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Que regardons-nous exactement dans le miroir ?
7 Que regardons-nous exactement dans le miroir ?
Aujourd’hui, en me réveillant, je me suis sentie comme ce proverbe africain qui dit : « La nuit dure longtemps, mais le jour nit toujours par arriver. » En réalité, depuis l’autre soir, je sou rais terriblement. Le départ de l’enfant avait laissé un immense vide dans mon cœur. Chaque soir, je m’endormais le cœur serré avec l’espoir que le lendemain serait meilleur que la veille, mais la douleur demeurait malgré toute ma bonne volonté à la faire taire. Ce matin, j’ai appelé maman avec l’espoir qu’elle puisse, à son tour, me remonter le moral. Pendant notre brève conversation, je lui ai posé une question qui lui a paru étrange : — Maman, lorsque tu te regardes dans le miroir, que vois-tu ? — Mon âge, a-t-elle répondu en souriant. Et toi ? Tu regardes quoi dans ton miroir ?
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Je ne lui ai pas répondu immédiatement a n de garder mon secret toujours intact. — Ma lle, est-ce que tout va bien ? — Oui… C’est juste que ces temps-ci, je suis un peu triste. Mama, puis-je te demander autre chose ? — Tout ce que tu voudras, mon enfant. — Que dirais-tu à une personne qui veut apprendre à demander le pardon aux autres ? — Il est essentiel de commencer par se pardonner soi-même. — Comment se pardonner soi-même permet de demander pardon aux autres ? — L’acte de se pardonner est un remède. C’est comme une infusion que l’on prend pour aller mieux. — Qu’arrive-t-il lorsqu’on pardonne à une personne, mais qu’on n’oublie pas la faute commise ? — Cela veut juste dire que ton pardon n’est pas sincère. — Comment sait-on qu’un pardon est sincère ? — C’est un processus naturel qui dépend de la conscience qu’on a du tort causé ou subi par soi ou l’autre.
Je n’étais pas certaine d’avoir bien cerné. J’ai continué à la questionner pour recevoir un peu de sa sagesse. — Comment prendre conscience du tort causé ou subi ? — Lorsqu’on demande pardon à une personne, c’est parce qu’on reconnaît qu’on lui a fait du mal avec nos paroles et nos actions, n’estce pas ? Mais si demander pardon à cette personne qu’on a o ensée nous fait mal, cela veut dire qu’on ne considère pas le tort causé. Il n’y a donc pas de pardon si la faute n’est pas reconnue et s’il n’y a pas un ajustement de nos actions et de notre comportement. Quand on pardonne, ce ne sont que des paroles vaines. Il faut surtout se faire con ance et avoir l’humilité de demander pardon. — Est-ce qu’on devrait faire con ance à une personne que l’on connaît à peine ?
— La con ance, c’est très important, m’a-t-elle dit naturellement. — Quoi donc ? — Lorsqu’on connaît une personne, on doit s’imaginer qu’elle a de bonnes valeurs à l’intérieur d’elle. À première vue, tu dois la voir comme étant une feuille blanche qui va se remplir au fur et à mesure que vous allez évoluer dans votre relation. Il faut éviter le contraire, donc de juger à première vue. — Tu en parles comme si c’était facile. Est-ce le cas ? — Cela devrait même être un devoir ! — As-tu un exemple concret à me partager ? lui ai-je demandé. — Que font deux enfants qui se rencontrent pour la première fois?
Même si je tentais de comprendre sa question, à vrai dire, avec mes yeux d’adulte, je l’ignorais. — Dis-le-moi. — Ils jouent ensemble, rient et partagent leurs jouets sans se poser de questions. — Je vois… lui ai-je dit en pensant soudainement à l’image de deux enfants en train de jouer ensemble.
Un silence de quelques secondes s’est installé avant que je laisse échapper un soupir. Je lui ai dit au revoir, mais avant de raccrocher, maman m’a demandé : — Ma lle, pourquoi m’as-tu posé la question sur ce qu’on voit quand on regarde dans un miroir ? Qui y a-t-il ? Je suis curieuse.
Je suis restée muette comme une taupe, car je ne savais pas quoi répondre. Il était encore trop tôt pour lui parler de ma rencontre avec la mystérieuse enfant du miroir. Je ne tenais surtout pas à l’inquiéter. Voyant que je ne répondais pas, elle m’a dit : «Ma lle, celui qui brise quelque chose a la capacité de le réparer. Je sais que tu y arriveras.» Elle a raccroché et m’a promis de me rappeler plus tard. À ma question, je n’avais pas eu de réponse. Je voulais comprendre si ce que le miroir nous renvoyait comme re et pouvait être porteur de messages. Comme ma mère qui y voyait son âge et moi qui y cherchait une
enfant que j’y aurais enfermée. Beaucoup d’entre nous sont interpellés par leur propre image que leur renvoie le miroir. Ils y voient quelque chose qui leur est propre, qui leur dit quelque chose d’une certaine façon et les poussent parfois à changer. Les femmes se maquillent et se coi ent devant le miroir, tandis que les hommes se rasent la barbe et s’ajustent la moustache. Le miroir donne de nous un certain jugement. Moi j’y ai retrouvé ma part d’enfant. Et vous, cher lecteur ?
