré toutes les larmes de mon corps. Pour mes 30 ans, je voulais lui faire une surprise. Lui annoncer que son livre était en n prêt. Celui que je lui avais promis, le bonheur qu’elle avait toujours attendu. O rir le livre à maman devenait plus urgent que jamais. J’étais persuadée que ce livre allait lui procurer le plus grand des biens. J’espérais même qu’elle trouverait dans ces histoires un remède à ses maux. Au fond de moi, j’y croyais. Les circonstances actuelles de son état de santé m’obligeaient à prendre aussitôt un billet d’avion pour aller la retrouver. Elle ne le savait pas encore. Au travail, ils m’ont dit que si je partais, je perdrais mon poste. Ce n’était pas grave. Mes priorités étaient ailleurs pour l’instant. Du travail, j’en trouverais bien à mon retour. J’étais décidée à aller la retrouver coûte que coûte! Je m’en allais retrouver maman pour lui remettre mon livre de contes et, surtout, inspirée par l’enfant derrière le miroir.

Me voici donc dans un taxi, en direction de l’aéroport PierreElliott-Trudeau de Montréal. Mon chau eur de taxi était un monsieur d’une soixantaine d’années à l’allure sportive, pas très grand et musclé. Il portait une chemise de couleur dorée avec une coupe afro. Il avait un accent aussi apaisant qu’authentique. Il était Haïtien. Il conduisait calmement et sereinement. Avec l’âge, certainement qu’il avait acquis l’expérience. — Êtes-vous Haïtienne, Madame ? m’a-t-il demandé aimablement. — Non. Je suis Africaine, lui ai-je répondu. — C’est pareil ! a-t-il répliqué avec un grand sourire. Tous les Haïtiens sont originaires d’Afrique. Haïti, c’est «l’Afrique des Amériques», a-t-il conclu. — Vous avez raison, en e et.

Il a continué de me parler et m’a brièvement raconté son histoire sur la façon dont il est arrivé à Montréal et pourquoi il aime son travail de chau eur de taxi. Cela lui permettait de parler avec les gens puisqu’il vivait seul. Son histoire m’a touchée. J’avais de la sympathie pour lui. À mon tour, j’ai décidé de lui raconter la mienne. Je lui ai parlé de l’enfant derrière le miroir, en lui expliquant que j’avais fait la rencontre d’une petite lle qui était devenue mon amie et que notre rencontre m’avait totalement transformée. Par curiosité, il m’a demandé : «À quoi ressemble-t-elle ?» Je ne lui ai pas répondu. Je ne savais pas quoi répondre. Devais-je dire qu’elle me ressemble ? Devais-je dire que si j’avais un enfant, il lui ressemblerait ? Mon silence face à sa question s’éternisait. — Madame, vous croyez encore au bonheur ? a-t-il repris pour changer de sujet. — N’est-ce pas le but de toute vie ? — Vous ne répondez donc jamais directement alors, a-t-il dit en riant. Si jamais vous cherchez le bonheur, croyez mon âge avancé, je vous conseille de prendre un miroir et de vous questionner. Votre re et vous dira tellement de choses vraies que vous nirez par avoir vos réponses. De la même façon que si je vous dis que vous avez une tache sur le visage, vous prendriez un miroir pour véri er. C’est comme ça que le miroir vous donne les réponses sur votre bonheur. Au début, il se peut que cela prenne un peu plus de temps. Surtout, pour réussir, il faudra que vous vous parliez doucement. Que vous preniez le temps de vous apprivoiser. Je l’ai écouté attentivement, mais j’ai choisi volontairement de ne pas répondre. Sans rien ajouter, il a allumé la radio et a mis une musique provenant d’Haïti. Je lui ai parlé d’un groupe qui s’appelait « Zenglen Kompa ». C’est un ami qui me l’avait fait découvrir et j’adorais. Le monsieur m’a appris que ce dernier était l’un des groupes musicaux haïtiens les plus populaires au monde.

Dans sa voix, on aurait dit que son pays lui manquait terriblement. Pour en être sûre, je lui ai demandé : — Monsieur, entre Haïti et le Canada, lequel de ces pays portezvous le plus dans votre cœur ? — Madame, séparer ces deux pays, c’est un peu comme si vous me demandiez de choisir entre ma femme et ma mère. C’est un choix di cile, car on les aime jalousement toutes les deux. De façon di érente, certes. C’est tout.

J’ai souri et l’ai laissé pro ter de la belle musique qu’il savourait pleinement. Assise sur la banquette arrière, j’ai également pro té de ce moment avec moi-même. J’avais pleinement con ance que tout irait bien pour maman. Ce monsieur venait de m’enseigner une belle leçon de vie et je savourais cette sagesse. Cela me faisait penser à combien l’enfant avait une place de prédilection dans mon cœur, mais que cela n’enlevait absolument pas celle de maman. Toutes deux, à leur façon, incarnaient le bonheur, mais di éremment. Ma mère m’avait donné la vie, et l’autre, elle lui en avait donné un sens. Elle avait fait naître en moi le désir de m’améliorer, de grandir et de me réaliser pleinement.