J’ai passé une bonne partie de ma journée dans le lit et l’autre devant les di érents miroirs de la maison… Toujours à la recherche de l’enfant. Hélas, elle ne s’était plus manifestée depuis la dernière fois. Il était tard. Je n’avais pas sommeil. J’ai entendu un bruit. Je me suis précipitée vers le miroir. Ce n’était pas elle. C’était plutôt mon cellulaire qui vibrait dans mes poches. Maman me rappelait, avec un air inquiet. — Bonsoir, ma lle. Je viens de me réveiller et j’ai pensé à toi. Pourquoi ne dors-tu pas ? À Montréal, il est tard… — Je n’y arrive pas, lui ai-je répondu désespérément. — Je suis ta mère… Tu peux tout me dire, a-t-elle insisté gentiment.
J’hésitais. Mais j’avais besoin de parler. Qui d’autre que ma mère pouvait me comprendre ? Alors, je me suis avancée. — Tu sais, maman, j’ai récemment fait la rencontre d’une enfant dont l’imagination fertile est telle que quand je parle avec elle, j’ai le sentiment d’être à une fête à laquelle je suis la seule invitée. — C’est drôle, elle me fait penser à toi. D’où vient-elle ? m’a-telle dit en riant. — Elle vient d’un endroit où les chances ont été con squées, lui ai-je dit simplement. — Comme c’est étrange. J’ai déjà entendu cette phrase quelque part.
Curieuse, je lui ai demandé : — Où donc ? — Tu sais, ma lle, je vais te raconter une petite histoire. Je ne l’ai jamais dit à personne jusqu’à présent. Ce matin, lorsque tu m’as parlé de miroir, j’ai repensé à des souvenirs. Ma mémoire s’est rappelé certaines choses.
Malgré l’heure tardive, je me suis assise confortablement dans mon lit. Je l’ai écoutée avec intérêt. — Un jour, je devais avoir 29 ans à l’époque, je venais d’apprendre le décès de ton grand-père. Ma vie a complètement basculé, car j’avais le sentiment de tomber dans le néant. Je passais mes journées à me lamenter sur mon sort. J’allumais la radio et je faisais jouer sa cassette préférée à répétition. Un matin, pendant que je l’écoutais, j’ai entendu la voix d’un enfant. Je n’en croyais pas mes oreilles. Elle venait tout droit de la radio. Elle disait : «Ouvre la radio et laisse-moi sortir. Je suis fatigué de loger dans cette cassette. Tout est triste ici.» Toute étonnée, je me demandais ce qui se passait. J’ai cru qu’on avait enregistré autre chose sur ma cassette. Mais lorsque je l’ai sortie de la radio, j’ai vu comme dans un rêve un enfant en sortir. Il m’a demandé de lui dessiner l’avenir sur un bout de papier. J’étais tétanisée. Était-il réel ou était-ce plutôt le fruit de mon imagination ? Qu’est-ce qui m’arrivait ? L’enfant a insisté : « Dessine-moi l’avenir sur un papier.» Il était obstiné en plus d’être mystérieux, ce qui m’a mise en colère. Je me faisais donner des ordres par un enfant sorti tout droit d’une radiocassette. Tu connais ta maman. Quand il s’agit d’oser, je deviens intraitable. Je me suis mise tellement en colère que j’ai pris le morceau de papier et je l’ai déchiré sous ses yeux. Et il a disparu. En tout cas, j’ai repris mes esprits en transpirant. Voilà qu’un autre jour où j’étais assise dans la cour seule parce que vous étiez tous à l’école, le même enfant est revenu me voir. Je l’ai vu rentrer dans la maison et j’ai même cru que c’était un enfant du quartier tellement il semblait réel. C’est quand
il s’est approché que je l’ai reconnu. Pour te dire combien je me suis inquiétée, j’ai commencé à me gratter la tête, j’avais des picotements dans les cheveux et je pensais que j’hallucinais. Sans me saluer, il m’a dit : «Il est temps de pardonner à ton père d’être parti plus tôt. Maintenant, dessine-moi l’avenir.
Puis, un silence s’est installé. Je n’entendais plus maman. — Allô ? Allô, maman ? C’est mon téléphone. Il s’est éteint.