Elle me manquait terriblement, de même que ses histoires qui donnaient des conseils, désignaient les défauts à corriger et les qualités à conserver, tout en passant parfois par des ré exions sur la croissance personnelle, la spiritualité, l’estime de soi, le rêve et la gratitude. Grâce à elle, j’avais pu écrire pour maman. D’une part, il y avait dans ce livre un désir de célébrer et de rendre hommage à cette femme qu’est ma mère. D’une autre, il y avait aussi ce besoin de rappeler à tous que derrière chaque miroir, il y a un enfant qui n’attend que vous. Tous ces contes que j’o rirais bientôt à maman étaient là pour retrouver le bonheur, à partir de notre enfant derrière le miroir. Voilà ce qui était magni que.

Le chau eur m’a interrompu alors que j’étais à nouveau perdue dans mes pensées :

— Madame, retournez-vous chez vous en Afrique ? — Oui, cher Monsieur, je m’en vais retrouver ma mère et lui o rir le bonheur. — Nos ancêtres viennent du Bénin, de la Guinée et du Congo. Si l’on souhaite connaître l’Afrique, quel pays conseillerez-vous de visiter en premier ? — Quel que soit le pays de votre choix, vous y trouverez ce que vous recherchez. — Merci, Madame, je vais y penser. Au passage, vous m’avez l’air jeune ! Pro tez de la vie ! Lorsque vous ne savez plus où vous allez, souvenez-vous d’où vous venez, de qui vous êtes, de ce que vous êtes devenue et du chemin parcouru.

Ce précieux conseil a trouvé un écho en moi et m’a rappelé mes racines africaines qui prenaient vie, même si je vivais à Montréal.

Nous voilà arrivés à l’aéroport. Le chau eur s’est garé derrière une voiture bleue. Nous attendions que les passagers déchargent les valises en toute sécurité. — Madame, j’espère que vous pourrez continuer à vous reposer durant votre vol. — Merci, ai-je dit en payant la course.

Je suis descendue, de même que le chau eur. Il m’a aidé en sortant mes valises. Je lui ai dit au revoir en le remerciant de son agréable compagnie pendant le trajet. C’est lorsque je suis entrée dans le hall de l’aéroport que j’ai senti un grand vide m’envahir. Je ne retrouvais plus mon livre. J’ai fouillé dans mon sac. Il n’était pas là. Prise de panique, j’ai laissé mes valises et je suis sortie précipitamment en espérant que mon livre soit tombé pendant que j’avais pris mes valises. Dehors, il n’y avait rien. Rien au sol, rien à côté. J’ai posé des questions aux agents de l’aéroport qui guidaient les véhicules. Ils n’avaient rien vu. Qu’avais-je fait de la seule copie du livre de

maman? Qu’allais-je faire ? J’étais là à me poser mille questions et à retenir mes cris et mes larmes lorsque j’ai entendu une voix familière dire : «Madame !».

C’était mon chau eur qui m’appelait. Il s’était rendu compte que j’avais laissé le livre dans son taxi et avait fait demi-tour pour me le rapporter. Quel soulagement ! Quel homme bienveillant ! Il m’a remis le livre, que j’ai serré à nouveau si fort contre mon cœur en remerciant chaudement le chau eur.

— De rien, Madame. Je suis revenu parce que le livre semblait important pour vous. Vous l’aviez contre votre cœur durant tout le trajet. Vous ne l’avez déposé que pour ouvrir votre sac et me payer.

Je ne pouvais faire autrement que de courir vous le ramener. — Je vous remercie in niment. Sincèrement, merci! lui ai-je encore dit pour lui témoigner ma gratitude. — Mais, dites-moi, de quoi parle ce livre au juste ? m’a-t-il demandé avec curiosité. — Ce livre parle à ma mère. Il est pour elle et j’espère qu’il fera son bonheur, lui ai-je dit tout en continuant de serrer le livre contre ma poitrine.

En quittant le chau eur qui venait presque de me sauver la vie en ramenant le livre, je me suis dit que j’avais eu beaucoup de chance. Je ne savais pas ce que j’aurais fait si je n’avais pas retrouvé le livre ni ce que j’aurais dit à ma mère en la voyant. J’ai retrouvé mes bagages et, en serrant bien mon livre dans mon sac à main, je suis partie d’un pas soulagé vers les agents de l’aéroport pour faire mes formalités. Comme j’étais en avance, j’allais même pouvoir prendre un café avant l’embarquement. Les agents devaient certainement se demander pourquoi cette jeune femme souriait constamment et si elle n’était d’ailleurs pas suspecte. J’étais heureuse, voilà tout ! Et surtout motivée parce que maman allait pouvoir lire son livre. Il était désormais ni. J’allais le lui o rir et elle serait si heureuse de l’avoir

en n qu’on le lirait ensemble. Grâce à ma présence auprès d’elle, elle se rétablirait rapidement. Si elle est trop fatiguée, nous inverserons les rôles et ce sera à moi de lui lire une histoire pour qu’elle s’endorme. C’est parce que j’entrevoyais tout cela que le sourire ne quittait plus mon visage.

Pourtant, j’avais transpiré à force de courir partout pour retrouver mon livre, j’avais eu des sueurs froides et mes cheveux avaient perdu leur splendeur. Les formalités étaient nies. Avant d’aller prendre un café et de m’envoler ensuite vers l’Afrique, j’allais me refaire une petite beauté.

Les toilettes étaient situées non loin du Café, dans la zone des embarquements. Plusieurs voyageurs étaient assis tout en attendant d’être appelés. Certains étaient en famille, d’autres en couples et d’autres voyageaient en solo comme moi. Parmi ceux qui étaient seuls, des écouteurs blancs dans les oreilles indiquaient clairement ceux qui étaient au téléphone avec des proches ou ceux qui écoutaient de la musique pour passer le temps. Je ferai certainement pareil, mais avant, je devais faire un tour aux toilettes. En entrant dans celles pour femmes, j’ai croisé une jeune femme et sa lle qui en sortaient. La jeune enfant était toute mignonne avec ses grands yeux et ses cheveux bouclés. Elle sautillait tout en marchant et sa maman essayait de suivre son rythme.

J’ai trouvé le s pectacle si beau que je n’ai pu m’empêcher de leur sourire à mon tour. Je me suis mise à penser à l’enfant du miroir, que je n’avais pas revue depuis mon anniversaire, et je me demandais d’ailleurs quand j’en aurai moi-même. Être en couple ne me réussissait pas avant parce que j’avais du mal à être moi-même et à m’investir dans une relation.

Je trouvais presque l’idée encombrante et risquée avec toutes les histoires que j’avais vécues en amour. Bizarrement, cette fois-ci, je me sentais nouvelle, légère et déterminée à faire les choses de la bonne façon. « Je devrais y ré échir attentivement », me suis-je dit

en tirant la chasse. En me lavant les mains, j’ai regardé dans le miroir la jeune femme que j’étais devenue. Je me suis lavé le visage pour me rafraîchir un peu et, en levant la tête pour regarder mon re et dans le miroir du lavabo, j’ai été surprise de tomber sur un visage familier qui n’était pas apparu depuis mon anniversaire.

Ce visage me souriait à son tour. C’est là que j’ai entendu sa douce voix à laquelle je m’étais habituée ces deniers temps. L’enfant était là et elle me souriait à nouveau. Elle était là dans le miroir.

J’allais bientôt partir pour aller voir ma maman et je la revoyais dans un miroir. Il n’en était plus question. — Je veux vraiment que tu sortes du miroir, lui ai-je dit gentiment.

Elle continuait de sourire. — Je veux que tu viennes avec moi pour aller voir Nènè, ai-je repris de plus belle. Tu ne peux plus être dans un miroir, je ne veux plus que tu apparaisses et disparaisses sans que je ne sache comment te parler quand je veux, et que je m’inquiète si tu vas bien parce que je n’ai plus de tes nouvelles. — Si tu le veux, alors tu peux, a-t-elle répondu sur un ton très énigmatique. — Je ne veux que ça. Je veux que tu reviennes dans ma vie. Je le souhaite de tout mon cœur. Viens et partons pour l’Afrique. Nènè nous attend. — Alors, mets tes deux mains contre le miroir et dit :

« Ubuntu, Ubuntu, Ubuntu. »

Je n’ai pas hésité une seconde. J’ai mis mes deux mains à plat contre le miroir et j’ai dit la phrase en fermant les yeux, comme pour lui donner plus de force. — Ubuntu ! Ubuntu ! Ubuntu ! ai-je presque crié dans les toilettes de l’aéroport Pierre-Elliot-Trudeau.

Les frissons qui ont parcouru tout mon corps à ce moment-là, la sensation que j’ai eue d’être subitement remplie de chaleur, me faisaient vibrer comme jamais. Était-ce réel ou magique ? En ouvrant

les yeux et en regardant, la chair de poule sur mes bras, j’ai compris que quelque chose venait réellement de se passer.

Mon re et dans le miroir me le con rmerait, puis j’ai vu dans mes yeux un éclat d’innocence que je n’avais pas observé depuis bien trop longtemps. Mes yeux étaient purs, mon regard, doux. On aurait dit la petite lle qui sautillait tantôt et que sa mère essayait de rattraper. Cette candeur dans mon regard m’a con rmé que j’avais réintégré l’enfant et qu’elle n’était plus dans le miroir. — Que veut dire UBUNTU ? lui ai-je demandé. — Je suis, parce que nous sommes, a répondu une voix dans ma tête.

Cette voix était plus distincte que d’habitude. Elle résonnait clairement dans ma tête, comme si elle était vraiment en moi. — C’est une expression inspirée d’une philosophie africaine, humaniste et solidaire. Elle est la dé nition la plus excellente de la solidarité, de l’entraide et du partage. Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous. C’est en étant ensemble que nous existons toutes les deux. — J’existe désormais parce que tu es revenue en moi, ai-je murmuré a ectueusement. — Et maintenant que je suis revenue en toi et que tu existes entièrement, tu vas pouvoir t’ouvrir aux autres et te rendre disponible pour faire partie du grand tout.

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