Je me suis précipitée pour le brancher et je l’ai rappelée aussitôt. — Mama, je suis désolée, ça a coupé. Que s’est-il passé ensuite? Qui était cet enfant ? Lui as-tu fait son dessin ? — Cet enfant était di érent de vous et de ceux que je croisais. D’habitude, les enfants s’adressaient à moi avec plus de gentillesse, mais celui-ci s’adressait à moi comme s’il était mon égal. Un enfant impertinent. De quel droit me parlait-il du décès de mon père? Et qu’est-ce qui lui faisait croire que j’en voulais à mon père d’être parti si tôt ? C’est à ce moment que j’ai ressenti une douleur au cœur à l’évocation du décès de mon père. J’avais encore mal. Mon papa chéri me manquait encore et c’était avec douleur que je pensais à sa mort. Je m’étais dit plusieurs fois que s’il m’aimait vraiment, il serait resté à mes côtés. À qui m’avait-il laissée en partant ? Je lui en voulais pour toutes les sou rances que j’avais subies et cet enfant le savait. J’ai versé une larme et j’ai soupiré. J’ai regardé l’enfant et je lui ai dit : «Je vais t’appeler Fouta Bobo, ce qui veut dire l’enfant du village. Tu es magique. Tu as lu dans mes douleurs et tu m’as dit le fardeau que je devrais déposer pour avancer. Dans un village, les âmes sages font ce que tu viens de faire, c’est-à-dire aider les vivants à se soulager de leurs peines et avancer. Merci, Fouta Bobo. Je vais te faire ton dessin.» C’est ce jour-là que cet enfant a transformé ma vie à tout jamais. — Comment cela ? Que veux-tu dire par là ? ai-je demandé, intriguée plus que jamais.
— Elle, c’était une lle, voulait que je lui dessine l’avenir sur un morceau de papier pour qu’elle puisse ramener son père parti trop tôt à son goût. Elle m’a dit : « Si je te parlais de mon père, peut-être que tu saurais comment dessiner l’avenir. » — Qu’avait-elle dit sur son père ? ai-je poursuivi a n de ne pas faire durer le suspense trop longtemps. — Elle m’avait dit : « Mon papa était un homme joyeux. Il gagnait sa vie en faisant rire les autres. Parfois, cela ne payait pas et il rentrait les mains vides. Du moins, si tu regardais avec les yeux, tu verrais que ses mains étaient vides, mais si seulement tu acceptais de regarder avec le cœur, tu aurais cru qu’on avait tout alors qu’on n’avait rien. C’était un père qui valait de l’or pour tout le rire qu’il donnait aux autres sans n’avoir aucune récompense. À un certain moment, le métier de papa ne rapportait toujours pas et il est parti tenter sa chance dans la capitale. Hélas, la veille de son départ, de terribles maux de tête l’ont emporté prématurément. Depuis, mon papa n’est plus là. Il n’a pas eu le temps de nous dire au revoir. Il est parti beaucoup trop tôt, emportant avec lui les rires de tout un village. Si seulement tu acceptais de me dessiner l’avenir, j’y rajouterais mon papa avec un travail plus rentable a n qu’il ait une meilleure place et qu’il soit toujours présent pour moi et pour tout le village. »
Maman a arrêté de parler et je l’ai entendue reni er. Elle pleurait à chaudes larmes. — Ne pleure pas, maman, s’il te plaît. Tu vas me faire pleurer aussi, ai-je murmuré. — Je ne pleure pas, ma chérie, je suis enrhumée, a-t-elle répondu en reni ant encore a n que je ne m’inquiète pas de son état. — Ne sois pas triste. Ce n’est qu’une histoire… N’est-ce pas ? — Ce n’est pas juste une histoire. C’est mon histoire, ma lle. Mon père, ton grand-père, est parti sans avoir eu le temps de nous faire rire une dernière fois, a-t-elle dit, le cœur serré par toutes les émotions ressenties. Il est parti avec nos rires. C’était lui qui nous
les suscitait. Quand tu étais petite, tu devais avoir deux ou trois ans, il te disait que tu étais sa chérie et toi tu te fâchais et tu répondais qu’il était vieux et nous riions tous. Toutes ces ambiances ont été enterrées avec lui et c’était devenu di cile de rire par la suite, même quand tu inventais des histoires d’oignons qui parlaient. Tu me le rappelles tellement. — J’adorais vraiment Baba. Il nous faisait tellement rire quand il se raclait la gorge et on courait dans la maison en pensant qu’il voulait s’amuser à nous faire peur, alors qu’il était vraiment malade. Je me rappelle des personnages qu’il formait avec nos pâtes à modeler et il leur donnait des noms.
L’évocation de mon grand-père nous a laissées songeuses un moment, maman et moi, jusqu’à ce que je bâille. Maman m’a dit au revoir et on s’est promis de se rappeler le lendemain. Ce soir-là, je me suis endormie en pensant à mon amie, l’enfant derrière mon miroir, en me demandant si c’était Fouta Bobo, l’enfant de l’histoire de maman qui revenait pour mon tour, comme un génie de la famille. Maman avait donc fait cette rencontre mystérieuse aussi. Et je ne lui avais même rien dit. Et mon enfant à moi, pourquoi ne revenaitelle plus ? Je me suis mise à prier et à lui parler pour la supplier de revenir. Et tandis que je glissais dans un sommeil profond, j’ai essayé de lui choisir un nom pour lui donner vie, comme maman avait fait.
DEUXIÈME PARTIE